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Full text of "Histoire des théories et des idées morales dans l'antiquité"

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HISTOIRE 



DES 



THÉORIES ET DES IDÉES MGR ILES 

DANS L'ANTIQUITÉ 



J. DENIS 

ANCIEN ÉLÈVE DE 1,'ÉCOLE NORMALE. 



(académie des sciences morales et politiques). 



Et quasi cursores vildi lampada tradunt. 



TOME SECOND. 



PARIS 

AUGCJSTi: DURA.'VD, lilBRAIREi, 

7, rue (les Grès-Sorbonne (près le Panthéon) 

1856. j) 




HISTOIRE 



DES 



THÉORIES ET DES IDÉES MORALES 

DAAS L'ANTIQUITÉ. 



-ix>>»io«- 



CICÉRON. 



Destinée et génie de Rome. — Altération des mœurs romaines. 

Cicéron : Loi et cité universelles ; justice et bienfaisance. — 
Théologie : Polémique contre le polythéisme; négation de la di- 
vination et des miracles. — Immortalité de l'âme. — Révolution 
imminente: côté religieux; côté politique; Cicéron et Jules César. 

C'est une remarque judicieuse de Polybe , que les vrais 
héritiers d'Alexandre ne sont pas les Ptolémées ni les Séleu- 
cides, mais les Romains. Le peuple -roi complète, à son 
insu et comme fatalement, l'œuvre du grand homme qui 
avait soumis la barbarie à la Grèce : il réunit le monde an- 
cien presque tout entier sous une seule domination , et ce 
que n'avait pu Alexandre , il fonde un vaste empire dans le- 
quel les nations les plus diverses se mêlent peu à peu par 
les idées et par les lois pour former en quelque sorte le 
peuple universel : fait unique dans l'histoire et qui eut les 
plus salutaires conséquences. Jusqu'alors l'humanité n'avait 
cessé d'être déchirée par des querelles sanglantes : la con- 
quête mit fin à la guerre ; les hostilités s'éteignirent avec les 
nationalités; les séparations d'idées, de lois, de mœurs et 

II. 1 



2 CICÉRON. 

de religions s'effacèrent dans l'unité de l'empire ; le com- 
merce, les arts, les sciences, la philosophie, en un mot, 
toutes les forces vives de la civihsation purent se développer 
librement à l'ombre et dans la bienfaisante majesté de la 
paix romaine. Il en résulta que les idées de la Grèce péné- 
trèrent partout, et qu'en se soumettant le peuple vainqueur, 
elles se soumirent l'univers. Déjà, par les efforts persévérants 
des Ptolémées et des Séleucides, l'Egypte et l'Asie étaient 
entrées dans le mouvement de la civihsation hellénique ; 
Rome y entraîna l'Itahe, l'Espagne, les Gaules et l'Afrique 
du nord : la grande théorie stoïque de la cité universelle 
allait enfin recevoir un commencement d'accomplissement. 
Il s'agissait moins de découvrir des principes nouveaux , 
que d'apphquer ceux qui étaient déjà découverts, et rien 
n'était mieux approprié qu'une telle œuvre au génie de 
Rome. Sans goût et sans spontanéité pour les spéculations 
philosophiques, mais grave, austère, véhément, impérieux, 
joignant à l'élévation et à la majesté du cai'actère l'opiniâtre 
sagacité du bon sens, le Romain excellait dans l'art du com- 
mandement et de la législation ^ Il ne vit, il ne chercha dans 
la philosophie qu'une règle de conduite et qu'un moyen de 
gouvernement. Sans doute, tous les systèmes eurent dans 
Rome leurs représentants et leurs adeptes ; mais ceux d'Epi- 
cure et de Zenon y obtinrent seuls une autorité dominante, 
parce que leurs doctrines se réduisaient facilement en for- 
mules, simples et impérieuses comme des lois. Qu'on se 
rappelle le préteur Aquilius qui voulait renfermer ensemble 
tous les philosophes de Gorinthe, pour qu'ils eussent enfin à 
se mettre d'accord; il y a dans tout penseur latin quelque chose 
de ce préteur, qui croyait qu'on arrange et termine une 
discussion philosophique comme un vole et une délibéra- 
tion du sénat. Il faut à ces esprits de légistes des décisions 

1. Tu, regere imperiii populos , Piomane, mémento. (Virg.) 



'I 



DESTINEE ET GENIE DE ROME. 3 

péremptoires et sans appel. On sent dans tout ce que les 
Romains nous ont laissé, ce besoin de la règle, cet amour 
de l'autorité, cette passion à la fois de l'empire et de la 
discipline, et quelque chose du ton doctoral et affîrmatif des 
Prudents , gravement assis dans l'atrium de leurs maisons 
pour distribuer à qui venait les consulter leurs réponses 
si pleines et si brèves. La poésie elle-même s'attache de 
préférence aux matières didactiques, et quoique Horace et 
Virgile sachent déguiser ce goût de l'enseignement par un 
naturel plein d'abandon ou par une grâce enchanteresse, 
on le saisit pourtant sous les charmants caprices de l'un et 
sous la suave harmonie de l'autre, comme dans la raideur 
pédantesque de Perse , dans les ardentes déclamations de 
Juvenal ou dans le sublime enthousiasme de Lucrèce. Par- 
tout des allures ou des inclinations magistrales'. Voilà pour- 
quoi le dogmatisme tranchant de Zenon s'empara si souve- 
rainement du génie romain, auquel il convenait d'ailleurs 
par son élévation et par son énergie hautaine et superbe. Ne 
croyez jamais un philosophe latin qui se vante de ne jurer 
par la parole d'aucun maître. Toutes les fois qu'il s'agit non 
d'observations de détail, mais d'idées générales et de prin- 
cipes , les écrivains de Rome jurent par Ëpicure ou par Zenon. 
Vous chercheriez vainement chez eux une théorie nouvelle, 
quedis-je? quelque forte et originale déduction de doctrine. 
Mais ne nous plaignons pas trop de cette incapacité philo- 
sophique : elle tourna au profit même des idées. Les Stoï- 
ciens d'Athènes avaient disputé sans fin; leurs disciples de 
Rome dogmatisèrent. Les subtilités sérieuses ou frivoles, 
les questions paradoxales et conlentieuses, dont Chrysippe 
et ses pareils avaient brouillé la morale , semblaient éteindre 
la lumière des plus belles vérités, tandis qu'un excès 

1. Tibulle est peut-être le seul qui échappe à cette tendance générale. Maij 
qu'y a-t-il de Romain dans Tibulle, moins l'idiome? 



.4 CICÉRON. 

d'abstraction en étouffait la vertu pratique. Les Romains, 
grâce à l'inflexible droiture du génie national, et plus peut- 
être par tempérament d'esprit que par force de raison, 
écartèrent toutes ces discussions oiseuses et sophistiques, 
que Gicéron appelle les broutilles et les épines du Stoïcisme. 
A peine philosophes , ils excellèrent comme moralistes. Ils 
se crurent censeurs des mœurs, médecins des âmes, direc- 
teurs des consciences, maîtres et législateurs du genre hu- 
main. Ils se mirent donc, au nom de principes qu'ils savaient 
mieux répéter sans fin que démontrer, à exalter la vertu , à 
humilier le vice. Jamais on n'avait proclamé avec plus de net- 
teté et de précision les prescriptions pratiques de l'honnêteté. 
Jamais on n'avait poursuivi avec une sagacité aussi pénétrante 
toutes les bassesses, toutes les infirmités et tous les travers 
du cœur humain , jusque dans ces replis obscurs , où il 
se cache et paraît s'échapper à lui-même. Par là ils firent 
descendre les abstractions morales au détail de la vie quoti- 
dienne; et je ne connais point leurs pareils pour frapper en 
maximes et en sentences les observations de tous les jours. 
Cette transformation, je le sais, atteint moins le fond que la 
forme des doctrines ; mais elle est telle cependant que les 
opinions stoïciennes paraissent souvent des vérités nouvelles 
en passant par la bouche des Romains ; et c'est ce qui a fait 
illusion à beaucoup de modernes , qui sont allés chercher 
l'origine de certaines idées déjà bien vieilles, non-seulement 
en dehors du Stoïcisme, mais encore par delà même l'esprit 
humain. Il y avait , après tout , un vrai progrès dans ce re- 
maniement populaire des découvertes philosophiques. Car 
la morale n'est point comme la métaphysique : il faut qu'elle 
se répande et qu'elle passe dans les lois et dans les mœurs 
pour devenir le commun patrimoine du genre humain. Or, 
le genre humain est ennemi de toute apparence sopbistique: 
dès qu'on raisonne trop et qu'on subtilise avec lui, il n'en- 



DESTINEE ET GEME DE ROME. 5 

tend plus; il veut qu'on lui commande; il aime à reconnaître 
la voix simple et solennelle de la loi. Commander et donner 
des lois au monde, telle fut la vraie destinée du peuple 
romain. Mais c'est au Stoïcisme que revient, sans contredit, 
la part la plus belle et la plus pure dans cette œuvre de civi- 
lisation. En se dépouillant de ses subtilités et de ses para- 
doxes, en se simplifiant et en s'éclaircissant, cette noble 
doctrine devint non- seulement plus efficace sur les esprits, 
mais encore plus vraie, plus vivante et plus profondément 
humaine; et grâce à la nouvelle langue qu'elle apprit à 
parler, elle acquit, avec je ne sais quoi d'incisif et de pres- 
sant comme le bon sens et la satire, une gravité plus im- 
posante, une grandeur plus sévère et plus souveraine, une 
plus haute et plus impérieuse majesté. Elle sortit alors des 
écoles pour se mêler aux intérêts de la vie et au gouverne- 
ment de la société; et son résultat le plus utile et le plus 
durable fut le Droit romain , monument immortel de la raison 
pratique, et qui, malgré ses défauts où la tyrannie et la 
fiscalité impériales ont laissé leur empreinte , a mérité de 
servir à jamais de modèle à toutes les grandes législations. 
C'est ainsi que Rome fut le complément nécessaire de la 
Grèce et le génie organisateur du génie philosophique. 

Mais Rome n'était qu'une cité, comme Sparte ou Athènes, 
non moins jalouse de ses droits et de ses prérogatives que 
toutes les autres cités antiques : elle ne pouvait devenir qu'en 
dégénérant la ville universelle. Le luxe et l'Épicurisme se 
chargèrent de détruire ce qu'on a appelé la vertu romaine. 
Comme partout , comme toujours , ce fut la religion qui 
reçut les premières atteintes et qui d'abord succomba. Elle 
avait déjà beaucoup changé; en s'alliant aux superstitions 
grecques, elle avait perdu le caractère sombre et ter- 
rible qu'elle avait à l'origine, Ennius traduisit Évehmère, et 
apprit aux Romains que ces dieux qu'ils adoraient au 



6 CICERON. 

Gapitole n'étaient que des hommes, anciens rois, anciens 
généraux d'armée, ou anciens chefs de pirates , qui étaient 
morts comme d'autres et dont chacun pouvait encore voir 
les tombeaux. Peut-être ce hvre impie n'étonna-t-il que mé- 
diocrement les patriciens , qui , sans être exempts de toute 
superstition, étaient habitués de longue main à voir dans 
la religion un instrument de politique. On connaît cette 
parole du vieux Gaton : « J'admire que deux augures puissent 
se regarder sans rire. » Mais la majorité des Romains était 
extrêmement crédule, comme nous l'apprend Polybe, qui 
voit dans cette foi superstitieuse une des causes du bon 
gouvernement de Rome, et des livres, comme celui d'Ennius, 
ne pouvaient avoir qu'une pernicieuse influence. Rientôl on 
vit jouer sur le théâtre un Jupiter adultère et un Mercure 
entremetteur, et l'on y entendit la belle morale que la Grèce 
corrompue avait tirée des traditions grossières et naïves de 
son Olympe. Comédie , tragédie , satire tournèrent en ridi- 
cule ce qu'il y avait de principal dans la religion poUtique 
des Romains , la science antique de la divination et des pré- 
sages. «Pour ceux-là, disait Pacuvius, qui comprennent le 
langage des oiseaux et qui puisent leur sagesse dans le foie 
des victimes et non dans leur propre cœur, je crois qu'il 
vaut mieux les entendre que les écouter. » Ennius écrivait : 
«Je méprise et l'augure Marse, et l'aruspice Toscan, et les 
astrologues qui se tiennent près du cirque, et les de\ins 
d'isis, et les interprètes des songes. Us ne possèdent point 
une science divine. Ge sont des prophètes superstitieux, des 
charlatans impudents , des paresseux et des imposteurs 
auxquels la pauvreté inspire de montrer aux autres leur 
chemin, quand ils ne le connaissent point pour eux-mêmes. 
Ils demandent piteusement une drachme aux gens auxquels 
ils promettent des trésors. Eh bien! que sur ces trésors 
imao-inaires ils prélèvent une drachme et qu'ils rendent le 



ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES, T 

reste, ces misérables, qui font métier du mensonge pour 
quelque vile pièce de monnaie'! » Le poëte chevalier Lucilius 
se moquait sans scrupule, malgré son goût pour les anciennes 
mœurs et pour la vieille discipline , non-seulement des mi- 
nistres du culte , mais de la foi des ancêtres. « Ces larves 
difformes, ces inventions des Faunes et des Numa Pompi- 
lius, le superstitieux en a peur; il y met toutes ses craintes 
et ses espérances. Gomme les petits enfants croient que les 
statues d'airain vivent et sont des hommes, le superstitieux 
prend de vaines fictions pour des réalités : il croit qu'il y 
a une âme dans les simulacres d'airain, galerie de pein- 
tures, où rien n'est vrai, où tout est mensonge.» Voilà les 
premières leçons que la littérature grecque, en se faisant 
latine, donnait aux Romains à demi barbares.* 

Caton grondait, et avec lui tous les représentants de l'aus- 
tère génie du Latium: ils sentaient le péril de cette imitation 
des arts et des mœurs-de l'étranger. Car s'il pouvait être bon, 
pensaient-ils , d'effleurer les arts des Grecs , il était certaine- 
ment mauvais de les approffondir. « Cette race , disait Caton, 
est du monde la plus perverse et la plus intraitable; et crois 
bien , mon fils Marcus , que c'est un oracle qui a dit : toutes 
les fois que cette nation nous apportera ses arts , elle cor- 
rompra tout ; et pis encore , si elle nous envoie ses méde- 
cins'», n est certain qu'en se plaçant au point de vue pure- 
ment romain , tout devait paraître dangereux et funeste dans 

* Fragm. des Tiagiques latins; fragm. de Lucilius. 

1, J'achève cette citation originale : «Ils ont juré entre eux, je pense, d'ex- 
terminer par la médecine tous ceux qu'ils appellent barbares, et ils n'exigent le 
salaire de leur métier que pour usurper la confiance et pour tuer plus à l'aise .... 
Mon fils, je t'interdis les médecins. » Caton ne semble parler ici que par jalousie 
de métier; car il nous donne dans son traité de l'économie domestique la plus 
étrange médecine qu'on puisse imaginer: il guérit tout par l'emploi du chou, 
comme d'autres par celui de l'eau. .Mais s'il eût regardé d'un peu près, il se serait 
convaincu que son horreur pour les médecins ne le trompait pas ; ils étaient en 
grande partie matérialistes et Épicuriens. Or, les médecins et les rhéteurs me 



8 CICÉRON. 

cette imitation d'un peuple poli jusqu'au raffinement par un 
peuple encore rude et grossier ; car le bien ne contribuait 
pas moins que le mal à altérer les mœurs et comme le tem- 
pérament de Rome. Il y avait jusque dans l'humanité grecque 
une indulgence facile et une sorte de mollesse , qui étaient 
tout l'opposé de la rudesse et de l'austérité latines. A ne 
prendre que ce qu'il y a de plus excellent dans les auteurs 
que les Romains copièrent d'abord, ne retrouve-t-on pas dans 
Ménandre et dans ses contemporains cette bienveillance uni- 
verselle, cette douceur et celte facilité complaisante, cet 
esprit d'égalité familière, ces effusions affectueuses et ce 
laisser-aller plein d'aménité et de grâce, qui caractérisaient 
l'amitié ou plutôt la sociabilité des Épicuriens ? Quel con- 
traste de la sévère majesté du Pater familias avec la débon- 
naireté des pères de comédie? Au lieu de cette piété crain- 
tive et soumise, que la constitution de la famille romaine 
imposait aux fils, voici des pères qui veulent être aimés, qui 
prétendent à un pouvoir fondé sur la tendresse et non sur le 
respect et la crainte, qui sont toujours prêts à donner et à 
pardonner, sous prétexte qu'ils ont eu aussi vingt ans et 
qu'ils avaient alors besoin d'indulgence; qui comprennent en 
conséquence que le jeune homme ait ses droits et sa liberté, 
ou (ce qui peut être est pis encore) qui gémissent et qui se 
punissent eux-mêmes d'avoir usé de leur puissance légitime. 
Est-ce là le père de Scipion l'Africain , arrachant de force 
son jeune fils aux séductions des courtisanes? Prenez celle 
des relations sociales que vous voudrez , et vous retrouverez 
la même opposition entre les mœurs romaines et les mœurs 
que les arts de la Grèce avaient si vivement exprimées. Rome 

paraissent avoir été en général les maîtres et les propagateurs des idées philoso- 
phiques à Rome. A ce titre, Caton pouvait proscrire les médecins, comme plus 
tard Domitius et Crassus proscrivirent les rhéteurs qui enseignaient en latin , et 
fermèrent leurs écoles en déclarant que c'étaient « des écoles d'impudence. » 



ALTERATION DES MŒURS ROMAINES. y 

iiolirrissait-elle beaucoup de jeunes filles aussi douces, sussi 
tendres et aussi charmantes que l'Andrienne? Connaissait- 
elle ces faiblesses et ce dévouement de quelques-uns des 
amoureux de Térence ou même de Plante? Les riches elles 
grands, quoiqu'ils eussent à ménager les petits et les pauvres, 
depuis que le tribunal et la démocratie grandissante avaient 
relâché les liens d'abord si étroits de la cUentèle , avaient-ils 
jamais soupçonné le sentiment de pitié et d'humanité qui 
respire dans ces mots si simples de Térence et de Plaute: 
« Tous ceux qui sont malheureux sont je ne sais comment 
portés au soupçon; ils prennent tout en mauvaise part et, 
à cause de leur impuissance et de leur misère , ils se croient 

toujours négligés et méprisés Dans ta fortune, tu te 

moques de ma pauvreté. — Je suis homme et toi aussi. 
Non , par Jupiter, je ne suis pas venu me moquer de toi, et 
je ne pense pas que ton indigence le mérite.» Mais surtout 
les durs et fiers descendants des Sabins avaient-ils jamais 
soupçonné les tristes vérités que la comédie leur révélait sur 
l'esclavage ? On pouvait rire aux sottes hâbleries de l'esclave 
sur ses mauvais tours et à ses plaisanteries grossières sur 
les atroces tourments qu'il bravait. Mais la gaieté durait-elle 
lorsqu'on fentendait énumérer tous les instruments de son 
éternel suppHce? On ne pouvait sans doute écouter sans une 
douloureuse sympathie ces terribles et tristes dialogues « Mal- 
heur à toi! — C'est l'héritage que la servitude m'a légué par 

testament Je sais que la croix sera ma sépulture: c'est 

là que sont ensevelis mes ancêtres ; c'est là que gisent mon 
père, mon aïeul, mon bisaïeul et tous les miens....?» Le 
poète comique ramenait sans cesse les plaintes trop légitimes 
de l'esclave ou le souvenir de ses services ou le sentiment 
vivace et inextinguible de ses droits et de l'égalité. « Quel 
injuste arrangement ! toujours les pauvres qui donnent aux 
riches ! Le pécule que le malheureux a ramassé sou par sou 



10 • CICÉRON. 

à grand'peine, à force de rogner sa pitance, de frauder son 
estomac et ses besoins, la dame le raflera d'un coup, sans 
songer à la peine qu'il aura coûté. Nouvelle saignée au pauvre 
Géta, quand sa maîtresse accouchera. Encore une autre, le 
jour natal de l'enfant, puis à chaque initiation: la mère em- 
portera tout; l'enfant n'est qu'un prétexte.» Et cependant 
que d'esclaves sont le soutien de leurs maîtres! .Combien 
sont prêts à se dévouer pour ces familles , qui trop souvent 
ne les regardent que pour les maltraiter! Qu'il serait bien de 
pouvoir dire à ses serviteurs : « Depuis que je t'ai acheté 
tout petit, tu sais combien ta servitude a été juste et douce 
chez_ moi : j'ai fait que d'esclave tu devinsses mon affranchi , 
parce que tu servais avec une libre affection S). Car cet es- 
clave a peut-être été libre autrefois : « Combien sont esclaves 
maintenant, qui cependant sont nés libres!» Car cet esclave 
est un homme et il s'en souvient: «Un esclave mal parler à 
un homme hbre! — Quoi! tu diras des injures à un autre, 
et tu ne veux pas qu'il t'en réponde! Je suis un homme aussi 
bien que toi!»* 

Ce mélange de gaieté et de tristesse, de rire et de larmes, 
cette bienveillance et cette douceur pour tout le monde, 
ces sentiments de justice et d'humanité que la Nouvelle Co- 
médie avait fait connaître à la Grèce en décadence, et qui 
sentent la vieillesse instruite à la bonté par la douloureuse 
expérience de la vie, étaient certainement faits pour amollir 
insensiblement et pour altérer l'humeur fière et sauvage des 
Romains. Ils pouvaient y gagner, je ne le nie pas; et cer- 
tainement , tout compté , tout rabattu , ils y gagnèrent. Mais 

1. Serviebas liberaUler ; nous avons déjà trouvé ce mot dans Ménandre, voyez 
t. I, p. 375. 

* Ter., Ad., I, se. 2; IV, 3; - And., 1, 1, -4, 6, 7; V, 4; Phor., I, \.— 
Plaut., Cure, v. 614.;-Asin., v. 290, 460, 470; 529-531 ; Rud., 825;-Mil., 
Cl., 374; - Trin. , 402. 



ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES. Il 

ils changeaient, ils quittaient les mœurs de leurs ancêtres 
• pour des mœurs étrangères et nouvelles : ils se corrompaient 
donc pour pai'ler le langage du censeur Gaton. D'ailleurs 
comme on ne peut apprendre le bien sans apprendre le mal 
du même coup, comme il se mêle toujours un peu de corrup- 
tion réelle à la civilisation, l'innocence des mœurs aurait né- 
cessairement fléchi, au moins pour un temps, quand même 
les Romains auraient été à une école plus morale que celle 
des Grecs. Or, quelle atteinte à la pudeur et à l'austérité 
romaine que les spectacles qu'on voyait soit au théâtre , soit 
dans la réahté parmi les peuples vaincus! Qu'est-ce que la 
comédie de Ménandre et de Philémon , et par suite de Plante 
et de Térence? Des maris débauchés; des femmes gron- 
deuses et acariâtres, toujours prêtes à s'emporter contre 
l'empire de l'homme; des pères complaisants jusqu'à la mol- 
lesse ou débonnaires jusqu'à la sottise , lorsqu'ils ne luttent 
pas de corruption et de désordres avec leurs fils; des en- 
fants irrespectueux et voleurs; des esclaves fripons, plus 
mahns que leurs maîtres et se glorifiant sans cesse de leurs 
attaques à la bourse du patron pour exciter ou pour favoriser 
la perte de l'innocence du jeune homme; des parasites gour- 
mands et flatteurs ; des courtisanes impudiques et avides ; 
des marchands d'esclaves ; des prostitueurs et des prosti- 
tueuses : ^"est-ce pas là le spectacle le plus corrupteur qu'on 
puisse donner à un peuple ? N'était-ce donc pas assez des 
viles et séduisantes délices de Capoue et de Naples, de la 
Grèce et de l'Asie? Ajoutez que toutes les maximes de la 
fausse sagesse des sophistes ou de l'égoïsme raffiné d'Epi- 
cure s'étalaient impudemment sur la scène, dans ces pièces 
que les Latins copiaient d'Euripide ou des comiques. Aussi 
lorsque la philosophie entra dans Rome avec les dépouilles 
de la Macédoine et de l'Asie, la corruption et un faux Épi- 
curisme n'étaient déjà plus chose nouvelle pour les Romains: 



12 CICÉRON. 

ces patriciens corrompus , contre lesquels s'élèvent Caton et 
C. Gracchus, étaient Grecs par les vices, sans l'être encore 
par la culture de l'esprit, par la politesse et par l'humanité. 
As mêlaient les vices recherchés et honteux de l'étranger à 
leurs défauts naturels, à l'orgueil, à l'avarice, à la violence 
brutale et à la cruauté. Ils faisaient de folles dépenses, comme 
nous l'apprend Polybe, pour des cuisiniers ou pour des 
mignons ; mais en même temps ils se livraient à des rapines 
et à des violences, qui n'ont rien à envier à celles des Gabi- 
nius et des Verres; et l'on pouvait déjà voir un préteur, 
Flaminius, donner à sa maîtresse dans un festin le hideux 
spectacle de l'exécution d'un criminel. Ce sera là le triple 
caractère de la corruption romaine: une cupidité effrénée, 
des débauches monstrueuses et des cruautés inouies. Au lieu 
de la mollesse élégante des Grecs , on verra tous les débor- 
dements de la brutalité, et pour un Atticus ou pour un Ho- 
race, on comptera des centaines de Verres et de Gatihna, se 
vautrant dans les ordures de la débauche , aspirant au pou- 
voir par toutes les voies pour jouir, tourmentant la nature 
morte et la nature animée pour satisfaire leurs fantaisies, et 
capables de mêler le sang des gladiateurs au vin des festins 
et le râle des mourants aux cris de joie des convives. 

C'est à partir des victoires de P. Emile sur Persée que la 
dépravation fil des progrès rapides. Précipités subitement 
dans la richesse et dans la philosophie , les Romains abu- 
sèrent de l'une et de l'autre avec la rudesse farouche de 
leurs mœurs. Passant de la pauvreté à l'opulence, de la fru- 
galité au luxe, ils furent étourdis de leur fortune, comme 
des parvenus grossiers qui ne savent point jouir et qui ne 
s'assurent de leur bonheur que par des excès. Le plaisir 
devint pour eux une fureur et une frénésie; et l'Epicurisme, 
qui convenait par sa clarté apparente à ces esprits peu cul- 
tivés , n'était point fait pour les arrêter sur la pente où ils 



ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES. 43 

étaient d'eux-mêmes entraînés. J'ai déjà dit que l'Epicurisme, 
quelque corrupteur qu'il puisse paraître , n'était point une 
morale de débauche et d'emportement. Mais le vrai Épicu- 
risme était à la fois trop raffiné pour les Romains, et trop 
fade pour leurs appétits encore jeunes et violents. Ce que 
les Romains en comprirent, c'est que le plaisir est le seul 
bien de la vie; c'est que les dieux ne sont rien; c'est que 
les lois ne sont qu'une gêne ; c'est que la liberté ne con- 
siste que dans la licence de tout faire pour jouir. En remuant 
ce fonds de passions brutales et cupides qui fermentent 
toujours dans un peuple de soldats , l'Epicurisme vint s'ajou- 
ter à beaucoup d'autres causes pour perdre Rome avec ses 
mœurs et ses institutions. Lucrèce, effrayé des calamités et 
des horreurs delà guerre civile, prêcha avec enthousiasme 
la morale d'Épicure, comme le seul remède des malheurs 
de sa patrie et du monde: il s'en prit de tous les crimes aux 
dieux et à la croyance d'une vie future. Eh bien ! la religion 
fut foulée aux pieds; l'athéisme fut de mode dans la plus 
grande partie de la noblesse romaine ; Cerbère , les Furies, 
le Tartare et ses supplices ne passèrent plus que pour des 
fables , auxquelles ne croyaient même pas les bonnes femmes 
et les enfants. Mais ni les passions fougueuses, ni l'ambition, 
ni l'ardeur insensée du plaisir, ni la cupidité qui mettait 
l'univers au pillage, ni les massacres, ni les dissensions et les 
guerres ne cessèrent. Partout on vit des scélérats débauchés 
faire profession d'Epicurisme ; les Gabinius et les Pison ré- 
véraient Epicure comme un Dieu, fêtaient le jour de sa nais- 
sance, portaient son image sur leurs anneaux; mais ils n'en 
étaient pas moins brouillons et factieux; ils n'en désolaient 
pas moins les provinces par leurs dilapidations. L'épicurien 
César conspira toute sa \'ie et finit par asservir Rome. Les 
plus honnêtes de la secte, les sages comme Atticus, se ca- 
chaient dans leur vie voluptueuse, indifférents à la perte de 



14 CICÉRON. 

leur patrie et aux calamités qui ne frappaient point leurs 
personnes. Cicéron nous montre ces vieillards uniquement 
occupés de leurs maisons de plaisance, de leurs statues, de 
leurs tableaux et de leurs viviers, et selon son expression, 
touchant du doigt le ciel , si quelque vieux barbeau venait 
familièrement manger dans leur main , tandis que Glodius et 
ses pareils, à la tête d'une jeunesse licencieuse el turbulente, 
troublaient le sénat et le forum, faisaient trembler les hon- 
nêtes gens, et cherchaient dans la ruine publique un moyen 
de refaire leur fortune dissipée. 

Cette épouvantable dépravation des derniers temps de la 
répubUque était-elle nécessaire pour fléchir la dureté du 
génie romain, et pour le préparer à son rôle pacifique de 
civiUsateur universel ? Nous hésitons à le dire en face des 
horreurs que nous révèlent Appien et Tacite. C'est cependant 
une loi du monde moral comme du monde physique, que 
la vie sorte de la corruption et que rien ne naisse et ne 
s'élève que par la mort d'une autre chose. Or, plus ce qui 
doit périr est fortement constitué , plus la crise est profonde 
et violente. Rome est dans l'antiquité la cité par excellence, 
c'est-à-dire la ville de la violence et de la guerre. Depuis long- 
temps elle avait cessé de recevoir dans son sein les peuples 
conquis, et les vaincus n'étaient que les sujets du peuple-roi. 
De là un orgueil démesuré : un Romain était dans sa propre 
estime plus qu'un homme ; les plébéiens aussi bien que les 
nobles conservaient avec un soin jaloux pour eux seuls le 
titre de citoyens. Ce qui perdit le dernier des Gracques , 
c'est qu'il eut la généreuse imprudence d'appeler les Italiens 
au bénéfice comme au soutien de ses lois , et l'on sait qu'il 
ne fallut pas moins que les dangers de la guerre sociale pour 
faire ouvrir les murs de la cité aux peuples qui, depuis plus 
de 300 ans, aidaient Rome de leurs richesses et de leur 
sang. L'Épicurisme battit sourdement en brèche ce vieil esprit 



ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES. 15 

• 

(l'exclusion et d'orgueil que cinq siècles de conquête et de 
gloire avaient profondément cimenté et c'est ce qui l'absout 
dans l'histoire de tous les désordres qu'il a pu produire ou 
entretenir. Car bien que nous ne partagions pas ce mépris 
superbe qu'on professe aujourd'hui pour les austères vertus 
desFabricius et des Cincinnatus, nous sommes bien forcés de 
reconnaître ou qu'elles devaient enfin périr ou que Rome 
n'eût existé que pour le malheur des nations. Chose étrange! 
c'est la doctrine égoïste d'Épicure qui ruine cet égoïsme na- 
tional qu'on nomme le patriotisme , et c'est la doctrine uni- 
verselle et si humaine de Zenon qui soutient les derniers 
restes des vertus exclusives de la répubUque : le vice servit 
mieux que la vertu les droits de l'humanité, jusqu'à l'avéne- 
ment de l'empire. Le Stoïcisme, fortifiant et endurcissant 
les âmes , formait de vieux Romains , comme Caton et 
Brutus. L'Epicurisme, en amollissant les courages, formait 
des indifférents qui n'appartenaient à aucun pays, comme 
Atticus. Que leur importait les querelles du peuple et du 
sénat , la république ou la monarchie ? Ils trouvaient moins 
pesant d'obéir que de commander et tenaient pour folie 
d'exposer leur repos afin de conserver quelques frivoles 
privilèges. Que leur importaient les institutions et les lois ? 
autres à Rome, autres à Athènes, autres à Sparte , variables 
comme l'humeur des peuples et des temps , elles ne sont 
que des conventions humaines, que le sage accepte, non 
parce qu'elles sont fondées sur la nature et sur la raison^ 
mais parce qu'elles protègent sa tranquillité. Les préjugés 
antiques pouvaient bien se conserver dans certains esprits 
à côté de ces idées et de l'indifférence qu'elles engendraient; 
mais ils n'avaient plus d'énergie, et n'étaient qu'une foi 
d'habitude, inactive et morte. Pouvaient-ils résister aux 
dispositions des nouveaux citoyens de la campagne, qui ne 
demandaient que la paix et qui pour l'obtenir , étaient tous 



46 CICÉRON. 

prêts à se donner au premier maître qui voudrait se pré- 
senter? Pouvaient-ils arrêter le mouvement invisible encore, 
mais irrésistible des vaincus vers le droit commun et l'unité 
de patrie ? La révolution politique qui changea le gouver- 
nement de Rome n'était que le prélude d'une révolution 
bien autrement profonde qui ne se fit que lentement, mais 
qui était inévitable. La première s'accomplit brusquement par 
la violence et les armes ; la seconde s'accomplit insensible- 
ment par le droit et par le christianisme. 

Or, quels sont les principes de la grande révolution 
qui allait se faire, ou si l'on aime mieux, quels sont les 
principes de la religion du Christ , à ne considérer que ses 
dogmes rationnels ? C'est l'unité de Dieu ; c'est la vie future 
dont la vie actuelle n'est que la préparation ; c'est l'unité 
du genre humain ; c'est la justice et la charité universelles. 
Voilà ce que nous rechercherons dans les écrits de Cicéron, 
tant pour nous rendre compte de la transformation qui 
s'opérait aux approches du Christ dans la société ancienne, 
que pour établir la fihation qu'il y a de Chrysippe à Cicéron , 
et de Cicéron aux Stoïciens de l'empire. 

Dieu est : sa pensée toute-puissante anime et gouverne 
l'univers ; elle est la loi unique , la loi véritable. « La vraie 
loi , dit Cicéron , est la droite raison , conforme à la nature, 
partout répandue , constante , éternelle. Elle nous appelle 
au devoir par ses commandements, elle nous détourne du 
mal par ses défenses. Il n'est permis ni d'en rien retrancher, 
ni d'y rien modifier, ni de l'abroger. Ni le sénat ni le peuple 
n'ont le droit de nous en délier ; elle n'a pas besoin de 
commentateur et d'interprète. Elle n'est pas autre à Rome , 
autre à Athènes, autre aujourd'hui, autre demain. Mais 
éternelle et immuable , la même loi embrasse tous les temps 

* Cic, Lett. à AU., I, 16, 18 ; Il , 1 ; VII, 7. — Lucr., V, 126. — Corn. 
Ncp. , préf. 



• LOI ET CITÉ UNIVERSELLES. 17 

et tous les peuples. Il n'y a qu'un seul être qui puisse égale- 
ment l'enseigner et l'imposer à tous , c'est Dieu , ou celui 
qui l'a conçue, discutée, portée. Quiconque ne s'y soumet 
pas , se dépouille par là de la nalure humaine et , en quelque 
sorte, de lui-même. » Que si à côté de cette loi suprême, 
céleste et divine , qui est la même pour tous les hommes , 
nous rencontrons chez les différents peuples tant de lois 
diverses et souvent opposées, c'est que les esprits corrom- 
pus par l'éducation, par les discours qu'ils entendent, et 
surtout par les passions , n'aperçoivent pas toujours la loi 
universelle : mais qu'ils rentrent en eux-mêmes , qu'ils y 
consultent dans l'absence des passions et des préjugés ces 
idées innées, que Dieu a mises dans toutes les âmes, ils y 
retrouveront cette loi première et maîtresse. Elle est le fon- 
dement de tout droit; elle est la règle et la mesure des 
législations humaines. Puisque la vraie loi n'est que la raison 
même, puisqu'elle est une comme la vérité, tous les hommes 
•par cela seul qu'ils participent à la vérité et à la raison, 
participent à la même loi. Il y a donc entre eux une com- 
munauté naturelle, une véritable société. Ce droit de cité 
existe même entre les hommes et les dieux ; et tous les êtres 
raisonnables ne forment entre eux qu'une seule république. 
Les hommes sont donc tous civilement égaux. « S'il est im- 
possible d'égahser les fortunes, si tout le monde ne peut 
posséder une intelligence et des forces égales, il doit y avoir 
égalité de droit entre ceux qui sont citoyens d'une même 
république. Car qu'est - ce qu'une cité ou qu'un état , si ce 
n'est l'égalité et la communauté des droits.» Qu'on ne vienne 
point justifier les inégalités sociales, soit par la différence 
qu'il y a d'un homme à un homme, soit par la division du 
genre humain en Grecs et en barbares. Nulle chose n'est 
aussi semblable à une autre que nous ne le sommes entre 
nous, et personne n'est plus égal à soi-même qu'un homme 
IL 2 



18 CICÉRON. 

ne l'est à un autre homme. Jamais d'ailleurs, dans aucune 
nation, on ne trouvera personne qui soit vraiment inca- 
pable de prendre la nature pour guide et de parvenir à la 
vertu. «Que si, comme le prétendent les Grecs, il faut qu'on 
soit ou Grec ou barbare, dit Cicéron, je crains bien que 
nous autres Romains, nous ne soyons, à ce compte, que des 
barbares ; mais si ce nom doit venir de la différence des 
mœurs, et non de celle des langues, je crains que les Grecs 
ne soient pas moins barbares que les Romains. » Egaux par 
le droit, parce qu'ils participent tous à la raison et à la vérité, 
les hommes appartiennent à la môme famille ; car, par' la 
raison, ils sont tous de la race de Dieu*. L'amour qui nous 
est inné pour les êtres sortis du même sang que nous, 
s'étend peu à peu à nos proches, à nos voisins, à nos con- 
citoyens, jusqu'à ce qu'il embrasse tous les hommes; et le 
suprême effort, le dernier progrès de la sociabilité et de 
la vertu, c'est l'amour du genre humain. Egalité, commu- 
nauté, amour, charité universelle, voilà les premiers prin- 
cipes du droit naturel ou divin. * 

La conséquence nécessaire de cette théorie de la cité uni- 
verselle, c'est que chacun doit regarder l'intérêt du genre 
humain comme son propre intérêt. La vertu de l'être social ^ 

1. Le mot de frère ni celui de fraternité ne sont prononcée par Cicéron; mais 
l'idée de la fraternité humaine se trouve partout dans ses ouvrages philosophiques. 
D'un côté, il épuiserions les termes de la langue latine pour indiquer notre parenté 
avec Dieu -. slirps , genus, alpines, arjnati , cognati; et de l'autre, nous avons 
les termes de civis, de socius , de suus, de communio, communitas et autres 
pour désigner les rapports naturels de l'homme avec l'homme. 

* Nat. des Dieux, I, U; II, 31; -Lois, I, 5, 6, 7, 10, 11, 12, 13, 15, 
16, 19, 23, 33; II, 4, 10; - Rép. , 1 , 6, 7, 9, 10, 13, 32, 37; 11,27; III, 
17; - Des Fins, II, U; 111, 19, 20; IV, 2, 5; V, 23; - Des Devoirs, I, 5, 7, 
16,41. 

2. Cicéron ne sait comment ti'adnire le mot par lequel les Grecs exprimaient 
la même chose que nous par le terme de sociabilité : aussi, dans le l*"" livre 
du traité des Devoirs parait-il y avoir cinq vertus cardinales, tandis que Cicéron 
n'en annonce que quatre. 



SOCIABILITÉ : JUSTICE. 19 

comprend donc deux espèces de devoirs, les devoirs de 
justice et ceux de bienfaisance, l'obligation de ne faire 
d'injure à personne , et l'obligation de faire tout le bien dont 
nous sommes capables. 

