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Propriété des Editeurs
Tout droit de traduction et reproduction réservés pour tous pays.
SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE BUSS1ÈRE.
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE
SON ŒUVRE ET SON TEMPS
A LA MEME LIBRAIRIE
OUVRAGES DE LA MÊME COLLECTION
Aventure d'un jeune montagnard, par G. cTArvor.
Un Marin-Missionnaire. Auguste Marceau, par G. Félix.
L'Abbé de l'Êpée, par Ariste Excoffon.
Les Célestes Parfums de Notre-Dame de Lourdes, par l'abbé Dakjjlrd.
Au pays de la Truelle (Cantal et Limousin), par Jean du Goucrsac.
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AuVillage, par Etienne Lbnclos.
La Vie au Désert. I. Le Chef des Hurons, par Léon Vulh.
— II. Les Chercheurs d'or,
— III. Le Père noir,
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— V. La Rivière des Alligators, —
— VI. Le fils du Canadien,
— VII. Les colons de l'île Mariette, —
— VIII. Une marche au Soleil, _
— IX. Guillaume le Boër,
— X. Les Frères de la Côte,
— XI. Les Derniers Flibustiers, —
— XII. Perdu dans le Chucuito, —
— XIII. Les Enfants de l'Hacendero —
Sixième Édition
. SIMONET
ÉDITEURS
28, Rue d'Assas, PARIS
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PRÉFACE
uel ne devait pas être, jusqu'au milieu du siècle
dernier, le chagrin, le désespoir des pauvres pa-
rents à la vue du petit être chéri dont la nature faisait
un muet en le privant du sens de l'ouïe!
Sourd et muet, vite on le cachait, on le reléguait dans
quelque coin; n'était-ce pas un être chargé de la malé-
diction divine? Que faire de ce pauvre petit? De quelle
façon arrivera son intelligence, à son cœur?
Comme un rayon de soleil surgissant au milieu de la nuit
noire, tel nous apparaît l'abbé de TEpêe, le sauveur, le ré-
dempteur de toute une classe de déshérités, de parias. Il ne
se contente pas d'être un éducateur de génie et un père pour
ses élèves ; dans cette fin de dix-huitième siècle, si fécond
en événements, il parvient à intéresser tous ses contempo-
rains, grands et petits, à l'oeuvre de régénération sociale
qu'il a entreprise : « Il s'agit, nous dit-il dans un de ses
« ouvrages anonymes, de faire tout ce que nous pouvons
« pour nous rendre utiles aux sourds et muets présents
« et à venir. »
II PRÉFACE
Sur le point de mourir, rassuré sur le sort de on école
adoptée par sa patrie, certain qu'elle lui survivrait, ; l pou-
vait envisager avec le calme que donne la conscience pure le
chemin parcouru. Des sourds-muets, de ces abandonnés, il
avait fait des hommes, il avait rendu à son pays une partie
de ses enfants.
N'était-il pas juste que la reconnaissance de ses concitoyens
s'attachât à son nom qui demeurera éternellement vénéré
et admiré, et ne méritait-il pas bien justement ce doux nom
de Père que les sourds-muets du monde entier lui ont décerné?
Le 23 février 1790, en présence d'une députation de
V Assemblée Nationale, du Maire et des représentants de la
Commune de Paris, l'abbé Fauchet, prédicateur ordinaire
du Roi, prononçait, en l'église Saint-Etienne du Mont y
l'oraison funèbre de Ch. -Michel de l'Epêe. Ce fut là son
premier historien. Je suis heweux de présenter le dernier
en date, sinon le plus complet et le plus documenté.
En écrivant son livre si attrayant, si anecdotique sur
l'abbé de l'Epée, M. Excoffon s'est inspiré aux sources les
plus sérieuses, les plus sûres; il a voulu instruire ses lecteurs
tout en les intéressant, les captiver, les retenir à lui, leur
faire connaître la vie tout entière de ce grand philanthrope,
et, conquis lui-même par le charme de cette existence toute
de charité et de dévouement, lui aussi y a mis tout son cœur.
Il a eu la bonne fortune de rencontrer un éditeur qui ne
tolérerait pas que je dise ici tout le bien que je pense de lui,
mais qui a voulu donner à ce livre un véritable cachet artis-
tique, en en confiant l'illustration à un dessinateur de talent
et en le documentant autant qu'il le pouvait , élevant ainsi
un monument de plus à la gloire de l'apôtre des sourds-muets.
Auteur et éditeur ont pensé à un modeste professeur pour
présenter ce livre au lecteur bienveillant. Si l'admiration
que ressent pour le premier éducateur français des sourds-
PREFACE ni
muets un de ses humbles successeurs n'est pas un titre suf-
fisant pour justifier ce choix, /ajouterai que moi aussi, il
y a longtemps déjà, f ai voulu apporter une petite pierre à
V édifice historique qui constitue le témoignage le plus écla-
tant de la reconnaissance de la postérité. Le mépris de V his-
toire, n'est-ce pas son mutisme pour tout ce qu'elle dédaigne,
honorant au contraire d'une façon particulière ceux aux
bonnes actions desquels elle s'intéresse d'une façon continue.
C'est en cela surtout que bonne est l'œuvre de M. Ariste
Excoffon.
Chers Confrères, Chers Lecteurs, Chers Enfants qui lirez
ce livre, faites-lui bon accueil, vous apprendrez à mieux con-
naître nos chers sourds-muets; cela vous amènera peut-être,
permettez-moi de l'espérer, a les aimer unpeu etàleurfaire t
comme l'abbé de l'Epée, beaucoup de bien.
Ad. Bélanger,
Professeur- Bibliothécaire à l'Institution Nationale
des Sourds-Muets de Paris,
Membre de la Société des Etudes Historique*.
23 Fccrier i89V.
CHAPITRE PREMIER
UN PRÉCURSEUR
e Paris d'autrefois avait une physionomie dont
nous nous faisons difficilement une idée aujour-
d'hui. Le vieux quartier Saint- Victor, notamment, a subi
des transformations qui le rendent méconnaissable.
La Porte Saint-Bernard, la Porte Saint-Victor et la Porte
Saint-Marcel, assez rapprochées les unes des autres, ont
8 l'abbé de l'épée
disparu depuis longtemps, aussi bien que les célèbres
couvents des Carmes et des Bernardins qui s'élevaient en
cet endroit. Au dix-huitième siècle, de grands change-
ments s'étaient produits déjà, mais la rue des Fossés-
Saint-Victor restait calme comme par le passé, et abritait
une population de bourgeois paisibles.
On était en 1760.
Dans l'une des maisons ayant façade sur cette rue. deux
jeunes filles se tenaient immobiles, assises devant une
table.
Elles portaient un habillement très simple : robe unie,
fichu croisé sur la poitrine, bonnet de mousseline, garni
d'un fin plissé.
De temps à autre, et comme pour tromper l'ennui qui
semblait planer sur elles, ces jeunes filles quittaient leur
place, s'approchaient de la fenêtre pour jeter un regard
inquiet dans la rue ; puis elles revenaient s'asseoir d'un
air découragé, ayant sur le visage cette" expression déçue
que donne une attente vaine.
Alors les deux sœurs, car leur ressemblance révélait à
première vue ce degré de parenté, échangeaient quelques
signes de la main ; mais aucune parole ne sortait de leurs
lèvres.
Le balancier, d'une vieille pendule, posée sur la
cheminée à tablette de bois marbré, continuait son
LABBÉ DE L'ÉPÉE
mouvement monotone, troublant seul, par son bruit régu-
lier, le silence de cette salle, évidemment destinée à
l'étude et au travail manuel, car des livres se voyaient
sur la table, mêlés à des objets de couture.
L'heure s'avançait, la personne si ardemment désirée
ne paraissait pas.
L'aspect de la salle devenait de plus en plus triste ; et
le regard très doux des deux sœurs se faisait plus mélan-
colique.
Il y avait même, dans leur silence obstiné, une éloquence
eupérieure à de banales plaintes, facilement exhalées.
Hélas ! les pauvres filles y étaient condamnées depuis
leur naissance à ce silence terrible. Sourdes-muettes, elles
se trouvaient, par le fait de cette cruelle infirmité,
rejetées hors du monde, condamnées à un douloureux
isolement.
Comment auraient-elles pris leur part de la vie jour-
nalière commune aux êtres qui les entouraient? Comment
auraient-elles pu se mouvoir dans une société dont elles
n'entendaient pas le langage et qui les expulsait bru-
talement de son sein?
Car, telle était alors, à peu près dans le monde entier,
la situation des sourds-muets de naissance. Et pourtant,
depuis le seizième siècle, bien des efforts avaient été
tentés en leur faveur, surtout en Espagne, car c'est à ce
10 l'abbé de l'épée
pays que revient l'honneur des premières tentatives dans
ce genre d'éducation. Pierre de Ponce, bénédictin d'Oâa,
leur apprit à écrire. Réunissant plusieurs fois par semaine,
en l'une des salles de son cloître, un certain nombre
de sourds-muets, il leur montrait du doigt les objets
placés à portée de leur vue, écrivait le nom des objets,
le leur faisait copier, puis les exerçait à répéter, par
l'organe vocal, les mots qu'il venait d'écrire. Cette
méthode et la patience évangélique avec laquelle il
l'appliquait, lui acquirent bientôt une grande réputation
comme instituteur de sourds-muets.
Un gouverneur d'Aragon loi confia ses trois enfants
affligés de cette infirmité cruelle ; et don Pedro de Velasco,
contemporain de Pierre de Ponce, s'écriait dans un élan
d'aolmiration bien compréhensible : « Maintenant, les
sourds-muets parlent, écrivent et raisonnent; c'est vrai-
ment une rare merveille.! »
En reconnaissance de si grands services, et pour faire
vivre au delà de la tombe le nom du généreux moine,
pour léguer son souvenir en exemple à ceux qui voudraient
l'imiter, on inscrivit au registre des décès des Bénédictins
de San-Sahrador de Onâ l'épitaphe suivante :
« L'an 1584, au mois d'août, s'endormit dans le
« Seigneur le Frère Pierre de Ponce, bienfaiteur de cette
« maison qui, distingué par d'éminentes vertus, excella
l'abbé de l'épëe If
« principalement et obtint dans tout l'univers une juste
« célébrité, en enseignant aux sourds-muets à parler. »
Malheureusement, la France n'avait pas suivi avec
l'ardeur qu'elle met d'ordinaire au service des nobles
causes, l'exemple donné par l'Espagne.
Non qu'on y restât indifférent à l'infortune des sourds-
muets, les cœurs français ont toujours fait preuve de eha-
riié, mais la foi en la possibilité de leur rénovation morale
était chancelante. Elle se heurtait aux théories négatives
énoncées par des hommes incompétents en cette matière et
convaincus, sans doute, de l'inutilité des efforts tentés en
faveur de ces malheureux; et l'initiative individuelle
n'obtenait que de très faibles résultats. Pourtant, il se
trouvait aussi à cette époque, des hommes d'élite qu'un
pieux zèle entraînait et qui, malgré les dénégations de leurs
contemporains, se dévouaient à cette charitable entreprise.
Parmi eux on cite, dans la seconde moitié du dix-hui-
tième siècle, le Père Vanin, prêtre de la Doctrine Chrétienne
de Saint-Julien-des-Ménétriers.
Ce vénérable ecclésiastique enseignait aux sourds-
muets par la vue, cherchant à faire pénétrer, au moyen
d'estampes, quelques idées simples, surtout des notions
religieuses, dans l'esprit de ses jeunes élèves.
La méthode était lente, incomplète. Elle réclamait de
l'instituteur une patience à toute épreuve.
12 l'abbé de l'épée
Pourtant, grâce à cette vertu qu'il possédait au plus haut
point, grâce à son zèle apostolique, le digne prêtre de la
Doctrine Chrétienne avait réussi à instruire un certain
nombre de sourds-muets, et les deux jeunes filles qui
regardaient avec tant d'anxiété à travers les vitres de leur
salle d'étude de la rue des Fossés-Saint- Victor, comptaient
parmi ses élèves.
Depuis- quelques mois déjà, le Père Vanin préparait ces
pauvres sourdes-muettes à leur Première Communion.
A force d'ingéniosité et de dévouement, il avait
commencé à éclairer les ténèbres de leur intelligence,
éveillé en elles le sentiment d'une vie supérieure, fait
germer dans leur cœur des aspirations morales et reli-
gieuses qui les arrachaient à cette vie animale que les
pauvres enfants avaient menée avant de le connaître. Et
voilà pourquoi, en ce jour de l'année 1760, après être
allées, bien des fois et vainement, de leur table chargée
d'estampes à la fenêtre d'où elles espéraient toujours
apecrevoir leur maître, elles avaient encore une fois repris
leur- place en une attitude morne et découragée.
Celte journée leur semblait d'une longueur mortelle....
Les heures s'écoulèrent ainsi. La nuit vint.
Le prêtre de Saint-Julien-des-Ménétriers n'avait pas paru.
Hélas! la maladie, en dépit de son zèle infatigable, le
retenait étendu sur sa couche.
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE 13
L'épreuve de la vie touchait pour lui à son terme ; sa
dernière heure était proche.
Quelques jours plus tard, Dieu, jugeant que l'humble
prêtre avait accompli sa tâche sur la terre, le rappelait
à lui, et les deux petites sourdes-muettes de la rue
des Fossés-Saint-Victor, privées, au début d'une éducation
lente et difficile, du maître qui l'avait entreprise, retom-
baient brusquement dans la nuit profonde que leur cha-
ritable instituteur avait espéré dissiper par le réveil de
leur intelligence et les clartés inappréciables de l'ensei-
gnement religieux qu'il leur donnait,
BSiSBSIBSSE
ai;
CHAPITRE II
UNE MISSION RÉVÉLÉE
a mort du Père Vanin fut donc, pour ses deux
jeunes élèves, une perte qui leur semblait irrépa-
rable.
Leur initiation aux sublimes vérités du Christianisme
étant brusquement interrompue, il leur fallait renoncer à
la sainte et douce joie de faire leur Première Communion.
Ignorantes, incapables, à cause de leur surdité, de recevoir
l'instruction commune aux fidèles, cette infirmité se dres-
sait de nouveau devant elles comme un obstacle infran-
chissable ; et, une fois encore, la société qu'elles n'avaient
16 l'abbé de l'épée
qu'entrevue les repoussait durement de son sein ; tout
espoir en l'avenir s'évanouissait.
La douleur que leur causait cet ostracisme était
immense ; elle touchait de bien près au désespoir.
Pourtant il existait, de par le monde, d'autres institu-
teurs que le Père Vanin, et leurs diverses méthodes avaient
produit des résultats appréciables. Oui, certes, mais leurs
leçons n'étaient pas gratuites ! Ces maîtres avaient eu le
besoin ou la volonté d'en être rémunérés largement ; or, les
jeunes filles de la rue Saint-Victor ne possédaient aucune
fortune. Déplus, ces instituteurs enseignaient à l'étranger ;
les voyages étaient alors longs et coûteux, comment
auraient-elles pu, les pauvres petites, faire appel à leur
science ? Non, le sort des élèves du Père Vanin semblait
irrévocablement fixé.
Leur mère, elle aussi, s'abîmait dans un chagrin profond ;
et cependant l'espoir était encore permis à cette famille
désolée, la Providence veillait sur elle, lui gardant un libé-
rateur. Quelques mois s'étaient à peine écoulés depuis que
le saint prêtre de la Doctrine Chrétienne avait rendu son
âme à Dieu, lorsqu'un événement, en apparence de peu
d'importance, mais en réalité providentiel, vint rendre le
courage à ces intéressantes sourdes-muettes.
C'était par l'une de ces claires et chaudes après-midi qui
font le charme de la belle saison. Les petites sourdes-
A ce momen'i un homme d'une quarantaine d'années traversait en courant
la chaussée. (Page 20.)
l'A CÉ DE l'ÉPÉE
l'abbé de l'épée 19
muettes étaient assises, à côté l'une de l'autre, dans cette
salle d'étude où elles avaient, en un temps plus Jaeureux,
passé les seules douces heures de leur triste vie. Elles tra-
vaillaient près de la fenêtre à un objet de couture. Par
moments, on eût pu les voir relever la tête et jeter un regard
attendri vers des estampes posées sur la table. C'étaient
celles que le Père Yanin leur avait données. Elles les
conservaient comme de pieuses reliques, témoins d'un
passé bien cher. Mais leurs pensées étaient fugitives, sans
liaisons entre elles* la contention d'esprit leur aurait
demandé trop d'efforts. Aussi bientôt, leur regard perdait-il
la lueur d'intelligence passagère qui l'avait éclairé, et
elles recommençaient à tirer l'aiguille d'un geste machi-
nal, sous l'empire d'une demi-inconscience, ne comprenant
pas assez pour penser réellement, mais gardant, à un
certain degré, la faculté si douloureuse pour elles de se
souvenir un peu.
A mesure que la journée s'avançait, la chaleur devenait
plus forte; l'atmosphère se chargeait d'électricité; des
nuages se formaient rapidement sur le ciel bleu.
Soudain, les jeunes filles tressaillirent, brusquement
secouées par une influence magnétique.
Un lointain gromtement de tonnerre se produisit; les
deux enfants ne l'entendirent pas.
Bientôt les nuages, d'abord légers, s'épaissirent,
20
L ABBE DE L EPEE
s'amoncelèrent, prenant des teintes sombres, affectant des
formes bizarres, esquissant, sur le ciel, des figures fantas-
tiques, inachevées et changeantes. Les vieilles maisons
du quartier Saint- Victor semblèrent plus noires sous leurs
reflets plombés. La foudre grondait avec une nouvelle
violence, l'orage se rapprochait, des éclaire aveuglants
déchirèrent la nue; puis, tout à coup, une pluie torren-
tielle s'abattit dans la rue qu'elle transforma en un ruisseau
impétueux.
Les jeunes filles quittèrent leurs chaises d'un mouvement
simultané et se penchèrent vers la fenêtre pour regarder,
derrière les carreaux, l'eau qui se déversait folle et débor-
dante des gouttières de chaque maison.
A ce moment, un homme d'une quarantaine d'années
traversait en courant la chaussée. Il cherchait du regard
un abri. Du reste, la précaution était sage, car rester dehors
par ce temps horrible aurait pu devenir très dangereux.
Ses vêtements ruisselaient sous l'impitoyable averse.
Il portait l'habit ecclésiastique en usage à cette époque ;
soutanelle de drap noir, culotte et bas de même couleur,
souliers à boucles-et tricorne.
Par malheur pour ce passant surpris par l'orage, la
plupart des maisons étaient closes. Il en semblait fort marri
et ne savait à quoi se résoudre, lorsque ses yeux s'àrrê-
LABBÉ DE l'ÉPËE 21
tèrent sur la porte entrebâillée du couloir qui donnait accès
dans la demeure des petites sourdes-muettes.
L'ecclésiastique, sans hésiter en un cas aussi pressant,
poussa la porte qui s'offrait à lui, pénétra vivement dans
le couloir et, y trouvant une seconde porte fermée, frappa
pour demander l'hospitalité. Pas une voix ne se fit en-
tendre ; néanmoins, le prêtre, eroyant qu'on lui avait ré-
pondu affirmativement, franchit le seuil de la salle, et dit
du ton d'un homme bien élevé :
— Pardonnez-moi, Mesdemoiselles, celle visite quelque
peu indiscrète. Je ne suis pour vous qu'un passant, un
inconnu ; mais l'orage m'a surpris dans votre rue, et sa
violence est telle que j'ai recours à votre bienveillance
pour me permettre de m'abriter ici quelques instants.
L'ecclésiastique se tut alors, regardant les deux petites
d'un air interrogateur, comptant sur quelques paroles
accueillantes et respectueuses.
A sa grande surprise, celles-ci restèrent silencieuses,
l'examinant avec une expression craintive et sans lui
offrir un siège, ainsi que la plus stricte politesse le com-
mandait.
— Je vois que j'ai commis une véritable indiscrétion,
reprit d'un ton légèrement blessé de ce silence le prêtre
qui, déjà, sedisposait à s'éloigner; peut-êtFe, ailleurs, m'ao
cordera-t-on l'hospitalité que j'ai eu tort de demander ici.
22 l'abbé de l'épèe
D'un geste de prière, l'une des jeunes filles l'arrêta
pendant que l'autre, revenue de sa première surprise
regardait l'inconnu avec une curiosité croissante.
— Ceci est étrange ! pensa l'abbé en prenant une chais*
qu'on se décidait enfin à lui offrir, pourquoi ces jeunes
filles gardent-elles un silence aussi obstiné ? Evidemment,
il y avait là quelque chose d'anormal, une énigme à
déchiffrer. Le prêtre se sentait subitement intéressé ei
désireux d'en pénétrer le secret. Il allait donc encore
hasarder «ne question lorsque, par une porte intérieure,
survint la mère des pauvres petites.
Elle était vêtue de noir de la tête aux pieds. Son
visage, sâtonné de rides prématurées, révélait une afflic-
tion profonde.
À sa vue, l'inconnu se leva et, s'inclinant devant elle,
renouvela ses excuses.
— Ah ! Monsieur l'abbé, exclama la pauvre dame, ne
soyez pas offensé du silence de mes chères filles, elles ne
peuvent ni vous entendre ni vous parler. Dieu m'a envoyé
de terribles épreuves-, j'ai perdu mon mari dans un âge
peu avancé, et mes deux enfants sont sourdes-muettes de
naissance !