La justice nous défend de nuire à qui que ce soit, excepté 
dans le cas de légitime défense , et nous commande impérieu- 
sement de prêter main forte à tout homme injustement 
attaqué. Entreprendre sur les intérêts d'autrui, soit par con- 
voitise, soit par colère, soit par toute autre passion, c'est 
porter la main sur son allié naturel. Le laisser sans défense , 
quand il est victime d'une injuste aggression, c'est commettre 
un crime semblable à celui d'abandonner ses parents , ses 
amis ou sa patrie. Il y a donc entre tous les hommes une 
solidarité, qui doit les empêcher de se nuire les uns aux 
autres et qui leur ordonne de se protéger mutuellement. 11 
est plus contre nature de la briser ou de la mettre en oubli 
que de souffrir la pauvreté, la douleur, la perte de nos biens, 
l'infamie ou la mort; car c'est détruire la société humaine. 
Quelle absurdité de dire, comme quelques-uns, que jamais, 
dans un intérêt personnel, ils ne nuiront à leurs parents ou 
à leurs proches, mais que c'est autre chose, s'il ne s'agit 
que de leurs concitoyens ! A leur compte, il n'y a donc 
entre les citoyens aucune communion, aucun droit naturel. 
Quant à ceux qui consentent bien à respecter les droits de 
leur compatriotes , mais qui ne veulent pas que rien nous 
oblige envers les étrangers, ne commettent-ils pas la plus 
funeste des impiétés, en abohssant la société universelle 
formée parles dieux entre les hommes? Or, la communauté 
humaine ne se maintient que par la justice qui laisse ou 
rend à chacun ce qui lui appartient ou ce qui lui est dû. C'est 
un grand corps qui périrait, si chacun de ses membres attirait 
à lui ce qui fait la vie et la santé de son voisin. La justice 
vulgaire ou l'égoïsme s'écrie, selon le mot de Térence : « mon 



20 CICÉRON. 

plus intime prochain, c'est moi-même ! . . Mais n'est-ce pas, 
reprend le même poëte, une perversité incroyable, inouie, 
que d'être assez dépourvu de sens et de cœur pour se 
réjouir du malheur d'autrui et pour chercher du profit dans 
ses maux et dans ses pertes?» L'obligation de ne point faire 
de mal s'étend si loin qu'alors même qu'on est provoqué 
par l'injustice, on doit s'arrêter dans la punition et la ven- 
geance qu'on pourrait en tirer. Car en réalité l'homme juste ne 
se venge pas; il prévient par l'intimidation de nouvelles in- 
jures, soit de la part de celui qui l'a attaqué, soit de la part de 
ceux qui voudraient faire comme lui. Il ne cherch donc en 
aucune manière le mal d'autrui; il se défend. Car la justice 
lui prescrit non -seulement de ne point léser les droits des 
autres, mais encore de ne jamais nuire, ni en action, ni en 
parole \ L'injustice effective ou celle qui consiste à faire tort 
au prochain s'exerce de beaucoup de manières, mais princi- 
palement par violence et par ruse. Sous l'une ou l'autre de 
ces formes, elle est étrangère et contraire à la vraie nature 
de l'homme; mais la fraude est plus odieuse, et l'iniquité 
la plus détestable est celle qui colore ses trahisons d'un vernis 
de probité. La justice et l'injustice ne se mesurent pas ici 
aux décisions étroites des lois ou des tribunaux. On peut 
nuire, on peut faire tort aux autres légalement. Quoi de 
plus commun que de se glisser par toutes sortes de voies 
dans les testaments afin de dépouiller à son profit les héritiers 
légitimes? «Pour moi, dit Cicéron, je pense qu'un héritage, 
acquis légalement et sans supposition, n'est ni juste ni hon- 
nête, lorsqu'il a été capté par des caresses perfides et au 
détriment des vrais héritiers . . . L'homme de bien, quand 

1. Distinclion stoïcienne qui a une graïuio poitée. Celui qui se venge ne com- 
met pas, à proprement parler, une injustice. Cependant il nuit : or, on ne doit 
nuire à l'agresseur que dans un seul cas, lorsque c'est une nécessité pour se dé- 
fendre soi ou les siens. Quant au désir de rendre mal pour mal , uniquement pour 
se soulager le cœur, c'est une faiblesse qui fait partie de l'injustice. 



SOCIABILITÉ : JUSTICE. 21 

même il n'aurait qu'à claquer des doigts pour glisser son 
nom dans les testaments des plus riches citoyens , n'userait 
pas de cette faculté, fùt-il assuré de n'être jamais soupçonné 
de personne . . . Développons les notions premières et innées 
qui sont au fond de nos âmes. L'honnête homme n'est-il 
pas celui qui fait tout le bien qu'il peut, et qui ne fait de mal 
à personne, si ce n'est pour repousser une injuste agression? 
Quoi donc! Ce n'est point faire du mal que d'évincer, par 
une espèce de sortilège, les héritiers naturels et légitimes pour 
se substituer à leur place? » La bonne foi, sans être le fon- 
dement de la justice , comme le dit Gicéron , en est au moins 
une partie essentielle. Or, il faut entendre par bonne foi la 
fidélité à ses engagements et la sincérité dans ses paroles. 
On manque à ses promesses et à sa foi, non-seulement 
lorsqu'on les viole ouvertement et d'une façon grossière , 
mais encore lorsqu'on s'attache à une interprétation trop sub- 
tile et hypocrite des termes: summum jus , summa injuria. 
Car on peut paraître dans son droit sans y être, si l'on ne 
consulte que la lettre de certains contrats sans en considérer 
sincèrement le fond. Or la véritable foi repose sur l'intention et 
non sur les paroles. On ment, non-seulement lorsqu'on dit 
le contraire de la vérité, mais encore lorsqu'on la dissimule 
et qu'on trompe les autres par ses réticences. La justice in- 
terdit toute interprétation artificieuse, toute réticence, toute 
restriction mentale, toute feinte et toute dissimulation; elle 
veut un homme ouvert, simple et ingénu, et non pas un 
homme double, ténébreux, subtil, artificieux, fourbe et 
vieilli dans la science maligne des supercheries illégales ou 
légales. Combien y a-t-il peu de gens vraiment justes et 
probes ! Et si le dol consiste ou dans la feinte ou dans la 
dissimulation, combien y a-t-il peu d'actes dans la vie, qui 
soient exempts de cette injustice hypocrite ! 

La justice est par excellence la qualité de l'être sociable : 



22 CICÉRON. 

sans elle, il n'y a pas plus de vertu ni d'honneur que de 
société. « Cette fierté d'âme, dit Cicéron, cette force ou cette 
élévation de caractère qui se montre dans les dangers et les 
travaux, marche-t-elle sans la justice? L'intérêt particulier, 
remplaçant le salut de la patrie, devient-il le but de ses 
efforts? Elle n'est que le plus dangereux des vices. Loin 'de 
mériter le titre de vertu, elle n'est qu'une férocité qui ex- 
clut tout sentiment humain. Les Stoïciens ont donc raison 
de définir la force ou le courage une vertu armée pour la 
défense de l'équité. Aussi nul de ceux qui doivent leur répu- 
tation de courage à la fraude et à de coupables moyens , n'a 
acquis une véritable gloire. L'honneur ne peut exister sans 
la justice. Platon a dit admirablement : non-seulement la 
prudence sans la justice doit prendre le nom de subtilité 
artificieuse et de fourberie, mais encore l'intrépidité dans 
les périls, qui a pour mobile l'ambition personnelle et non 
l'intérêt public, est indigne d'être appelée du courage : l'au- 
dace brutale est son nom. A la bravoure, à la magnanimité 
il faut donc unir la bonté, la simplicité, l'amour du vrai, 
l'horreur de la perfidie : qualités inhérentes à la justice. 
Mais il est déplorable qu'une funeste ténacité et la fureur de 
dominer naissent le plus souvent de la force et de la hauteur 
du caractère. Le cœur du Spartiate, dit Platon, ne brûlait 
que pour la victoire : il en est de même d'un homme qui a 
l'âme grande : être le premier, disons mieux, être le seul , 
tel est son but. Or, pour celui qui veut s'élever, il est bien 
difficile de ne pas blesser l'équité sans laquelle il n'y a pas de 
justice. Alors ces hommes veulent que l'autorité publique et 
légitime se courbe devant eux; alors surgissent au sein delà 
république des ambitieux qui prodiguent l'or et organisent 
des factions, pour fonder l'empire de la force sur les ruines 
de l'égafité. Mais plus la modération est difficile, plus elle 
est glorieuse; car la justice a des droits sur tous les instants 



SOCIABILITÉ : JUSTICE. 23 

de la vie. . . . Malheureusement plus on a l'àme haute et 
fière, plus la soif de la gloire et l'amour des applaudisse- 
ments nous entraînent aisément à l'injustice. » Il faut dire 
de la bienfaisance même ce que nous venons de dire du 
courage. « Nuire à celui-ci pour être généreux envers celui- 
là, c'est une injustice, c'est un vol. Beaucoup d'hommes 
cependant, surtout ceux que tourmente le besoin de la 
grandeur et de la gloire, dépouillent les uns pour donner 
aux autres. . . Rien au monde n'est plus contraire au devoir. 
Faisons-nous donc une générosité profitable à nos amis 
sans nuire à personne. Ainsi, lorsque Sylla et César faisaient 
passer une fortune de son possesseur légitime sur la tète 
d'un étranger, ils n'étaient nullement généreux : où la justice 
n'est pas, la générosité ne saurait être. » 

Or, ce droit naturel qui défend de nuire, existe entre les 
peuples comme entre les particuliers. Il ne faut jamais faire 
la guerre que lorsqu'elle est déclarée régulièrement, ni la 
déclarer que pour les plus graves motifs. Tant que la paix 
n'est pas dangereuse , on doit tout faire pour la conserver. 
Car les naufrages, les famines, les pestes, les tremblements 
de terre et tous les fléaux ensemble n'ont pas fait périr 
autant d'hommes que la manie de la guerre *. Il y a deux 
manières de vider ses querelles, l'une par la raison et la 
parole, l'autre par la force; la première appartient à l'homme, 
et la seconde aux bêtes féroces. Il ne faut donc recourir aux 
armes qu'à la dernière extrémité, lorsqu'il est impossible 
de s'entendre, et qu'il n'y aurait dans la paix ni sûreté ni 
honneur. Ajoutons que tout n'est point permis à la guerre. 
Quand les hommes combattent entre eux, ce ne doit pas 
être une lutte d'animaux sauvages. Le droit des gens exige 
que même , quand le bélier a commencé de battre les 

1 . Cicéron nous apprend ici qu'il existait sur ce sujet un livre du péripatéticien 
Dicéarque. 



24 CICÉRON. 

murailles, le vainqueur veille à la conservation des vaincus, 
s'ils s'en remettent à sa foi et à son humanité. La cruauté 
n'est jamais utile, et la nature humaine, qu'on doit suivre 
en toute occasion, est surtout ennemie de la cruauté.* 

La bienfaisance ou plutôt la bonté est le complément de 
la justice, et toutes deux ensemble elles forment la vertu de 
l'être social. La générosité, dit Cicéron, la libéralité et la 
bienveillance sont plus conformes à la nature humaine que 
la volupté, que la richesse et même que la vie. » Aussi voit- 
on les plus grandes âmes se sacrifier à l'utilité commune. 
Ambitieuses de servir et de secourir les hommes, elles 
aiment mieux affronter les dangers et les travaux à l'exemple 
d'Hercule, que de vivre dans la solitude, au milieu de tous 
les biens et de toutes les délices. Et même , quelle que soit 
la beauté de la science, il n'y a pas de cœur vraiment élevé 
qui ne préférât le salut de sa patrie ou du genre humain 
aux plus magnifiques découvertes. Que dire après cela de ces 
hommes qui par crainte de se faire des ennemis ou par 
misanthropie, ne veulent, disent-ils, se mêler que de leurs 
affaires, se contentant de ne point nuire, sans faire de bien 
à personne? Cicéron n'hésite point à les ranger parmi les 
hommes injustes ; car la vraie justice est inséparable de la 
bonté. «La justice, dit-il, est une vertu pleine de munificence 
et de libéralité; elle aime mieux les autres qu'elle-même, et 
c'est pour le bien d'autrui, plus que pour soi, qu'elle est née.» 
Éclairé par le Stoïcisme et par l'humanité naturelle de son 
caractère , il se plaît à répéter ce beau mot de Térence : 
a. Homo siim : nihilhumani a me alienum puto.)) 
Il se plaint que «nous jugions des intérêts de nos sem- 
blables autrement que des nôtres , et qu'en général nous 
sentions mieux ce qui nous arrive de bien et de mal , que 
les biens ou les maux d'autrui, qui ne se montrent à nous 

* Des Dev., I, 6 7, 10, II, 12, 23, 24; II, U; III, 5. 6. — Rép.. 111,9. 



SOCIABILITÉ : BIENFAISANCE. 25 

que dans une sorte de lointain.» Ah! si les jugements des 
hommes s'accordaient avec la nature, si chacun pouvait se 
persuader que les biens et les maux d'autrui ne lui sont pas 
étrangers, on verrait alors régner partout le vrai droit et la 
M-aie justice. Car toutes choses sont communes entre amis, 
selon le proverbe ; et la société humaine serait unie par les 
liens des services mutuels et de l'amour. Or qu'est-ce que 
l'amitié, si ce n'est l'égale participation à toutes les choses hu- 
maines et divines, ^"écoutons pas les philosophes qui, sous 
prétexte que le point essentiel pour le bonheur est la paix et la 
sécurité, nous défendent de nous trop intéresser aux affaires 
des autres , parce qu'il est impossible qu'une âme soit 
tranquille , lorsqu'elle s'expose à souffrir seule pour tout 
le monde le travail et les douleurs de l'enfantement. Car 
vouloir exempter l'homme de tout soin et de tout souci, 
c'est vouloir le dégager de toute vertu. Écoutons encore 
moins ceux qui osent prétendre que le penchant à l'affec- 
tion ne vient que de la faiblesse. Car plus une âme est vrai- 
ment grande et forte, c'est-à-dire moins elle a besoin des 
secours étrangers , plus elle se sent portée à aimer et 
à faire du bien : tout le fruit de l'amour est dans l'amour. 
Aussi la bienfaisance s'accroît-elle d'elle-même par l'habi- 
tude et comme par l'exercice des bienfaits. Son caractère 
propre est de s'oublier pour ne penser qu'à l'avantage d'au- 
trui. Elle est si peu dirigée par l'unique mobile de l'intérêt 
personnel, que nous voyons les vieillards se fatiguer à des 
travaux dont ils ne doivent jamais recueillir les fruits. Le 
vieillard , dit Statius dans ses Synéphébes , plante des arbres 
qui ne seront utiles qu'à une autre génération '. » « Et 

1. Est-ce là l'origine de ces admirables vers de Lafontaine ? 
(I Mes arrière-neveux me devront cet ombrage : 

Hé bien! défendez-vous au sage 
De se donner des soins pour le plaisir d'autrui? 
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui. 



.26 CICÉRON. 

l'agriculteur, déjà vieux, ajoute Cicéron, n'hésiterait pas à 
répondre si on lui demandait pour qui il plante à cet âge : 
pour les'dieux immortels, qui ont voulu non-seulement que 
je tinsse ces biens de ceux qui m'ont précédé , mais encore 
que je les transmisse à la postérité. » 

On voudrait que Cicéron eût moins mêlé ces nobles idées 
des préoccupations de l'égoïsme politique^ qui cherche 
toujours dans ceux qu'il oblige des créatures et des appuis. 
Il avait dû sentir la fragilité de ces amitiés, surtout de celles 
des grands qui, selon sa remarque, ne haïssent rien tant 
que de se sentir obligés à la reconnaissance, ou qui même 
s'imaginent vous rendre service quand ils daignent en rece- 
voir. Mais lorsqu'il aurait encore plus insisté sur les avan- 
tages que l'homme public peut tirer de la bienfaisance, il 
faudrait un étrange aveuglement pour ne pas voir toute 
l'humanité des principes, qu'il proclame si magnifiquement 
après Panétius et le Stoïcisme. Je ne dirai point qu'il consi- 
dère partout l'homme public comme se devant tout entier 
aux autres , et qu'il veut que ceux qui sont puissants par 
leur fortune ou par leur talent soient comme l'asile universel 
des malheureux et des opprimés. Mais ne pose-t-il pas en 
règle que la bienfaisance doit considérer, non les personnes 
ni leur condition, mais leurs besoins; qu'elle préfère avant 
tout la cause de ceux qui sont dans l'indigence et la détresse; 
et qu'elle s'exerce envers tout le monde, mais surtout en- 
vers les faibles et les petits? Ne reconnaît-il pas d'ailleurs 
dans cette vertu tous les caractères de la vraie bonté? L'affa- 
bihté qui sait descendre à ses inférieurs pour ne pas les 

1. Encore est-il juste de dire que les considérations toutes politiques et égoïstes 
qu'on lui a reprochées , ne se trouvent point dans ses chapitres du 1" livre des 
Devoirs sur la bienfaisanse, mais dans le livre II qui traite de l'utile. Quel mal 
y aurait-il que l'homme politique fût persuadé qu'il vaut mieux se faire aimer que 
redouter, et que le plus sur moyen d'acquéiir la bienveillance des hommes est de 
leur faire du bien ? 



SOCIABILITÉ : BIENFAISANCE. 27 

humilier, el qui peut et doit d'autant plus s'abaisser que 
l'on est placé plus haut? L'oubli des injures et cette indul- 
gence équitable, qui nous fait pardonner aux autres ce 
que nous voulons qu'on nous pardonne à nous-mêmes? La 
bienveillance, la serviabilité, et une certaine facilité à nous 
relâcher de la stricte rigueur de nos droits? Enfin la dou- 
ceur dans l'homme privé, et la clémence dans l'homme 
public? «Il ne faut pas écouter, dit-il, ceux qui pensent 
qu'on doit être implacable envers ses ennemis, et que le 
ressentiment et la vengeance sont des marques de grandeur 
d'âme. Rien ne mérite plus d'éloges, rien n'est plus digne 
d'un grand homme que la facilité à s'apaiser et la clémence.» 
Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle trouveront des paroles 
plus pénétrantes que Cicéron , mais ils ne feront que dé- 
velopper les mêmes principes. Ce qu'il veut surtout qu'on 
estime et qu'on pratique, ce sont les vertus douces et bien- 
veillantes. Car la force et la grandeur d'âme sont souvent 
trop impétueuses et trop violentes dans les hommes qui ne 
sont pas arrivés à la perfection; et toutes les vertus douces 
semblent caractériser plus particulièrement l'homme de 
bien. C'est par elles qu'on peut vivre en paix et amicalement 
avec les hommes. Il faut donc écarter de notre commerce 
avec nos semblables tout ce qui peut les heurter et les 
blesser, tout ce qui sent l'âpreté et la colère. «Apportons 
tous nos soins, dit Cicéron, à témoigner du respect et de 
l'amitié aux personnes avec qui nous conversons. Mais par- 
fois les reproches sont nécessaires. Il faut alors élever un 
peu la voix et se servir d'expressions plus vives, sans toute- 
fois laisser échapper de signes de colère. Ce sont des re- 
mèdes violents comme le fer et le feu, dont il ne faut user 
que rarement, malgré soi, jamais sans nécessité, et seule- 
ment quand il ne reste plus d'autre ressource. Mais je le 
répète, loin de nous la colère : avec elle on ne fait rien de 



28 CICÉRON. 

bon, rien de mesuré. En général on peut admettre quelque 
douce réprimande, d'un air grave qui impose et qui n'exclut 
pas la sévérité, mais qui écarte toute ombre d'outrage. Faisons 
plus : montrons que ce qu'il peut y avoir d'amertume dans 
nos reproches, n'a été provoqué que par l'intérêt même de 
la personne qui les mérite. Même dans les contestations 
qu'on peut avoir avec son plus grand ennemi, il est bien, 
si l'on est indignement outragé, de garder un noble sang- 
froid et de repousser toute colère.» Cette gravité, toujours 
maîtresse d'elle-même, est surtout nécessaire dans l'homme 
public. Car si la colère monte au tribunal avec le juge et 
qu'elle dicte ses arrêts, il ne pourra jamais garder cette 
modération également éloignée du trop ou du trop peu , qui 
sait proportionner la punition à la faute et aux intérêts de 
la république et de l'humanité. Ce qu'il faut désirer, c'est 
de voir les chefs de l'État ressembler aux lois, qui pu- 
nissent parce qu'elles sont justes et non parce qu'elles 
sont irritées. En un mot, le grand principe qui domine dans 
tout le traité des Devoirs et qui revient sans cesse dans les 
autres écrits philosophiques de Cicéron , c'est que les hommes 
sont nés les uns pour les autres, qu'ils doivent s'aider et se 
servir mutuellement, et que l'homme de bien pratique et 
cultive tout ce qui peut resserrer les hens de cette société 
et de cette union naturelle, parce que le fondement du droit 
est le penchant inné que nous avons à nous aimer les uns 
les autres : JSatura propensl siimus ad diUgendos homines , 
quod fundamentum jiiris est* 

La conception de la loi et de la cité universelles entraîne 
nécessairement l'idée d'un seul Dieu , dont les dieux infé- 
rieurs et les hommes ne sont que des émanations ou des 

* Des Dev., I, 7,9,11, U, 15, 19, 20, 25, 26; II, 15, 16, 18, 20; 
III, 5, 6, 12.— Des Fins, I, 35; III, 19, 2U; V, 23.— Rép., 1,2.— Lois, 
1,15. — De la vieill. , chap. 7. — De l'amitié. 



THÉOLOGIE. — NÉGATION DU POLYTHÉISME. 29 

œuvres. Cicéron incline visiblement vers la théologie de 
Platon, d'Aristote et des Stoïciens; mais toute cette partie de sa 
pensée n'a rien de fixe ni d'original. La seule chose qui 
mérite ici notre attention, c'est la polémique des païens contre 
leurs traditions religieuses, parce qu'on y retrouve tous les 
éléments de la polémique des chrétiens contre le paganisme. 
Nous l'esquisserons rapidement. Cicéron reproche aux poètes 
d'avoir introduit des dieux enflammés de colère ou furieux 
de passion, et de leur avoir attribué des haines, des discordes, 
des combats, une naissance et une mort, des plaintes et des 
lamentations, toutes sortes d'intempérances, des amours 
avec nos femmes, des viols, des adultères et des incestes. 
n compare ces fables aux opinions monstrueuses des mages 
et aux folies des Égyptiens, et, selon lui, on ne peut y croire 
que par un excès de démence et d'impiété. Mais nous con- 
naissons déjà toutes ces objections de la philosophie contre 
les habitants de l'Olympe. Ce que nous trouvons de nouveciii 
dans Cicéron , c'est une discussion aussi remarquable par la 
sagacité que par la hardiesse sur la pluralité des dieux et 
l'antropomorphisme , sur la divination et le merveilleux. 
Nous ne reproduirons ici que cette partie importante et 
curieuse du De naturel deorum. 