En donnant ces explications, la malheureuse mère n'avait
pu retenir ses larmes, son visage en était inondé; et sa
douleur, simplement exprimée, paraissait si forte, si vraie
l'abbé de l'épée 23
que le prêtre se sentit envahi par une immense pitié.
Son &me charitable, toujours ouverte aux sentiments
généreux, appréciait le poids de ce malheur qui tombait
si rudement sur trois êtres à la fois. Pour la mère, les
consolations banales cassent 'été une offense; elle portait
au cœur une plaie saignante qui! était bien difficile de
fermer ; quant à ses filles, elles dormaient la vie en un
long sommeil moral qui, les ayant prises au berceau pour
les conduire jusqu'à la tombe, en faisait des êtres a
part, des parias de l'intelligence et de la société. Songeant
à tout cela, le prêtre restait silencieux, il cherchait avide-
ment un remède à cette grande infortune et n'en trouvait
pas.
— Madame, murmura-t-il enfin, la miséricorde de
Dieu est sans bornes.
— Que sa volonté soit faite, repartit la triste veuve. La
résignation est le refuge des malheureux; j'essaye de me
résigner, mais ma souffrance, déjà si cruelle, s'est aug-
mentée d'une nouvelle calamité qui nous a frappées il y a
quelques mois.
— Qu'est-ce donc, Madame % interrogea vivement l'abbé
qui, mû par un grand élan de compassion, ne craignait
plus de se montrer indiscret.
— Mes fiïïes, Monsieur, avaient un instituteur dévoue
qui, au moyen des estampes que vous voyez là sur la table,
24 l'abbé de l'épée
les préparait àleur Première Communion et les instruisait .
Hélàs! il est mort avant d'avoir pu les conduire à la
sainte Table; et, privées des leçons du vénérable Père
Vanin, mes pauvres enfants sont retombées dans la nuit de
l'ignorance; leur éducation' restera toujours inachevée L
Elles vivront comme des brutes, de la vie animale, et, moi,,
je ne m'en consolerai jamais ! ! !
A cette perspective désespérante, les pleurs de la pauvre
mère redoublèrent. Ses filles, lisant sa douleur dans ses
yeux, s'approchèrent d'elle pour la consoler. Redevenu
silencieux, le prêtre s'absorbait dans une méditation
profonde.
— Madame, dit-il en relevant la tête et parlant du ton
grave d'un homme qui prend avec lui-même un engage-
ment sacré, je vous le répète, la miséricorde de Dieu est
infinie, il aura pitié de vous, de vos chères enfants ; un
autre instituteur reprendra l'œuvre commencée par le
Père Vanin ; et, plus heureux, j'espère, pourra conduire
ces deux jeunes néophytes jusqu'à la Table sainte.
— Mon Dieu ! se pourrait-il, exclama la veuve,
partagée entre la crainte de s'abandonner à une illusion
vaine et l'espérance de voir ses filles reprendre le cours
de leurs leçons; mais, dites-moi, Monsieur l'abbé, ce bien-
faisant instituteur, envoyé uar la Providence, où habite-
Je vois que j'ai commis eun véritable indiscrétion. (Page 21 .)
l'abbé de l'épëe 27
t-il? Quel est son nom? Je vous en supplie, nommez-le-
moi bien vite? que je coure vers lui....
— Ce sera moi, répondit simplement le prêtre.
— Vous, Monsieur l'abbé, est-ce possible ?
— Oui, Madame, s'il plaît à Dieu de bénir mes efforts
et de soutenir ma volonté.
La mère contempla l'envoyé de Dieu en une admiration
muette, les mains jointes. Il est des silences plus éloquents
que les plus vibrantes paroles; ce que te cœur ressent
profondément, les lèvres ont grand'peine à l'exprimer.
CHAPITRE III
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE
[e prêtre qui venait de s'offrir spontanément, et
sous l'impulsion d'une inspiration divine, à
continuer l'éducation des petites sourdes-muettes de la
rue des Fossés-Saint- Victor, se nommait Charles-Michel
del'Epée. Il était né à Versailles, le 24 novembre 1712,
et avait fait de brillantes études au collège des Quatre-
Nations, l'un des plus en vogue à celte époque.
D'une grande indépendance de caractère, Michel de
l'Epée avait montré de bonne heure une vocation diffé-
rente de celle que sa famille attendait de lui.
30 l'abbé de l'épèe
Son père, architecte du roi> en voulait faire un savant;
mais l'état ecclésiastique attirait si fortement le jeune
homme qu'il se consacra avec une ferveur toute particulière
a l'étude de la théologie.
Cependant, au moment de recevoir la tonsure, il refusa
de signer le formulaire du pape Alexandre VII, ne voulant
pas s'engager par serment, disait-il, alors qu'il n'avait
pas suffisamment étudié la matière.
A cette époque, il travailla la législation, subit les
examens de droit et fut reçu au Parlement de Paris.
Mais, si ces graves études occupaient, son esprit, s'il y
trouvait l'aliment nécessaire à ses facultés intellectuelles,
elles ne pouvaient satisfaire aux besoins de son cœui
avide de dévouement et de sacrifice.
Ce qu'il lui fallait, c'était un apostolat ; une vie d'oubli
incessant de ce « moi » qui est le bien suprême des égoïstes.
Il ressentait le besoin impérieux de vivre pour les autres,
par les autres ; de se consacrer à quelque grande œuvre
philanthropique et chrétienne, et c'est pourquoi, malgré
ses. hésitations et ses retards, la vocation ecclésiastique
demeurait en lui et se réveillait plus vive, plus ardente à
mesure que le temps s'écoulait.
Instruit des sentiments de M. de l'Epée, Mgr Bossuet,
évêque de Troyes et neveu du grand Bossuet, l'admit
d'abord aux ordres mineurs, lui conféra la prêtrise en
l'abbé de l'épée 31
1738, et lui accorda un. eanonical dans son diocèse.
Quelques années plus tard, l'abbé de l'Epée yint à
Parus.
Ce fut pour lui un temps d'erreurs. et d'épreuves. Séduit
par la doctrine de Port-Royal, il entretint des relations
intimes avec Soanen ; et Mgr de Beaumont, alors arche-
vêque de Paris, le censura.
Cette censure, qui le rejetait momentanément du sein
de l'Eglise, et l'éloignait du saint Ministère, causa une
violente douleur à l'abbé de l'Epée.
Arrêté brusquement dans la voie où il avait marché
d'un pas ferme depuis son ordination ; en proie à des
doutes, à des hésitations qui torturaient son esprit et son
cœur, Michel de l'Epée se voyait dans la situation d'un
homme qui marche au hasard, les yeux fermés, tâtonnant
sans savoir où porter ses pas. Et que de stériles loisirs !
Que d'heures passées sans faire le bien ! Que de jours
perdus dans une inaction désespérante!
Les joies du* sacrifice, les inéluctables jouissances du
dévouement lui semblaient donc à jamais refusées, et le
temps s'écoulait sans apporter d'adoucissement à la souf-
france morale du bon abbé, lorsque, tout à coup, le
nuage qui lui cachait l'avenir se déchira, la Providence
lui montra la route à suivre, et, dans l'humble maison de
la rue des FosséVSai«t-Victor, sa mission lui fat révélée.
«Î2 l'abbé de l'épëe
De ce jour, commença son apostolat sublime.
Mais, quel que fût l'entraînement de son zèle et
l'enthousiasme avec lequel il suivait sa nouvelle vocation,
l'abbé de l'Epée ne se dissimulait aucune des difficultés
qui allaient se dresser devant lui dès les premiers pas.
Absolument étranger aux diverses méthodes employées
jusqu'alors; ignorant ce qui s'était dit ou fait dans cette
science d'enseigner à lire, à écrire et à parler aux sourds-
muets, il fallait que, tout d'abord, il commençât sa propre
éducation, qu'il s'initiât lui-même aux procédés divers
trouvés par ses devanciers.
Ces graves préoccupations le désintéressèrent bientôt
des doctrines jansénistes. Pourquoi s'attarder, contraire-
ment aux décisions de l'Eglise, à chercher ce qu'il pouvait
y avoir de vrai dans la doctrine de saint Augustin, inter-
prétée « faussement » par Baïus et commentée dans
soixante-dix-neuf propositions condamnées, successive-
ment, par Pie V et par Grégoire XIII.
Saint Augustin, quoi qu'en disent les Jansénistes, n'avait
jamais professé une doctrine fataliste, anéantissant le
libre arbitre, retirant à l'homme le mérite de ses efforts et
les bénéfices de la lutte qu'il soutient en cette vie contre
lui-même pour le iriomphe du bien, de la vertu.
Si peu consolante qu'elle fût pour la plupart des
deaptes, puisqu'elle n'admettait qu'un nombre infiniment
l'abbé de l'épée 33
restreint d'élus (les Saints), cette fausse doctrine avait
pénétré de Louvain en France, et séduit des hommes de
valeur. Jean Duvergier, abbé de Saint-Cyran, la professait à
Port-Royal, pendant que Cornélius Jansénius, évêque
d'Ypres, la développait en Flandre, en publiant son livre
i'Augustinus.
Cinq des propositions contenues dans ce livre furent
condamnées par Innocent X ; et le pape Alexandre VII,
interprétant et confirmant la constitution donnée par
Innocent X, composa un formulaire qui fut accepté avec
respect et soumission par les évêques.
C'était, comme on l'a vu, le refus de signer ce formu-
laire qui avait retardé l'entrée de l'abbé de l'Epée dans
les Ordres.
Malheureusement, ces doctrines, qui alarmaient les
consciences et égaraient certains esprits, donnèrent lieu, au
dix-huitième siècle, à de nouvelles querelles, ranimées par
un ouvrage du Père Quesnel, prêtre de l'Oratoire.
Ce fut l'époque des prétendus miracles du diacre Pans
et des folies des malheureux qui se croyant appelés
au martyre, se crucifiaient plusieurs fois par an ou même
par mois, selon la ferveur de leur zèle insensé (1).
(1) La servante de Racine fils s'était fait de si atroces plaies, dans un
crucifiement volontaire, qu'elle resta trois mois au lit sans pouvoir
servir son maître, qui se plaignait de cette folle dévotion.
L ABBE DE L EPKB
34 l'abbé de l'épée
Cette conception aveugle et hétérodoxe de la grâce ne
pouvait pas troubler longtemps une intelligence aussi
uverte que celle de l'abbé de l'Epée. C'était, non pas le
doute, la désespérance du salut, mais au contraire une
espérance vive, forte, ardente, qui allait le conduire;
c'était cette confiance, qui, servie par une volonté ferme,
mène droit au but. Et quand il venait dire aux sourds-
muets, condamnés à l'ignorance depuis tant de siècles :
« La lumière enfin va briller pour vous,» comment aurait-il
douté de la bonté de Dieu qui l'avait conduit par la main
et l'avait arraché à une vie inutile, à des loisirs dangereux.
L'abbé de l'Epée rompit donc hardiment avec son jansé-
nisme et voulut être un apôtre dans toute la grandeur du
ierme. Il fit sa soumission et rentra dans le sein de l'Eglise.
Enfermé dans sa maison de la rue des Moulins, il travailla
sans relâche à s'instruire de tout ce qu'il devait connaître
avant de l'enseigner aux autres Sans parti pris, il exa-
mina, les uns après les autres, les documents trop rares,
hélas ! qui traitaient de l'éducation des sourds-muets, car
tes instituteurs n'avaient, en général, songé qu'à res-
treindre le nombre de leurs élèves ; instruisant les enfants
des riches et redoutant la divulgation de leur méthode.
Bien différents étaient les projets de l'abbé de l'Epée.
Il venait pour tous, pour les pauvres, surtout.
Dès l'abord, il fut frappé du préjudice que l'isolement
L ABBÉ DE L ÉPÉE
35
causait aux sourds-muets. Il le regarda même comme le
plus grand obstacle à leur avancement moral.
Cet ostracisme intellectuel
dans lequel on les faisait vivre,
leur causait une cruelle souf-
france. Ils n'en avaient pas,
certes, la conscience exacte,
mais elle augmentait leur inca-
pacité et les conduisait fatale-,
ment à l'abrutissement.
Donc, la première chose à
faire c'était d'en réunir un petit
nombre et d'essayer de les
mettre en communication les
uns avec les autres, au moyen
de signes conventionnels.
Telles furent, dès le début de
son apostolat, les observations
de l'abbé de l'Epée, et c'est
pourquoi il fit une part, dans
ses leçons, à l'alphabet ma-
Maison de l'abbé de l'É nuel.
Plusieurs autres considérations sérieuses avaient pesé sur
l'esprit du vénérable instituteur.
Question de nombre, d'abord ; car, par le mouvement
36 l'abbé de l'ëpée
des lèvres, on ne pouvait enseigner qu'à très peu d'élèves
à la fois ; question d'économie, puisque, avec le système
labial, il eût fallu s'adjoindre beaucoup de suppléants dont
les appointements auraient représenté une trop forte
dépense pour la modique fortune de l'abbé del'Epée. Ses
revenus s'élevaient, selon les uns, à 7.000 livres; selon
les autres, à 12.000, bien petite somme, hélas! pour une
si vaste entreprise, car l'abbé de TEpée était formellement
décidé à n'accepter aucune rémunération de ses élèves. Il
voulait travailler pour Dieu, pour l'humanité souffrante,
pour les pauvres.
Il adopta donc, résolument, la méthode la moins
coûteuse.
T I I I I I I I I II i i i l l l l l l l l l l l l ~Ti I I I (I I l I l l I iTTTl
CHAPITRE IV
COMMENCEMENTS DIFFICILES
\a première école gratuite de sourds-muets, à Paris,
s'ouvrit à la « Butte-aux-Moulins », dite aussi
TlButte-Saint-Roch » , près de l'église de ce nom.
L'une de ces dénominations lui venait des nombreux
moulins qu'on y avait construits et qui s'y voyaient encore
au dix-huitième siècle.
Les muletiers qui apportaient des provisions dans Paris
entraient par ce côté dans la ville. La côte était rude alors.
Avant de commencer à la gravir, bêtes et gens avaient
coutume de s'arrêter quelques minutes pour prendre
haleine.
La maison qu'y possédait l'abbé de FEpée était sise
rue des Moulins et portait le numéro 14.
38 l'abbë de l'épëe
Haute de quatre étages, elle avait en façade trois
fenêtres alignées.
Au rez-de-chaussée, s'ouvrait une porte charretière,
flanquée d'un perron à droite et à gauche.
Cette demeure avait été bâtie par le père de l'abbé,
M. de l'Epée, membre de l'Académie d'architecture.
Au premier étage, habitait son autre fils, frère de l'abbé
qui, lui, occupait le second.
11 y avait deux corps de logis, séparés par une cour
intérieure.
Le bâtiment du fond était vaste. L'abbé de l'Epée
put y faire établir, à l'usage de ses élèves, une chapelle
à laquelle on accédait par un perron à double rampe.
En 1 771 , trente élèves étaient réunis dans cette maison ;
en 1778, on en comptait soixante.
Les jours d'exercices publics, une foule de spectateurs
se pressaient dans la salle où ils avaient lieu ; mais comme
cette salle ne pouvait contenir tous ceux qu'attirait la
grande réputation de l'abbé de l'Epée, et comme on en
faisait deux dans la même journée, une note ainsi conçue
avait été mise en tête du programme de l'exercice public
du 2 juillet 1772:
« La salle de l'exercice ne pouvant contenir, commo-
« dément, que cent personnes, on supplie ceux qui l'ho-
- noreraient de leur présence de vouloir bien n'y pas
« rester plus de deux heures. »
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE 89
De cette façon, le public était renouvelé; ce qui permet-
tait de donner satisfaction à un plus grand nombre de per
sonnes. L'abbé de l'Epée instruisit donc, en ce lieu, ses
premiers élèves, d'abord au nombre de cinq ou six.
Une pièce spacieuse avait été convertie en classe. Les
écoliers y venaient le mardi et le vendredi de chaque
semaine.
Ils arrivaient à sept heures du matin, et s'en allaient à
midi et demi. Assis et alignés sur des bancs, comme le
i
sont d'ordinaire les écoliers dans les classes, ils faisaient
face au maître dont les doigts s'agitaient pour figurer les
signes de l'alphabet dont il fut l'inventeur. Puis il remuait
les lèvres pour articuler des syllabes, employant, tour à
tour, les signes, l'écriture et la parole, se faisant une
méthode éclectique sans parti pris, et diversifiant les
moyens pour atteindre plus sûrement son but.
Immobiles, attentifs, ne perdant pas un mouvement du
bon abbé, épiant le jeu de sa physionomie, attachant leurs
regards au sien, cherchant, au prix d'un effort suprême, à
percer les ténèbres qui, depuis leur naissance, envelop-
paient leurs pauvres esprits, les jeunes sourds-muets
secondaient de leur mieux le maître, et semblaient
enchaînés à ses lèvres par une puissance magnétique. Et
lui, l'abbé de l'Epée, quelle attention il prêtait pour saisir
en eux les premières manifestations des facultés intellec-
40
L ABBE DE L ÉPÉE
tuelles ! pour se donner raison contre ceux qui cherchaient
à le décourager, pour fortifier son espérance dans la réus-
site de l'œuvre entreprise, pour se raidir contre les obsta-
cles et en triompher victorieusement :
« Bien des hommes supérieui s ont déclaré nuls les essa "4
tentés en faveur de ces malheuieux, pensait l'apôtie
hélas! si souvent méconnu, mais qu'importe! Avec le
temps, les idées se modifient, les progrès s'accentuent,
et le scepticisme est forcé de se rendre. Que de choses
déclarées jadis impossibles se sont accomplies! Le doute
mène au néant ; la foi fait des mitacles!
« Certes, à l'heure présente, mes chers élèves ne sem-
blent guère mieux organisés que des automates, car on
n'a pas encore parlé à leur âme. Mais cette âme
demeure en eux, elle est impérissable, c'est le précieux
trésor qu'il faut découvrir. Enfermée en un cachot qui
n'a ni portes ni fenêtres, elle attend sa délivrance, et
dès que je l'aurai soustraite à la puissance de la matière,
elle apparaîtra belle et pure, car Dieu l'a faite à son
« image. »
Et, confiant dans l'avenir, l'abbé de l'Epée continuait son
apostolat avec une infatigable ardeur.
Promptement, le nombre des écoliers s'accrut.
Les classes devenaient insuffisantes. Et puis, cet ensei-
gnement ne s'adressait encore qu'aux garçons. Or, l'abbé
l'abcé de l'épise 41
do l'Epée voulait étendre ses bienfaits à tous, sans dis-
tinction de sexe, d'âge, de pays, de rang. Bientôt il
comprit qu'il ne pourrait suffire à un si grand travail et se
décida à former des maîtres et des maîtresses qui pussent
suivre sa méthode et le seconder utilement.
Grâce à ses soins, plusieurs écoles de sourdes-muettes
s'ouvrirent. Elles furent dirigées par des femmes d'un grand
dévouement : les demoiselles Trumeau, Lefébure et Cornu.
M lle Marie-Anne-Catherine Trumeau tenait école rue
Saint-Honoré.
Chacune de ces dames faisait preuve d'un grand zèle.
Mais, pour l'abbé, que d'essais ! que de tâtonnements ! que
de persévérance!
Quel amour de l'humanité ! Combien l'âme du prêtre
catholique, du chrétien apparaît'dans tout le cours de cet
enseignement qui durera, jusqu'à la dernière heure de la
vie de cet homme sublime.
Il travaille, il étudie sans cesse.
Un regret le hante, et il l'exprimera plus d'une fois avec
l'accent d'une conviction douloureuse :
« Ah ! pourquoi Péreire fait-il un secret de ses travaux
« et des procédés qu'il emploie? j'en aurais tiré grand
« parti dans l'intérêt de mes pauvres sourds-muets ! »
Et plus tard, rappelant ses commencements si difficiles,
il fera cet aveu avec sa sincérité habituelle :
42
L ABBE DE L EPÉE
« Voguant à l'aventure, sans rames et sans voiles, nous
« avançons très peu en faisant beaucoup de chemin. »
Enfin il écrira : « Si je rencontrais un homme qui vou-
« lût se faire, comme moi, instituteur de sourds-muets,
« il avancerait plus en six mois que nous n'avons fait
« dans nos cinq ou six premières années. »
En attendant, il compose des ouvrages, et si, par modes-
tie, il ne les signe pas, il souhaite ardemment qu'on les
connaisse, qu'on les lise, et il n'épargne rien pour les
divulguer.
Aussi le nombre de ses élèves augmente-t-il toujours.
Dans sa modeste maison de la rue des Moulins, il en reçoit
trente, soixante, jusqu'à quatre-vingts, et bientôt ce chiffre
va être dépassé.
« Il leur enseigne le matin et l'après-midi, depuis trois
heures de relevée jusqu'à sept heures. »
Lorsqu'un sourd-muet venait pour la première fois à
son école, l'abbé lui apprenait tout d'abord la dactyo-
logie, sorte d'écriture en l'air.
Ce travail demandait une heure.
Ensuite, on le faisait écrire ou griffonner, et successive-
reconnaître, sur des cartes, quelques noms des par-
ties du corps qu'on désignait en même temps; puis il
composait, lui-même, ces mots avec des lettres mobiles,
l'abbé de l'épée 43
il en apprenait ainsi une vingtaine ; enfin, il conjuguait au
présent le verbe « partir ».
Et les leçons se poursuivaient en initiant, peu à peu,
Télève à la connaissance de la grammaire.
L'abbé éveillait ensuite « les idées » ; il s'adressait à
l'âme de ces pauvres enfants, leur apprenait le caté-
chisme, l'histoire sainte; il en faisait des êtres pensants, des
chrétiens.
Mais toujours le nombre infini des sourds-muets, errant
sans culture intellectuelle et morale à travers le monde,
le préoccupait ; leur sort affligeait son cœur si charitable :
« Je n'ignore pas, disait-il, qu'il peut y avoir, dans le
« royaume, environ trois mille de ces automates. Je présume
« qu'il en est de même dans les autres pays. Ne serait-ce
« pas un grand bien de venir au secours d'une portion si
« considérable de l'humanité? »
Et, le plus souvent possible, il produit ses élèves
en public, non pour une vaine satisfaction d'amour-
propre, indigne de son grand cœur, mais pour prou-
ver la vérité de ce qu'il avance, pour combattre
le préjugé universel qui ne voit, dans le sourd-muet]
qu'une brute réfractaire à la vie morale, pour combattre
l'influence des philosophes qui, loin de lui venir en aide,
au nom des droits de « la nature et de l'humanité, » qu'ils
proclament si haut dans leurs ouvrages, lui sont généra-
lement contraires. Tant d'efforts auraient mérité d'être
44
encouragés: cependant, les différentes écoles publiques et
gratuites de sourds-muets et de sourdes-muettes, ouvertes
à Paris, ne recevaient aucune subvention de l'Etat.
C'était l'abbé de l'Epée qui, seul, les soutenait de ses
deniers. Aussi, souvent, les dépenses excédaient-elles les
ressources du vénérable prêtre. Son frère lui venait en
aide. Mais le labeur auquel se livrait l'abbé devint
encore plus rude lorsqu'il résolut de faire pénétrer au
loin les bienfaits de sa méthode, et d'entrer en commu-
nication avec les hommes de bonne volonté de toutes
les contrées de l'Europe. Pour servir sa cause, il
apprit alors quatre langues. Aucun travail ne lui coûtait ;
les difficultés redoublaient son zèle. Et pourtant il ren-
contrait toujours la même froideur, la même indifférence,
le même mauvais vouloir chez ceux qui auraient dû être
les premiers à l'encourager, à l'aider, à le soutenir, à lui
faciliter sa tâche. Mais les uns ne croyaient pas en lui, et les
autres, par envie, décriaient sa méthode et lui suscitaient
des ennemis redoutables. Contradictions violentes, tracas-
series mesquines, luttes sourdes ou acerbes, parfois
même acharnées, rien ne fut épargné à ce bienfaiteur
de l'humanité qui employa sa vie, son intelligence, sa
fortune au soulagement d'une des plus cruelles infirmités
qui soient au monde, à p et homme qui se dévoua pour
l'abbé de l'épee 45
réhabiliter les parias de l'intelligence et leur donner
part aux bienfaits de la société.
Mais Dieu qui l'avait envoyé, le guidait et le soutint
dans cette voie semée d'épines. En dépit des jalousies, des
mauvais vouloirs, des guerres sourdes ou déclarées, le
succès, couronna l'œuvre de Michel de l'Epée, et la
rédemption des sourds-muets s'accomplit.
n^&sCTEjnwftriî ** .
CHAPITRE V
UNE EXCURSION A VERSAILLES
e> progrès des élèves du vénérable abbé, on le voit,
étaient lents. Il ne pouvait qu'en être ainsi dans
une entreprise aussi laborieuse.
Leur instituteur s'y était attendu ; il n'en fut nullement
découragé.
Après s'être, tout particulièrement, appliqué à l'étude
des méthodes déjà employées, il s'en fit une personnelle, qui
lui permit d'enseigner à beaucoup d'enfants à la fois, et il
s'appliqua à mettre ses jeunes sourds-muets en communi-
cation les uns avec les autres, au moyen du dialogue.
C'était le plus sûr moyen de les tirer de leur isolement,
de les obliger à former quelques pensées dans leurs cer-
48 l'abbé de l'ëpée
veaux, paresseux et engourdis ; c'était les intéresser, peu
à peu, à leurs semblables, les mettre dans le courant de la
vie quotidienne.
L'abbé de l'Epée, en bon père de famille, s'occupait
également de la santé de ceux qu'il nommait ses
enfants d'adoption.
Trop intelligent, trop sagace pour ne pas apprécier, à
eur juste valeur, les rapports de la nature physique avec
le développement de l'être moral, il leur procurait ces
récréations, ces délassements, si nécessaires à l'enfance et
à la jeunesse.
Une assiduité, prolongée au delà de leurs forces, et une
ongue immobilité, contraire à leur âge, auraient eu, sur
leur cerveau à peine dégrossi, une influence néfaste ; aussi,
l'abbé de l'Epée leur ménageait-il de longues promenades,
et ces pauvres enfants y prenaient grand plaisir. Des mar-
ches en plein air, jamais excessives, mais suffisantes pour
aider à une croissance souvent difficile, leur faisaient beau-
coup de bien. D'autre part, la variété des objets qui frap-
paient leurs yeux, au cours de ces promenades, l'explica-
tion que leur en fournissait leur vénérable instituteur,
toujours soucieux de les instruire, faisaient de ces excur-
sions, souvent répétées, une hygiène salutaire et une
précieuse distraction.
Le but des promenades changeait souvent, afin de
L'ABBÉ DE L ÊPÉE 49
Tarier les sites et de satisfaire au goût de la jeunesse, qui,
en toutes choses, aime la diversité.
Au retour, l'abbé de l'Epée conversait avec ses élèves
•soit dans le langage des signes, soit par le mouvement
■des lèvres, s'assurant que les objets nouveaux qui s'étaient
offerts à leur vue, au cours de l'excursion, les avaient inté-
ressés, essayant de pénétrer au fond de leur pensée, de la
sonder, et d'apprécier s'ils gardaient de ces objets un sou-
venir exact et réfléchi.
« Gondillac a-t-il tort ou raison, se demandait le digne
prêtre, lorsqu'il affirme que les sourds-muets de naissance
n'ont ni raisonnement ni mémoire ?jMi ! que je serais
heureux de lui prouver le contraire ! Combien je rendrais
grâce à Dieu de m'en fournir le moyen ! Ce philosophe
a reconnu que, grâce à l'instruction qu'on leur donne, il
y aura désormais des « sourds-muets parlants, » moi je
voudrais « des sourds-muets pensants » ; est-ce possible ?
Un matin, que le ciel pur et l'air vif promettaient une
belle journée, l'abbé de l'Epée résolut de conduire ses
élèves à Versailles et d'y passer quelques jours avec eux.
Les sourds-muets se mirent joyeusement en route. Le
voyage s'accomplit sans incident.
Les voici donc dans cette demeure royale, si fastueuse !
si grandiose !
Le Palais les émerveille, le parc, les jardins les en-
chantent.
l'abbé de l'épb»
50 l'abbë de l'épée
Les statues qui ornent les bassins arrêtent longtemps
leurs regards. Autour de ce peuple de bronze,toutest ravis-
sement pour eux. Les eaux, la verdure qui s'étend à perte
de vue en de longs tapis touffus, les arbres majestueux
des avenues, l'aspect riant des bosquets, tout est plaisir
pour les yeux, tout invite à la contemplation. L'admira-
tion des jeunes sourds-muets se traduit par une mimique
expressive, par des gestes précipités, par des question?
naïves adressées à leur maître, dans le langage des
signes.
Oh ! combien l'abbé de l'Epée est heureux. La joie de
ses enfants lui procure une satisfaction indicible ; leurs
jouissances sont les siennes ; il ne vit plus que pour eux,
et par eux.
S'il songe encore, parfois, à ses erreurs jansénistes
complètement abjurées, comme il s'étonne de s'y être
attardé si longtemps, comme il regrette tant de jours
passés dans de stériles et dangereuses controverses. Mais
sa soumission est faite ; il est rentré dans le sein de
l'Eglise, son esprit est calme, son âme goûte la sainte
tranquillité des consciences pures. Dieu lui a donné une
famille immense qu'il a maintenant le droit, le devoir et
le bonheur de conduire au pied des autels pour en faire
des chrétiens, des croyants, des fidèles. Oui, il les amène
à leur Créateur, ces malheureux inconscients qu'une nais-
sance fatale avait fait brutes, ces sourds-muets qu'enfin
l'abbé de l'épée 51
la lumière divine éclaire, quelles délices pour un cœur
somme celui de l'abbé de l'Epée !
Le petit voyage de Versailles avait été très favorable aux
élèves de l'abbé.
Celui-ci s'applaudissait grandement d'en avoir eu la
pensée. Cependant, au retour, une grave préoccupation
germa dans son esprit, et vint y éveiller de nouvelles
espérances.
Comme il arrive d'ordinaire lorsqu'on a obtenu un
succès et qu'on a fait un pas en avant dans la voie où
l'on s'est engagé, on désire un succès plus grand encore, on
souhaite d'avancer davantage, et plus vite.
Ainsi, l'abbé de l'Epée, radieux de constater, d'une
manière positive, que ses chers enfants n'étaient dépour-
vus ni d'une intelligence personnelle, ni de la faculté de
s'initier aux choses qu'ils voyaient, l'abbé de l'Epée résolut
de tenter une épreuve décisive pour savoir s'ils avaient,
oui ou non, de la mémoire.
« Ils n'en ont pas », avait affirmé un philosophe très
écouté de ses contemporains. — « Qui sait? pensait l'abbé
de l'Epée. il existe des mystères si profonds, si difficilement
pénétrables, qu'il faudrait des mois, des années, et surtout
des grâces toutes particulières, pour les sonder et en
mesurer la profondeur dans la ferveur de la foi. »
Et le bon prêtre priait Dieu de l'éclairer sur ce point, et
il espérait fermement en la bonté divine pour être exaucé.
52
LABBE DE L EPEE
De retour à Paris, les sourds-muets avaient eu un jour
de repos avant de reprendre leurs études. N'était-il pas
urgent de ménager, tout à la fois, leurs forces physiques
et leurs forces intellectuelles? Cette petite trêve les rendit
tout dispos.
Le surlendemain, on revient aux habitudes quotidiennes.
Ils s'installent donc dans la classe, à leur place accou-
tumée. Les voici immobiles sur leurs bancs, attentifs, respec-
tueux, regardant le maître, cherchant à deviner sa pensée,
se demandant sans doute : « De quoi va-t-il nous instruire
aujourd'hui ? » En général, c'est par l'étude de l'Ancien et
du Nouveau Testament que l'abbé cherche à ouvrir
leur esprit, à coordonner leurs idées. De quel Juge, de quel
Patriarche va-t-il raconter la vie?
Les jeunes sourds-muets, curieux, mais certains que
leur instituteur saura les intéresser, attendent Bientôt
ils S'étonnent que la leçon ne soit pas encore commencée;
ils interrogent du regard leur père spirituel. Et lui, il
est assis devant eux, très pâle, un peu tremblant, l'œil
enfiévré. Il cherche à cacher l'émotion intense qui le
secoue et fait battre, trop fort, son pauvre cœur débordant
de crainte et d'espoir.
L'épreuve qu'il va tenter est terrible.
Subira-t-il une défaite ? ou remportera-t-il une victoire ?
Le sourd-muet n'a-t-il qu'une lucidité d'esprit instan-
tanée et passagère? ou bien, comme les autres hommes,
l'abbé de l'épék 53
se souvient-il ? Question brûlante ! poignant dilemme !
Enfin la leçon commence. Les doigts de l'abbé se lèvent
et s'abaissent, formant les signes de son alphabet.
Les élèves s'aperçoivent avec surprise que les mains du
maître tremblent; ils cherchent à en deviner la cause.
Serait-il malade? ce cher et bon maître. Oh! non, Dieu
ne le permettrait pas. Dieu est bon, il donnera la santé au
père des pauvres sourds-muets. Instinctivement, les jeunes
élèves penchent un peu le corps sur les tables comme pour
se rapprocher de celui qui leur parle ; ils mettent toute
la puissance de leur attention à pénétrer sa pensée, à
comprendre ce qu'il veut faire entendre.
Mais aujourd'hui que se passe-t-il en eux? Ils hésitent,
ils se troublent. De quoi les instruit-on? ils ne savent pas ;
ils sont perdus..... Ce n'est point la suite des leçons précé-
dentes. Le maître a changé de sujet.
Il ne raconte plus les grands faits de l'Ancien Testament,
il ne parle ni des dogmes sacrés de la Religion, ni du
divin Evangile
Quoi donc? alors
Soudain, un éclair jaillit dans les ténèbres ; il perce le
nuage qui enveloppe encore l'intelligence de ces pauvres
enfants. Oui, la lumière se fait, une joie immense rayonne
sur leurs visages; ils ontcompris, ils se souviennent; c'est de
leur voyage à Versailles que l'abbé de J'Epée vient de
les entretenir.
54 l'abbè de l'épée
A l'aide des signes connus de ses élèves, il a dessiné
une partie du château que ceux-ci ont tant admiré !
Et maintenant, il interrompt sa démonstration. Il
scrute anxieusement le regard des sourds-muets. Un cou-
rant magnétique s'établit entre le maître et les disciples.
Pourtant, lui, il doute encore, redoutant une déception
cruelle, n'osant se livrer à cette félicité qui, malgré lui,
envahit son cœur paternel.
Mais alors, et comme pour faire cesser son angoisse, les
sourds-muets, voyant leur maître immobile, agitent les
doigts pour dessiner.
Ils reprennent la démonstration interrompue et figurent,
tour à tour, une partie du château de Versailles, la ména-
gerie, la machine, les pièces d'eau et les statues de bronze
qui les décorent.
Plus de doute! murmure l'abbé, mes enfants bien-
aimés se souviennent, eux aussi, comme les autres
hommes plus favorisés de la nature; ils possèdent
cette faculté admirable qu'on nomme la mémoire.
Merci à vous, oh ! mon Dieu, qui la leur avez donnée ;
merci deux fois, puisque vous avez daigné me choisir
comme instrument de leur rénovation, de leur résurrec-
tion morale.
Et de ce jour, sentant grandir sa confiance en l'avenir,
l'abbé de l'Epée poursuivit son œuvre avec ce courage
sublime qui ne devait jamais se démentir, même aux
heures les plus douloureuses de son apostolat.
CHAPITRE VI
MONTMARTRE
'en était fait des doutes de l'abbé de l'Epée à
l'égard de la mémoire des sourds-muets,
l'épreuve avait été couronnée de succès. Non seulement
ils avaient l'appréciation exacte des objets qui se trou-
vaient devant leurs yeux, mais encore ils enregistraient,
dans ces cellules du cerveau où gît la mémoire, la forme,
les détails et les rapports. Saint Augustin, le grand docteur,
qui a écrit des pages si admirables sur la faculté du
souvenir dont les hommes jouissent, sans que nul ait pu
jamais en . donner une déduction rigoureuse, saint
Augustin s'était trompé en disant : « Les sourds-muets
forment une classe à part, ils ne se souviennent pas. »
L'abbé de l'Epée avait la preuve du contraire, et de cette:
56 LABBÉ DE l'ÉPÉE
certitude acquise, il allait tirer des conclusions pratiques
et très encourageantes pour l'avenir matériel et social
de ses enfants.
« Puisque leur cerveau n'est pas atrophié, pensait le
vénérable instituteur, puisqu'ils peuvent procéder par
comparaison, ils apprendront, sans trop de difficultés,
j'espère, les arts mécaniques. Mis en apprentissage chez,
des maîtres consciencieux et patients : charpentiers,
serruriers, menuisiers, ou de tout autre état, selon leuis-
aptitudes, ils en sortiront un jour munis d'un gagne-pain.
Ils auront, eux aussi, les moyens de subvenir aux
exigences de la vie matérielle, et ils pourront, en dépit
de leurs détracteurs, conquérir cette liberté précieuse,
cette dignité humaine que donnent le travail et le devoir
accompli.
A la pensée du sort qui, grâce à ses leçons, serait fait à
ses chers sourds-muets, l'abbé de l'Epée éprouvait une
joie douce et pure qui était la première récompense de ses
labeurs et de ses sacrifices. Cependant, un autre problème
restait à résoudre, et l'abbé de l'Epée attendait avec une
impatience, mêlée de crainte, l'occasion favorable pour
élucider cette question qui relevait de l'ordre moral et
abstrait. L'intelligeitce des sourds-muets pouvait-elle, oui
ou non, s'élever des choses visibles aux conceptions de
l'esprit ? Ces pauvres êtres pouvaient-ils, dans un élan spi-
rituahste. gagner les hauteurs de l'abstraction? Penser
Les sourds-muets s'y agenouillèrent pieusement et prièrent sans doute pour celui.. (Page 61V
L'ABBE DE L'ÉPÉL 59
sans avoir sous les yeux l'objet de leur pensée ? Eveiller
en leur âme la vision du monde surnaturel?
Aucun indice ne venait encore, dans cette voie, guider
l'abbé de l'Epée vers une appréciation, même approxi-
mative.
Et pourtant, combien, au point de vue moral et reli-
gieux, cette question était importante, primordiale !
S'ils restaient réfractaires à la psychologie, si toute
spéculation leur était interdite, ils demeureraient, par ce
fait, condamnés à la vie matérielle. Ils vivraient occupés
uniquement de satisfaire leurs appétis physiques, élevés,
sans doute, de quelques toises au-dessus de la brute qui
n'existe que pour manger et dormir, mais esclaves incons-
cients et soumis de leurs instincts, privés d'initiative, mar-
chant au jour le jour, au hasard, n'ayant pas de but à
atteindre, pas d'ambitions légitimes, pas de désirs élevés,
pas de nobles espoirs.
Hélas ! pensait avec douleur l'abbé de l'Epée, s'il en
est ainsi, ils ne connaîtront point Dieu ! Ils ne le compren-
dront jamais parla Foi; ils ne l'adoreront pas dans cette
contemplation sublime du beau, du vrai, delà perfection
dont il est le commencement et la fin, l'essence même,
l'expression incomparable. Cette crainte affligeait profon-
dément l'âme du prêtre; mais bientôt se rassurant, il se
disait : « Non, cela ne doit pas être ; non, cela n'est pas.
Dieu les a créés à son image, il les réveillera de leur
léthargie morale, il se révélera à leur cœur.
60 -i'abbè de l'épée
Et, plein de confiance en la bonté céleste, l'abbé de
l'Epée poursuivait son œuvre, et priait sans cesse, implo-
rant une révélation soudaine qui pût un jour l'éclairer sur
ce doute cruel.
Les promenades, favorables, comme on l'a dit, au déve-
loppement des sourds-muets, se succédaient avec assez de
fréquence. Ces pauvres enfants, dont la santé devenait
chaque jour moins débile, y prenaient toujours le même
plaisir ; les environs de Paris étaient le champ ordinaire de
ces excursions instructives.
Quelques mois s'étaient écoulés depuis le voyage de
Versailles, lorsque l'abbé, profitant d'un jour de congé,
aussi bien gagné par les élèves que par le maître, annonça
à ceux-ci qu'ils iraient passer l'après-midi à Mont-
martre. Cette nouvelle fut accueillie-avec une grande satis-
faction ; on fit quelques préparatifs et, sans plus tarder, la
joyeuse troupe se mit en chemin.
Montmartre était alors bien différent de ce (me
nous le voyons aujourd'hui.
Sur les flancs de la montagne qui domine Paris, s'éta-
geaient de jolis jardins, bien plantés ; des prés dont la
verdure invitait au repos ; de grands arbres plusieurs fois
centenaires, au feuillage touffu, sous lesquels se cachaient
à demi de riantes maisons de campagne. Puis, jetés çà et
là, au hasard du caprice, et comme pour en rendre l'aspect
plus pittoresque, se dressaient des moulins à vent dont les
LABBÉ DE L'ÈPÈE 6i
ailes légères, s'élevant et Rabaissant tour à tour, sem-
blaient se perdre dans les nuages ou caresser le verdoyant
tapis des prés."
Et que de souvenirs s'éveillaient dans l'esprit à l'aspect
de cette. historique colline, théâtre d'événements si remar-
quables ! L'abbé de l'Epée, en choisissant ce but,
avait eu l'intention d'instruire ses élèves, de captiver
leur attention et de cultiver cette précieuse mémoire qui
lui était enfin révélée.
Selon la coutume adoptée pour ces sortes de prome-
nades, les sourds-muets avaient apporté une collation fru-
gale, mais suffisante, pour leur permettre de s'attarder, si
le temps continuait a être favorable. Après avoir gravi
d'un pas alerte la pente assez rude qu'on appelle
vulgairement « la butte Montmartre » , ils prirent quelques
minutes de repos. Ensuite, ils pénétrèrent dans l'ancienne
église qu'on voit encore aujourd'hui tout près du « Sacré-
Cœur ».
Ce curieux spécimen du vieil artreligieux en France est,
comme on sait, sous le vocable de saint Pierre. Les sourds-
muets s'y agenouillèrent pieusement et prièrent, sans
doute, pour celui qui, graduellement, les initiait à toutes
choses et les rendait à la vie morale, pour leur Père spiri-
tuel si tendrement aimé. Après, ils visitèrent l'église et
reprirent leur promenade. Lorsque l'abbé de TEpée pensa
qu'ils avaient besoin de repos, il les fit asseoir auprès de
62
LABBE DE L EPEE
lui, les entretint de ce qui pouvait les instruire, et la colla-
tion se fit en même temps.