Eenouvelant une vive et pressante argumentation de Car- 
néade' : si les dieux existent, dit Cicéron, devrons nous dire 
aussi que les Nymphes sont des déesses? Et si l'on croit à 
l'existence des Nymphes, faudra- t-il encore admettre les 
Faunes, les Panisques et les Satyres? Celui qui reçoit la 
divinité de Jupiter et de Neptune, ne peut repousser celle 
de l'Orcus ou de Pluton, et de Caron, et du Styx, et du Cocyte. 
Les fils de Saturne sont dieux : vous devez accorder le même 
privilège à leur père, et à Cctlus qui a engendré Saturne, et à 

1. On la trouve dans Sext. Empiiicus (Contre les Physiciens, I, cliap. 2, 
Il 182-194). 



30 CICÉRON. 

ses parents /Ether et Hémèra, et à leurs frères et leurs sœurs, 
l'Amour, la Douleur, le Travail, la Misère, la Crainte, l'Érèbe 
et mille monstres semblables. Pourquoi ne pas mettre au 
rang des dieux Esculape, Thésée, Sarpédon, Rhésus et tant 
d'autres qui sont nés de quelque dieu , tout aussi bieu 
qu'Apollon, que Bacchus, que Vulcain et que Minerve? Dans 
le droit civil, les bâtards suivent la condition de leurs mères; 
les fils des déesses, les Achille, les Mnée, les Orphée et les 
Memnon ne doivent-ils point partager les droits maternels? 
Ce n'est pas assez que nous ayons rempli le ciel de tout le 
genre humain : nous y avons encore placé toutes les affec- 
tions du cœur de l'homme. Ce n'est pas assez que nous 
ayons dressé des autels aux Vertus : la Peur, la Fièvre, la 
mauvaise Chance, ITmpudence et l'Injure ont aussi leurs 
temples et leur culte. Que si l'on admet les dieux de la Grèce 
et de Rome, pourquoi ne pas admettre ceux de l'Egypte et 
de tous les barbares? Voici donc venir à la suite d'Isis, 
d'Osiris et de leur fidèle suivant Anubis, les bœufs, les chevaux, 
les éperviers, les chats, les crocodiles, les nuées, les fleuves, 
les sources et toutes sortes d'objets qui , loin de posséder 
les perfections divines, ne participent même pas à la raison 
ou simplement à l'âme et à la vie. Quelle multitude! Quelle 
presse! Quelle chaos ! Nos dieux me semblent bien nom- 
breux pour être des dieux véritables M\Iais non-seulement les 
dieux se multipherit sans fin : le même dieu semble se mul- 
tipUer lui-même pour déconcerter la foi et la raison. N'avons- 
nous pas trois Diane, trois Cupidon, quatre Vénus, quatre 
Vulcain, cinq Mercure, cinq Apollon et cinq Minerve, pour 
ne point parler des autres ? Ou bien il faut rejeter toutes ces 
traditions, ou bien cela va à l'infini, sans raison de s'arrêter 
jamais dans celte série continue de superstitions et de fables, 

1. Le Sévère de Corneille semble se souvenir de Cicéron : 
« Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux. » 



NÉGATION DU POLYTHÉISME. 31 

aussi impies que ridicules. Quant à la figure des dieux , quel 
est le physien assez ignorant pour ne pas savoir que toutes 
ces formes humaines ont été logées au ciel ou par la super- 
stition de la foule, ou par la sagesse des politiques pour 
conduire et pour enchaîner le vulgaire ? Puis on a fabriqué 
des idoles afin de voir plus près de soi l'objet de ses adora- 
tions. Mais les formes des dieux et leurs images ne sont que 
des inventions de l'imbécillité humaine , sur lesquelles les 
poêles, les peintres et les sculpteurs ont encore renchéri. 

La pièce principale de tout l'édifice religieux des païens 
était la divination. Cicéron n'y louche pas avec plus de mé- 
nagement qu'à la pluralité des dieux et â l'idolâtrie. Une 
polémique très-vive s'était engagée sur ce point entre Chry- 
sippe et Carnéade , entre le Stoïcisme et la nouvelle Acadé- 
mie. Dans leur zèle très-louable, mais assez indiscret contre 
l'incrédulité et l'athéisme, les Stoïciens avaient mal à propos 
confondu la cause des devins avec celle de la Providence, 
que les Epicuriens appelaient pour cette raison la vieille pro- 
phétesse du Portique*. S'il y a des dieux, disaient-ils, et 
qu'ils ne fassent pas connaître aux hommes les événements 
futurs, il faut en conclure ou qu'ils n'aiment pas les hommes, 
ou qu'ils ignorent ce qui arrivera, ou qu'ils pensent qu'il 
ne nous importe point de connaître l'avenir, ou qu'ils ne 
croient pas digne de leur majesté de nous en avertir ou 
enfin qu'ils n'ont pas la faculté de nous l'indiquer. Or, on 
ne peut pas dire que les dieux ne nous aiment point; car ils 
sont bienfaisants et amis du genre humain. Ignoreraient- 
ils donc ce qu'ils ont eux-mêmes résolu et décrété? Ou bien 
sommes-nous sans intérêt à savoir les événements futurs? 
Il serait absurde d'avancer l'un ou l'autre. Le serait -il 
moins de dire que les dieux regardent un tel avertisse- 
ment comme indigne de leur majesté, lorsque rien n'est 

1. Anus fatidica, vieille fen:me fatidique, vieille diseuse de bonne aventure. 



32 CICÉRON. 

plus noble que la bienfaisance? Enfin il n'y a rien qui leur 
soit impossible ; ils peuvent donc nous envoyer des signes 
de l'avenir. Ou bien il y a des dieux et il faut admettre la 
divination, ou bien il faut rejeter du même coup la divina- 
tion et les dieux. Et, forts de ce beau dilemme, de graves 
philosophes admettaient deux sortes de divination , la divi- 
nation naturelle et la divination artificielle : l'une, qui a heu 
dans le déhre prophétique , lorsqu'un Dieu s'empare vio- 
lemment de l'àme humaine, ou dans les songes, lorsque l'àme, 
plus dégagée du corps et des nécessités de la vie qui l'as- 
siègent pendant la veille , entre plus facilement en rapport 
avec l'àme universelle dont elle est tirée, mais à laquelle 
elle tient toujours par son essence; et l'autre, qui consiste 
dans l'interprétation des apparences célestes , du chant des 
oiseaux, de la foudre, des éclairs et de tant d'autres signes 
que Dieu, dont l'univers est plein, nous manifeste sans cesse 
comme des traces de sa présence et de son aciion provi- 
dentielle. Voilà ce que croient toutes les nations et ce qui 
est confirmé par des événements innombrables. — Tous les 
faits que vous citez, reprenaient Carnéade et Cicéron, ont 
été controuvés ou falsifiés par la superstition et par la mau- 
vaise foi. Quand il en serait arrivé quelques-uns, qu'y aurait-il 
là de merveilleux? Des prédictions faites en l'air ne peuvent- 
elles point quelquefois, par une coïncidence fortuite, se ren- 
contrer avec l'événement? Le caractère de toutes les prédic- 
tions, qu'elles soient naturelles ou qu'elles soient dues à 
l'art, c'est d'être si obscures et si peu précises qu'on peut 
y voir tout ce qu'on veut, selon les espérances ou les craintes 
dont on a l'esprit agité. La divination artificielle, n'ayant pour 
objet ni ce qui tombe sous les sens ni ce qui peut être connu 
par la science et par le raisonnement, n'est qu'une imposture 
qui s'adresse à la convoitise. Je vous le demande, quel rap- 
port y a-t-il entre la perte et le gain d'une bataille et le 



NÉGATION DE LA DIVINATION ET DES MIRACLES. 33 

cœur d'un poulet ? Qu'a de commun avec le ciel et les lois 
de la nature un petit bénéfice ou un héritage que j'attends? 
La divination naturelle n'a point des fondements plus solides. 
Quelle est donc l'autorité de cette espèce de fureur que 
vous appelez divine ? Quoi! ce que ne voit pas le sage, l'in- 
sensé le verra! Et celui qui a perdu le sens humain, sera 
doué de celui des dieux! Mille songes arrivent sans qu'on 
y fasse attention et sans qu'ils aient rien de prophétique? 
Y a-t-il donc des songes divins et des songes humains? A 
quels signes les reconnaître ? Et s'il y a des signes , qu'on 
nous les montre! L'esprit, préoccupé d'un événement qu'il 
craint ou qu'il espère, y rêve pendant la nuit : quelle mer- 
veille qu'il rencontre quelquefois juste! Nul ne s'étonnerait 
d'une prévision de la veille, et l'on se récrie si l'esprit a 
par accident prévu quelque chose dans le sommeil ! Nous 
sommes tellement légers, tellement inconsidérés que, si des 
souris, dont c'est l'unique affaire, ont rongé quelque objet, 
nous regardons cela comme un prodige, « En général, dit 
Cicéron, j'opposerai à tous les prodiges cet argument, que 
jamais il ne s'est rien fait qui ne puisse se faire, et que, par 
conséquent, dès qu'une chose se fait, il n'y a plus lieu de 
s'en étonner. Dans tout ce qui paraît nouveau, c'est l'igno- 
rance de la cause qui produit l'étonnement; tandis que cette 
même ignorance n'a rien qui nous frappe dans ce qui se 
passe tous les jours sous nos yeux. L'homme qui demeure 
stupéfait, s'il apprend qu'une mule a mis bas, ne sait pas 
davantage comment engendre une cavale; mais ce qu'il voit 
souvent , il ne s'en émeut pas, tandis que , s'il voit arriver 
ce qu'O n'a jamais vu , il le prend pour un miracle .... Il 
n'y a , je le dis en un mot, qu'une seule loi : c'est dans la 
nature qu'est la cause nécessaire de tout ce qui se produit; 
lors même qu'un fait nous paraît contraire à l'habitude, il 
ne saurait être contraire à la nature. S'il se présente donc 
JL 3 



34 CICÉRON. 

un phénomène insolite , étonnant, recherchez-en la cause 
si vous pouvez; et si vous ne la trouvez pas, tenez néanmoins 
pour certain que rien n'a pu arriver sans cause, et chassez 
la terreur que cet événement étrange vous a inspirée. De la 
sorte vous ne craindrez ni les tremblements de terre , ni le 
ciel entrouvert, ni les pluies de pierres ou de sang, ni les 
étoiles qui filent, ni les apparitions de brandons allumés dans 

les airs Sinon , la superstition vous obsède , vous presse, 

vous poursuit, sans vous laisser respirer, de quelque côté 
que vous vous tourniez. Elle est là, quand vous écoutez un 
devin ou un présage , quand vous sacrifiez , quand vous re- 
gardez un oiseau. Si vous voyez un Chaldéen ou un aruspice, 
s'il fait des éclairs, s'il tonne , si un objet a été frappé par la 
foudre, s'il est né ou s'il est arrivé quelque chose d'inusité: 
elle est là, toujours là; et comme il faut bien qu'il se pré- 
sente incessamment quelqu'une de ces choses, il est impos- 
sible que vous ayez jamais l'esprit en repos. Le sommeil 
semble le refuge de tous les soucis et de toutes les peines : 
eh bien ! c'est de lui que naîtront le plus d'inquiétudes et de 
terreurs.» N'ouvrira-t-on jamais entièrement les yeux? La 
plupart des anciens oracles ont cessé ; les so7is de Préneste 
n'ont plus de vogue , le temple de Delphes est muet et il 
n'y a aujourd'hui rien de plus méprisé que son antre pro- 
phétique. Pourquoi? si ce n'est que tous ces oracles n'avaient 
de réalité que par l'opinion. « Mais je ne sais comment, dit 
Cicéron, des philosophes superstitieux et presque fanatiques 
aimeraient mieux tout admettre que de ne pas se montrer 
absurdes. Plutôt que de ne pas croire ce qui est incroyable, 
il préfèrent dire que la vertu de l'antre Delphien s'est éva- 
porée de vétusté. » ' Elle s'est évanouie tout simplement dès 
que les hommes ont commencé à devenir moins crédules, 
La crédulité faisait toute l'inspiration de la Pythie; la crédulité 

1. Opinion reprise et développée par Plutarqiie (De la cessation des oracles). 



CULTE. 35 

fait encore aujourd'hui tout le prestige et toute la science des 
devins; qu'elle cesse, et aussitôt la divination disparaîtra'. 

On retrouve les mêmes attaques contre la religion établie 
dans Pline l'ancien, dans les philosophes, dans les poètes et 
dans tous les écrivains grecs ou latins de l'empire. Mais ce 
qui peut-être exprime encore mieux l'état du paganisme à 
cette époque, ce sont les Métamorphoses d'Ovide, ce long 
jeu poétique sur toutes les traditions du passé. Le paganisme 
était donc mort comme croyance en Grèce et en Itahe, je 
pourrais ajouter dans tous les pays civilisés de l'Orient et de 
l'Occident. A Rome comme à Athènes, lorsqu'on parlait avec 
sincérité, selon sa conscience et non selon la coutume, pour 
ses amis ou pour les gens éclairés et non pour le pubhc, on 
faisait profession d'être athée ou théiste. Cicéron est évidem- 
ment pour un seul Dieu avec toutes les grandes écoles phi- 
losophiques, et même, quoique sa pensée soit assez indécise 
sur ce point, il a plus de penchant pour le dieu tout spirituel 
de Platon, que pour le dieu, esprit et nature, des Stoïciens. Il 
sait que l'univers seul est la maison et la demeure de Dieu, et 
sans approuver le fanatisme des mages qui, regardant comme 
une impiété de renfermer Dieu entre des murailles, conseil- 
laient à Xerxès de brûler tous les temples grecs, il trouve 
bon que nous nous rappellions sans cesse que tout est plein 
de la puissance et de la présence divines, afin de nous con- 
server plus chastes et plus purs , comme si nous étions 
toujours dans le plus vénéré des sanctuaires. Il veut qu'on 
honore l'Etre suprême par un culte simple et sans fastueuse 
dépense, car il ne plaît pas à Dieu que tout le monde ne 
puisse pas venir à lui. Il demande surtout la pureté du 
cœur; car selon son expression textuelle, tout est là : sans celte 

* De la Divinat., I, 3, 7, 19, 23, 38, 49, 50, 51; II, 7, 8, 9, 14, 22, 
27, 28, 54, 55, 57, 72. — Nat. des Dieux, III, 5, 6, 15, 16, 17, !8, 19, 
20, 21, 22, 23, 24, 25. 



36 CICÉRON. 

pureté intérieure, les cérémonies sont vaines, et toutes les 
eaux des fleuves et de la mer ne suffiraient pas pour laver 
une souillure de l'âme. S'il faut conserver la religion, ce 
n'est point par une crainte servile et superstitieuse; c'est à 
cause de la ressemblance ou de la parenté rationnelle qui 
unit l'homme avec Dieu. Aussi le vrai culte est -il la vertu : 
«celui qui se connaîtra lui-même sentira qu'il a en lui 
quelque chose de divin, et pensant que son âme est en lui 
comme une image sainte et consacrée, il se montrera tou- 
jours digne dans ses actions et dans ses pensées de ce sublime 
présent. » De quoi les hommes remercient-ils Dieu dans leur 
folie? Qui jamais a fait éclater son amour reconnaissant pour 
être devenu meilleur? On offre de riches sacrifices d'action 
de grâces, parce qu'on est opulent, honoré, parce qu'on a 
échappé au danger ou à la maladie. Voilà pourquoi nous 
appelons Jupiter très-grand et tout-puissant, et non parce 
qu'il nous a rendus tempérants et justes. Qui donc a jamais 
fait vœu à Hercule de la dîme de ses biens pour avoir acquis 
la sagesse? L'homme vraiment pieux et bon se rappellera 
toujours qu'il n'y a point d'âme grande et vertueuse sans 
une inspiration du ciel et sans une faveur divine.* 

11 est un dogme qui se lie profondément à la religion : 
c'est celui d'une vie future. Qu'était-il devenu? La philosophie 
l'avait-elle détruit ou transformé comme les autres idées 
religieuses? On sait les efforts incroyables de Lucrèce pour 
nous assurer l'éternité du néant; on connaît les paroles 
moqueuses que César prononça en plein sénat contre les 
enfers ; Cicéron et les écrivains qui suivirent ne sont pas 
beaucoup plus respectueux que César envers les dieux sou- 
terrains et leur terrible puissance. Ce serait toutefois une 
grave erreur de penser que la croyance à l'immortalité de 
notre être fût éteinte dans les esprits : elle y survivait au 

* De la nat. des Dieux, II, 36, III, 36. — Lois, I, 15, 22; II, 10, 11. 



IMMORTALITE DE l'AME. 37 

contraire sous une forme plus pure , et les enfers faisaient 
place au ciel. Nous insisterons un peu longuement sur cette 
question, parce que Cicéron est, après Platon, celui de tous 
les anciens qui l'a le plus développée, et parce que l'im- 
mortalité de notre être est un des principaux dogmes de la 
nouvelle religion qui est sur le point de paraître. La vie 
future n'est pas un principe démontré pour Cicéron; elle 
n'est qu'une espérance. Mais il y tient, il s'y attache de toutes 
ses forces, et il ne peut souffrir la frivolité des Epicuriens 
qui proclamaient, comme en triomphant, l'anéantissement 
absolu de l'homme au moment de la mort. C'est ce qui lui 
dicte ces belles paroles : «les Epicuriens, dit-il avec amer- 
tume, croient avoir fait je ne sais quelle magnifique con- 
quête , quand ils nous ont appris que nous mourons tout 
entiers. Quand il en serait ainsi , en vérité qu'a donc cette 
chose, dont on doive tant se réjouir et se glorifier? » Et par 
quelles raisons veut-on nous priver de ces hautes espérances, 
de celte aspiration sublime vers une vie meilleure? On dit 
que tout ce qui est capable de douleur est capable de 
maladie , et que tout ce qui est capable de maladie doit périr. 
Or l'âme souffre , est malade ; donc elle est mortelle. Mais 
ignore-t-on que lorsque nous parlons de l'immortalité de 
l'âme , nous n'entendons que l'immortalité de ce qui est 
essentiel à l'âme , c'est-à-dire de la raison qui est en elle- 
même impassible? Et quand le corps aurait sur l'âme plus 
d'influence qu'il n'en a réellement, s'ensuivrait -il que la 
raison ne fût pas d'une nature divine et impérissable? Il est 
vrai, nous ne nous faisons pas une idée très-nette de ce que 
peut être un esprit pur , une âme dégagée de tout corps. 
Mais lorsqu'on réfléchit et qu'on fait attention à la nature de 
l'âme, conçoit-on mieux une âme dans un corps? Ceux qui 
nous demandent ce qu'elle peut être, lorsqu'elle est seule et 
libre , sont les mêmes qui nous demandent où nous l'avons 



38 CICÉRON. 

vue; et s'ils en nient l'immortalité, c'est qu'au fond ils en 
nient l'existence. Mais de ce qu'on ne voit pas Dieu par les 
yeux du corps, en résulte-t-il que Dieu n'existe pas? On 
reconnaît la puissance divine à ses œuvres , on reconnaît la 
puissance de l'âme à ses actes. Si l'àme ne se connaît pas 
dans son essence, elle connaît au moins qu'elle existe et 
qu'elle agit; et quelle que soit sa nature, ditCicéron, je 
jurerais qu'elle est quelque chose de divin. Car, je vous prie, 
quelle apparence que cette terre ou cet air épais et grossier 
qui nous environne, ait donné naissance, par exemple, à la 
mémoire? Croyons-nous donc qu'elle soit une capacité dans 
laquelle les souvenirs se versent, comme dans un vase? 
Peut-on concevoir la forme, le fond, la configuration de 
l'esprit? Est-ce que l'âme est une cire sur laquelle on grave 
des empreintes, et les souvenirs ne sont-ils que les vestiges 
des choses gravées dans l'âme ? Comment concevoir dans 
un étroit morceau de matière les traces de tant de mots et 
de tant d'idées? Lorsqu'on songe à la merveilleuse puissance 
de l'esprit qui se souvient, qui imagine, qui invente, qui 
conçoit, qui raisonne, il est impossible de le supposer ma- 
tériel. Parlerai-je de ces idées que nous apportons en naissant 
et qui sont comme les souvenirs d'une autre vie et d'un 
monde meilleur? Dirai-je que loin de se confondre avec le 
corps , l'âme ne pense jamais plus vivement, avec plus de 
netteté et de lumière, que lorsqu'elle se sépare des sens et 
que dès ici-bas elle s'exerce à la mort, puisque la mort n'est 
que la séparation de l'âme et du corps? « Celui qui a compris 
les mouvements et les révolutions du ciel, écrit Cicéron, a 
par cela même enseigné que l'âme est de la même nature 
que celui qui a fait ces magnifiques ouvrages dans les cieux. 
Car lorsque Archimède a marqué sur une sphère les courses 
du soleil , de la lune et des étoiles errantes , il a fait en petit 
la même chose que Dieu, qui construisit et ordonna le monde; 



1 



IMMORTALITÉ DE l'AME. 39 

et si ces mouvements si beaux et si réguliers ne peuvent se 
faire dans le monde sans Dieu, Archimède n'a pu les imiter 
sur une sphère sans un esprit divin. » Pourquoi donc cette 
âme se dissoudrait-elle avec le corps, si elle a une nature 
propre, si elle n'est point composée, si elle est indivisible? 
Consultez la nature de l'homme, vous y trouverez clairement 
le pressentiment de l'immortalité. Pourquoi ces sépultures, ce 
soin religieux des tombeaux, ce respect des morts , si nous 
croyons que ceux que nous ne voyons plus sont anéan- 
tis? D'où viennent dans un être mortel ce souci de l'avenir 
et cette ardeur de voir vi\Te son nom dans ses enfants? 
D'où naît dans les grandes âmes cet amour de la gloire ? 
N'est-ce pas qu'il y a en elles je ne sais quel pressentiment 
des siècles à venir? Cette conscience obscure, mais pro- 
fonde de nos futures destinées perce jusque dans les croyances 
fabuleuses du peuple, auxquelles elle sert de fondement. 
Tous les peuples s'accordent à croire que les âmes sont 
immortelles, mais ils ignorent comment elles le sont, de 
même que tous les hommes savent qu'il y a des dieux sans 
bien connaître leur nature. Or, ces croyances universelles ne 
sont pas nées d'une convention et d'un pacte; elles n'ont pas 
été établies ni soutenues par les institutions et les lois. Si 
donc tous les hommes s'accordent ainsi, c'est qu'ils obéissent 
à une inspiration de leur nature; or, en toutes choses, le 
consentement unanime des peuples doit être considéré comme 
l'expression d'une loi et d'une vérité naturelle. L'espoir de 
l'immortalité , qui console et soutient l'homme de bien dans 
les difficultés et les peines de la vie, n'est donc ni si vain ni 
si ridicule : il n'y a que les méchants qui puissent le mépriser 
et le rejeter comme de gaieté de cœur. 