L'historique du Mons Martis, ou Mons Martyrum (Mont-
martre), fut le sujetdesa leçon : « En ce lieu, disait le véné-
rable abbé, s'élevait jadis un temple consacré aux idoles.
Le prétendu dieu Mars y était. adoré; et c'était par des
sacrifices humains que les hommes, ignorants et cruels,
croyaient l'honorer. Mais Dieu envoya ses apôtres pour
apporter à nos pères la « Bonne Nouvelle » et remplacer
une loi sanguinaire par la loi divine, qui est la charité.
« Saint Denis et ses compagnons, Rustique et Eleuthère,
prêchèrent à Lutèce et baptisèrent les païens. Hélas ! cette
terre ensanglantée par tant d J odieux sacrifices devait
encore boire le sang humain, celui des martyrs, et les
premiers apôtres de la Gaule versèrent le leur pour récon-
cilier nos ancêtres repentants avec le Dieu de toute misé-
ricorde. »
-Ces récits des premiers temps de notre histoire natio-
nale excitaient, chez les jeunes sourds-muets, un intérêt
très vif. Héroïques et grandes dans leurs implicite naïve, les
actions des missionnaires de la Foi charmaient leur fruste
intelligence et formaient leur cœur aux nobles sentiments.
L'heure passait rapide et légère sans fatiguer leur
attention, et, déjà l'abbé avait cessé de dire, qu'ils atten-
daient encore, dans une religieuse immobilité, la suite d'un
enseignement qui les avait tenus sous le charme.
l'abbé de l'épée 63
La journée était avancée. Le soleil, après avoir lui
depuis le matin, comme pour se mettre de la partie,
descendait à l'horizon; il fallait songer au retour. L'abbé
de l'Epée et ses élèves redescendirent donc la montagne
pour rentrer dans Paris. Chemin faisant, le maître indi-
qua l'abbaye fondée par le roi Louis le Gros, et dite,
pour ce fait, abbaye royale (1). Mais il était trop tard
pour s'arrêter en ce lieu, ce jour-là.
La descente se faisait rapidement, d'un mouvement
trop pressé peut-être.
L'abbé, dont la sollicitude était toujours en éveil, crut
s'apercevoir que la respiration de « ses enfants » deve-
nait irrégulière, et que leur marche trahissait une certaine
fatigue.
« J'ai peut-être outre passé leurs forces dans cette
longue promenade, » pensa-t-il, déjà inquiet pour leur
santé. Il serait bon de les laisser s'asseoir un quart
d'heure encore avant de regagner la ville. Voici justement
un lieu ombragé où nous serons très bien.
On fit à mi-côte de la Butte un dernier et charmant
arrêt.
L'abbé de l'Epée se montrait très heureux de nette
journée passée en plein air ; ses élèves ne l'étaient pas
moins. Il jetait un regard complaisant et empreint
(1) Elle subsista jusuq'en 1789.
b4 L'ABBÉ DE I/ÉPËE
d'affection sur ses chers enfants, assis en demi-cercle
autour de lui, et cherchaità apprécier, d'après l'expression
de leur visage, les résultats obtenus dans cette course à
travers la campagne.
De ce qu'ils avaient vu, ils retiendraient vraisembla-
blement la majeure partie. C'était un acquis précieux
pour leur mémoire, une impulsion nouvelle vers des
progrès qui augmenteraient chez ces pauvres déshérités
l'intensité de la vie; aucun doute ne s'élevait à cet égard,
mais le problème qui préoccupait si péniblement l'abbé
«'était pas encore résolu.
Les sourds-muets s'intéressaient chaque jour davantage
aux choses sensibles; cela était évident; néanmoins, aurait-
on jamais la certitude qu'ils hausseraient leur intelligence
jusqu'aux abstractions?
Soudain, une inspiration géniale illumina l'esprit au
charitable prêtre.
Promenant d'abord son regard autour de lui pour
concentrer l'attention de ses élèves sur ce qu'il voulait
leur faire entendre, il leur exprima d'une façon, plus
touchante encore que de coutume, la tendresse toute
paternelle qu'il ressentait pour eux ! Puis, toujours par le'
moyen des signes et le mouvement des lèvres, il leur dit
combien il lui était doux de leur consacrer chaque jour,
chaque heure d'une vie qui ne lui appartenait plus,
puisqu'il leur en avait fait un complet abandon.
i.'aubé de l'épéh; 65
« Je trouve ma recompense et ma joie, affirma-t-il
dans l'accomplissement d'une tâche dont Dieu, dans sa
bonté suprême, m'a fait l'humble artisan... »
Et pendant qu'il parlait ainsi, son visage reflétait la
douce sérénité de son âme ; ses yeux bleus avaient une
expression angélique, la charité immense qui débordait
de son cœur d'apôtre se mêlait à sa ferme confiance en
l'avenir.
Mais tout à coup, les regards de l'abbé se détachèrent de
la terre pour s'élever vers le ciel qu'il désigna de la main.
« Un jour viendra, mes enfants, continua- t-il, où,
quelle que soit l'ardeur de mon affection pour vous, il
faudra nous séparer. Ma tâche sera accomplie, et laissant
à d'autres le soin de compléter l'œuvre commencée, je
quitterai cette terre pour aller rendre compte à Dieu de
ma mission.... »
Il s'arrêta; ses doigts s'étaient brusquement immobi-
lisés. Son regard redescendit vers ses élèves qui, trem-
blants, les yeux pleins de larmes, contemplaient leur l'ère
spirituel et s'abîmaient dans une douloureuse extase, fis
avaient saisi, pénétré sa pensée. L'idée d'une séparation,
même lointaine, les désolait ; la « spéculation » ne leur
était pas interdite : la mort, la vie, l'au-delà, les félicités
célestes ne composaient pas pour eux des mots vides de
sens ; ils pouvaient comprendre Dieu, l'adorer en esprit
et en vérité.
L'itDBX DB L'ÉPÉH
66 l'abbé de l'épée
Maintenant, le bon abbé en était certain. La révélation
qu'il avait tant de fois demandée dans ses ardentes prières
lui était accordée; il en bénissait Dieu du fond du cœur.
C'était une avance de félicité que la bonté céleste lui
donnait en cette vie, en attendant les récompenses qu'elle
lui gardait, pour jamais, en l'autre.
se œr*23c :rer*>-sâc sss*ë£>c sç œr*:s3c se se: î*s£
CHAPITRE VII
PREMIERS DISCIPLES
es suceès remportés par l'abbé de l'Epée n'étaient
plus contestables. Si partiaux que fussent les
opposants, il leur était désormais impossible de nier les
faits accomplis; pourtant, ils ne' voulaient pas encore
rendre les armes.
La diversité des méthodes employées dans l'éducation
des sourds-muets créait de fâcheux antagonismes. L'abbé
de l'Epée était en butte à mille tracasseries puériles. Les
uns lui suscitaient des difficultés toujours renaissantes,
alors qu'ils auraient dû lui prêter un intelligent et géné-
reux concours ; les autres lui déclaraient ouvertement la
guerre et n'épargnaient rien pour faire adopter leur
manière de voir.
Les philosophes se mêlaient à ces discussions. Ils
demeuraient généralement hostiles à l'abbé de l'Epée.
68
l'abbé de l'épëe
Plusieurs d'entre eux soutenaient que, puisque rien
n'entre dans notre esprit que par les sens, il n'était pas
possible d'éclairer l'intelligence des sourds-muels.
Portrait de l'abbé Sicard
La controverse devenait aiguë, la guerre incessante.
Les armes employées n'étaient pas toujours courtoises.
On prenait parti pour ou contre, on discutait, .on écrivait
des mémoires. L'époque était tourmentée. La société
tremblait .déjà sur ses bases. Un souffle révolutionnaire
passait sur la France. Deux courants contraires empor-
taient les esprits. Les philosophes promettaient, dans des
L ABBE DE L ÉPÉE
69
phrases sonores, de transformer l'humanité, de la renou-
veler de fond en comble, et de la conduire au bonheur qui
lui ferait oublier ses souffrances passées. La sentimenta-
lité du xviH 8 siècle séduisait les natures superficielles.
Beaucoup croyaient ce qu'on écrivait et restaient aveugles
aux démentis que se donnaient à eux-mêmes les philoso-
phes en ne pratiquant pas les vertus qu'ils prêchaient.
D'autre part, au contraire, la charité chrétienne,
vigilante, toujours active, s'ingéniait, se multipliait pour
adoucir les maux de cette société troublée. Ses apôtres
70 l'abbé de l'épée
écrivaient peu, mais ils agissaient. L'épiscopat français
comptait des hommes d'un grand mérite.
Parmi tant de noms, illustres on peut citer Mgr de Cicé,
qui était alors archevêque de Bordeaux. Il entendit parler
des écoles publiques de sourds-muets, ouvertes à Paris, s'y
intéressa vivement. A Bordeaux comme par toute contrée,
on voyait un grand nombre de ces infirmes.
Jadis, ils restaient cachés comme des monstres, dont
leurs parents eux-mêmes rougissaient trop pour les laisser
voir. Mais, au dix-huitième siècle, ils n'étaient plus séques-
trés, et c'était une grande misère de les rencontrer par
les chemins, par les rues, ignorants et bruts, alors qu'ils
auraient pu, disait-on, s'instruire et apprendre un
état.
Mû par la charitable pensée de venir en aide aux
sourds-muets de son diocèse, Mgr de Cicé résolut d'envoyer
à Paris, auprès de l'abbé de l'Epée, un homme intelligent,
doué d'un esprit vif, et capable de s'initier rapidement à
sa méthode pour fonder, au retour, une école de sourds-
muets, semblable à celle qu'il aurait vue.
Son choix tomba sur l'abbé Sicard, jeune prêtre du
clergé de Toulouse, qui, peu après son ordination, avait
été incorporé dans celui de Bordeaux.
L'abbé Sicard comprit toute l'importance de la mission
qui lui était confiée et s'en entretint longuement, d'abord
avec Mgr de Cicé, ensuite avec Saint-Sernin, dont lé
l'abbé de l'épée 71
dévouement à cette noble cause ne se démentit pas
durant toute sa vie.
Saint-Sernin, né à Saint-Jean-de-Marsacq, dans le dépar-
tement des Landes, avait d'abord travaillé dans une étude
de notaire.
Mais les ressources que lui procurait son travail ne
lui parurent pas suffisantes, il donna des leçons de
calligraphie et fut bientôt admis dans le corps de maîtrise
des professeurs d'écriture. Ces professeurs jouissaient
alors du monopole de l'enseignement primaire.
L'admission n'était pas sans valeur. Elle lui permit
d'ouvrir un établissement d'instruction, comprenant des
pensionnaires et des externes.
La question des sourds-muets intéressait déjà ce digne
professeur. Il convint avec l'abbé Sicard d'entretenir une
correspondance pendant le séjour de ce dernier à Paris :
« Je vous tiendrai au courant, dit l'abbé Sicard, de
ce que j'apprendrai touchant la méthode de l'abbé de
l'Epée, afin que, même à distance, nous puissions profiter
ensemble de ses leçons. »
Le vénérable instituteur de Paris accueillit avec joie
l'envoyé de Mgr Champion de Gicé. Il mit tout son zèle
à lui faire connaître, dans ses moindres détails, l'art de
communiquer avec les sourds-muets et d'éveiller en eux
les facultés intellectuelles endormies.
72 l'abbé de l'épék
L'abbé Sicard répondit aux espérances du maître, en
travaillant auprès de lui avec une ardeur soutenue
Cependant, quelques divergences de vues et d'apprécia-
tions se produisirent entre eux. L'abbé Sicard, tout en
reconnaissant les immenses services rendus par l'alphabet
manuel, pensait qu'on pourrait un jour y substituer la
voix au moyen du langage labial. En outre, il combattait
l'opinion de son maître qui voulait que l'éducation des
sourds-muets fût une traduction continue, quand, lui, le
disciple, il était convaincu qu'on pourrait arriver à déter-
miner chez le sourd-muet l'initiative d'une pensée per-
sonnelle.
« N'espérez pas, devait lui écrire l'abbé de l'Epée, en
« 1783, et bien des années après son retour à Bordeaux,
« n'espérez pas que vos élèves puissent jamais rendre par
« écrit leurs idées. Notre langue n'est pas leur langue ;
« c'est celle des signes. Qu'il vous suffise qu'ils sachent
« traduire la nôtre avec la leur, comme nous traduisons
« une langue étrangère. »
Mais l'abbé Sicard, de plus en plus persuadé de la
possibilité d'élargir la méthode de l'abbé de l'Epée, s'ex-
primait ainsi :
« Le sourd-muet n'est totalement rendu à la société que
« s'il peut s'exprimer de vive voix et lire la pensée d'au-
« trui par le mouvement des lèvres. »
Après être demeuré à Paris le temps nécessaire pour
Il arriva à Paris exténué de fatigue, avec des vêlements usés. . . (page 78)
l'abbé de l'épée 75
s'instruire, l'abbé Sicard revint à Bordeaux et rendit
compte à Mgr de Gicé de la mission que ce prélat lui avait
confiée.
Bientôt il ouvrit, dans la ville, une école spéciale, et
reçut les titres de vicaire général de Condom, de chanoine
du chapitre de Bordeaux, et fut nommé membre de l'Aca-
démie des sciences, belles-lettres et arts. (Académie de
Bordeaux.)
Ainsi se propageaient la réputation et la méthode de
l'homme de bien dont l'œuvre ne devait heureusement
pas disparaître avec lui.
Grâces à Dieu, après la mort de l'abbé de l'Epée, des
instituteurs d'un grand mérite perpétueront son ensei-
gnement et fonderont à leur tour des écoles de sourds-
muèts. Il aura même la satisfaction insigne d'en voir
plusieurs s'établir de son vivant.
Parmi ses ^disciples, on doit citer : l'abbé Storch, à
Vienne ; l'abbé Sylvestre, à Rome ; M. Ulrich, en Suisse;
MM. Dangulo et d'Aléa, en Espagne; MM. Dole etGuyot,
en Hollande; en France, les abbés Sicard, Salvan, Huby,
H. Saint-Sernin, et tant d'autres qui rendirent d'impor-
tants et inoubliables services dans les contrées où ils
exercèrent leur art bienfaisant.
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1 I I I I I I II I I 1 I I I I I I I I 1 I 1 I I I I 1 I I I I I I 1 I 1 I I I I I I I 1 I
CHAPITRE VIII
LE SOURD-MUET DESLOGES
[es hommes vaillants et humanitaires qui secon-
daient avec tant de zèle le libérateur des malheu-
reux privés de l'ouïe rencontraient parfois, chez les sujets
qu'ils instruisaient, des facultés et une volonté inatten-
dues. Parfois, même, ceux-ci agissaient d'après leur pro-
pre initiative. Un jeune garçon du nom de Desloges,
habitant un village de France, était devenu sourd-muet
à sept ans.
Dès lors, ses parents l'avaient considéré comme un idiot
incapable de recevoir aucune instruction, et ils ne s'en
étaient plus occupés que pour lui fournir la subsistance
nécessaire à la vie du corps. A vingt et un ans l'infortuné
ne savait ni lire ni écrire. Il était donc dans l'impossibi-
lité de gagner sa vie.
78 l'abbé de l'épée
Mais Desloges, n'étantpas sourd-muet de naissance, avait,
paraît-il, conscience de l'état d'abrutissement dans lequel
on voulait le plonger à jamais, et il en souffrait beaucoup.
Doué d'une volonté flont ceux qui l'entouraient ne Je
croyaient pas capable, il fit comprendre à ses parents
qu'il avait résolu de se rendre à Paris pour y apprendre un
état.
Ceux-ci, persuadés de l'inutilité de l'entreprise, cher-
chèrent à l'en dissuader. Ce fut en vain.
Desloges ne voulut rien entendre et se mit en route,
sans aulres ressources que son courage et la pitié qu'il ins-
pirait à ces âmes charilables qu'on trouve par tout pays.
Il est probable que le pauvre garçon eut de terribles
moments d'angoisse à supporter. Cependant, si pénible,
si difficile que fût un voyage effectué dans de telles condi-
tions, le jeune sourd-muet en vint à bout.
Il arriva à Paris, exténué de fatigue, avec des vêtements
usés et si poudreux qu'on n'en distinguait plus la couleur.
Néanmoins, -et en dépit des privations endurées, il ne #
regrettait pas d'avoir mis son projet à exécution. 11
voulait apprendre à travailler, se rendre indépendant, ne
plus subir, chaque jour, à toute heure, les humiliations dont
on l'abreuvait depuis son enfance. En attendant, il lui fallait
encore vivre de la charité publique, souffrir longtemps,
peut-être, mais son courage ne faiblissait pas ; il se sentait la
force d'aller jusqu'au bout. La Providence veillait sur lui.
L'BBÉ DE I/AÉPÉE 79
Presque aussitôt entré dans la capitale, il rencontra de
braves gens qui s'intéressèrent à son sort, lequel, certes,
était bien digne de pitié. On l'adressa à un relieur qui
prenait des apprentis et les logeait chez lui. Desloges fit
comprendre à cet homme ce qu'il souhaitait ardemment ;
mais le maître relieur se montrait peu disposé à admettre
dans son atelier un malheureux garçon, incapable et de
parler et d'entendre.
« Que pourrais-je lui enseigner? Comment parvien-
drais-je jamais à le mettre en état de gagner sa vie ? se
demandait cet homme, l'entreprise serait téméraire. »
D'autre part, le laisser seul sans moyens d'existence,
dans une grande ville, exposé à toutes les tentations, aux
plus mauvaises rencontres, c'était dangereux, inhumain.
Le relieur, un brave homme dans toute l'acception du
mot, hésitait, parlementait avec lui-même. Enfin, sa bonté
l'emporta sur les raisonnements, et il prit Desloges comme
apprenti.
Celui-ci, grâce à un travail assidu, grâce à la patience
de son maître et à cette volonté de fer qui était la marque
distinctive de son caractère, apprit le métier de relieur.
Lorsqu'il le sut à fond, il chercha de l'ouvrage, en
trouva d'abord; puis, un jour, l'ouvrage cessa, c'était
l'époque que les ouvriers appellent « morte-saison ».
Que faire ? La situation était critique, d'autant plus que
le pauvre Desloges, par des circonstances qu'il subissait
80 l'abbé de l'épée
sans les avoir fait naître, avait perdu ses premiers appuis.
Il tomba dans la misère : la maladie suivit de près.
Que devenir?
Son unique ressource était l'hôpital. Il y entra sans
défaillance, ne désespérant jamaisde l'avenir qui s'annonçait
pourtant sous de sombres couleurs ! Vaincre la mauvaise
fortune, se créer une position indépendante, si médiocre
qu'elle pût être, tel était son but, et il marchait toujours
droit devant lui pour l'atteindre, en dépit des ronces et
des pierres qu'il rencontrait sur son chemin.
Les âmes généreuses et dévouées ne sont pas rares,
les annales de la charité en font foi ; mais, à la honte de
l'humanité, il existe aussi des êtres à peine dégrossis, des
natures sèches que le malheur d'autrui laisse insensibles et
qui souvent, hélas ! loin de venir en aide aux déshérités
de ce monde, ou tout au moins de leur faire l'aumône d'une
bonne parole, ont le triste courage de railler leur infortune.
Deslogas en fit la dure expérience. En sortant de
l'hôpital, il se mit en devoir de retrouver de là besogne ;
loin de - lui faciliter celte recherche, on le repoussa à
cause de son infirmité, on lui jeta à la face des propos
blessants :
« Voyez, disaient les uns, cette brute, cette bête imbé-
i cile ! qui veut faire croire qu'il sait travailler ! »
D'autres reprenaient :
l'abbé de l'épée
81
« II devrait plutôt chercher une place aux Petites-
Maisons. »
Et les quolibets, les insultes, les sarcasmes pleuvaient
sur le malheureux sourd-muet, qui ne se courbait pas sôus
cette tempête déchaînée. Enfin, grâce à sa persévérance,
il finit par retrouver du travail ;, mais le pauvre Desloges
n'était pas au bout de ses peines, et k maladie vint une
seconde fois l'assaillir.
L ABBÉ DE l'ÉPES
82 l'abbé de l'épée
Une seconde fois, triste naufragé de la vie, il échoua à
l'hôpital, en sortit de nouveau, très affaibli par la souf-
frauce, mais toujours armé de ce courage, de cet espoir en la
divine Providence, qui devaient un jour le faire triompher.
Ayant entendu parler de la méthode de l'abbé de l'Epée,
dont il ne fut jamais l'élève, il se mit en rapport avec
des gens secourables qui lui donnèrent les éléments du
langage manuel.
Heureux de cette découverte, il se livra à l'étude
avec son ardeur et sa ténacité ordinaires, si bien qu'il
parvint, non seulement à communiquer avec ses sem-
blables au moyen de l'alphabet de l'abbé de IT^pée, mais
encore à se perfectionner de telle sorte, dans l'état de
relieur, qu'il vécut de son travail jusqu'à un âge avancé,
estimé de ses camarades, et désormais à l'abri de cette
cruelle misère qui l'avait assailli pendant sa première
jeunesse»
Jamais Desloges ne connut l'abbé de l'Epée; son admi-
ration pour ce bienfaisant et infatigable ami des pauvres
n'en fut pas moins grande. Il écrivit même un mémoire
en faveur de sa méthode pour réfuter ce que disait l'abbé
Deschamps, dont les vues différaient sur certains points.
Malheureusement, ceux qui, de près ou de loin, furent
appelés à jouir des bienfaits du bon abbé de l'Epée
n'eurent pas cette loyauté, et plus d'un faillit à la recon-
naissance qui lui est si légtimement due.
CHAPITRE IX
L'AFFAIRE SOLAR
'abbé de PEpée exerçait son admirable profes-
sorat depuis déjà bien des années, lorsqu'une
circonstanee imprévue, et qui ne semblait pas devoir
amener des complications aussi graves, l'engagea dans un
procès qui fut pour lui la cause de cuisants chagrins, et
qui lui coûta "des sommes énormes — étant donné son
petit avoir — pour n'aboutir qu'à de très fâcheux
résultats.
11 s'agit de * la Cause célèbre » . dite : affaire Solar.
Cette cause et les jugements auxquels elle donna lieu
furent appréciés par les contemporains de manières très
diverses. Aujourd'hui encore, les opinions sont partagées
84 l'abbé de l'épée
touchant cette curieuse affaire. En voici, d'après la Décade
Philosophique du 20 floréal an VIII, un résumé succinct :
« Le i ek août 1773, des habitants de Cuvilly, prèg
c Péronne en Picardie, trouvèrent, vers dix heures du
« soir, un malheureux enfant d'une dizaine d'années
« environ, étendu sur le sol, sans connaissance.
« Le pauvre petit portait, pour tout vêtement, un sarrau
« de toile.
« D'où venait-il?
« Comment se trouvait-il, à pareille heure, dans une
« rue de village, seul et dans ce misérable état ?
« Les personnes charitables qui le considéraient sans
« pouvoir répondre à ces questions furent émues d'une
a telle détresse. Elles prirent l'enfant, l'emmenèrent en
« leur maison et lui donnèrent les soins nécessaires pour
« le rappeler à la vie.
<r Lorsqu'il eut reprit ses sens, on l'interrogea afin
« d'obtenir quelques renseignements sur sa famille, sur le
« lieu qu'il habitait, et les causes qui l'avaient amené à
« Cuvilly. Cet interrogatoire ne produisit pas l'éclaicirsse-
« ment qu'on en pouvait attendre ; l'enfant abandonné
«c était un pauvre sourd-muet.
« On l'habilla et on le nourrit pendant quelque temps,
« mais on ne put découvrir d'où il venait.
« La dame du lieu, M m * Roux, femme du receveur des
« Aides, à Cuvilly, voyant qu'il ne pouvait demeurer
Des habitants de Cuvilly trouvèrent un malheureux enfant étendu sur le sol ( r *ge 84)
l'abbé de l'épée 87
« toujours à la charge des braves gens qui l'avaient
« recueilli, interposa sa protection et le fit entrer, par
« ordre du Lieutenant Général de Police, à l'hôpital de
« Bicêtre, près Paris. »
Le premier établissement de ce nom datait du règne de
Charles V, et avait été construit par Jean, duc de Berry,
sur l'emplacement du château de Jean, évêque de Win-
chester : de là, par corruption, le.mot « Bicêtre » .
Détruit pendant les guerres qui ensanglantèrent le règne
de Charles VI, il fut rebâti sous Louis XIII pour loger les
soldats infirmes.
Plus tard, il servit de prison et de refuge. On y mettait
les gens sans asile.
L'enfant inconnu, trouvé à Cuvilly, dans la rue, y
arriva le 1 er septembre 1773. Il y séjourna deux ans et
fut alors transféré à l'Hôtel-Dieu.
La Mère Saint-Antoine, l'une de ces femmes admirables
qui se vouent, pour l'amour de Dieu, au soulagement des
pauvres, s'y trouvait à cette époque. Elle vit l'enfant et s'y
intéressa d'une façon toute particulière. Son âge, son
abandon, sa misère et l'intelligence qui se devinait en lui,
malgré ses infirmités, tout plaidait en sa faveur auprès
d'une sainte et charitable femme comme l'était la Mère
Saint-Antoine. Dans le désir de lui être utile, elle chercha
à communiquer avec lui, par signes, espérant apprendre*
88 L'ABBÉ DE L'ÉPÉE
ou deviner quelque chose de son état social. Cette diffi-
cile et douteuse enquête commence donc .
L'enfant se prête volontiers à ces explications muettes.
Est-il sincère dans ses descriptions ? La religieuse le
croit. Se trompe-t-elle dans ses interprétations? Cela est
possible.
« Mais l'enfant montre des fleurs, des fruits ; il indi-
ce que un large espace.
« De là, on [conclut que ses parents étaient riches
« puisqu'ils avaient un grand jardin.
« On croit comprendre aussi qu'il a été perdu
« volontairement.
« Enfin, un jour, le petit prend une feuille de papier
« et s'en fait un masque.
« Cela ne signifie-t-il pas que l'enfant a été perdu par
« un homme masqué ?
« La bonne sœur s'ingénie, cherche, procède par
« induction. L'imagination aide au désir de trouver
« une piste à suivre pour rendre le sourd-muet à sa
« famille désolée ; la fantaisie ouïe caprice ,d' un cerveau
« enfantin fait le reste.
a II y a peut-être quelque apparence de vérité, et cette
a apparence justifie ou excuse, jusqu'à un certain point,
« l'opinion que se forme trop facilement, sur une affaire
« qui pourtant n'était point facile à éclaircir, la bonne
c Mère Saint-Antoine,
L'ABBE DE L EPEE
89
« Au mois de janvier 1776, un homme déjà très
célèbre par ses travaux et sa sublime charité vint à
« l'Hôtel-Dieu. La Mère Saint-Antoine lui présenta son
« jeune protégé et le mit au courant de ce qu'elle
« supposait avoir appris touchant sa naissance. »
90 l'abbé de l'épëe
Cet homme, ce vénérable prêtre, c'était l'abbé del'Epée.
Spontanément, il se sentit pris d'intérêt pour cette
pauvre créature abandonnée, et sans peser autant qu'il
l'aurait fallu les conséquences probables d'une si aventu-
reuse entreprise, il résolut de commencer, sans retard,
des perquisitions, dans l'espoir d'établir l'identité de
l'enfant et de découvrir l'auteur de l'abandon dont il
avait été victime.
La réputation de l'abbé de l'Epée lui facilita la pre-
mière partie delà tâche qu'il s'imposait avec une légèreté
et une imprudence qui étonnent chez un homme de son
caractère et de sa valeur.
Evidemment, Pinteation était ^énéreose, charitable ;
mais les conséquences en furent déplorables, et causèrent
de grands maux aux innocents qui se trouvèrent impliqués
dans l'affaire.
Sur la demande de l'abbé de l'Epée, le.Ministre de la
Guerre écrivit à toutes les maréchaussées du Royaume.
Il reçut bientôt cette réponse catégorique :
« Le petit sourd-muet trouvé dans la rue de Cuvilly,
« prèsPéronne, en la ci-devant Picardie, le 1 er août 1773
« est originaire des Pays-Bas Autrichiens, d'entre Liège
et Namur.
« Il a été amené par son frère, âgé de dix-sept ans,
« jusqu'à Péronne, où ce frère s'en est débarrassé comme
« d'un fardeau incommode. Ce même frère est venu le
l'abbé de l'épée 91
« réclamer l'année suivante, avouant qu'il l'avait perdu
<t un an auparavant, et disant que sa famille avait été
« inquiétée au sujet de cette disparition. »
Des renseignements complétifs ajoutaient qu'on avait
cru devoir renvoyer ce frère qui semblait appartenir à '
des parents misérables et hors d'état de nourrir leurs
enfants, donnant pour raison de ce renvoi que le petit
sourd et muet était bien placé à Paris.
Le ministre fit parvenir ces renseignements à l'abbé de
l'Epée, et, dans la lettre qui y était jointe, il disait :
« Il paraît convenable de s'en tenir là. »
Le malheur fut que l'abbé ne suivit pas ce sage conseil.
Il poursuit, tout au contraire, ses investigations. De
nouveaux renseignements lui apprennent que, vers la fin
de 1773, à Toulouse, un enfant de dix à onze ans, et
sourd-muet, "a disparu.
C'était le fils du feu comte de Solar.
Aussitôt l'abbé de l'Epée fait un rapprochement entre ce
jeune sourd-muet et celui qu'on a trouvé près Péronne.
L'affaire s'ébruite.
Une femme qui avait vu le véritable « petit Solar », à
Paris, quelques années auparavant, en entend parler, et
dit à une autre femme, qui avait également vu l'enfant :
« Parbleu, si c'était le jeune Solar ! il faut y aller voir ».
Elles viennent, le reconnaissent ou croient le recon-
naître, et l'abbé de l'Epée est, par ce témoignage, entraîné
à poursuivre activement l'affaire.
92 b'ABBÉ DE L'ÉPÉE
Le petit Solar est originaire de Clermont, en Beauvaisis ;
il y a vécu jusqu'à cinq ans, quelques personnes pourront
le reconnaître.
Dans cette pensée, l'abbé de l'Epée se dispose à se rendre
à Clermont, avec son pupille ; il en informe les ministres
Amelot et Montbarrey,et reçoit de M. Amelot cette réponse
encourageante :
« Sa Majesté approuve cette démarche, même elle
« sait gré à l'abbé de l'Epée .des motifs qui l'y détermi-
« nent ; elle a chargé le Ministre d'écrire à l'Intendant de lui
« faire donner par son subdélégué toutes les facilités dont
« il aurait besoin pour les vérifications dont il s'agit »
La maréchaussée fut informée du voyage de l'abbé,
et reçut l'ordre de veiller sur sa personne et celle de son
pupille.
A leur arrivée dans la ville de Clermont, une certaine
surexcitation se produisit.
Cette affaire d'abandon et « d'exposition » d'un enfant
enflammait les imaginations et touchait les cœurs.
La haute réputation de l'abbé de l'Epée, son autorité,
ses vertus donnaient un grand poids à cette reconstitution
d'état civil.
A leur insu, sans doute, beaucoup de personnes en
subirent l'influence.
Amis, parents reconnaissaient le petit Solar. Son
grand-père maternel, lui-même, en fournit un témoignage.
l'abbé de l'épée 93
Des détails secondaires viennent s'ajouter comme
preuves. Le petit Solar avait une surdent; on constate
qu'il en a été arraché une au petit sourd-muet de l'Hôtel-
Dieu ; le petit Solar portait, sur une partie du corps, une
marque en forme de lentille; le sourd-muet de l'abbé de
l'Epee la porte au même endroit. La nourrice et le père
nourricier du fils du comte de Solar attestent ces choses.
Devant de semblables et aussi étranges coïncidences,
comment le charitable abbé n'aurait-il pas senti croître
sa confiance en une conclusion ardemment désirée ?
L'enfant trouvé dans un état de détresse, près Péronne,
devint donc réellement à ses yeux le rejeton d'une famille
illustre ; c'était bien le fils du feu comte de Solar, l'abbé
de l'Epée n'en faisait plus aucun doute.
Il donna à son pupille le nom de Joseph, par l'analogie
qui se trouvait, disait-il, entre cet enfant et le Joseph de
l'Histoire Sainte. Enfin, il le présenta dans ses leçons
publiques comme le descendant de la famille Solar, et
obtint pour lui une pension du duc de Penthièvre.
Malheureusement, les choses ne demeurèrent pas en
l'état, et cette étrangère affajre, qui donna lieu à plusieurs
procès, et qui est classée parmi les « Causes célèbres » ,
passionna diversement les contemporains. Elle donna lieu
à des polémiques ardentes, à des discussions très vives,
à des témoignages suivis de rétractations qui la compliquè-
rent et l'obscurcirent. L'action de la justice s'en trouva
94 l'abbé de l'épée
embarrassée. Dans le public, on ne savait plus à quelle
opinion s'arrêter. L'abbé, infatigable protecteur de Joseph,
multipliait les démarches et les sollicitations.
Deux jugements, contraires l'un à l'autre et rendus à
plusieurs années de distance, laissèrent subsister des doutes
dans l'esprit des partisans de Joseph, et ce sourd-muet,
objet d'une si longue procédure, alla finir sa vie troublée,
sur un champ de bataille, au service de l'Autriche.
Si, comme on le croit généralement, l'abbé de l'Epée
a été abusé dans toute cette affaire, s'il a agi avec une
imprudence et un entraînement regrettables, à l'encontre
des sages avertissements que des voix autorisées ne lui
ménagèrent pas, son exeuse est dans le mobile générera
et charitable qui le fit agir.
Démarches incessantes, sollicitations réitérées, sacri-
fices d'argent, rien ne lui coûta pour faire reconnaître
juridiquement le descendant de la famille Solar.
Le plus fâcheux, c'est que des innocents eurent à souf-
frir des illusions de l'abbé et du zèle malencontreux qu'il
déploya dans cette funeste entreprise où ses lumières ordi-
naires, son intelligence, son. robuste bon sens semblent
lui avoir fait complètement défaut.
Après le voyage de Clermont, les choses ne pouvaient
donc demeurer en l'état, car si le petit Joseph avait été
volé à sa famille, il fallait découvrir le coupable et le
livrer à la justice.
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CONCLUSION D'UN LONG PROCÈS
['enquête commencée dans la ci-devant Picardie,
se poursuivit en Languedoc;
A Alby, à Toulouse, comme il s'était produit àClermont,
plusieurs personnes reconnurent Joseph; il est vrai que
ces mêmes personnes le « méconnurent » plus tard.
Cette nouvelle enquête apprit qu'il avait été fait, à
Charlas, sous la date du 28 janvier 1774, diocèse de
Comminges, un acte mortuaire portant seulement ceite
désignation : «r Le comte de Solar ».
Il n'y en avait pas d'autres déposés au greffe de la
Sénéchaussée de Toulouse, mais le double registre,
demeuré au curé de Charlas, parlait en marge, et fait
après coup •
96 l'abbé de l'épée
« l|n enfant d'environ dix à douze ans, qui était muet
« et qu'on appelait »
Cette différence entre les deux registres devient la
preuve d'un crime de suppression d'état.
« Sur cette faible donnée, on accuse un étudiant en
« droit du nom de Cazaux qui, dans l'automne de 1773,
« est parti de Toulouse avec l'enfant Solar et l'a conduit
« à Gharlas. »
« Cazaux père a signé comme témoin l'extrait mor-
« tuaire. »
On se croit en présence des coupables.
Le Châtelet de Paris décrète de prise de corps Cazaux
fils, et d'assigné pour être ouï.
Cazaux père, le curé de Charlas et deux ou trois autres
individus sont arrêtés comme complices et inculpés de
la suppression d'état et exposition de l'enfant Solar.
Ici se déroule la partie lamentable du procès.
Cazaux fils, traité avec une incroyable rigueur, est
amené de Toulouse à Paris, chargé de chaînes et en
charrette découverte.
Arrivé à Paris, on le met dans un cachot ; il y reste
vingt-deux jours, demeure un an en prison et obtient enfin
« la faveur » de présenter sa défense.
Certes, de pareilles souffrances ne pouvaient qu'affliger
le vénérable abbé de l'Epée, et il dut déplorer amère-
ment d'en être la cause involontaire.
Arrivé à Paris, on le met dans un cachot (page 96)
L ABDE DE LEPEB
98 l'abbé de .l'épée
Ses sentiments d'humanité, prouvés par une vie d'abné-
gation et de dévouement, le mettent à l'abri du plus léger
soupçon d'indifférence ; mais on ne saurait trop déplorer
sa persévérante obstination à poursuivre un procès aussi
sérieux, engagé sur des données légères, et dans lequel les
preuves probantes faisaient défaut.
Mgr Elie de Beaumont, archevêque de Paris, publia
sur cette affaire un mémoire qui demeura sans effet.
L'abbé de l'Epée, épris de sa chimère, en resta séduit
et ferma l'oreille, tant aux conseils dictés par la prudence,
qu'aux objurgations de son supérieur hiérarchique. Ce
fut la seconde et probablement la dernière erreur de l'abbé
de TEpée, et c'est un grand sujet de méditation pour le
penseur, pour le chrétien, que cette faiblesse de vue, cette
fragilité de la raison humaine à laquelle n'échappent pas
même les volontés les plus droites, les intelligences les
mieux douées.
Cazaux fut donc enfin admis à présenter sa défense.
Il le fit avec une clarté et une simplicité qui convain-
quirent ses juges de son innocence :
« Je devais, dit-il, aller passer les vacances de 1773
<r chez mon père, à Gh arias, et me rendre de là à
* Bagnères.
« J'informai de ce voyage Madame de Solar, qui me
« pria de me charger de son fils, parce qu'on lui faisait
« espéra' que les eaux de Bagnères le guériraient de sa
l'abbé de l'épée 99
« surdité. J'y consentis, et partis publiquement de Tou-
« louse, le 4 septembre 1773, à cinq heures du soir,
« emmenant l'enfant sur mon cheval.
« Je le conduisis à Gharlas, puis à Bagnères. Il y prit
« les eaux, qui ne le guérirent pas, et je le ramenai à
« Charlas.
« Là, cet enfant tomba malade de la petite vérole, Moi,
« je ne le quittais pas.
« A son chevet, je pris cette maladie et je fus à toute
« extrémité. Couché dans la même chambre que lui,
« j'étais travaillé d'une fièvre qui allait jusqu'au délire.
« Le petit Solar mourut ; on l'enterra. J'étais hors d'état
« de donner ses noms ; c'est pourquoi le curé de Gharlas
« se contenta de le désigner par ces mots ; « Comte de
v Solar. »
Après cette déposition, le curé de Charlas comparut à
son tour. Il déclara que, parcourant son registre long-
temps après, il avait trouvé que cette désignation était
« trop brève » ; qu'elle ne disait ni si le défunt était un
jeune homme ou un vieillard, un célibataire ou un
homme marié, et qu'il avait cru pouvoir, sans inconvé-
nient, faire l'addition qu'il s'était permise sur le registre.
L'innocence des accusés était évidente. D'ailleurs, à qui
aurait profité cette substitution d'enfant? Ni le comte de
Solar, défunt, ni sa veuve n'avaient laissé de fortune. « Même
cette dernière avait des dettes. » Ses créanciers avaient
100
l'abbé de l'épée
« fait saisir ses pelits meubles et ses nippes après sa mort,
« presque sur son cadavre » ,
Tronçon Ducoudray (i) prononça plusieurs beaux plai-
doyers en faveur de Gazaux.
On prouva que le petit sourd-muet de l'abbé de l'Epée
(1) Cet avocat distingué, du barreau de Paris, s'était offert pour
défendre Louis XVI. Il partagea- avec Chauveau-Lagarde l'honneur de
défendre la reine Marie-Antoinette, et sauva plusieurs victimes de la
Révolution.
Grave par LeBw
102 l'abbé de l'épée
était le fils de Mathieu Pinchon, dit Lamothe, manouvrier
au village de Montigny, pays de Liège, à une demi-lieue
de Charleroi ; qu'il avait été enmené de chez son père par
un de ses frères nommé Alexandre, plus âgé que lui, et qui
l'avait laissé à Cuvilly au milieu du chemin.
Le Châtelet, par sa sentence du 28 juin 1781, déchargea
Cazaux et les autres inculpés de toute accusation.
Cependant, et cette décision n'est pas l'une des choses
les moins singulières du procès ; les juges, entraînés par
l'opinion publique, déclarèrent, dans cette même sentence,
que Joseph était fils du feu comte de Solar et qu'on l'auto-
risait à en porter le nom et les armes, ordonnant que
renonciation de sa mort, sur le registre de la paroisse de
Charlas, fût rayée comme fausse.
Cazaux et la demoiselle Caroline Solar, sœur du petit!
Solar, qui, d'abord, avait cru reconnaître son frère, mais
s'était ensuite rétractée, interjetèrent appel de celte
sentence.
Le procès resta pendant au Parlement de Paris ; la Révo-
lution survint; l'abbé de l'Epée mourut avant le prononcé
du jugement définitif.
Il s'éteignit en i789, et le second arrêt ne fut rendu, en
dernier ressort, que le 24 juillet 1 792.
En ce qui concerne Joseph Solar, il infirmait le premier
jugement.
Le prononcé en ^ait ainsi conçu :
l'abbé de L'ÉPÉE Wô
« Déclaré que l'enfant sourd et muet, mort des suites
« de la petite vérole, chez Cazaux père à Charlas, le
« 28 janvier 1774, et inhumé le lendemain dans le cime-
ce tière de la paroisse dudit lieu, était véritablement
« Guillaume-Jean-Joseph, sourd et muet, fils unique de
« Vincent Joseph de la Fontaine Solar, de Jeanne-Pauline-
« Antoinette Clignet, son épouse, lequel était né à
« Clermont, le 1 er novembre 1762.
« fait défense à l'individu
« nommé Joseph, de se dire, et qualifier, fils des sieur et
« dame Solar et de prendre les noms et exercer les droits
« et actions appartenant à cette famille. »
Le compte rendu de ce procès est emprunté à la
Décade philosophique, littéraire et politique, qui l'a publié le
20 floréal, an VIII (n° 23).
Il surprit et indigna les amis de l'abbé de TEpée, autant
que le premier jugement avait surpris et indigné ses
adversaires.
Des écrivains avancèrent que le sourd-muet Joseph
n'avait perdu ce second procès que parce que la mort
l'avait privé de ses puissants protecteurs : l'abbé de l'Epée
et le duc de Penthièvre ; mais des magistrats, en grande
réputation et d'une intégrité reconnue, dirent hautement
que, par l'arrêt définitif, justice était enfin rendue à qui
de droit.