Cicéron a trouvé les paroles les plus belles et les mieux 
senties pour exprimer cette espérance qui permet à l'homme 
de croire qu'il retrouvera un jour ceux qui lui sont si chers 



40 CICÉRON. 

ici-lias , qu'il vivra dans la compagnie des gens de bien , et 
qu'il pourra enfin assouvir celte soif de bonheur et de vérité 
qui le tourmente sur la terre. «0 jour heureux, fait-il dire 
au vieux Caton , où je m'éloignerai de cette foule et de ce 
ramas des mortels, pour aller me réunir à l'assemblée di- 
vine des grandes âmes! Non-seulement je retrouverai là les 
hommes qui ont vécu sur cette terre comme des dieux ; 
mais j'y retrouverai aussi mon fils Caton , auquel ces vieilles 
mains ont rendu les devoirs qu'il devait me rendre selon 
l'ordre de la nature. Son âme ne m'a point quitté pour jamais. 
Elle est partie, en m'appelant et en tournant ses regards vers 
moi, pour ces heux où elle voyait que je devais bientôt me" 
rendre aussi. Et si j'ai souffert courageusement la perte de 
mon fils , ce n'est pas que je la supportasse d'une âme égale 
et insensible; mais je me consolais en pensant que la sépa- 
ration et l'absence ne seraient pas entre nous de longue 
durée*.» Ah! qui sait , s'écrie Cicéron après Platon, si ce que 
nous appelons vie n'est pas une mort, et si ce que nous 
appelons mort n'est point la vie véritable? L'âme, ici-bas, est 
appesantie par la matière; mais lorsque débarassés du corps 
et de ses passions , nous nous élèverons par delà ce ciel 
grossier , où se forment les nuages , les pluies et les tem- 
pêtes , jusqu'à ce ciel plus pur qui est notre demeure natu- 
relle, oh! alors «nous serons heureux, et ce que nous fai- 
sons maintenant, lorsque, dégagés de tout soin et de toute 
affaire , nous voulons voir et connaître , nous pourrons le 
faire bien plus Ubrement, et nous nous livrerons tout entiers 
à la contemplation de la vérité.» Rassasiés de science, bien- 
heureux, unis à ceux qui nous ont été chers, à toutes 

i. II faut pleurer modérément nos amis, disait le poëte grec Antiphane, car 
ils ne sont pas morts : ils nous ont précédés sur la route que nous devons tous 
parcourir; nous irons bientôt, à notre tour, dans le même séjour qu'eux, pour y 
passer ensemble le reste du temps. (Fragm. Comic.) 



RÉVOLUTION IMMINENTE. 41 

les âmes saintes et aux dieux, de quel œil nous verrons cette 
terre où nous rampons maintenant ! Comme nous méprise- 
rons ces occupations qui nous agitent, et cette gloire qui 
dure si peu, qui se renferme dans des limites si étroites! 
La vertu demande pour prix non des statues d'airain, ou des 
triomphes ornés de lauriers qui se flétrissent, mais une 
récompense plus haute , plus ferme , et qui , pour ainsi 
dire, fleurisse éternellement. Méprisons donc dès aujourd'hui 
les choses humaines, et tenons toujours nos regards tour- 
nés vers les choses célestes. Cette vie n'a rien d'estimable ; 
son seul prix, c'est de nous préparer à l'éternité. Elle doit 
nous ouvrir ou nous fermer le ciel, selon que nous aurons 
été, ici-bas, bons ou méchants. «Si je me trompe, écrit Cicé- 
ron, quand je dis que les âmes des hommes sont immortelles, 
je me trompe avec bonheur, et je ne veux point me laisser 
arracher une erreur qui me charme et me fortifie.* 

Cette rapide esquisse des idées morales et religieuses de 
Cicéron suffit pour nous éclairer sur l'état des esprits dans 
les dernières années de la répubhque et les premières de 
l'empire. Si vous comparez les faits avec les idées, vous trou- 
verez facilement dans celles-ci les symptômes de tout ce qui 
se remuait au fond de la société antique à l'approche du 
Christ, et vous découvrirez dans les doctrines, comme dans 
les événements , les causes naturelles de la révolution poli- 
tique , légale et religieuse, qui allait changer la face du monde. 

Commençons par le côté religieux de cette question : il 
suffira de l'effleurer ici rapidement. La société romaine et 
grecque de cette époque, si l'on considère surtout les classes 
éclairées et le peuple des villes, était sans contredit incré- 
dule. Les autels et les temples restaient, à la vérité, debout; 
on consultait les augures; on sacrifiait à Jupiter ou à tout 

* Tusc.,I, 12, 13, U, 15, 16,21, 22,25,27,30, 31, 34. — De la vieill., 
chap. 21, 23. — De ramit. , chap. 4. — • Rép. , Songe de Scipion. 



4^ CICÉRON. 

autre dieu; mais la foi n'était plus. La religion subsistait 
comme pièce de l'édifice politique; et l'on voyait César qui 
était athée , Cicéron qui ne croyait plus aux dieux du passé, 
jouer avec une gravité feinte le rôle de grand-prêtre ou d'au- 
gure. Lorsqu'on philosophait dans ses livres ou avec ses 
amis, on suivait les sentiments d'Epicure ou de Zenon; en 
public et dans la vie civile, on était de la religion de Lélius, 
de Coruncanius et de Scaevola. Cicéron a beau dire qu'il a 
toujours défendu et qu'il défendra toujours la religion de 
ses pères, et qu'il regarderait comme un crime de ne point 
la soutenir, tant qu'il aura un souffle de vie. Il a beau s'écrier 
sur le ton d'un prêtre irrité : « quelle est donc cette nouvelle 
finesse d'esprit, cette sagesse née d'hier, qui prétend ren- 
verser par ses accusations et ses critiques des choses sain- 
tes, consacrées par le temps? Vous ne voyez point, dites-vous, 
la cause des miracles et des prophéties. Elle est peut-être 
cachée dans l'obscurité de la nature. Car ce n'est point pour 
satisfaire un vain désir de science , mais pour notre utilité 
que Dieu nous a donné la religion. J'en ferai donc usage, 
et aucune raison ne m'amènera jamais à penser que toute^ 
l'Étrurie délire au sujet des entrailles des victimes, que tant 
de peuples, que l'antiquité tout entière s'est trompée dans sa 
foi des oracles et des dieux. » Mensonge imposé par le respect 
de l'habitude et par la politique. On voulait bien être incré- 
dule ou athée , mais on croyait que la religion est nécesaire 
au peuple et utile à la république. On était toutefois moins 
incrédule qu'on le paraissait. Arrivait-il quelque malheur qui 
vous frappât dans vos affections, le sentiment religieux re- 
paraissait; et ces Consolations^ qu'on s'adressait alors à 
soi-même ou qu'on adressait à ses amis, étaient pleines de 
belles maximes ou sur l'âme immortelle ou sur la Providence. 

1. Genre littéraire dont le petit livre de Crantor sur le deuil (aureolus liber, 
comme l'appelle Cicéron ) était le modèle et fournissait en général le fond. 



RÉVOLUTION : CÔTÉ RELIGIEUX. 43 

Bientôt tous les hommes politiques allaient avoir besoin de 
ces pensées qui fortifient et qui consolent. La république 
renversée , tous ces hommes dont l'existence était aupara- 
vant si active et si remplie, sentirent le vide de la vie. Accablés 
des maux publics ou de leurs propres malheurs , ils cher- 
chèrent des forces et des remèdes dans la philosophie , et 
leur pensée se reporta naturellement sur l'àme et sur Dieu. 
Caton se préparait à mourir en lisant le Phédon; Cicéron 
s'évertuait, dans ses Tusculanes, à se guérir de ses douleurs 
et à relever son cœur abattu; Cassius , l'épicurien Gassius, 
au moment où il allait combattre et mourir à Philippes, se pre- 
nait à désirer qu'il y eût des dieux et une autre vie, afin que 
les usurpateurs et les tyrans reçussent le prix de leurs for- 
faits. Le malheur ramenait donc les premiers hommes de Rome 
aux idées religieuses. Quant au peuple que la contagion de 
l'incréduhté avait gagné et qui ne pouvait se faire une foi de 
raisonnement, il se jetait sur les superstitions étrangères, 
qui abondèrent bientôt à Rome et en Italie comme dans la 
Grèce. Gybèîe conserva ses adorateurs ; Isis eut ses fidèles ; 
on donna dans le culte étrange et monstrueux d'Atis; les 
Chaldéens, qui faisaient profession d'astrologie, apportèrent 
quelques-unes des superstitions assyriennes et persannes, 
entr'autres les mystères de Mithra; les juifs attirèrent à eux 
un certain nombre de prosélytes. Aussi voyons-nous Auguste 
défendre à plusieurs reprises les sacrifices des Égyptiens et 
le culte des juifs dans l'intérieur de Rome, et Tibère persé- 
cuter les uns et les autres. Au miheu de cette confusion des 
idées religieuses, il eût été difficile à un esprit réfléchi de 
conjecturer d'où viendrait la foi nouvelle. Mais tout pouvait 
faire prévoir qu'elle ne sortirait pas de la philosophie. Les 
classes éclairées de la Grèce et de Rome pouvaient compren- 
dre à merveille l'importance politique d'un culte et d'une 
religion: elles ne sentirent jamais l'importance toute morale 



44 CICÉRON. 

ni la passion tout intime de la foi. Si quelques hommes con- 
cevaient et disaient avec Cicéron , que les questions religieu- 
ses sont au-dessus des affaires et des plus graves intérêts, ils 
en faisaient plutôt un objet d'études curieuses et rationnelles, 
qu'un besoin impérieux et que la loi dominante de la vie. 
Il leur manquait « cet amour et cette ardeur d'enthousiasme 
sans lesquels rien ne se fait de grand parmi les hommes,» 
et qui sont encore plus nécessaires aux religions qu'à toute 
autre chose; et lorsque le théisme devint une vraie foi pour 
les Epictète et les M. Aurèle, ce fut toujours une foi indivi- 
duelle , qui n'aspirait pas à réformer la conscience pubhque 
et qui n'éprouva jamais pour les autres ces sympathiques 
douleurs de l'enfantement' dont parle St. Paul. Car les plii- 
losophes anciens , il faut le dire , ont toujours trop désespéré 
de l'intelligence et des instincts du peuple.* 

Ce n'était donc pas à Rome qu'était réservée l'initiative 
du mouvement religieux; mais son génie, fait pour l'admi- 
nistration et le commandement, était admirablement appro- 
prié à la science du Droit; et c'est par le Droit que Rome 
s'identifia l'univers après l'avoir conquis. Il fallait pour cela 
que le vieux droit Quiritaire s'évanouît et fît place à quel- 
que chose de plus conforme à la justice et à l'humanité. Or, 
il commençait déjà à languir lorsque la philosophie pénétra 
dans Rome, et c'était chose impossible qu'il ne pérît pas dans 
le progrès des lumières. Les historiens de la législation 
romaine nous signalent une profonde transformation qui 
s'opéra dans le droit des Gracques à Cicéron. Les actions de 
la loi, qui se composaient de symboles physiques et de for- 
mules austères et mystérieuses, sont remplacées par la pro- 
cédure formulaire ; la puissance paternelle s'affaibht , et nous 

1. Nous avons rencontré une expression analogue dans Cicéron, pour désigner 
aussi l'amour et la charité, mais un amour et une charité d'une autre espèce. 
* Nat. des Dieux, II, 17 ; III, 2, 3. — Divinat., I, 8, 39. 



RÉVOLUTION : CÔTÉ POLITIQUE. 45 

ne trouvons plus que dans la conjuration de Catilinal'exemple 
d'un fils condamné et mis à mort par son père*; la puissance 
maritale a presque entièrement disparu; les liens du sang- 
commencent à compter pour quelque chose à côté de la 
parenté purement civile; la tutelle éternelle, où les femmes 
étaient tenues , n'intervient plus que dans les actes les plus 
importants , et encore pour la forme. Ce n'est pas que l'an- 
cien droit soit aboli par cette nouveauté qu'on nomme le 
droit prétorien, mais il est sans cesse mitigé, corrigé, étendu, 
tourné par la loi naturelle : déjà l'équité a plus de force 
qu'un formalisme insidieux. D'où vient ce changement? 
Les jurisconsultes y voient déjà l'ascendant et l'action du 
Stoïcisme; nous croyons que c'est un peu devancer les 
temps, et que le Stoïcisme eût moins d'influence sur cette 
première transformation du droit, que le relâchement gé- 
néral de la vieille discipline et le progrès naturel de la civi- 
lisation. C'est dans l'âge suivant que le Stoïcisme fera irrup- 
tion dans le droit, et nous pouvons voir par les idées philo- 
sophiques de Cicéron quel esprit nouveau il y apportera. 
L'égalité des hommes, l'unité de législation pour tous les 
sujets de l'empire, le retour des relations légales aux rela- 
tions naturelles entre les membres de la société : voilà l'idéal 
dont les jurisconsultes des trois premiers siècles de notre ère 
se rapprocheront de plus en plus sans jamais l'atteindre. Mais 
cette révolution légale devait être précédée d'une révolution 
politique: ne fallait-il pas que Rome, pour donner le droit 
au monde, cessât d'être une cité et devint la ville universelle? 

1. Je dois pourtant signaler deux autres exemples de ces jugements qui sentent 
le patriarchat : l'un sous Auguste et l'autre sous Claude. Dans le premier, il s'agit 
d'un fils qui a médité la mort de son père. Auguste assiste comme témoin au ju- 
gement; et le fils est exilé par la famille à Marseille avec une pension. Dans le 
second , il s'agit d'une femme noble, accusée de superstition étrangère, peut-être 
de christianisme. Elle est renvoyée par l'empereur devant un conseil de famille, qui 
la juge et l'absout. 



4^6 CICÉRON. 

L'équité , nous l'avons dit , n'était pas dans le tempérament 
des républiques anciennes. Fières et jalouses de leur propre 
dignité , elles conquéraient pour étendre leur domination , 
et non pour augmenter le nombre de leurs citoyens et des 
hommes libres par l'adoption des vaincus. Les pays soumis 
n'étaient qu'un domaine à exploiter, qu'une proie à dévorer. 
C'est ce qui avait fait l'impuissance des cités grecques; c'est 
ce qui eût fait infailliblement l'impuissance de Rome , si là 
république eût duré avec ses préjugés exclusifs de race et 
de nationalité. Ni le système si bien entendu de ses colonies, 
ni la facilité libérale avec laquelle elle transformait les 
affranchis en citoyens , n'auraient sauvé son état d'une dé- 
population fatale, et son empire de la dissolution. On l'eût 
vue s'éteindre comme Sparte, quoique plus lentement, faute 
d'hommes * ; ou bien la guerre sociale , qui l'avait mise en 
Italie à deux doigts de sa perte , se fût renouvelée sur tous 
les points de ses possessions; ou bien enfin les provinces, 
rapidement épuisées par les concussionnaires, seraient 
tombées au dernier degré de la misère et de la dégradation. 
La fin de la république n'était pas encore la fin de l'inégalité 
des vainqueurs et des vaincus; c'était la fin des oppressions 
qui ruinaient les provinces, en attendant la fusion et l'égalité. 
Or l'état des pays conquis rendait urgente et nécessaire une 
révolution , dont la corruption intérieure de Rome faisait 
d'ailleurs prévoir l'approche et l'imminence. Voici ce qu'était 
une province dans les derniers temps de la république : «l'Asie 
était affligée de tant de maux et de misères, qu'il n'est 
homme qui le pût croire, ni langue qui le saurait exprimer: 
et cela, par la rapacité des fermiers de l'État et des usuriers 
romains qui la dévoraient jusqu'à la moelle des os; les pères 
étaient forcés de vendre leur fils et leurs filles nubiles pour 

1. C'est le mot d'Aiistote sur Sparte : «Sparte, dit-il, périt d'oligandrie, 
c'est-à-dire, par pénurie d'hommes ou plutôt de mâles. » 



RÉVOLUTION : CÔTÉ POLITIQUE. 47 

payer l'impôt et l'usure ; les tableaux , les statues des dieux 
et les autres ornements des sanctuaires étaient mis à l'encan 
par les villes ; et malgré cela, les habitants mêmes étaient à 
la fin adjugés comme esclaves à leurs créanciers ; mais au- 
paravant, on les emprisonnait ; on leur donnait la torture ; 
il n'est sorte de tourments qu'on ne leur fît endurer pour 
avoir le reste de leur argent. » Appien nous donne des ren- 
seignements tous semblables à ceux que je viens d'extraire 
de Plutarque, et l'un et l'autre sont confirmés par les lettres 
de Cicéron aussi bien que par ses discours contre Verres. 
Tant que devait subsister la république ou plutôt le gouver- 
nement de cette oligarchie avide et orgueiDeuse , qui se par- 
tageait les honneurs et les commandements avec les trésors 
de l'univers, à laquelle les lois et les tribunaux obéissaient, 
qui ruinait et opprimait les peuples par ses proconsuls , et 
qui les achevait parles chevahers, ses commis de la finance, 
c'était une nécessité que les provinces fussent ainsi pillées et 
dévorées. Juvénal a dit que le luxe s'abattit sur Rome et 
vengea le monde asservi. Cela n'est vrai qu'à moitié : ce qui 
pesait sur la vieille cité patricienne et ce qui l'écrasa , c'est 
l'univers avec ses droits impitoyablement violés. Voilà ce que 
refusaient de comprendre les derniers Romains malgré leurs 
théories stoïciennes. Comme Cicéron , ils sentaient bien que 
Rome ne méritait que trop ses malheurs et sa ruine par 
l'excès de ses violences et de ses iniquités \ Comme lui , ils 

1. Tant que l'empire du peuple romain, dit Cicéron, se maintint par des bien- 
faits et non par des injustices, tant que les guerres se faisaient pour sa propre 
défense ou pour celle des alliés, l'événement n'en était jamais cruel, à moins 
qu'on n'y fût forcé. Le sénat était comme le port et le refuge des rois, des villes 
et des nations. Nos magistrats et nos généraux faisaient consister leur plus grande 
gloire dans l'équité et dans la bonne foi qu'ils mettaient à défendie les alliés et 
les provinces. Nous étions ainsi les protecteurs plutôt que les maîtres du monde.... 
Mais rien ne parut plus cruel envers les alliés , lorsqu'on eut exercé (sous Sylla) 
tant de cruautés contre les citoyens .... Nous avons bien mérité nos malheurs. » 
Et un peu plus bas : « Nous ne sommes tombés dans ce funeste état que parce 



48 CICÉRON. 

proclamaient l'unité et les droits éternels du genre humain. 
Mais ils ne connaissaient aucun moyen d'arrêter les rapines 
et les cruautés dont ils n'étaient pas toujours purs eux- 
mêmes et, dans leur orgueil de citoyens et de victorieux, 
ils auraient cru faire un crime de lèse-majesté et prostituer 
l'honneur du nom romain en l'étendant aux nations étran- 
gères. Ce qu'ils voulaient , c'est que le sénat fût le refuge et 
comme le port des rois et des nations, et les Romains, les 
protecteurs et les patrons du monde, au Heu d'en être les 
fermiers -généraux et les maîtres. Ils se disaient bien haut 
citoyens de l'univers; mais fervents adorateurs du passé, ils 
n'étaient par le cœur que les citoyens d'une république, 
fille de la guerre et de la violence. * 

Cependant cette république patricienne et nobiliaire qu'ils 

que nous avons mieux aimé nous faire craindre que nous faire aimer. Le peuple 
romain s'est attiré une telle destinée par son injuste domination. » Et enfin : 
« Dans cette ruine des lois et de toute justice , on a tellement pillé les alliés que 
nous ne subsistons plus que par la faiblesse des autres, et nullement par notre 
propre vertu. » (Des Dev. , II, 7,8, 21.) Cicéron ne se trompe que sur la date 
où ces brigandages commencèrent. Ils n'avaient pas attendu les proscriptions de 
Sylla pour se produire, et Caton et C. Gracchus les avaient déjà poursuivis de 
leur éloquence. Salluste cependant s'accorde avec Cicéron à regretter ces temps 
«où les Romains mettaient l'amitié à donner plutôt qu'à recevoir, où ils exer- 
çaient l'empire pendant la paix par des bienfaits plutôt que par la terreur, où l'on 
aimait mieux pardonner que poursuivre une injure reçue. » Mais je voudrais voir 
à quelle époque exista cette vertu romaine. Il ne faut point se laisser tromper par 
le désintéressement admirable, et, par conséquent, très-rare de quelques grands 
citoyens, ni par celui des soldats, soumis à la plus exacte discipline : Rome ne 
fut, jusqu'à l'empire, qu'un repaire de brigands. On volait d'abord quelque bétail 
et quelques terres. A mesme que la puissance s'accrut et qu'on eut affaire à des 
populations moins belliqueuses et moins patientes , les vols augmentèrent. La 
rapacité cruelle, sans pitié comme sans scrupule, fit toujours le fond du caractère 
patricien ; témoin les lois agraires qui parurent dès les premiers temps de le Ré- 
publique ! Témoin la cruauté sauvage des créanciers contre leurs débiteurs, les 
ergastules, les mauvais traitements que des citoyens subissaient, et cette loi in- 
croyable qui livrait le corps de l'homme insolvable à dépecer, si les créanciers le 
voulaient, en parties proportionnelles à ce qui leur était dû. 
* Plut., Vie de Lucullus. 



RÉVOLUTION : CÔTÉ POLITIQUE. 49 

défendaient de toutes leurs forces et pour laquelle ils se 
croyaient souvent obligés de sacrifier leur conscience de 
sénateurs , de magistrats, d'orateurs * et de juges, agonisait 
dans l'anarcliie et la corruption. Je n'entends point parler 
ici de la moralité privée des Romains : avec tous ses vices, 
Rome comptait peut-être plus d'hommes vraiment vertueux 
qu'il n'y en avait jamais eu dans son sein, si toutefois la vertu 
ne se sépare point des lumières et de l'humanité. Les lois si 
souvent renouvelées, quoique toujours impuissantes, contre 
les concussionnaires et les corrupteurs des tribunaux ou 
des comices; les biens des proscrits ne trouvant point d'ache- 
teurs parmi les citoyens ; la fidélité de tant de nobles femmes 
qui exposèrent leur vie pour leurs maris et dont quelques- 
unes leur sacrifièrent même leur vertu jusqu'alors sans tache; 
le courage de tant de fils pour sauver leurs pères ^ ; le 
dévouement encore plus admirable de tant d'affranchis et 
d'esclaves pour leurs patrons ou pour leurs maîtres ; la droi- 
ture du petit peuple, forçant les triumvirs à récompenser 
les serviteurs fidèles et à punir les traîtres , ou se cotisant 
et donnant gratuitement son travail pour soutenir dignement 
l'édilité et refaire la fortune d'un jeune patricien , qui avait 
emporté sur ses épaules son vieux père infirme et proscrit: 
tous ces faits et d'autres semblables, cités p&r Appien, prouvent 
de reste que toute conscience n'était pas éteinte chez les 
Romains, comme sont trop portés à le dire ceux qui prennent 
des déclamations pour de fhistoire. Mais la corruption était 
au comble dans le gouvernement. Les misères et le sang des 
pro\'inces servaient à solder les intrigues des comices ; et 
ces brigues ruineuses faisaient une nécessité de spolier les 

1 . Le discours pour Fontéius contre les Gaulois que ce préteur avait indigne- 
ment pillés, me gâte singulièrement les Verrines. 

2. Malgré ie mot de Patercule : Pietas in filiis nulla. Appien ne fait pas de 
phrases antithétiques et vagues, mais cite des faits. 

IL 4 



50 CICÉRON. 

provinces ; le Forum était sans cesse troublé et souvent en- 
sanglanté par les pareils de Clodius et de Milon , qui ne mar- 
chaient qu'escortés d'une bande de gladiateurs; la plèbe, 
misérable et fainéante, mettait à l'encan les magistratures et 
les gouvernements , et le sénat épuisait vainement le trésor 
public pour la nouri'ir et pour arrêter sa vénalité ; les armées 
enfin , composées au gré de leurs chefs et servant trop loin 
de Rome pour ne pas échapper à la surveillance ombrageuse 
des lois el du pouvoir civil , appartenaient moins à la répu- 
blique qu'aux généraux, qui achetaient leur dévouement sans 
réserve par la licence et par les dépouilles de l'étranger : 
l'empire n'attendait plus qu'une main assez forte et assez 
hardie pour le saisir. * 

Or, par quelles grandes mesures Cicéron et les gens hon- 
nêtes de son parti espéraient-ils remédier à cette corruption 
politique, dont les déplorables effets ne s'arrêtaient pas à 
Rome, mais allaient frapper jusqu'aux provinces les plus 
éloignées? Ils s'indignaient ou gémissaient du mal, mais ils y 
donnaient les mains, et pour conserver leurs privilèges et leur 
haute position dans l'État, ils ne pouvaient supporter l'idée de 
voir supprimer les causes mêmes des désordres qui les affli- 
geaient. Idées libérales, équitables et humaines dans la théorie, 
esprit conservateur et routinier dans la pratique : voilà Cicéron 
et tout ce qu'il y avait d'hommes probes dans le parti de la ré- 
publique. Un tribun proposait-il une loi agraire? rien ne pa- 
raissait plus juste à ceux-mêmes qui s'en révoltaient , et l'on 
s'avouait tout bas que si la politique des Gracques eût été suivie 
dès l'origine, elle aurait sans doute épargné bien des maux 
à l'Italie et aux provinces : Cicéron montait à la tribune pour 
défendre les usurpations frauduleuses des nobles et des 
riches, sans donner une raison politique, mais en insinuant, 
comme c'était la coutume, que le tribun aspirait à la tyrannie. 

* Appien, G. civ., I, cliap. 73; IV, 29, 36, 41. 



CICÉRON ET CÉSAR. 51 

César faisait -il distribuer aux indigents les terres de la 
Campanie qui appartenaient à l'Etat? Cicéron déplorait qu'on 
aliénât les derniers restes du domaine public , comme s'il 
eût été juste que les riches seuls eussent la jouissance des 
conquêtes faites avec le sang- des plébéiens. Valait-il donc mieux 
se plaindre avec mépris « de cette populace , misérable et 
toujours afTamée , vraie sang-sue du trésor. » ? Le parti ré- 
publicain n'avait rien oublié de l'orgueil et des préjugés 
exclusifs du patriciat. D fut un jour question d'une loi qui 
conférât tous les droits des citoyens aux affranchis et qui 
leur ouvrît l'ordre équestre. Qu'en dit Cicéron , lui, l'homme 
nouveau , lui qui , à son entrée dans la carrière avait senti 
l'iniquité des distinctions fondées sur d'autres titres que le 
talent et les services ? « Quoi donc ! écrit-il à son cher Atticus, 
aurons-nous ces chevaliers faits avec des mercenaires ? Que 
faire, si nous y sommes forcés? Serons -nous les esclaves 
de nos affranchis et même de nos valets ? » Pourquoi alors 
tant parler non-seulement de l'égalité qui doit exister entre 
tous les membres d'une même répubUque , mais encore 
de l'égalité naturelle des hommes , si l'on ne veut pas 
comprendre qu'un affranchi peut valoir un chevalier ou 
un palricien ? On trouve partout dans Cicéron la même 
inconséquence et les mêmes contradictions. La triste po- 
htique qu'il avait adoptée lui faisait oublier les plus simples 
lois de la justice. Sans doute il était trop honnête homme 
pour dépouiller par la fraude ou par la violence les sujets de 
la république, et ce n'est pas le moindre de ses titres à notre 
respect d'avoir montré un rare désintéressement et la plus 
exacte équité dans sa questure de Sicile et dans son pro- 
consulat de Cilicie '. Mais lorsque l'austère Caton , qui ne 
connaissait pas les petits ménagements politiques, quoiqu'il 

1. On peut voir par la belle lettre à son frère Quintus que ce désintéresse- 
ment et cette justice envers les provinciaux étaient des principes pour Cicéron. 



52 CICÉRON. 

fût plus entêté que lui d'aristocratie et de patriotisme romain, 
tourmentait les chevaliers pour leurs exactions dans les pro- 
vinces et pour leurs fraudes envers le trésor, Cicéron trou- 
vait qu'il avait l'esprit trop dur et qu'il ne savait pas plus se 
plier aux circonstances que s'il s'était cru citoyen de la 
république de Platon. Voilà donc cette justice et ces senti- 
ments d'humanité miiverselle qu'il professe avec tant d'amour 
dans ces écrits ! Lui qui réprouve sous le nom de dol ces 
petites fraudes qui se commettent dans les contrats et dans 
les marchés de tous les jours, il veut que l'on tolère, pour 
ne pas brouiller le sénat et les chevahers , ces vols énormes 
qui faisaient la désolation et la misère des pro\inces. C'est 
bien là le même esprit tout aristocratique qui repoussait le 
petit commerce comme indigne d'un citoyen , parce qu'on 
y débite autant de mensonges que de marchandises, mais 
qui permettait le grand négoce tel que le pratiquaient les che- 
valiers et les patriciens, c'est-à-dire l'usure la plus mon- 
strueuse qui ait jamais livré le travail et l'homme à l'exploi- 
tation et à la merci de la richesse.* 

On ne savait être d'ailleurs ni purement homme, ni pure- 
ment Romain. On écrivait les plus belles choses sur l'entraîne- 
ment et sur l'amour tout spontané qu'on se sent pour son 
semblable, et l'on rougissait de pleurer sur la mort d'un 
jeune esclave qu'on avait élevé et qui vous était cher. On 
condamnait les combats de gladiateurs comme inhumains , 
on les évitait comme un spectacle indigne de tout homme 
éclairé, et l'on écrivait à son ami Atticus pour le féliciter sur 
les merveilles qu'on disait de ses gladiateurs, et sur la bonne 
affaire qu'il avait faite en louant à un entrepreneur de jeux 
leur sang et leur adresse. On prêchait que la clémence envers 
l'ennemi vaincu est la plus belle des vertus, et l'on disait 
froidement pour plaire au peuple : «les triomphateurs 

. * Des Dev., I, 42; Lett. à Att., liv. I, 7, II, 1, 6. 



CICÉRON ET CÉSAR. 53 

laissent vivre quelque temps les chefs ennemis pour les 
enchaîner à leur char, et pour offrir au peuple romain le 
spectacle le plus agréable et le plus beau fruit de la victoire ; 
mais au moment où le char quitte le Forum pour monter 
au Capitole, ils les font conduire dans la prison, et le même 
jour voit finir le commandement du général victorieux et la 
vie des vaincus»,* 

Ah! Cicéron avait bien raison d'écrire qu'on ne pouvait 
trouver, même en songe, un homme politique dans son 
parti ; car il n'y en avait pas un qui eût le courage d'aban- 
donner la routine patricienne et d'oubher de mesquins 
intérêts de coterie ou de vanité civique pour ne consulter 
que les intérêts de la justice et de l'humanité. Le seul per- 
sonnage pohtique de cette époque, le seul qui ait eu quelques 
vues grandes et généreuses, j'ai honte de le dire, ce fut ce 
débauché qu'on appelait le mari de toutes les femmes- et la 
femme de tous les maris; ce fut cet ambitieux, qui après 
avoir passé toute sa jeunesse à s'agiter dans les factions et 
à former des ligues, finit par soumettre l'autorité publique 
à son épée et par enchaîner Rome à sa gloire. César ne se 
piquait pas de Stoïcisme; il ne débitait pas de belles théories 
sm- le droit divin et sur la philanthropie universelle; mais ce 
cosmopolitisme que Cicéron n'avait que dans ses livres. 
César l'avait dans le cœur et dans le génie. Ce n'est pas qu'il 
ait tenté de corriger la corruption romaine et d'arrêter la 
décadence de son pays. Moins les désordres de la place 
pubhque, il laissa Rome en mourant telle qu'il l'avait trouvée 
en s'emparant du pouvoir. Mais par la force même des choses 
et par son intelligente ambition, il fut non l'homme d'un 
parti ni du peuple , comme on l'a dit si souvent , mais 
l'homme du monde et de l'humanité. Il comprenait à mer- 
veille les vrais besoins de son temps , le vœu secret mais 

* Lett. à AU., I, 12; IV, 4. — Contre Verres, des supp., ch. 30. 



54 CICÉRON. 

profond des peuples vers la paix et l'égalité. Aussi ce qu'a- 
vaient rêvé les premiers Stoïciens, ce que Cicéron répé- 
tait vainement en termes si magnifiques, ce que Salluste 
demandait non pas au nom d'une théorie, mais au nom de 
la saine politique, enfin ce que l'univers pressentait sans oser 
encore le réclamer, César le commença. Sans haine et sans 
préjugé contre les anciens ennemis du nom romain, il fit 
rebâtir Corinthe et Carthage. Persuadé que le plus sûr moyen 
d'unir les nations était de les traiter comme un seul peuple 
dont Rome fût la tête , il remplit le sénat de ses Espagnols 
et de ses Gaulois. En attendant que le droit de cité pût être 
accordé à tous les hommes libres de l'empire , il le conféra 
à tous ceux qui cultivaient dans Rome la médecine et les 
arts libéraux. Enfin il méditait de recueillir ce qu'il y avait 
de bon et de vrai dans la multitude des lois existantes pour 
en former un code unique qui, fait d'abord pour Rome, 
pût s'étendre de proche en proche à tous les peuples soumis. 
Ceux qui parlaient sans cesse de l'unité du monde et de 
l'amour du genre humain , auraient dû être satisfaits : Brutus 
poignarda César, et Cicéron ne cessa dans son puéril en- 
thousiasme d'exalter jusqu'aux nues les Ides de Mars , 
tandis que les nations pleuraient et tremblaient dans l'attente 
de l'avenir, et que Rome, dans son deuil superstitieux, en- 
tourait d'effrayants prodigesla mort sanglante de son vainqueur 
et de son maître. 



•o>S<o 



ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE 
GRÉCO-ROMAIN.' 



Politique inconséquente des Césars. — Empereurs et philosophes.^ — 
Caractères nouveaux du Stoïcisme. — Cité universelle : Rome ; 
émancipation des vaincus. — Les affranchis; émancipation mo- 
rale des affranchis ; travail. — Esclavage ; 1° Sénèque : égalité 
morale des hommes ; 2" Épictète : égalité naturelle des hommes ; 
3° Dion : nullité des droits du maître. — Progrès de l'idée de 
l'égalité dans les classes éclairées et dans les villes. ■ — Famille: 
sa corruption et causes de cette corruption ; correctifs des empe- 
reurs; idéal des philosophes. — Pouvoir marital : réciprocité des 
obligations desépoux. — Pouvoirpaternel ; infanticide ; exposition 
des enfants ; devoirs des parents à l'égard des enfants ; droit de vie 
et de mort; successions; inviolabilité des droits du sang; éman- 
cipation et liberté des enfants ; droit de l'affection maternelle 
opposé au pouvoir du père. — Pureté ou chasteté : dans la femme ; 
matrone romaine ; dans l'homme. — Amour. — Changement des 
mœurs sous Vespasien : Rome et les provinces ; les hautes et les 
basses classes. — Prostitution et esclavage ; corruption de la 
famille par l'esclavage. — Philanthropie naturelle : tolérance ; 
charité ; aumône et invectives contre la dureté des riches ; 
essais de bienfaisance publique et associations de secours mu- 
tuels. — Lois et humanité : Gladiateurs ; exposition aux bêtes. 
— Sophistes et Rhéteurs. — Droit romain : famille ; affranchis ; 
esclaves ; question. — Droit romain et Stoïcisme. 

Nous sommes arrivés au moment critique et décisif, où tout 
ce qui faisait lame et la vie des anciennes sociétés, tend à s'éva- 
nouir naturellement ou de force, et va peu à peu faire place à 
un nouvel ordre de mœurs, de lois et de sentiments. Mal- 
heureusement, cette révolution, préparée par la philosophie, 
réclamée par la justice , mûrie par le temps et favorisée par 
les événements poUtiques et par la paix, ne se fit que sous 
l'ombre mortelle du despotisme; et par une déplorable fata- 
lité il s'y mêla tant de mal au bien, tant de ténèbres à la 
lumière, que l'honnête homnie sent hésiter son jugement, 

. i. Ce chapitre diffère profondément du chapitre correspondant dans le mémoire 
couronné. 



56 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRECO-ROMAIN. 

et que l'histoire est toujours en danger ou de ne point voir 
le progrès, ou d'amnistier la corruption et le crime. Non, il 
ne faut pas condamner l'une des plus importantes époques de 
l'histoire sur la foi des indignations de Tacite et de Juvénal. 
Mais honte et malheur à moi, si, même à mon insu et contre 
ma volonté , mes paroles allaient à glorifier ou seulement à 
justifier la tyrannie et des monstres, au nom du droit et de 
la civilisation! 11 n'y a, Dieu merci, ni vérité historique, ni 
nécessité à réhabiliter ceux que Tacite et la postérité ont 
trop légitimement flétris; et l'on peut très -bien les aban- 
donner à leur triste gloire, sans méconnaître les principes 
nouveaux qui germèrent dans la corruption et dans la fange 
sanglante de l'empire, laissant aux Césars les crimes qui 
n'appartiennent qu'aux Césars, et rendant à l'humanité 
l'honneur du progrès social et moral, qui n'appartient vrai- 
ment qu'à l'humanité. 

Ne considérez que les résultats, et vous ne pourrez dis- 
convenir que l'empire ne fût une grande chose; mais en 
général, les empereurs furent petits. Petits par le génie, 
petits par le cœur, petits par les actes et par les desseins , 
ils n'eurent qu'une sorte de grandeur, celle du crime im- 
bécile et tout-puissant. Lorsque l'on considère la force im- 
mense dont ils disposaient, la grandeur et la légitimité des 
intérêts qu'ils pouvaient et devaient représenter, les secours 
qu'ils trouvaient dans les idées en circulation , enfin la fai- 
blesse, le découragement et le discrédit des vieux préjugés 
et des anciens privilèges , on n'est pas moins confondu de 
leur défaut d'intelhgence pohtique que de leurs incroyables 
fureurs. Tout dépendit du commencement. Il fallait étendre 
progressivement le droit de cité, semer et multipher Rome 
sur tous les points de l'empire, anéantir par l'admission 
d'hommes nouveaux dans le sénat ce qui pouvait y rester 
de l'esprit patricien , noyer la noblesse ancienne dans une 



POLITIQUE INCONSÉQUENTE DES CÉSARS. 57 

nouvelle noblesse tirée de toutes les provinces , ou la laisser 
s'éteindre dans ses chagrins impuissants , effacer toutes les 
distinctions légales qui séparaient les hommes hbres de race 
ingénue * et ceux de race servile , favoriser les affranchisse- 
ments, surtout dans les campagnes, et par là remédier à la 
plaie de l'esclavage , qui avait déjà dévoré l'Italie et qui me- 
naçait de dévorer aussi les provinces. Mais au lieu de ces 
mesures qu'une politique prévoyante conseillait autant que 
l'équité, Auguste se montra jaloux de conserver le sang 
romain pur de tout alliage; il mit une curiosité frivole à 
épurer le sénat et, pai' conséquent, à y perpétuer les sou- 
venirs hostiles à son gouvernement; il fit revivre les familles 
patriciennes que les guerres civiles avaient détruites , et il 
en compléta le nombre, sans s'inquiéter si l'héritage du 
nom n'entraînerait point l'héritage des prétentions; il con- 
traignit d'être quelque chose, au moins en apparence, ceux 
des riches et des grands qui n'aspiraient qu'au néant d'une 
vie voluptueuse et tranquille, et dont le découragement allait 
jusqu'à ne plus vouloir perpétuer leur race déchue ; il ne 
cessa de les violenter ou de les taquiner par ses lois sur le 
célibat et sur le mariage ; il leur défendit de s'unir légitime- 
ment à des femmes affranchies, mais à côté du mariage il 
fit un état légal du concuhinat; enfin, lorsqu'il avait assez de 
pouvoir pour chasser de Rome et pour distribuer dans les 
terres désertes les citoyens qui ne subsistaient qu'aux dépens 
du trésor, il aima mieux mettre des obstacles et des bornes 
aux affranchissements, comme s'il ne devait point rester 
dans Rome trop de bouches inutiles à nourrir et de fainéants 
à amuser. Il n'y a pas une de ces mesures, qui ne fût un 
contre-sens politique , et cet habile homme , qui paraissait 
avoir tout pacifié , tout restauré , laissait subsister tous les 

1 . Ingenuus, je conserve simplement ce mot qui n'a point de correspondant en fran- 
çais. Je fais de même pour concuùinatuS) qui serait fort mal traduit par concubinage. 