Quelle que soit l'opinion à laquelle on se range, il reste
104 l'abbé de l'épêe
clairement acquis que l'affaire Solar causa bien des peines
au pauvre abbé de l'Epée, dont les charitables intentions
l'entraînèrent plus loin qu'il n'aurait fallu, peut-être; et
il aurait fait sagement en se rendant aux exhortations
de Mgr de Beaumont, et en suivant le conseil du Ministre
de la guerre qui lui avait écrit, après la première enquête]:
a II paraît convenable de s'en tenir là. »
Sire, répondit l'abbé avec une simplicité touchante, mais ferme (page 112.)
WflWfWfWfW
XI
LA. VISITE DE JOSEPH II
[a renommée de l'abbé de l'Epée ne se cantonnait
pas en France ; son nom était répété dans toutes
les contrées de l'Europe, et, s'il avait des détracteurs, plus
ardents que convaincus, il comptait aussi parmi le peuple,
chez les hommes de science, et jusque dans les cours
étrangères, des admirateurs enthousiastes.
Les personnes de marque que leurs affaires ou leurs
plaisirs amenaient à Paris s'intéressaient volontiers aux
progrès de l'enseignement donné aux sourds-muets ; et
plus d'un sollicitait l'honneur de connaître le vénérable
prêtre qui leur consacrait, si généreusement, sa fortune et
sa vie.
Un matin de l'année 1777, Paris voyait arriver dans ses
108 l'abbé de l'épée
murs le descendant de la grande Marie-Thérèse, Joseph II,
empereur d'Autriche, qui venait rendre visite à son beau-
frère, le roi Louis XVI, et à sa sœur, la reine Marie-
Antoinette.
Joseph II était un prince éclairé, libéral et bienfaisant.
Les questions humanitaires le touchaient beaucoup, et
maintes fois il s'était entretenu, avec des hommes
compétents, des travaux entrepris en faveur des sourds-
muets. Ceux de l'abbé de l'Epée avaient été particuliè-
rement l'objet de ses méditations. Il éprouvait un ardent
désir de se rendre compte, par lui-même, des services que
la méthode du bon abbé pouvait rendre aux malheureux
privés ds 5 'ouïe, et il avait décidé de rendre visite à ce
vénérable instituteur, dans sa maison de la rue des
Moulins.
Hélas ! en Autriche comme dans les autres contrées
de l'Europe, comme dans le monde entier, on rencontrait
un grand nombre de sourds-muets, voués, faute d'instruc-
tion, à l'idiotisme, et bien souvent à la misère.
On citait bien qu'un nommé Lucas, entrepreneur de
bâtiments, à Gauges (Hérault), avait commencé l'éducation
d'un sourd-muet, nommé Saboureux de Fontenoi, qu'un
professeur suisse faisait, à Lausanne, celle de plu-
sieurs de ces malheureux, que des dévouements privés
se manifestaient de temps à autre et avaient droit à la
reconnaissance ; tels le géomètre de Meiran, M me de Sainte-
l'abbé de l'épée
lOi*
flose, religieuse de la Croix, et plusieurs autres personnes
qui avaient entrepris une ou deux éducations particulières.
Enfin, on savait que Rodrigue Péreire faisait miracle avec
ie mouvement des lèvres, exerçant le sourd-muet à arti-
^Pf4â^
Portrait de Rodrigue Péreire.
culer successivement des syllabes, des mots et des phrases.
Mais tout cela était circonscrit, restreint à quelques cas
particuliers, ou réservé aux heureux de ce monde à qui
une grande fortune permettait de rémunérer largement
le maître. Péreire faisait parler uniquement les enfants des
princes et d§s grands seigneurs, et loin de s'appliquer à
HO l'abbé de l'épée
la divulgation de sa méthode, il la gardait avec un soin
jaloux.
L'abbé de l'Epée, comme on l'a vu, procédait d'une
façon tout opposée. Il s'adressait à tous, il se dévouait
aux pauvres, il réclamait avec instance des hommes de
bonne volonté disposés à s'instruire, à devenir ses
disciples, à le remplacer un jour lorsque ses forces le
trahiraient.
Ainsi que le comportaient et les rapports de souverains
à souverains et les sentiments de famille, l'empereur
Joseph alla rendre visite au roi son beau-frère et a sa sœur
la reine Marie-Antoinette qui tenaient leur cour à
Versailles. Il passa quelques jours auprès d'eux et rentra à
Paris le 7 Mai, vers huit heures du matin.
— Je veux, dit le monarque étranger, aux personnes de
sa suite qui l'avaient accompagné à Versailles, mettre à
profit cette journée pour visiter quelques monuments. Mais
je tiens surtout à me rendre chez l'abbé de l'Epée que, du
reste, j'ai fait prévenir à cet effet.
Gomme neuf heures sonnaient, l'empereur alla au Louvre
qu'il voulait achever d'examiner à loisir.
Ensuite, il vit beaucoup d'artistes, s'entretint longuement
avec eux et vint dîner à l'hôtel de Tréville.
Le repas achevé, il dit encore :
— Ce soir, j'irai à la comédie et je ferai visite à M m9 la
Princesse, chez l'ambassadeur d'Espagne; en attendant, je
L'ABBE DE L'EPEE îll
vais aller chez l'abbé de l'Epée. J'ai grande hâte de
connaître ce bienfaiteur de l'humanité.
L'empereur se rendit alors à la butte Saint-Roch,
impatient de juger, par lui-même, de tout ce qu'il avait
entendu dire du maître et des élèves. Il avait aussi l'inten-
tion de proposer à l'abbé de l'Epée de venir enseigner à
Vienne.
Là, ni les honneurs ni les récompenses ne lui auraient
fait défaut. C'était un noble dessein qui ne s'exécuta pas.
Joseph II devait bientôt apprendre que ni l'argent ni les
honneurs ne séduisaient l'abbé de l'Epée, et que la plus
grande attirance était, pour lui, la pauvreté.
L'école de la rue des Moulins avait ce jour-là son aspect
ordinaire.
Aucun préparàtif n'avait été fait pour recevoir l'hôte
illustre qui s'était annoncé.
L'empereur allait trouver, dans la modeste institution
des sourds-muets, l'accueil respectueux et empressé dû à
son rang, mais rien de plus ; car les heures de l'abbé de
l'Epée ne lui appartenaientpas.il ne se trouvait pas le droit
d'en disposer, même en faveur d'une tête couronnée, et
c'était au milieu de ses chers élèves, en leur faisant la
classe, qu'il attendait l'empereur Joseph II et sa suite.
C'est bien ainsi, du reste, que l'entendait ce souverain,
connu pour la simplicité de ses goûts. Chacun savait qu'il
bannissait de sa cour cette rigoureuse étiquette, usitée en
il2 l'abbé de l'épék
France, et à laquelle Marie-Antoinette ne put jamais se
plier sans un ennui profond qu'elle ne prenait pas toujours
la peine de dissimuler. La réception, pour être modeste, ne
devait donc lui paraître que plus agréable.
La perspective d'une semblable visite aurait pu flatter
l'amour-propre de l'abbé de l'Epéè. Il n'en était rien ; une
reconnaissance sincère et vive trouvait seule place dans
son cœur. Peut-être la présence de l'empereur allait-elle
profiter aux sourds-muets, favoriser la diffusion de
l'alphabet manuel ; car le bon abbé se figurait avoir
trouvé le langage universel. Quoi qu'il en advînt, l'em-
pereur d'Autriche, s'il sortait satisfait de l'école et de ce
qu'on y apprenait, deviendrait, sans doute, un protecteur
pour le pauvre abbé de l'Epée qui en avait si grand besoin?
Telles étaient les pensées qui hantaient l'esprit de ce
dernier.
— Monsieur l'abbé, dit Joseph II avec une bienveillance
charmante, je désire assister à l'une de vos leçons.
L'abbé remercia de l'honneur qui lui était fait, et la
classe, interrompue par l'entrée du souverain et de sa petite
suite, recommença sur-le-champ.
Les élèves, excités par le désir de plaire à leur maître,
firent preuve d'une intelligence et d'une compréhension
qui dépassaient de beaucoup ce que l'empereur avait
attendu d'eux.
Certes, leur instruction était loin d'être achevée ; les
l'abbé de l'épée H 3
résultats obtenus ne pouvaient même pas faire pressentir
les progrès réalisés depuis parles successeurs de l'abbé de
l'Epée, mais Joseph II en fut transporté de joie et il
fit au maître les offres les plus brillantes pour le décider
à venir fonder une école à Vienne et la diriger sa vie
durant.
Si avantageuses que fussent ces offres, l'abbé de l'Epée
y répondit par un refus respectueux, mais formel.
— Je veux pourtant, insista l'empereur, que votre
admirable enseignement et ma visite dans votre école
profitent à mes semblables. Ne puis-je vous envoyer une
jeune demoiselle à laquelle vous donneriez vos soins? Je
'm'intéresse particulièrement à sa famille; elle est riche
et vous seriez largement rémunéré.
Sire, répondit l'abbé avec une simplicité touchante
mais ferme, mon enseignement est gratuit ; et si vous me
donnez la grande consolation de m'envoyer quelques sourds-
muets, je les instruirai comme les autres, sans profit, et
pour l'amour de Dieu.
L'empereur jeta sur le vieux prêtre un regard empreint
d'une admiration profonde.
— Je veux absolument essayer de venir en aide aux
déshérités de mon royaume, reprit Joseph II après
quelques moments de silence, la question est d'en prendre
les meilleurs moyens. Monsieur l'abbé, que me conseillez-
vous?
114 l'abbé de l'épée
— Sire, je crois que si vous daigniez m'envoyer un sujet
de trente ans environ, doué d'intelligence et assidu au
travail, il serait promptement instruit, en suivant nies
leçons, de ce qu'il est nécessaire de savoir pour fonder un
institut dans votre capitale.
— Soit, fit Joseph II, d'un ton qui dénotait sa confiance
dans les paroles de l'abbé. Je suivrai aveuglément votre
conseil.
Il constata alors que, depuis son entrée dans la classe,
le temps avait fui rapidement.
Deux heure? et demie s'étaient écoulées. L'empereur se
leva, s'approcha d'un bureau et y déposant vingt-cinq
louis :
— Pour vos infirmes, dit-il à l'abbé.
Celui-ci remercia avec effusion et remit à chacune des
personnes de la suite un exemplaire de sa méthode, relié
en velours. Puis, s'adressant à Joseph II, il lui offrit un
paquet cacheté qu'il le pria de n'ouvrir qu'à Vienne.
L'empereur s'était fait une loi de n'accepter aucun
présent au cours de son voyage.
Il eut donc un moment d'hésitation et la pensée de
refuser lui vint à l'esprit. Mais, quoi, repousser un souvenir
que présentait l'abbé de l'Epée? Joseph II ne s'en sentit pas
le courage.
— Nous sommes ici à Vienne, dit-il en ouvrant le
paquet qui avait été soigneusement cacheté
l'abbé de l'épée 115
Sous l'enveloppe, se trouvait un livre semblable à celui
que l'abbé de l'Epée avait donné aux personnes qui accom-
pagnaient l'empereur; mais, sur la couverture de celui-ci,
se voyaient les armes du souverain d'Autriche, gravées
en or.
— Ce livre est sûrement à moi, conclut l'empereur,
puisqu'il porte mes armes.
Et il l'accepta, faisant, en l'honneur de l'abbé de l'Epée,
une exception toute particulière.
L'abbé se disposait à reconduire son illustre visiteur :
— Votre temps ne vous appartient pas, fit Joseph II ;
vous n'avez pas le droit d'en priver vos élèves. Restez
auprès d'eux, Monsieur l'abbé, je ne veux pas être
reconduit.
L'abbé de l'Epée obéit. Avant de sortir, l'empereur lui
remit une tabatière en or, sur la boîte de laquelle était son
portrait, formant un médaillon cerclé d'or, puis il quitta
l'école de la Butte Saint-Roch, emportant dans son cœur
un inoubliable souvenir de ce qu'il y avait vu.
Les jours suivants, Joseph II assista à la messe dans
différentes églises, à Notre-Dame, aux Carmes, à Saint-
Sulpice, au Val-de-Grâce, aux Théatins, et une fois à
Saint-Roch, où, chaque jour, le bon abbé de l'Epée célé-
brait le saint Sacrifice; ensuite il repartit pour Versailles
où le roi et la reine l'attendaient.
CHAPITRE XII
L'ABBÉ STORCH
• 'empereur d'Autriche avait résolu de visiter les
différentes capitales de l'Occident. Il poursuivit
bientôt son voyage, acheva son tour d'Europe et rentra
dans ses Etats, désireux de mettre à profit ce qu'il avait
vu et appris pendant son absence.
Dans ce but, il se hâta d'envoyer à Paris un homme
dont l'intelligence lui inspirait une grande confiance,
l'abbé Storch, qui y arriva muni d'une lettre autographe
de l'empereur pour l'abbé de l'Epée.
Le souverain recommandait chaudement à celui-ci son
envoyé.
L'abbé Storch, comme l'avait fait précédemment l'abbé
Sicard, devintle disciple de l'abbé de l'Epée, et, à la grande
l'abbé de l'épée 117
satisfaction de l'empereur Joseph, il acquit les connais-
sances dont il avait besoin pour enseigner à son tour.
La méthode de l'abbé de l'Epée, introduite d'abord à
Vienne, se répandit successivement en Bavière, en Alle-
magne, en Danemark, en Italie, en Hollande, en Russie, en
Suède, en Portugal, en Espagne, à Birmingham, à
Dublin, d'où elle passa aux Etats-Unis.
Le nombre des élèves et des maîtres se multipliait par
tous pays.
En France, M 118 Charlotte Blouin, élève de l'abbé de
l'Epée, ouvrait, en 1777, l'école d'Angers; celle de l'abbé
Sicard (1785) allait devenir prospère.
L'entraînement était général.
Les ennemis de l'abbé de l'Epée s'épuisaient dans une
lutte stérile et indigne d'hommes de cœur; on s'étonne
même de leur triste persévérance. Heinicke, qui professait
en Suisse, en faisant un secret de sa méthode, écrivait à
l'abbé Storch :
« Gardez-vous de suivre les enseignements de l'abbé
« de l'Epée. »
Mais ses conseils n'étaient pas écoutés. Et comment lui,
le vénérable abbé, répondait-il à des attaques si cruelles,
si injustes? Par une douceur inaltérable, par une magna-
nimité que rien n'altéra jamais, que rien ne put lasser.
Il discute avec ses ennemis, cherchant à les convaincre.
Il use de tous les moyens de persuasion qui sont en son
118 l'abbé de l'épée
pouvoir pour les gagner à sa cause et transformer des
adversaires de la veille en coopérateurs du lendemain.
Mais son désintéressement irrite les gens cupides. On lui
reproche — et ce reproche est encore un hommage rendu
à son caractère — « De consacrer tout son temps aux
pauvres. »
« Je ne fais d'exclusion pour personne, répond l'abbé
« de l'Epée; ma vie appartient à tous les sourds-muets,
« de quelque classe, de quelque pays qu'ils soient. Que lés
« enfants des riches viennent chez moi, je les recevrai
« par tolérance, mais c'est pour les malheureux que j'en-
« seigne ; sans eux, je n'aurais jamais entrepris d'ouvrir
« une école pour instruire les sourds-muets. »
Sublimes paroles qui révèlent le cœur de l'apôtre et
commandent l'admiration.
Rien ne pouvait donc attiédir son zèie, et les grands
esprits, les âmes généreuses s'inclinaient devant une si
haute vertu.
En 1780, Timpératrice de Russie, Catherine II, envoya
une ambassade chargée de lui offrir en présent une
somme considérable ; il la refusa en ces termes :
— « Monsieur l'Ambassadeur, je ne reçois jamais
« d'or, dites à Sa Majesté que si mes travaux ont quelques
« droits à son estime, tout ce que je lui demande c'est
« de m'envoyer un sourd-muet de naissance. »
Et il accepta seulement le portrait de l'impératrice.
LABBË DE L ÉPEE 119
Mais, hélas! ce professorat gratuit nécessitait, de h part
du maître, des dépenses sans cesse renouvelées. Les
ressources de l'abbé de l'Epée devenaient insuffisantes
pour subvenir à ses propres besoins.
En dépit du secours qu'il trouvait chez son frère, tout
dévoué à la cause, mais dont la fortune s'épuisait aussi,
le pauvre abbé avait à souffrir de réelles privations.
Il aurait fallu que le roi vînt plus efficacement à son
aide et prit à sa charge les frais d'un institut . Mais les
finances étaient alors dans un état qui inquiétait et le roi
et les ministres, appelés à les améliorer.
Les deux règnes précédents y avaient porté de graves
atteintes, tant par des guerres successives que par des
dépenses exagérées ; et si les idées philanthropiques se
propageaient de jour en jour plus rapidement, les moyens
de rendre supportable le sort des malheureux faisaient
défaut ; la plaie du paupérisme s'élargissait encore.
Entre les théories humanitaires et leur application, il
y avait un abîme : c'était le manque d'argent, et chez
quelques-uns, peut-être, l'absence de bonne volonté.
Certes, Louis XVI souffrait des souffrances de son
peuple; il savait compatir à toutes les misères et s'inté-
ressait aux travaux de l'abbé de l'Epée. Il lui en donna, du
reste, plusieurs fois l'assurance par des paroles encoura-
geantes et par un don fait sur sa propre cassette. Mais ce
n'était là qu'un secours temporaire et qui ne pouvait
120 l'abbé de l'épée
suffire. Turgol, Malesherbes, eux aussi, voulaient des
réformes et rêvaient de faire le bonheur du genre humain;
des améliorations sensibles se réalisaient dans l'ordre
matériel et dans l'ordre moral. Sur l'injonction du roi, Hue
de Miromesnil, en l'année 1780, abolissait la « question »
et la torture qui, depuis des siècles, faisaient endurer aux
coupables, et parfois même à des innocents, des supplices
mille fois plus terribles que la mort. C'était une œuvre
juste, une œuvre sainte et digne du cœur de Louis XVI.
Mais la question financière ne pouvait se résoudre aussi
facilement ; les économistes cherchaient vainement à y
porter remède; l'argent manquait et les fondations chari-
tables, trop peu nombreuses, étaient dues à l'initiative
privée.
Enfin, pourtant, et grâce à des influences puissantes,
grâce à des protecteurs que les difficultés ne découra-
geaient pas, le roi Louis XVI qui avait, en 1778, adopté
l'œuvre des sourds-muets, la prenait plus spécialement
sous sa protection en 1785, en lui accordant une pen-
sion de 6.000 livres.
Hue de Miromesnil, sur l'ordre du roi, informa l'abbé de
l'Epée qu'il pourrait s'établir avec ses élèves aux Célestins,
et y poursuivre le cours de son enseignement.
Cette faveur royale fut accueillie avec une profonde
reconnaissance, car les différentes écoles, établies à Paris»
n'étaient plus suffisantes pour les élèves des deux sexes
Pour les instruire, il les prenait isolément (page 124.)
122 l'abbé de l'épée
qui y accouraient de toutes parts. Malheureusement, l'ins-
tallation ne put avoir lieu qu'en 1794, cinq ans après que
la mort avait frappé l'abbé de l'Epée.
Les bâtiments affectés à l'école des sourds-muets, dans
l'ancien cloître des Célestins, s'élevaient près du quai
auquel il a donné son nom, à proximité de la campagne et
des rives de la Seine. Les sourds-muets y demeurèrent trois
ans et sept mois.
Pendant cette période, l'établissement fut partagé entre
eux et les jeunes aveugles à qui un homme de grand cœur,
Valentin Hatiy, dévouait sa vie.
C'est lui — comme on le sait — qui, par ses travaux et
l'invention de ses lettres en relief, adoucit sensiblement le
sort des infortunés privés de la vuo<
** — >S^ — ■*■*
I I I I I I T~
.CHAPITRE XIII
RODRIGUE PÉREIRE
Ja France prenait donc, enfin, le premier rang dans
l'enseignement des sourds-muets et semblait
vouloir, par le zèle que déployaient ses maîtres, se faire
pardonner les hésitations, les lenteurs dont elle avait usé
au seizième et au dix-septième siècle, tant par manque de
foi en une solution favorable que par ignorance oei
méthodes dont les inventeurs faisaient mystère.
Vers le milieu dudix- huitième siècle, un instituteur
étranger, venu en France, y jouissait d'une grande répu-
tation; il se nommait Rodrigue Péreire. C'était un israélite
espagnol, né en 1715, dans l'Estramadure.
Péreire remit en honneur les procédés de l'école espa-
gnole, et bénéficia des découvertes faites par Pedro de
Ponce et Jean-Paul Bonnet.
124 l'abbé de l'épëe
Il y joignit des exercices qu'il ne publia que d'une façon
sommaire, et ce qu'on connaît de son enseignement propre
est peu de chose.
En 1749, le 11 juin, il présenta à l'Académie, un de ses
élèves : d'Azy d'Etavigny, et le rapport favorable que les
commissaires firent de cette présentation, le mirent en
lumière et le désignèrent à l'attention des savants.
Une autre présentation eut lieu le 13 janvier 1751.
Cette fois, ce fut le jeune Saboureux de Fontenai qui
vint à l'Académie avec son maître.