58 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

ferments de discorde et toutes les causes de dépérissement.* 
On n'en vit pas moins s'accomplir les progrès, qu'il est de 
mode aujourd'hui d'attribuer gratuitement à la politique du 
gouvernement impérial. Mais tout se fit au hasard, lentement 
et sans dessein arrêté, au milieu des folles atrocités des 
Césars et de l'immoralité toujours croissante des sujets. 
Tibère , Caligula , Néron et Domitien s'acharnèrent sur cette 
ombre du patriciat, si imprudemment évoquée par Auguste; 
et la guerre civile se poursuivit dans la paix et au sein du 
sénat, plus hideuse et plus dégradante que sur les champs 
de bataille.* 

Quand on regarde le monde romain dans Rome , les folies 
barbares des empereurs, l'empressement de bassesse et de 
servilité des grands et des riches, l'éloquence vénale et 
sanguinaire des délateurs, l'insolence des affranchis, l'avidité 
turbulente des soldats, et, pour achever le tableau, ces 
raffinements et ces monstres de plaisirs, dans lesquels on 
cherchait l'oubli d'une vie précaire et toujours menacée, 
on est saisi , malgré soi , d'une tristesse et d'un dégoût mêlés 
de colère. On comprend et l'on aime, loin de s'en étonner, 
la raideur un peu hautaine et la superbe âpreté du Stoïcisme. 

1 . Auguste ne voulut que régner et il régna. Si cela constitue un grand homme, 
Auguste est un grand homme. Sinon, ce n'est qu'un ambitieux vulgaire, couronné 
par le succès, mais à qui l'histoire ne peut pardonner d'avoir été Octave. Il y a 
plus : si le discours que Dion Gassius prête à Mécène sur le gouvernement était 
vrai , Auguste ne serait plus qu'un misérable qui voyait le bien , mais qui , par 
intérêt personnel, n'avait pas le courage de le faire. Voici d'ailleurs un fait plus 
authentique que le discours de Mécène, et qui donne la mesure de la valeur mo- 
rale et politique de l'homme. « Auguste écrit lui-même , nous dit Suétone , qu'il 
forma le dessein d'abolir à jamais les distributions publiques de blé, parce que le 
peuple , se confiant dans ce moyen de subsistance, négligeait l'agriculture; que 
cependant il renonça à son projet, dans la certitude que d'autres pourraient les 
rétablir pour faire leur cour au peuple. » (Vie d'Aug., chap. 42.) Le mot qu'on lui 
prête à ses derniers moments serait donc le meilleur jugement de son règne 
si vanté : «Applaudissez, amis, la farce est jouée. » 

2. Impiaque in medio peraguntur bella senatu. (Lucain, I, 685.) 



EMPEREURS ET PHILOSOPHES. 59 

Dédaignant tout ce qui n'est point la liberté intérieure, les 
Stoïciens se plaisaient à exalter la force invincible de l'homme 
de bien , à ravaler la faiblesse et la lâcheté du méchant : ils 
ranimaient par là le feu sacré de la vertu et de la liberté. 
Seuls, au milieu de la servitude et de la bassesse univer- 
selles, quelques personnages illustres de la secte ont sauvé, 
par leurs discours au sénat ou par leur silence réprobateur, 
l'honneur et la dignité de la nature humaine. Qui donc 
pourrait avoir le triste courage de leur faire un crime de 
leur opposition sourde à l'empire ou plutôt aux empereurs? 
Les Césars, je veux le croire, n'étaient que les exécuteurs 
des hautes œuvres de Dieu sur ce patriciat romain , qui avait 
si violemment abusé des nations. Mais peut- on se sentir 
épris de sympathie pour des bourreaux? Les Stoïciens avaient 
donc beau répéter qu'ils n'étaient pas les ennemis des em- 
pereurs et qu'ils respectaient en eux les auteurs et les sou- 
tiens de la paix universelle. Ils les haïssent et ils devaient 
en être haïs. Qu'on juge de leurs sentiments les uns à l'égard 
des autres par ces dialogues d'Epictète. «Philosophes, vous 
enseignez donc à mépriser les rois? — Dieu nous en garde! 
Qui de nous enseigne à désirer et à s'approprier les biens sur 

lesquels les rois ont quelque puissance Nous vous cédons 

ce que vous aimez et ce qui vous paraît avantageux; laissez- 
nous jouir de ce qui nous paraît bon. Tout votre souci, 
c'est d'habiter des palais, d'être entourés d'une foule de 
clients et d'esclaves pour vous servir, de porter des vête- 
ments magnifiques, d'avoir des chasseurs, des joueurs de 
cithare et des comédiens. Ce n'est point là ce que je recherche 
comme mon bien — Mais je veux commander à tes pen- 
sées. — Et qui donc t'a donné ce pouvoir? Comment peux- 
tu vaincre les pensées et les volontés d'autrui? — Par la 
terreur. — Tu ignores alors que c'est lui-même qui se 
livre et qui s'asservit. Rien ne peut dompter la volonté 



60 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

qu'elle-même. Si tu dis : « Je te ferai mettre les chaînes aux 
pieds » , celui qui fait cas de ses jambes s'écrie : oh! ne le fais 
pas! je t'en prie, aie pitié de moi! mais celui qui n'estime que 
sa volonté répond: si cela te paraît bon, enchaîne moi. — 
Tu n'en es pas ému — Je n'en suis pas ému. — Je te mon- 
trerai bien que je suis le maître. — Et comment le serais-tu? 
Jupiter m'a créé libre. Penses -tu qu'il eût fait la faute de 
permettre que son fils fût traîné en esclavage? Tu es le 
maître de mon cadavre, prends-le. — Ainsi , lorsque tu t'ap- 
procheras de moi, tu ne me respecteras point? — Je me 
respecterai moi-même — Je te ferai couper la tête. — Très- 
bien; j'oubliais qu'il fallût t'honorer comme la peste, et 
qu'on devrait t'élever un autel comme celui de la Fièvre à 
Rome. Je le sais, un corps est plus fort qu'un corps, plu- 
sieurs sont plus forts qu'un seul ; un brigand est plus fort 
que celui qui ne l'est pas. Mais il n'y a point de force qui 
puisse accabler une âme saine et droite. » Les Césars et leurs 
serviteurs trouvaient quelque chose d'indépendant de leur 
puissance et qui les irritait , les uns , parce que cette liberté 
semblait se rire de leur tyrannie , les autres , parce qu'elle 
était comme un reproche de leur servitude et de leur lâcheté. 
« Belle sagesse ! s'écriait lourdement quelque centurion à 
l'épaisse encolure. J'ai autant de sagesse qu'il m'en faut : je me 
soucie bien des rêves de tous ces songe-creux au cerveau ma- 
lade, que vous voyez, le front penché, le regard fixé à terre, 
murmurer je ne sais quoi en eux-mêmes et dévorer silencieu- 
sement leur rage et leur folie. Philosophe! voilà donc pour- 
quoi tu pâlis, pourquoi tu jeûnes et ne fais pas de bons dîners ! 
Que te servent tes savants préceptes? On te traîne en prison 
et gare à ta tête! » Sottises plus grossières au fond que 
méchantes , et par lesquelles de braves gens , en face d'une 
force et d'une hberté qui les étonnaient , cherchaient à se 
donner le change et à se consoler des cruels et tristes services 



EMPEREURS ET PHILOSOPHES. 61 

auxquels semblaient les condamner les nécessités de leur 
état. Mais les orateurs impériaux le prenaient sur un autre 
ton. Rampants et venimeux comme des vipères, ils exaspé- 
raient le pouvoir déjà trop ombrageux contre des talents et 
des vertus qui les faisaient rougir. «C'est une sédition, c'est 
une révolte , s'écriait l'un d'eux à propos de Thraséas qui 
ne venait plus au sénat et qui n'applaudissait point Néron: 
s'il avait beaucoup d'adhérents, ce serait la guerre civile. 
La cité, avide de discordes, ne parle plus que de Thraséas 
et de toi, Néron, comme autrefois elle ne s'entretenait que 
de César et de Caton. Chaque jour les armées consultent 
les journaux pour savoir qui de vous deux règne à Rome. 
Oui, Thraséas a des sectateurs ou plutôt des satellites qui, 
sans imiter encore l'audace rebelle de ses desseins , affectent 
déjà son extérieur et l'air de son visage, rigides et tristes 
pour te reprocher ton relâchement et tes mollesses. Thraséas 
méprise la religion , renverse les lois. Cette secte farouche 
a produit les Tubérons et les Favonius, noms odieux même 
à l'ancienne république. Ils veulent renverser l'empire en 
faisant parade de liberté. C'est en vain que tu as éloigné 
Cassius, si tu laisses se multiplier et grandir ces émules des 
Brutus. » Le Stoïcisme était par ses doctrines plutôt favorable 
qu'hostile à la révolution représentée par l'empire; mais les 
sentiments fiers et libres qu'il développait dans les âmes 
étaient nécessairement contraires à la tyrannie, que les 
Césars confondaient avec les droits du pouvoir, et à ce 
superflu d'obéissance, à cette servilité, dont les sujets avaient 
trop de pente et d'empressemxcnt à se faire un faux devoir 
ou un infâme mérite. Les philosophes étaient donc odieux 
à tout ce qui entourait et servait les Césars. Les délateurs 
lâchaient contre eux leur éloquence emportée et poursuivaient 
en eux ce qu'ils appelaient les singes de Brutus et de Caton. 
Les centurions s'égayaient à tourner leur sagesse en ridicule, 



62 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

en attendant de les égorger par l'ordre du maître. Néron , 
Vespasien et Domitien leur faisaient l'honneur de les chasser 
de Rome et de l'ItaUe. Agrippinus, Rusticus, Thraséas, Hel- 
vidius Priscus , Sénèque , Dion , Epiclète et tant d'autres 
expiaient par l'exil ou par la mort le glorieux crime de ne 
point consentir à la servitude , et de déplaire à des tyrans 
imbéciles, qui prétendaient étouffer jusqu'à la conscience du 
genre humain. * 

Le Stoïcisme grandit dans cette lutte de l'esprit contre la 
force brutale. 11 devint une foi ardente et vigoureuse , une 
sorte de reUgion des grandes âmes , qui eut ses dévots et 
ses martyrs. Cette transformation se remarque même dans 
les provinces, où l'on avait moins à gémir de la tyrannie 
furieuse des empereurs qu'à se louer des bienfaits de l'em- 
pire et de la paix romaine. C'est que l'on sentait, là aussi, 
qu'on était sous la dépendance; que ces honneurs, ces 
dignités et ces apparences de liberté, laissées par la politique 
aux vaincus pour consoler leur servitude, n'étaient que des 
vanités faites pour amuser les sots; et qu'un archonte ou 
tout autre magistrat indigène était peu de chose devant un 
procurateur romain ou même devant ses centurions. Ra- 
menées violemment ou par ennui sur elles-mêmes, les âmes 
s'attachèrent plus fortement à l'intérieur de l'homme, à ce 
qui fait essentiellement sa vertu et sa grandeur. * 

De là les caractères nouveaux du Stoïcisme : le ton de la 
prédication remplaçant la discussion philosophique , une 
science jusqu'alors inconnue de la vie, et un art singulier de 
démêler les plus obscurs sophismes du vice et de la faiblesse, 
mais par-dessus tout une austère tendresse pour l'humanité. 
Le philosophe n'est plus un logicien qui disserte , ni un beau 

* Ait. Ent. d'Épic. , I, chap. 9, 29; IV. 7. — Tac. , Ann., XIV, 18, 22.— 
Suét., Vie de Dora., ch. 10. — Perse, Sat., III, 77-87; V, 189. 

** Dion, Chr. Dis., 40. — Plut., Inslr. pour i'iioin. d'Ét., cii. 6, U. 



CARACTÈRES NOUVEAUX DU STOÏCISME. 63 

parleur qui cherche les applaudissements. C'est un maître 
qui enseigne ; c'est un censeur public , chargé du soin des 
consciences ; c'est un témoin de Dieu , qui ne doit aux 
hommes que la vérité ; ou si vous aimez mieux , c'est un 
médecin dont le devoir est de toucher hardiment aux par- 
ties saines ou malades de l'âme, pour la fortifier ou pour 
la guérir. Il ne faut pas chercher dans ces philosophes de 
profonds et subtils raisonnements , mais des conseils af- 
fectueux ou sévères, des remontrances, des exhortations 
et d'instantes prières de se convertir à la vertu et à la loi 
de Dieu. Écoutez Epiclète et voyez si c'est un philosophe 
qui parle, ou bien un croyant et un directeur de con- 
science : «Mon ami, tu veux devenir philosophe, exerce-toi 
d'abord chez toi et dans le silence , observe longtemps tes 
penchants et tes forces. Donne d'abord tous tes soins à de- 
meurer inconnu. Pliilosophe longtemps pour toi-même et 
non pour les autres. Les fruits ne mûrissent que peu à peu; 
toi aussi tu es une plante divine. Si tu fleuris avant l'heure , 
l'hiver te desséchera. Tu croiras être quelque chose , tu ne 
seras qu'un insensé entre les insensés. Tu seras tué par le 
froid ou plutôt tu es déjà mort et jusqu'à la racine . . . 
Laisse-toi donc mûrir peu à peu selon la nature. Pourquoi 
te hâter? Tu ne peux encore supporter l'air. Donne à la ra- 
cine le temps de prendre et aux bourgeons celui d'éclore 
l'un après l'autre : alors ta nature portera d'elle-même ses 
fruits.» ... «Travaille donc, dit-il ailleurs, à te guérir, à te 
changer; ne remets pas au lendemain. Si tu dis : demain je 
ferai attention à moi-même, sache que c'est comme si lu 
disais : aujourd'hui je serai bas, impudent, lâche, colère, 
cruel et envieux. Vois quels maux tu te permets par cette 
coupable indulgence. Mais si c'est un bien pour toi de te 
convertir et de veiller attentivement à tes actions et à tes 
volontés, combien plus c'en est un de le faire dès aujourd'hui! 



64 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Si c'est utile demain, ce l'est aujourd'hui bien davantage. 
Car en commençant aujourd'hui, tu auras déjà plus de 
force demain , et tu ne seras point tenté de remettre à un 
troisième jour. » Voilà le ton général des philosophes de 
cette époque. Familier et pénétrant dans Epictète , il est plus 
pompeux et plus vague dans l'ex-rhéteur Dion Chrysostome , 
plus incisif, plus véhément et plus varié dans Sénèque, plus 
élevé et plus touchant dans Marc-Aurèle. Mais chez tous, ce 
sont toujours de pressantes exhortations ou de vives remon- 
trances ; et comme on doit s'y attendre, la remontrance do- 
mine. Ils pensaient en effet que nous ne sommes jamais, quelle 
que soit notre vertu, qu'à l'état de convalescence, et que celui 
qui veut être sain et bien portant , comme disait Musonius 
Rufus, doit vivre et se traiter comme s'il travaillait conti- 
nuellement à sa guérison. Aussi voulaient-ils qu'on sortît de 
leur école triste et mécontent de soi. 

En même temps que le philosophe adresse aux autres ces 
réprimandes ou ces exhortations pour les convertir, il fait de 
perpétuels retours sur lui-même, et sa parole a souvent quel- 
que chose d'intime et de passionné comme le sentiment et la 
confession. Aussi bien Horace, Sénèque, Epictète, Euphratès 
pratiquaient habituellement un véritable examen de con- 
science, et les Pensées de Marc-Aurèle ne sont autre chose 
qu'un monologue où le sage empereur a déposé ses espérances 
et ses découragements : à chaque instant il se parle à lui-même 
pour se consoler, pour s'exhorter, pour s'exciter, pour se faire 
des reproches ou pour s'approuver. Mais comme si le Stoïcien, 
qui s'était fait un idéal trop grand et trop sublime , avait le 
sentiment amer qu'il ne peut l'atteindre , ce qui revient sans 
cesse , ce sont les plaintes contre lui-même et contre son 
manque de cœur. «0 mon âme, s'écrie-t-il, quand seras-tu 
donc bonne et simple, et toujours la même? Quand feras- 
tu sentir à tous les hommes une douce et tendre bien- 



CARACTÈRES NOUVEAUX DU STOÏCISME. 65 

veillance? Quand seras-tu assez riche de ton fonds pour 
n'avoir plus besoin derien?. .. Quand, te pliant à ta situation, 
prendras-tu plaisir à tout ce qui est , persuadée que tu as 
en toi tout ce qu'il te faut , que tout va bien pour toi , qu'il 
n'y a rien qui ne te vienne des dieux, que tout ce qu'il leur 
a plu ordonner et ce qu'ils ordonneront ne peut être que 
bon pour toi, et en général pour la conservation du monde? 
. . . Quand est-ce, enfin, que tu te seras mise en état de 
-vivre avec les dieux et les hommes, de façon que tu ne te 
plaignes jamais d'eux et qu'ils n'aient plus rien à blâmer 
dans tes actions?» Epictète* et Marc-Aurèle ont dans leurs 
paroles une vivacité brusque et familière, qui accuse l'éner- 
gie de la conviction et de la foi dont leur âme ardente était 
remplie. Sénèque, pour qui le Stoïcisme est plus une affaire 
d'imagination et de bel esprit, me paraît avoir une éloquence 
moins persuasive, parce qu'il est moins persuadé ; mais il a 
une incontestable supériorité pour la censure des mœurs 
aussi bien que pour l'étendue et la variété de l'expérience. Il 
n'y a pas de vice , de faiblesse ou de travers qu'il n'ait sur- 
pris sur lui-même ou sur les autres ; et jusqu'à nos grands 
moralistes français, je ne connais pas de plus fin et de plus 
profond observateur du cœur humain -, 

Mais ce n'est pas tout que de gourmander sévèrement le 
vice : le philosophe n'est vraiment «l'envoyé de Dieu » auprès 
des hommes, que lorsqu'il sait les consoler, les encourager, 

1. Je parle de l'Épictète des Entretiens et non de celui du Manuel. Le Manuel 
n'est qu'un squelette; mais dans les Entretiens on trouve un homme vivant, 
quoique Arrien, auquel nous devons ce recueil, ait peut-être un peu éteint Épic- 
tèle par ses élégances et ses prétentions à l'Atticisrae de Xénophon. 

2. Il y a sur Sénèque, considéré comme directeur de conscience, une thèse 
charmante, quoiqu'un peu timide, de iM. .Martha. Seulement, ce qu'il dit de Sé- 
nèque doit être généralisé : Horace (surtout dans ses Épîtres), Épictète et Marc- 
Aurèle me paraissent, quoique possédant une moindre science de l'homme, mériter 
comme Sénèque le titre de directeurs. 