Après l'audition, des éloges et des encouragements
fuient accordés, tant à l'instituteur qu'à l'élève.
Mais alors, pourquoi, si cette méthode offrait tant
d'avantages, ne l'adoptait-on pas? C'est que Rodrigue
travaillait pour lui, non pour les pauvres.
Il tirait un grand profit de son professorat, et tenait à
en garder le monopole.
Ses élèves se recrutaient uniquement dans les familles
riches,; on en cite quinze, environ, dans toute la carrière
de Rodrigue Péreire.
Pour les instruire, il les prenait isolément, s'enfermait
avec eux dans une chambre obscure, et commençait leur
éducation par le toucher, sans l'aide de la vue.
En l'un des très rares programmes qu'il ait fait
connaître, il déclare que son enseignement comprend deux
périodes :
l'abbé de l'épée 125-
Dans la première, il emploie « l'Alphabet manuel et
l'Ecriture » . Ce travail demande un an ou quinze mois
Dans la seconde, le sourd-muet est exercé à l'articula-
tion des mots. Il faut, dit Péreire, donner beaucoup de
temps à cette étude.
L'une de ses élèves fut M lle Marrois d'Orléans.
Elle était, paraît-il, remarquablement instruite. Ce
qu'on dit des travaux de Péreire ne peut qu'augmenter
le regret que ce professeur habile ne se soit pas adonné à
un enseignement plus général.
CHAPITRE XIV
L'HIVER DE 1788
es fonctions que l'abbé de i'Epée remplissait au-
près de ses « chers enfants » étaient diverses;
•et, plus d'une fois, les journées lui semblèrent trop
courtes pour tant d'occupations.
Directeur spirituel, en même temps qu'administrateur
de l'établissement, il apprenait le catéchisme aux
sourds-muets, les confessait, leur faisait faire leur Pre-
mière Communion, instruisait des professeurs, désireux
de participer à son œuvre, entretenait une correspondance
pédagogique en France et à l'étranger, et composait des
ouvrages.
Aussi, quelles que fussent son énergie et sa volonté, ce
labeur excédait parfois ses forces.
L ABBE DE L EPEE
127
Les années s'accumulaient sur sa tête blanchie ; sa santé
fléchissait sous le poids du travail et des privations.
Le rude hiver de. 1788 l'éprouva cruellement, et fut
marqué par l'un des épisodes les plus touchants de sa vie.
En cette année, la misère était grande. Un froid con-
tinu et rigoureux sévissait sur l'Europe ; les fleuves et
les rivières étaient chargés déglaçons; les bateaux con-
128 l'aube de l'épée
voyeurs ne pouvaient plus circuler; le chauffage se faisait
rare et cher.
On voyait, dans les campagnes, de malheureux paysans,
dénués de toutes ressources, privés de travail par la rigueur
de la saison, mourir sur les grands chemins. Dans les
villes, mêmes souffrances. En vain la charité s'ingéniait-
elle, en vain le roi multipliait-il les dons sur sa cassette
afin de venir en aide à son peuple, pauvrss et bourgeois,
enduraient de grands maux.
Un matin, i'abbé de l'Epée, vêtu d'une vieille soutane
dont le drap râpé annonçait de trop longs services, allait
et venait dans sa chambre. Il essayait de prendre à l'inté-
rieur, un peu d'exercice car, au dehors, la froidure était
extrême; surtout il cherchait à réchauffer ses pieds engour-
dis par une longue assiduité à un travail de plume.
L'âge amène les doukv.rs, depuis longtemps, déjà, l'abbé
en avait eu la preuve. Mais cet hiver si rigoureux accentuait
terriblement les siennes.
Ce matin-là, le vent faisait rage. Il soufflait à travers les
vitres, se glissait par les fentes des portes mal closes, s'en-
gouffrait en grondant dans une vaste cheminée qu'encom-
braient des cendres froides et de maigres tisons éteints ;
et sous cette bise glacée, le pauvre abbé frissonnait dans
tout son corps endolori ; ses doigts étaient rouges et gonflés,'
ses pieds restaient froids sous l'action de sa promenade
machinale. Néanmoins, son visage gardait une expression
L ABBÉ DE L ÉPÉfi
129
douce et calme qui contrastait avec le tremblement invo-
lontaire dont son être était secoué.
Hélas ! le digne abbé était maintenant un vieillard ! Il
subissait la loi' fatale des misères physiques, inhérentes à
notre pauvre nature ! Mais son âme, résistant à ces misères,
demeurait sereine; et son esprit, se dégageant des préoc-
h ABBE DE L EPEB
130 l'abbe de l'éi j ée
cupations terrestres, oubliait la rigueur de la saison cl
s'élevait dans les régions abstraites où le corps, dominé
par l'âme, fait, pour un moment, trêve aux exigences et
à la tyrannie de la vie matérielle.
Bientôt, cependant, la marche de l'abbé se ralentit;
il grelottait toujours; ses pieds raidis refusaient de se
mouvoir, ses dents claquaient sans qu'il y prît garde.
Une porte s'ouvrit alors doucement; une femme au
visage ridé, à la taille voûtée par les rudes labeurs apparut
sur le seuil; et, pénétrant dans là chambre, elle dit
avec une indignation encore contenue par le respect et
l'obéissance :
— Monsieur l'abbé, vous avez froid !
11 fit un signe de tête négatif comme un homme qui
serait devenu insensible à sa propre souffrance par l'habi-
tude journalière de penser à celle d'autrui.
— Si, vous avez froid ! grand froid ! poursuivit la
brave femme, qui n'était autre que la gouvernante
de l'abbé de l'Epée, et vous me défendez de faire du
feu ! Ah ! pourtant, ça ne peut pas durer comme
ça ! Vous tomberez malade, et vos élèves resteront aban-
donnés dans leur classe; ils seront bien avancés!...
N'est-ce pas?
A. ces paroles, l'abbé tressauta ; et, redescendant des
hauteurs où son esprit venait de s'oublier avec délices, il
murmura :
.Le maître les regarda arec surprise, mats, déjà, ils étaient tombés à genoux (page 133.)
132 l'abbé, DE l'épée
— Ai-je dit que j'aie froid? Non, vraiment, je n'en
ai pas parlé,
— Ah ! Monsieur l'abbé, vous n'avez pas besoin de le
dire, reprit avec l'emportement du zèle le plus dévoué la
bonne gouvernante ; ça se voit bien et, sans la grâce du
Bon Dieu, il y a longtemps que vous seriez cloué dans
votre lit ; car vous ne prenez aucun soin de vous.
— Puisque vous dites, vous-même, que la Providence
se charge de veiller sur moi, répliqua victorieusement
l'abbé dont le visage s'illuminait d'un rayon de foi ardente,
vous n'avez rien à craindre, et je n'ai pas besoin de m'en
occuper.
— Je vous dis, moi, Monsieur l'abbé, s'écria la pauvre
femme, qui usait, pour parler librement à son maître,
des droits que lui donnaient ses longs services, je vous dis
que je veux vous faire du feu ; il vous en faut !
— Non, repartit Fabbé de l'Epée d'un ton autoritaire
qui contrastait avec sa douceur accoutumée, je n'en ai
que faire ; bon nombre de gens s'en passent, je suis leur
exemple, \oilà tout.
Cette résolution formelle exaspéra la gouvernante.
Définitivement l'affection qu'elle portait à son maître
l'emportait sur le respect ; elle continua donc :
— Eh bien, moi, Monsieur l'abbé, je vous dis qu'en
grelottant du matin au soir, sous vos habits minces comme
du papier, vous désolez tout le monde. Vos élèves en pieu-
l'abbé de l'épëe 133
rent de chagrin. Ils répètent que vous ne pourrez pas
supporter tant de privations, que vous vous en irez dans
l'autre monde, ils s'en lamentent, et la pensée de ne plus
vous voir les désespère.
— Mes élèves !.. . mes enfants! murmura le prêtre
touché au cœur, ils pleurent, dites-vous ? Ils se désolent?
— Oui, Monsieur l'abbé , ça fait pitié- de les voir !
— Ah ! je ne veux pas qu'ils souffrent ; je me dois
entièrement à eux... Je ne vis que pour les consoler
Le vénérable prêtre était devenu perplexe. Que devait-il
faire ? Allait-il céder ?Non, il n'était pas encore convaincu.
— Mais c'est justement à cause d'eux, reprit-il, que je
ne puis me permettre des dépenses inutiles.
A ce moment, la porte par laquelle la gouvernante était
entrée se rouvrit, et les élèves de l'abbé de l'Epée qui,
évidemment, étaient d'accord avec elle, firent irruption
dans la chambre.
Le maître les regarda avec surprise; mais, déjà, ils étaient
tombés à genoux auprès de lui, les mains jointes, les yeux
fixés sur les siens, suppliants et tendres comme des en-
fants qui sollicitent de leur père une grâce ardemment
désirée.
Devant cette attitude, et à cette prière si éloquente, quoi-
que muette, l'abbé sentit s'évanouir toute sa force de ré-
sistance. Ses élèves pleuraient, se désolaient, la gouver-
134 l'abbé de l'épée
nante n'avait rien exagéré. Ah! comment lui, leur père
d'adoption, aurait-il pu les laisser en cet état !
— Mes enfants r mes pauvres enfants ! s'écria-t-il en leur
tendant les bras, pourquoi me demandez-vous de toucher
à un bien qui est devenu le vôtre? Si j'achète du bois ; je
vous ferai tort de 500 livres.
Il s'attendait peut-être à les gagner à son avis par ce
raisonnement. Les sourds-muets n'en furent pas touchés,
ils gardèrent leur attitude suppliante.
— Soit fit alors l'abbé de l'Epée incapable de sou-
tenir plus longtemps la lutte, puisque vous le voulez, j'achè-
terai du bois. Et le rigoureux hiver de 1788 s'acheva sans
que l'abbé osât se priver de feu un seul jour, comme
il l'avait fait précédemment, dans la crainte d'affliger la
chère famille que la Providence lui avait donnée.
*^#S§te^
CHAPITRE XV
APPROBATIONS
[es controverses qui s'engagent toujours autour
d'une grande cause, et qui sont même indispen-
sables à son développement, se poursuivaient entre les
instituteurs des sourds-muets, dont les vues et les pro-
cédés différaient entre eux. Ces controverses jetaient sur
la question des lumières précieuses, et faisaient ressortir
les bons côtés de chaque méthode.
Malgré certains défauts du système employé par l'abbé
de l'Epée, c'était assurément celui-là qui rendait alors les
plus grands services puisqu'il était applicable au « nombre »
L'Académie de Zurich, appelée à prononcer entre
Samuel Heinicke, professeur à Leipzig et l'abbé de l'Epée,
n'hésitait pas à se prononcer en faveur de ce dernier,
concluant que la méthode de Heinicke était trop coûteuse.
\ussi la maison de la rue des Moulins devenait-elle trop
petite pour contenir tes auditeurs. 11 ne s'agissait plus de
136 l'abbé de l'épée
savoir si on y serait assis « commodément » , la question
était d'y pouvoir pénétrer.
C'étaient d'abord les amis de l'abbé, puis les privilégiés,
admis par faveur à telle ou telle séance ; enfin, le public qui
se pressait, s'étouffait pour s'emparer des moindres places.
La salle où avaient lieu les exercices était généralement
prise d'assaut.
Elle ne contenait que cent personnes assises, et deux
cents s'y entassaient.
Pour assister à l'exercice de 1774, qui devait être le
dernier fait en public, huit cents personnes se présentè-
rent (1) ; on en admit probablement quatre cents, par
séance, puisqu'il s'en faisait deux dans le même jour, mais
ces auditeurs durent être peu à l'aise, et les élèves sourds-
muets en éprouvèrent tant de fatigue, que l'abbé de l'Epée
ne laissa plus entrer à la fois qu'une quarantaine de
personnes
On y voyait des gens de tout état : Princes du sang, ducs
et autres seigneurs de la cour, Ambassadeurs des cours
étrangères, magistrats, ecclésiastiques, académiciens,
sç.vants de tous pays.
« Je ne connais, disait le Maître, aucune partie de
« l'Europe, à l'exception de la Turquie, dont il ne soit
« venu des étrangers. »
(1) Ce nombre est fourni pavTabbé de l'Epée
L'ABBÉ DE L'ÉPÉE 13/
En l'année 1783, l'abbé de l'Epée présenta au nonce
du pape, le prince Doria-Pamphyli, onze de ses élèves qui
firent devant lui un exercice très remarquable sur les trois
mystères de la religion et les sacrements en général.
Plus de deux cents personnes assistèrent à cette séance.
Les élèves qui y prirent part répondirent aux questions
qu'on leur adressa, en français, en latin et en italien. Une
copie du programme de cet exercice termine le dernier
ouvrage de l'abbé de l'Epée. Saintville en rendit compte en
ces termes :
« J'ai lu, par ordre de Monseigneur le Garde des
« Sceaux, La véritable manière d'instruire les Sourds-Muets,
« etc. Cet ouvrage de M. l'abbé*** (1), si connu déjà par
< son Institution des sourds-muets et par les leçons gratuites
« qu'il leur donne avec tant de zèle, m'a paru tout à fait
* propre à étendre un art dont 1 on ne « sçaurait » trop
* apprécier les avantages, et à former les instituteurs qui,
* en le propageant, rendront, à la société, des membres
« presque perdus pour elle ; ce nouvel ouvrage, souverai-
« nement intéressant par son objet, par la méthode et la
« clarté, m'a paru très digne de l'impression. A Paris,
* ce 8 Mars 1784.
« Cadet de Saintville. »
Cette appréciation concluante était un hommage sincère
Jjien dû, certes, aux travaux de l'apôtre des sourds-muets.
(1) L'abb? de l'Epée ne signait jamais ses ouvrages.
^^t jSl ^" ^" j^I ^^ >.▼-* ~^u ^** ^^ *ft* Èfe *?K ^^ ^Bl.
IJW FIT "• "1" ^^T^ ^^^ ^^^ ^^^ ^^r ^^^ ^^> • ^^T ™A™ ^^T
CHAPITRE XVI
LÀ FIN D'UNE BELLE VIE
insi la vie de l'abbé de l'Epée s'écoulait dans l'ac-
complissement de l'œuvre à laquelle il avait déjà
consacré tant d'années. Partageant chaque jour, son temps
entre les devoirs de son ministère ecclésiastique et la
direction de son école publique, il ne s'accordait aucune
trêve, aucun repos ; et pourtaot ses forces déclinaient
rapidement, mais sans qu'il en voulût tenir compte.
Sa fortune avait passé tout entière dans les dépenses
nécessitées par ses fondations et par l'entretien de ses chers
enfants. Le procès qu'il avait soutenu en faveur de Joseph
Solar lui avait coûté de fortes sommes, et les chagrins
causés au vénérable prêtre par ses adversaires avaient usé
son corps sans diminuer son héroïque courage.
LALbË DE L'KPÉE 139
En vain ses amis lui conseillaient-il le repos, en vain la
nature réclamait-elle hautement ses droits méconnus, l'abbé
de l'Epée restait sourd à tous les avis. 11 bravait les années
et la souffrance, et poursuivait sa marche sur le chemin de
la vie, sachant bien, du reste, qu'il ne tarderait pas à
atteindre le but marqué par Dieu.
Bientôt la fatigue s'accentua, et la maladie vint à son
aide pour avoir raison de cette volonté qui ne fléchissait
pas, même sous l'étreinte de la vieillesse.
Le bon abbé comprit seulement alors qu'il lui fallait se
rendre, et que l'heure suprême était proche.
Il prit le lit et confia à ceux qu'il avait instruits, les
fonctions que sa faiblesse ne lui permettait plus de remplir.
L'abbé Marduel, le digne curé de Saint-Roch, le visitait
chaque jour ; et l'abbé de l'Epée trouvait une douceur
toute particulière à s'entretenir avec \ai.
N'était-ce pas l'ami fidèle? celui qui l'avait connu aux
heures douteuses et désolantes où ses tendances jansé-
nistes l'éloignaient de l'orthodoxie, alors que son cœur
restait à Dieu, par la charité?
Oui, c'était l'abbé Marduel qui, le premier, avait
ouvert son église à l'abbé de l'Epée, pour y célébrer le
divin Sacrifice, après l'abjuration de ses erreurs.
Combien maintenant lui semblaient dangereuses ces
doctrines qui avaient séduit sa jeunesse, et comme il
s'étonnait en plongeant dans ses lointaines années, d'y
avoir trouvé des charmes.
440 l'abbé de l'épée
Pourtant, il en évoquait le souvenir, afin d'en demander
encore une fois pardon à Dieu, avant de paraître devant
lui.
« Du moins, disait-il, s'assurant en la Miséricorde
« divine, je n'ai jamais commis une de ces fautes qui
« tuent les âmes. Une mauvaise pensée m'a poursuivi
« une seule fois dans ma vie, mais le Seigneurme donna
« la force de prier et de vaincre. Après une carrière lon-
« gue et tranquille, j'arrive au jugement de Dieu avec
< cette unique victoire. »
L'abbé de l'Epée avait alors soixante-dix-sept ans.
Le 23 décembre 1789, l'abbé Marduel vint lui admi-
nistrer les derniers sacrements. Etendu sur sa modeste
« couchette », dans cette chambre où chaque jour, depuis
tant d'années, il s'était agenouillé soir et matin devant le
crucifix suspendu à son chevet, le vénérable malade
avait cette sérénité que donne une conscience pure, ce
rayonnement divin qui met, par avance, une auréole au
front des élus.
Ses élèves, admis à être témoins de l'auguste et der-
nière cérémonie de l'Extrême-Onction, ce sacrement par
lequel le chrétien achève son voyage terrestre, ses élèves
se tenaient à genoux, formant cercle autour de son lit.
Ils avaient les mains jointes, le visage inondé de lar-
mes ; leur attitude, iairs regards révélaient une profonde
•douleur. L'heure de la séparation était venue ; il fallait se
l'abbé de l'épée 141
dire adieu ; les pauvres sourds-muets, hélas ! ne le
comprenaient que trop bien. C'était l'accomplissement de
ce que, jadis, leur maître leur avait enseigné en redescen-
dant la Butte Montmartre. Oui, leur père adoptif allait
quitter la terre ; son âmé, dégagée des liens qui la rete-
naient ici-bas, affranchie de toutes les douleurs, allait
bientôt jouir, dans un monde meilleur, des récompenses
promises au chrétien fidèle ; avaient-ils bien le droit, eux,
ses enfants de se plonger dans d'égoïstes regrets ? Ah !
peu leur importait le droit ! En ce moment cruel, ils ne
raisonnaient guère mais s'abandonnaient, sans réserve, à
leur douleur. Et lui, l'abbé de l'Epée, il murmurait
encore :
a Après moi, que deviendront mes chers enfants? »
Penché sur la couche funèbre, l'abbé Marduel prodiguait
à son ami ces paroles fortes et consolantes qu'inspire la Foi .
Soudain, la porte de la chambre s'ouvrit. Une députa-
tion de l'Assemblée Nationale entra.
A sa tête était Mgr Champion de Cicé, l'ancien arche-
vêque de Bordeaux, devenu garde des Sceaux de France,
ce prélat éclairé qui, l'un des premiers, avait payé un
tribut d'admiration à l'abbé de l'Epée en lui envoyant un
disciple, l'abbé Sicard. Comme il entrait, l'abbé de l'Epée
venait de se soulever- sur son lit, malgré sa grande faiblesse,
,et il étendait la main pour donner une dernière béné-
diction à ses élèves bien-aimés.
I \ 2 L ABBÉ DE L'ÉPÉE
Mgr de Cicé s'approcha du mourant, et, d'une voix
émue :
« Mourez en paix, dit-il, la Patrie adopte vos enfants. »
_ Un éclair de joie ranima, pour quelques secondes, le
regard à demi éteint de l'abbé de l'Epée, et une expression
indicible de bonheur et de reconnaissance passa sur son
visage défait.
Ses lèvres remuèrent, comme en une muette mais
ardente action de grâces, ses paupières s'abaissèrent len-
tement, un soupir léger s'exhala de sa poitrine ; puis l'abbé
de l'Epée, le libérateur des sourds-muets, le bienfaiteur
de l'humanité souffrante, s'endormit dans la paix du
Seigneur.
Il y eut un court moment de solennel silence dans la
chambre mortuaire. Des sanglots le rompirent. C'étaient
les orphelins qui, devant le lit funèbre, pleuraient, toujours
à genoux, le Père bien-aimé que la mort venait de leur
ravir!
i£'$£*fc%^<fyi%*fc [fyt'fy itfyfy& itty^tit^it.
MM^MMM^S^^
CHAPITRE XVII
HOMMAGES ET SOUVENIRS
j'abbé de l'Epée, en quittant ce monde, laissait à la
fois et de grands exemples à suivre, et le souvenir
de l'un de ces hommes choisis par Dieu pour être, sur la
terre, la vivante image de sa divine Providence.
On l'inhuma dans la chapelle latérale (chapelle Saint-
Nicolas) de l'église Saint-Koch, qui appartenait, paraît-il,
à sa famille, et où, pendant tant d'années, il avait, chaque
jour, dit sa messe.
C'est dans cette chapelle qu'on éleva le premier monu-
ment destiné à perpétuer sa mémoire. Les frais en furent
couverts par une souscription particulière.
Le tombeau qui s'y voit encore, est surmonté du buste
en bronze de l'abbé de l'Epée, vers qui deux jeunes
144 l'abbé de l'épée
sourdes-muettes tendent les mains en un geste de reconnais-
sance.
Chose étrange, les contemporains ne gardèrent pas
scrupuleusement le souvenir, du lieu où les restes de
l'apôtre des sourds-muets avaient été déposés ; la place
n'en fut pas marquée. C'est pourquoi il resta ignoré
pendant une période assez longue, et ne fut retrouvé, en
1838, que grâce aux fouilles entreprises par le sourd-
muet Berthier.
Le monument cité plus haut, hommage tardif et pourtant
bien mérité, ne date que de 1841 ; c'est l'œuvre du sculp-
teur Préault et de l'architecte Lassus.
La ville de Versailles, lieu de naissance de l'abbé de
l'Epée, ne pouvait, elle non plus, rester indifférente à tant
de gloire et de vertu. Elle le comprit et érigea à son tour
une statue à celui de ses enfants dont elle a le droit de
s'enorgueillir. Sur la porte de l'hospice de cette ville, on
peut lire la plaque commémorai! ve conçue ainsi :
SUR CET EMPLACEMENT
S'ÉLEVAIT LA MAISON PATERNELLE de l'abbé DE l'épée
NÉ A VERSAILLES, LE 24 NOVEMBRE 1712
PREMIER INSTITUTEUR PUBLIC
HOMMAGE DU C INT DES SOURDS-MUETS
1889
llllillllllllll|ll'IJJII : l;|Jl|;|'ll|l|'l IIIJillllllllllUIIIIIIIILJIIIIIIllllllllllllllllllllllllllllirillJlll,!,!,!,!!!:!,!:!!!^!!!.!^^!,!,!,!,!,,,,
APPENDICE
(es vœux de l'abbé de PEpée étaient exaucés. Il avait
rendu le dernier soupir, confiant en l'avenir de son
œuvre. Ses successeurs allaient continuer son enseignement en
l'élargissant, en y apportant des améliorations importantes et
très réelles. Ses travaux excitaient une admiration générale.
Justice lui était enfin rendue.
Au mois de juillet 1791, l'Assemblée nationale décréta que
l'abbé Michel de l'Epée serait placé au rang des citoyens ayant
le mieux mérité de la Patrie, et le 1 er avril 1794, l'Ecole des
Sourds-Muets était transférée dans le cloître Saint-Magloire,
situé rue Saint- Jacques.
Cet édifice, un ancien couvent, avait été fondé par la reine
Marie de Médicis.
Des bâtiments spacieux, un emplacement bien choisi en fai-
saient une demeure agréable, mais l'eau manquait ; c'était un
grave dommage, surtout pour une communauté. Désireuse de
parfaire son œuvre, Marie de Médicis, au prix d'assez grands
travaux amena d'Arcueil 1 eau dont les religieux avaient besoin.
l'abtié de l'épéb 10
14.6 l'abbë de l'ëpee
On doit encore à eette reine la fondation de deux hôpitaux
pour les malades : un au faubourg Saint-Germain, un autre à
Ghaillot. Elle fit également bâtir la maison des Carmélites d'Enfer
et celle des religieuses du Calvaire. Ces fondations sont des
palliatifs aux tristes souvenirs qui, d'autre part, s'attachent à sa
mémoire. L'ancien cloître Saint-Magloire est encore aujour-
d'hui une vaste construction.
Le monumental escalier intérieur et la superbe terrasse qui
domine les jardins, datent de 1643. Ils demeurent dans un par-
fait état de conservation et donnent tout à fait grand air à
l'établissement actuel des sourds-muets.
Au milieu de la cour d'entrée, s'élève la statue de l'abbé de
l'Epée, debout et instruisant un jeune sourd-muet.
Les sentiments qu'expriment les deux figures sont admira-
blement rendus.
Cette statue, inaugurée en 1879, est due au talent de Félix
Martin. A côté de ce pieux et artistique souvenir, et comme
pour I'oiribrager sous ses rameaux séculaires, se dresse un arbre
magnifique. C'est là, dit-on, que venait méditer Mallebranche à
l'époque où il travaillait à son ouvrage : Le Plan de la recher-
che de la Vérité
Trois bas-reliefs décorent le piédestal sur lequel repose la
statue.
Le premier représente l'abbé de l'Epée en présence des élèves
de la rue Saint- Victor et de leur mère ; celui-ci pleure. Le visage
de l'abbé est des plus expressifs.
Le deuxième met l'abbé en présence de Joseph II qui lui pro-
pose de venir à Vienne et de s'y établir. Les élèves du vénérable
abbé ont surpris le sens de l'entretien, et sont en proie à une
vive anxiété. L'un des enfants, incapable de dissimuler ses senti-
ments, même devant une tête couronnée, croise les bras derrière
Son dos, se tient debout, les jambes énergiquement tendues et
regarde Joseph II d'un œil où se lisent l'indignation et la menace.
e T'f-
L'Institution des sourds-muets (vue actuelle)
148 l'abbé de l'épée
Le troisième bas-relief, reproduit le touchant épisoJe de 1788,
alors que l'héroïque abbé supportait, sans permettre qu'on lui
fit du feu, les rigueurs de ce terrible hiver.
Pour l'érection de celte statue, un auteur, aussi modeste
— puisqu'il ne signa pas — que bien inspiré", composa un
délicieux sonnet dont une forme très poétique revêt les senti-
ments les plus élevés et les plus vrais. Le voici :
SONNET
SUR LA STATUT DE L'ABBÉ DE l'ÉPÉE
Le silence étemel où tu restes plongé,
sculpteur, se peut-il que ton cœur le regrette ?
Des cruautés du sort l'art divin t'a vengé :
Il donne à ta pensée un sublime interprèle.
Il met une auréole à ton front affligé ;
Le bronze t'obéit 1 Ton ciseau, qui lui prête
La vie et la chaleur, semble avoir dégagé
De la matière informe une beauté secrète.
Ainsi de leur torpeur, tout à coup dissipée,
L33 malheureux auxquels nul ne tendait la main,
Sortirent à la veix de l'abbé de l'Epée !
Seul, dans la pâle ébauchf il vit un être humain ;
Dans le regard éteint, il ralluma la flamme,
Et dans le corps inerte il fit palpiter l'âme !
Une jolie chapelle a été construite dans l'Etablissement.
Tout près de l'Institution Nationale, se trouve la paroisse des
sourds-muets, l'ancienne chapelle des Hospitaliers ; l'église
Saint-Jacques du Haut-Pas.
Cet ordre, fondé au dix-neuvième siècle, avait laissé le sou-
venir d'une charité évangélique qui s'harmonisait bien avec
l'œuvre nouvelle de la, rue Saint-Jacques. Les Hospitaliers
avaient jadis secouru les voyageurs, les pèlerins, les pauvres,
les malades. Les Congrégations de Saint-Jean de Dieu, des
Frères de la Charité, des Bons-Fils, etc., s'étaient dévoués à
l'humanité souffrante, et maintenant, dans ce Dieux sanctuaire,
l'abbé de l'épée 149
viennent s'agenouiller les sourds-muels, les chers enfanls de
l'abbé de l'Epée. Convertie en église en 1560, la chapelle
Saint-Jacques fut augmentée d'une nouvelle chapelle en 1584 ;
mais la première pierre de l'édifice actuel ne date que de 1675,
et le sanctuaire placé au chevet de l'église et dédié à la Sainte
Vierge est de 1688.
Un autre pieux et touchant souvenir s'éveille encore dans le
cœur lorsqu'on franchit le seuil de Saint-Jacques, c'est celui du
vénérable prêtre Jacques-Denis Cochin, qui en fut curé.
Cet homme de bien n'édifia pas seulement ses contemporains
par la douceur et l'éloquente persuasion de sa parole, il fonda
l'hospice qui porte son nom, et sa mémoire est et restera bénie
des pauvres et dçs souffreteux.
L'Institution Nalionnale des Sourds-Muets renferme de spa-
cieux ateliers où les élèves de la maison apprennent à gagner
leur vie par le travail.
Les professions et les étals les plus généralement choisis par
les sourds-muets sont ceux de modeleur, de sculpteur, de cor-
donnier, de jardinier, de menuisier, do lithogiaphe, d'impri-
meur, de typographe, de tailleur.
Il existe aujourd'hui des écoles de sourds-muets dans le monde
entier.
L'éloge de ces institutions n'est plus à faire; les élèves qui en
sortent sont le plaidoyer le plus éloquent en faveur de celte
œuvre admirable qui prouve d'une manière irréfutable la vérité
tant de fois contestée : Les sourds-muets peuvent et doivent
occuper une place dans la société.
Les noms de ceux qui se sont distingués, soit dans les arts
soit dans les étals manuels, voire même dans les études scienti-
fir-ues, formeraient une liste très longue.
Dès 1679, c'est-à-dire bien avant les travaux de l'abbé de
l'Epée, un nommé Guibal, sourd-muet de naissance, qu'on voulait
dépouiller d'un héritage lui revenant de droit, présenta au
150 l'abbé de l'épée
Parlement de Toulouse un mémoire qu'il avait rédigé lui-même,
et grâce auquel il eut gain de cause.
En 1746, un ouvrier plombier, également sourd-muet, vint
de Ganges (Bas Languedoc) à Paris elry bâtit une caserne. Puis
ce furent Azy d'Etavigny, qui comprenait par le mouvement
des lèvres et articulait nettement ses réponses ;
Sahoureux, lequel parlait et traduisait des ouvrages ; , .
Clément de la Pujade qui, en 1805, lut un discours de cent
pages devant le pape Pie VII, et lui servit la messe en disant
les répons - t et tant d'autres qu'on pourrait citer !
Certes, ce sont là des témoignages éclatants, des preuves
auxquelles les plus incrédules sont forcés de se rendre, et
Joubert, conseiller et médecin ordinaire du Roy et de la Reine
de Navarre, premier docteur régent, chancelier et juge de l'Uni-
versité de Médecine de Montpellier, s'il avait vu ces merveilles,
n'aurait pas fait la déclaration suivante, qui démontre combien
•les appréciations de son temps, sur cette matière, étaient
erronées :
Ainsi que la lettre escrite est le vicaire de la parole, il
« est impossible qu'on sçache escrire ou entendre l'escriture
« sans avoir jamais ouï. »
Les sourds-muets n'entendent pas, mais ils pensent, i's
parlent, ils écrivent. Ils ne sont et ne seront plus des parias
de l'intelligence, l'avenir leur appartient. Les successeurs de
l'abbé de l'Epée ne failliront pas à leur noble tâche.
Cependant, la mort de leur digne instituteur était pour eux
une perle dont ils comprenaient toute l'étendue. Le professeur
Massieu les recueillit momentanément chez lui. Maïs il fallait
pourvoir au remplacement de l'abbé de l'Epée comme directeur
C'était une lourde succession à prendre. Il était de la der-
nière importance de faire un bon choix.
Plusieurs noms furent mis en avant. Tous semblaien
dignes d'une si haute mission
l'abbé de l'épée 151
L'abbé Sicard fut choisi. C'était le prêtre du diocèse de
Bordeaux que Mgr Champion de Cicé avait envoyé à Paris, peu
après son ordination, pour l'initier à la mélbodede l'abbé de l'Epée.
Il devint donc directeur de l'Etablissement public des Sourds-
Muets de Paris, le 1" avril 1790.
Homme d'action, intelligent et doué de l'énergie indis-
pensable pour parer aux difficultés de l'époque, il traversa sans
faiblir la douloureuse période de la Révolution.
L'abbé Sicard s'était livré à de longues et profondes études
sur l'enseignement des sourds-muets. Il en avait mesuré et
approfondi toutes les difficultés; même, dans une heure de
découragement, il avait laissé échapper ces paroles injustes et
décevantes :
* Les sourds-muets naissent sans vertu. ?
Bientôt il en avait, de lui-même, reconnu la fausseté, s'était
rétracté publiquement et avait formulé cette maxime empreinte
d'une charité si délicate et si tendre :
« Lniter la mère et tout ce qui entoure l'enfance, tel déviait
« être le premier soin d'un instituteur de sourds-muets. »
Le nouveau directeur apporta de sensibles améliorations
dans l'enseignement dont l'abbé de l'Epée avait tracé les
grandes lignes.
Sans abandonner l'alphabet manuel, il fit une plus grande
part à l'alphabet labial, et, adoptant en partie les conclusions^
Péreire, il exerça ses élèves à comprendre par le mouvement
des lèvres et à se servir, pour répondre, de l'organe de la voix.
Ce système, qui devait prévaloir définitivement, a produit de
beaux résultats.
Mais la prospérité de l'Etablissement eut beaucoup à souffrir
pendant la tourmente révolutionnaire, et s'en trouva amoindrie.
La liberté individuelle n'était plus respectée, la fortune publi-
que, aussi bien que les fortunes privées, était en désarroi ;
c'était un effondrement général.
LE3 DERNIERS MOMENTS DE LABBÉ DE L'EPEE
Lithographie d'Auguste Colas, sourd-muet exposée au Salon de 1898, d'après le tableau du peintre sourd-muet Peyson.
154 l'abbé de l'kpék
De là, pour « l'Institution », une pénurie d'argent qui empê-
chait la création Je nouvelles écoles et ne permettait pas d'aug-
menter le nombre des admissions dans celles qui existaient.
Quant à la liberté individuelle, il semblait que la qualité de
Directeur de sourds-muels eût dû mettre à l'abri de toute suspi-
cion la personne qui en était honorée. Il n'en fut rien. Le 29 août
1792, l'abbé Sicard était arrêté et conduit en prison.
Le dévouement de M. Allay, qui exerça alors les fonctions de
chef de l'Etablissement, sauva ses pauvres écoliers d'un abandon
qui leur eût été fatal. Mais, pour justifier une arrestation aussi
préjudiciable, quel était donc, ou le crime de l'abbé Sicard ?
ou le prétexte dont on abusait contre lui ?
Il était inculpé d'avojr donné asile à des prêtres réfractaires.
L'émoi et la consternation furent immenses parmi ses élèves.
Qu'allaient-ils tenter en faveur du maître dont ils se voyaient
séparés aussi brutalement?
Hélas ! leur crédit étai t nul.
Une démarche faite par de pauvres infirmes, de qui on n'avait
rien à attendre, rien à craindre, ne promettait guère de bons
résultats.
Ils tinrent cependant conseil entre eux, et décidèrent qu'ils
présenteraient une pétition pour demander que leur instituteur
fût remis en liberté et rendu à leur affection reconnaissante.
Le lendemain même de Parreslation de l'abbé Sicard, l'élève
Massieu se rendit, avec un petit nombre de ses camarades, à
l'Assemblée Nationale et remit au Président une pétition ainsi
rédigée :
• Citoyen Président, rends Sicard à ses- enfants 1 C'est lui
qui nous apprend ce que nous savons ; sans lui, nous serions
comme des animaux. Depuis que nous ne l'avons plus, nous
sommes tristes et chagrins. «
La supplique était touchante.
L'Assembla Nationale n'en fut pas émue.
l'abbé de l'épëe 155
Jusqu'en 1 796, l'abbé Sicard demeura incarcéré.
A cette époque, il reprit la direction de son Etablissement.
Ses élèves les plus remarquables furent : Massieu, Clerc et
Arnaud Godard.
Mais le directeur de l'Institut National devait encore être
troublé dans l'exercice de ses fonctions.
La liberté qu'on lui avait rendue ne fut pas de longue durée ;
condamné à la déportation par arrêté du 18 fructidor an V. il
se réfugia dans le faubourg Saint-Marceau- et y composa plu-
sieurs ouvrages (1).
Le 13 brumaire le fit sortir de sa retraite. Il reprit encore la
direction de son Institut et la garda jusqu'à sa mort. D'autres
dignités vinrent s'ajouter pour lui à celle de directeur des
sourds-muets de Paris, montrant en quelle estime ses travaux
l'avaient mis lux yeux de ses contemporains (2).
Cependant, il était dit que la vie de l'abbé Sicard serait inces-
samment agitée par les fluctuations de la politique, et qu'il
ressentirait le coup de tous les cbangements de gouvernement.
Soupçonné d'hostilité à l'égard de l'empereur, il dut passer à
Londres pour ne point être inquiété pendant les Cent Jours.
Tant de vicissitudes avaient altéré sa santé; de plus, il
commençait è se ressentir des effets de l'âge et du travail ; ses
amis lui conseillèrent de prendre du repos.
Cet avis ne fut pas goûté de l'infatigable directeur.
On était alors en 1821.
Présumant trop des forces qui lui restaient, l'abbé Sicard
sollicita du roi Louis XVIII la faveur d'être maintenu dans ses
fonctions.
(1) Grammaire générale, Cours d'instruction d'un sourd-muet de
naissance.
(2)11 devint Chevalier de la Légion d'honneur, Administrateur de
l'hospice des Quinze-Vingts et de l'Institution des Jeunes Aveugles,
Membre de l'Institut, Docteur en Sorbonne, Prieur du couvent des
Grands-Angustins, etc.
156 I/ALDÉ DE L'kPÉE
Peu après, il fut néanmoins obligé de se rendre à l'évidence,
et comprit que sa fin était proche : « Mon cher confrère,
« ccri vait-il à l'abbé Goudelin, supérieur des Missions Etrangères
« el insliluleur à l'Ecole de Bordeaux, près de mourir, je lègue
« les âmes de mes enfanls à voire religion, leurs corps à vos
« soins, leurs facultés intellectuelles à vos lumières. Promettez-
t moi de remplir cette noble tâche, je mourrai content. »
Ainsi s'exprimait l'abbé Sicard, et l'on peut regarder cette
lettre comme un testament, elle contenait ses dernières pensées,
l'expression de ses pieux désirs. Bientôt, le 10 mai 1822, il
s'éteignait à l'âge de quatre-vingts ans.
Depuis, les écoles se sont multipliées ; il en existe dans le
monde entier, et ia cause des pauvres sourds-muets est définiti-
vement gagnée.
Une autre misère, non moins cruelle, afflige l'humanité :
c'est la. privation de la vue.
L'abbé de.l'Epée n'avait pu y rester indifférent, et, un jour,
il avait formulé ce souhait :
« Je voudrais qu'on m'envoyât un sourd-muet aveugle,
« car j'ai la confiance que je parviendrais à l'instruire quoi-
« que en un temps plus long que n'en demande l'éducation
« d'un sourd-muet qui n'est pas privé de la vue. »
C'est à œt enseignement tout spécial, et qui semble atteindre
aux dernières limites de ia charité chrétienne, que s'adonna, de
préférence, i'abbé Deschamps, chanoine d'Orléans.
Cet instituteur, à qui les pauvres sont redevables de si grands
bienfaits, suivit la méthode de Péreire, mais jamais il ne persé-
cuta l'abbé de l'Epée.
Aussi ingénieux que dévoué., le chanoine Deschamps avait
composé un clavier, ou cases de lettres en relief, les unes
lixes, les autres mobiles, au moyen desquelles il parvenait à
se faire comprendre de ces malheureux élèves, privés tout à la
fois de la vue, de l'ouïe, et conséquemment, de la parole.
te 20 août 1792 l'abbé Sicard était arrêté (page 154)
158
l'abbë de l'épée
Aujourd'hui, les aveugles ne trouvent plus si pesante leur
cécités Grâce aux travaux de Valentin Haiïy, et à ceux de ses
zélés imitateurs, ils lisent, écrivent et travaillent.
Grâce à la venue d'un libérateur, les sourds-muets pensent,
parlent, écrivent et tiennent un rang honorable dans la société,
même ils se distinguent dans des spécialités artistiques (1),
scientifiques et littéraires.
Gesont là les miracles de la Charité, pour lesquels Dieu suscite
des hommes dont la vie, tout impersonnelle, s'écoule dans la
pratique du bien, dans le soulagement des misères humaines ;.
et dont les œuvres rendent plus sensible sa divine Providence.
Leur tâche achevée, ils sorteM de ce monde trop étroit, trop
imparfait pour eux, et vont dans des régions sereines recevoir
la récompense promise à leur rude labeur.
En quittant la terre, ils lèguent aux siècles à venir le bel
exemple de leur vie et le souvenir touchant de leurs vertus.
Tel fut l'abbé de l'Epée. Il a vécu pour les autres, s'oubliant
chaque jour, à toute heure ; et son nom est inscrit au « Livre
d'Or • des bienfaiteurs de l'humanité.
^1) Le sourd-muet Dessine, statuaire du roi, fit le buste de l'abbé det
l'Epée, cehri de Mirabeau et celui de Bailry.
,\i,
/.
^»'
WtHîfHHHÎtîWfîWfH
TABLE DES MATIÈRES
Piges.
Préface .. . . I
Chapitre I. — Un Précurseur 7
— II. — Une Mission révélée 15
— III. -- L'abbé de I*Epéo 29
— IV. — Commencements difficiles 37
— V. — Une excursion à Versailles 47
— VI. — Montmartre , 5i>
— VII. — Premiers disciples 67
— VIII. — Le sourd-muet Desloges 77
— IX. — L'affaire Soiar 83
— X . — Conclusion d'un long procès 95
— XI. — La visite de Joseph II 107
— XII. — L'abbé Storch 116
— XIII. — Rodrigue Péreire 123
— XIV. — L'hiver de 1788 126
— - XV. — Approbations • 135
~ XVI. — La fin d'une belle vie 138
— XVII. — Hommages et souvenirs 143
Appkndice ...«....< ■ • • • • ^
SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE BUSSlÈRB.