II. 5 



66 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

les soutenir dans leurs langueurs et dans leurs défaillances, et, 
par une généreuse et sympathique pitié, ranimer dans leurs 
cœurs le sentiment presque éteint de leur dignité et de leur 
force. «Ah! s'écrie Sénèque, ce n'est pas le temps de s'amuser 
à des jeux de dialectique : Philosophe, ce sont des infirmes et 
des misérables qui te font appeler auprès d'eux. Tu dois porter 
secours aux naufragés, aux captifs, aux indigents, aux malades, 
à ceux qui ont déjà la tête sous la hache : tu l'as promis, A 
tous les beaux discours que tu peux débiter , ces afiligés en 
détresse ne répondent qu'une chose : Secours-nous. C'est 
vers toi qu'ils tendent les mains de toutes parts; c'est de toi 
qu'ils implorent du secours pour leur vie perdue ou qui va 
se perdre ; c'est en toi seul que sont toutes leurs ressources 
et leurs espérances. Ils te supplient de les tirer de l'abîme 
où ils s'agitent, et de faire luire devant leurs pas errants la 
salutaire lumière de la vérité. » La souffrance et les larmes 
avaient enfin instruit les maîtres de la vie humaine, et les 
tristes leçons de l'expérience, san s abattre la fierté de leur cou- 
rage, leur inspiraient cette compassion aux misères d'autrui, 
qui peut-être manquait d'abord à la philanthropie stoïcienne : 
Non ignara mali , miseris succurrere disco* 
Je ne veux, point rappeler Sénèque, qui, les veines déjà 
ouvertes, s'occupait moins de lui-même et de ses douleurs 
que des larmes de ses amis, et qui, en attendant que la mort 
voulût prendre son vieux corps exténué d'abstinence et de 
travail, consolait affectueusement ceux qui étaient encore 
condamnés à vivre et à souffrir, leur léguant l'exemple de 
sa fin plus généreuse et plus philosophique que sa vie, et 
faisant de son sang glacé une libation à Jupiter libérateur. 
Mais il est un fait remarquable qui prouve combien le Stoï- 
cisme, cette philosophie qu'on nous peint si dure et si 

* Arr. Ent. d'Ép., IV, chap. 8, 10. — Plut., de la Col. — Aulu-Gelle, Y, 
chap. \. — Sénèq., liv. 48. 



CARACTERES NOUVEAUX DU STOÏCISME. 67 

dépourvue d'entrailles, avait pénétré profondément dans les 
mœurs des hautes classes de Rome, et quelle sympathie on 
lui reconnaissait pour la vie humaine et pour ses terribles 
accidents. Ce fut d'abord une mode pour les patriciens et les 
hommes riches ou haut placés d'attacher un philosophe à 
leur personne : le philosophe était devenu comme un meuble 
nécessaire de toute grande maison, et l'on peut voir dans la 
vie de Crassus par Plutarque la singulière place que ces 
grands seigneurs lui faisaient dans leur vie. On avait donc 
son philosophe, selon l'expression de Sénèque, comme on 
avait chez nous son confesseur et son directeur au XVll"^^ 
siècle, et son petit abbé au XVIII'"^ Or, s'il jouait ({uelque- 
fois le rôle de l'abbé; si de grandes dames, quelque peu 
galantes, le chargeaient sciemment ou à son insu de porter 
leurs billets doux, ou bien écoutaient ses graves leçons en 
lisant un poulet de leurs amants; si on l'employait en géné- 
ral pour passer quelques heures d'ennui à entendre de beaux 
discours: il arrivait aussi bien souvent qu'on avait à le con- 
sulter sur les affaires les plus sérieuses, notamment au mo- 
ment de l'affliction ou du danger, ou bien que l'on prenait 
ses préceptes et ses avis pour règle journahère de conduite. 
Le philosophe d'Auguste lui avait donné une recette pour 
modérer les premiers emportements de sa colère, et tem- 
pérait par de sages conseils son caractère violent et enclin à 
la vengeance. Il le consolait et le fortifiait, lui et Livie, dans 
les rudes épreuves que la maison impériale eut <à supporter. 
Ouvrez Sénèque et Tacite, et vous trouverez plus d'une fois 
cette remarquable influence du philosophe dans la vie des 
Romains. J'ai dit que Cicéron cherchait à ranimer son cou- 
rage et ses forces par les Tusculanes ou par d'autres traités 
de morale stoïque. Mais tout le monde n'était point Cicéron, 
et tout le monde sous les empereurs pouvait avoir besoin 
des mêmes secours. On délibérait si l'on mettrait ou non fin 



6^' ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

à sa vie; on appelait ses amis et un philosophe; et celui-ci 
avait ordinairement voix prépondérante dans le conseil. 
Néron vous condamnait à mort dans un de ses caprices: on 
mourait dans les bras de la philosophie. Voyez Thraséas: il 
a dit adieu à sa famille éplorée et à la vie, puis écoute avec 
recueillement et sérénité les paroles du Cynique Démétrius 
sur l'immortahté de notre âme. Que de Romains étaient ainsi 
accompagnés jusque sous le glaive par leur philosophe, par 
cet ami de la dernière heure, souvent choisi parmi leurs 
affranchis ou même leurs esclaves, qui avait essayé de leur 
apprendre à vivre et qui maintenant les aidait à mourir, en 
leur montrant un monde d'où l'homme de bien se rit des 
tyrans et de leurs fureurs, aussi impuissantes qu'insensées! 
Ce n'est point la faute du Stoïcisme si l'on ne savait plus 
vivre avec innocence et dignité; mais au moins, selon l'ex- 
pression de Tacite, on savait encore mourir. «Canus Julius, 
nous dit Sénèque, suivait le centurion envoyé par Caligula. 
Ses amis étaient tout affligés de perdre un tel homme. 
« Pourquoi, leur dit-il, cette tristesse et ces larmes? Vous 
cherchez si l'âme est immortelle, et moi, je vais bientôt le 
savoir.» Son philosophe le suivait, et lorsqu'on fut arrivé au 
tumidus où Ton faisait tous les jours de sanglants sacrifices 
à notre dieu César: «Quelle est maintenant, dit-il à Canus, 
la pensée qui t'occupe? — Je me suis proposé, lui répondit 
celui-ci, d'observer, si dans ce moment si rapide l'âme avait 
le sentiment de sa sortie du corps.» Et Canus promit à ses 
amis, que s'il apprenait quelque chose, il viendrait les visi- 
ter et leur dire quel était après la mort l'état de nos âmes.» 
C'est avec peine que je m'arrache à ce grand spectacle de 
la philosophie aux prises avec l'adversité, la tyrannie et le 
bourreau. Mais il en est un autre plus beau et plus instruc- 
tif: c'est celui du droit et de l'humanité triomphant des pré- 
jugés séculaires et des mœurs, pénétrant peu à peu dans les 



CITÉ UNIVERSELLE ; ROME , ETC. 69 

institutions et dans les lois au milieu de toutes les démences 
du despotisme , et même se glissant souvent sous des actes 
de folie, de corruption vénale ou de fiscalité: tant leur jour 
était arrivé! tant les destins , selon le mot de Virgile, savaient 
trouver leur voie : fata viam invenient!* 

On a vu quelle large place la théorie de la cité universelle 
occupe dans les idées de Cicéron. Le nom du grand écrivain 
et les circonstauces l'avaient sans doute mise en honneur. 
Car nous la retrouvons sans cesse dans les écrivains grecs ou 
latins de l'empire. Il y est partout parlé des droits du genre 
humain, des lois de la terre ou du monde, de l'alliance sa- 
crée que la nature a mise entre les peuples , de la parenté 
et de la communauté universelles, et pour rappeler une ex- 
pression employée par les rhéteurs, de l'humanité'. En pré- 
sence de ce droit universel et unique, on se prenait à 
mépriser toutes les inégalités et les différences fortuites de 
fortune, de condition, de nationalité et de race; et si l'on 
ne conservait plus ce sentiment étroit qu'on nomme le pa- 
triotisme, on concevait plus intimement ce que Lucain ap- 
pelle l'amour sacré du monde. « Que maintenant, s'écrie l'au- 
teur de la Pharsale, le genre humain dépose les armes et ne 
pense qu'à son bonheur; que toutes les nations s'aiment les 
unes les autres : 

Tune genus hnmanum pos/iis sibi consulat armis , 
Inque vicem gens omnis ametl» 

Non, nous ne sommes naturellement ni Athéniens ni 
Romains, ni Grecs ni barbares: nous sommes tous citoyens 
du monde: «L'homme, disait Plutarque, n'est pas une 
plante terrestre , faite pour demeurer immobile, et qui ait 
ses racines fixées à la terre où il est né. » L'univers lui 

* Tac, passim. — Sén. à Marc, chap. 4.;..Tranq., chap. 1-i. 

1 . Stat. , princeps nalura , Th. XII, v. 555 ; terrarum leges, fœdera mundi. 
Th. XII, 642. — Lucain, mundi jura, VI, 139, et cette expression étrange 
mundi nomiue gaudens esse fidem, YIII, 126, etc. 



tO ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

appartient, et il est partout dans sa patrie. Qu'y a-t-il de plus 
ridicule que nos divisions territoriales et nos frontières ? Et 
voilà pourquoi des êtres de même race et de même sang, 
des parents et des frères trouvent glorieux de s'assassiner 
les uns les autres! Est-ce que le ciel a des frontières? «Voyez 
ce haut ciel infini qui embrasse notre globe: telles sont les 
bornes de notre pays. Partout les mêmes éléments, le même 
ordre, le même Dieu, qui punit les transgresseurs delà loi unique 
et universelle.» Ou'est-ce que Rome, qu'Athènes ou qu'Alexan- 
drie ? Des bourgades de la grande cité de Jupiter, comme Tuscu- 
lum et Formies sont des bourgades de la banlieue de Rome. 
«Je suis par nature, disait Marc-Aurèle, un être raisonnable 
et sociable. J'ai un pays et une patrie : comme Antonin , j'ai 
Rome ; et comme homme , j'ai le monde. » Barbares , es- 
claves, pauvres, laids, estropiés, tous sont admis comme 
citoyens dans cette vraie république, et «jamais on n'y a 
entendu prononcer les noms de supérieur et d'inférieur, de 
noble et de roturier, de maître et d'esclave.» L'essence de 
cette république est l'universalité ; sa loi première, l'égalité; 
sa fin, comme son lien le plus étroit, l'humanité.* 

Et ce n'était pas seulement les vaincus 'qui répétaient, 
comme pour se consoler, cette grande théorie: les vain- 
queurs en étaient, si je puis le dire , infatués. Rome croyait 
pouvoir dire dans son orgueil: L'univers, c'est moi'; et dès 
qu'elle fut rendue à son véritable génie par la chute de la 

* Plut., De l'exil. — Marc-Aurèle, ch. IV, g. 5. — Lucien, Des Sectes. — 
Sén. , Quest. nat., liv. I", Préf. — Luc, Ph. , I, 60. 

1. Rome, cité qu'on peut appeler la patrie commune du geme humain , dit 
Sénèque dans la Consolation à Helvia. Vous retrouvez dans Ovide la fameuse for- 
mule ou peu s'en faut : Urbi et Orbi; «lorsque Jupiter, dit-il, jette du haut du 
ciel ses regards siu' l'univers, il n'y voit rien qui ne soit romain. » 
Jupiter arce sua totum cum spectet in orbem , 

Nil, nisi tiomanum, quod tueatur , hahet , (Fast. I, s. 85.) 
Et ailleurs : « L'étendue de Rome et de l'univers est la même : 

liomanœ spatium est urhis et orbis idem. » (II. 684.) 



CITÉ universelle; ROME , ETC. 71 

faction des nobles, elle confondit en effet ses intérêts avec 
ceux de l'univers. Elle n'avait jamais cessé d'être une sorte 
d'asile ouvert aux hommes de toutes les nations, et même 
lorsqu'elle ne s'était plus incorporé les vaincus, «il y avait 
« dans son sein, selon le mot de Montesquieu, comme une 
« circulation de tous les hommes de l'univers; Rome les re- 
« cevait esclaves et les renvoyait Romains.» Les empereurs 
furent ramenés par la force des choses et par leur propre 
intérêt à la généreuse politique des premiers temps; ils 
accordèrent le droit de cité, non-seulement à quelques par- 
ticuliers, mais à des nations entières. Les colonies, le long- 
séjour des troupes dans les mêmes garnisons, les voies mi- 
litaires , qui reliaient toutes les provinces entre elles et avec 
Rome, la mer pacifiée, et l'univers mis en rapport avec lui- 
même et rendu commun à tous les peuples par le commerce: 
tout concourait à rapprocher les hommes et à faire dispa- 
raître les injurieuses inégalités de la conquête. Les provinces 
mieux administrées que sous la république, et respirant de 
l'oppression dévorante des proconsuls, n'avaient plus à en- 
vier aux Romains (jue le droit de cité : elles aspiraient ardem- 
ment, surtout celles de l'Occident, à s'unir par ce dernier 
lien à la ville qui leur avait apporté sa langue et sa civilisa- 
tion. C'est ce qui ne pouvait échapper aux empereurs. Eux, 
dont le fantôme de la république ne laissait dormir ni les 
ombrages ni la férocité; eux, qui s'attachaient à discréditer 
ce que l'ancienne Rome avait honoré, les dignités en créant 
un cheval consul, les grandes actions des héros en les fai- 
sant représenter au vif par des criminels ou des esclaves', 

i. Martial nous apprend qu'un esclave représenta sous Domitien l'acte de 
Scévola, mettant sa main sur un bûcher. Et le poëte adulateur, comprenant la 
pensée du tyran, s'écrie : «Ce qui était le fait le plus glorieux du temps de 
Brutus n'est aujourd'hui qu'un jeu de l'amphithéâtre de César : 
Quinunc CœsarecB lusus spectatur arente, 

Temporibus Bruli gloria summa fuit. » (Épig. , liv. VIII, 30.) 



72 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

OU bien en mettant Gicéron au rang des perturbateurs de 
l'ordre public, Brutus et Gassius au rang des parricides; eux 
enfui, qui désiraient tous plus ou moins que Rome n'eût qu'une 
tête pour l'abattre d'un seul coup : ils trouvaient un moyen 
plus simple d'annuler les restes de l'esprit romain en pro- 
diguant le droit de cité. C'était d'ailleurs une nécessité de 
réparer sans cesse la population libre et riche , qui disparais- 
sait avec une rapidité effrayante. La politique des Césars se 
rencontrait donc forcément avec les théories cosmopolites 
des philosophes. Ceux des Romains qui, avec tout leur Stoï- 
cisme, se rappelaient mal à propos l'orgueil suranné de leurs 
privilèges, avaient beau se récrier tantôt sur l'insolence des 
provinciaux, qui osaient accorder des couronnes à leurs 
gouverneurs sans autorisation du sénat ; tantôt sur la stupi- 
dité d'un Claude, qui n'aurait plus laissé, s'il eût vécu, d'Es- 
pagnols ni de Gaulois; tantôt sur l'intolérable confusion d'une 
cité, où venait de toutes parts abonder la lie des nations, et 
qui comptait plus de chevaliers de Bithynie ou de Bretagne 
(jue de Rome. La tyrannie impériale avait cela d'excellent, 
qu'elle passait le niveau sur les inégalités nationales ou po- 
litiques, et qu'en broyant les peuples, elle les fondait vio- 
lemment en un seul. Aussi les plus raisonnables de ses 
ennemis se bornaient -ils à déplorer le sort de la ville vic- 
torieuse , que les discordes avaient épuisée de ses vrais ci- 
toyens ; mais ils se voyaient contraints de reconnaître que 
Rome eût cessé d'exister, si les Gaulois, les Espagnols et les 
Cappadociens n'étaient devenus le peuple romain. Ce travail 
de nivellement et de fusion se précipita rapidement à partir 
de la dynastie Flavienne. Vespasien rempht l'ordre équestre 
de chevaliers, qu'il tira des municipes et qui apportèrent 
à Rome un peu de leur austérité et de leur pureté provin- 
ciales. Trajan abrogea les lois qui rompaient tous les liens 
naturels entre les nouveaux citovens et le reste de leurs 



ÉMANCIPATION MORALE DES AFFRANCHIS. 73 

familles, et qui par là -même empêchaient les provinciaux 
d'aspirer aux honneurs et aux charges de la cité souveraine. 
Marc-Aurèle étendit le droit romain aux provinces en les sou- 
mettant à l'Édit perpétuel, qu'Adrien avait fait dresser pour 
Rome et pour l'ItaUe. Enfin une Constitution de Caracalla 
déclara citoyens tous les sujets de l'empire, et la cité romaine, 
qui comptait déjà sous Claude près de sept millions de têtes, 
embrassa tout ce qu'il y avait d'hommes libres , ingénus ou 
non , de droit romain , de droit latin ou de droit italique. 
Cette Constitution ne faisait que sanctionner un fait qui eut 
les plus graves influences sur la civihsation de l'Occident, 
je veux dire , la fusion toujours plus intime de Rome et des 
vaincus par la langue, par le commerce, par les mariages, 
par les coutumes et par les lois.* 

11 se produisait un mouvement à peu près semblable dans 
les différentes classes de la société. En même temps que les 
nations conquises devenaient les égales du peuple romain, 
les hommes libres d'origine servile montaient au niveau 
des hommes hbres de race ingénue. Par une politique con- 
traire à celle de la faction des nobles , qui croyaient avihr 
et souiller les honneurs en y admettant des parvenus comme 
Marins et Cicéron , les empereurs aimaient à s'entourer 
d'hommes nouveaux, parce qu'ils avaient besoin d'instru- 
ments dociles; et c'est parmi les affranchis, qu'ils cherchaient 
et trouvaient leurs créatures. Je ne sais aucun gré aux Césars 
de n'avoir point dédaigné les seuls hommes dont ils fussent 
sûrs, et je ne me sens point le cœur d'avoir la moindre 
sympathie pour le régime des affranchis. Mais enfin ce régime 
était le symptôme et la conséquence d'un progrès de la 
justice dans la société. Ceux qui se faisaient gloire d'être les 
nobles et les premiers de l'Etat , ne connaissaient d'autre 

* Plin. l'An., VII, ch. 5.— Tac, Arin., I, cli. 2; IV, 6, U; XI, 21; Hist., 
II, 80. — Lucain, Vil, 399, 540. — Juv., Sat.,III, 152-158; IV, 77; VII, 4-17. 



7'i ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

industrie que la concussion et l'usure. Tout le travail et les 
arts utiles étaient entre les mains des hommes de race ser- 
vile , soit libres , soit esclaves , et même dans les derniers 
temps de la république les talents des affranchis avaient déjà 
acquis une importance considérable, jusque dans les plus 
grandes affaires. C'était justice que l'État les comptât enfin 
pour quelque chose. Non-seulement ils furent les ministres 
des empereurs dans Rome et dans les provinces; mais la loi 
les admit au partage des emplois et des honneurs. Ils entraient 
dans l'ordre équestre , quand ils justifiaient d'une certaine 
fortune, au détriment des fils d'anciennes familles, qui n'a- 
vaient que leur nom et leur orgueil. Ils siégaient au sénat, 
à côté des fiers descendants des Métellus et des Scipions. Les 
vieux préjugés grondaient en secret, ou cherchaient maligne- 
ment toutes les occasions d'humilier ces parvenus. Un jour 
on demandait une loi, qui tînt les affranchis dans la dépen- 
dance et la crainte respectueuse de leurs patrons, sous peine 
de retomber dans l'esclavage. On profitait une autre fois de 
la jeunesse de Néron pour les écarter du sénat et des ma- 
gistratures. On applaudissait Vitelliils ou Trajan de les avoir 
ramenés au devoir à l'égard de leurs anciens maîtres. L'in- 
fluence des affranchis reprenait toujours le dessus, et l'on 
était forcé de la subir. Ce n'était plus le temps où un Scipion 
pouvait leur adresser ces dédaigneuses paroles : «Taisez-vous, 
faux fils de l'Italie. Moi , je craindrais Ubres ceux que j'ai 
amenés enchaînés dans Rome. » On les craignait maintenant, 
et toutes les colères s'en allaient en murmures impuissants 
ou en frivoles moqueries. Nous les connaissons ces plaintes 
éternelles de la fortune de vieille date , ou de la noblesse 
gueuse et superbe. « Quoi ! celui qui eut l'honneur de 
couper ma barbe naissante , m'écraser de son insolence et 
de son luxe ! Le fils de Syrus ou de Déméa juger et con- 
damner les descendants de Romulus! Des suppôts du cirque 



ÉMANCIPATION MORALE DES AFFRANCHIS. 75 

et de l'arène se permettre de donner des jeux au peuple ! 
Des misérables échanger leurs chaînes contre l'anneau 
de chevalier ! Des fds de prostituteurs avoir le pas sur des 
préteurs et des tribuns! Des gens de la lie de Syrie ou 
d'Egypte, qui sont venus à Rome marqués de blanc et les 
oreilles percées, siéger arrogamment parmi les sénateurs!» 
Puis venaient d'intarissables plaisanteries sur les profusions 
grossières, les magnificences de mauvais goût et les las- 
tueuses impertinences de ces Lucullus de hasard. «Pourquoi 
tous ces mépris, répliquaient les parvenus? Allons chez le 
banquier, et voyons qui aura le plus de crédit, du fds de 
Syrus ou du descendant ruiné de Emiles et des Gracques. 
Est-ce qu'on est Hbre de choisir sa naissance et ses aïeux ? 
Il est plus difficile et plus glorieux d'être ce que je suis, par 
son industrie et son talent, que d'être ce que vous êtes par 
droit de naissance » '. Et lorsque ces affranchis étaient un 
Pallas et un Tigellinus , il rendait mépris pour mépris , 
humiliation pour humiliation. Il faisait pâlir ces fiers patri- 
ciens; il les voyait faire anti-chambre et mendier les bonnes 
grâces de ses valets outle son portier : tant l'homme s'oublie 

1. II y a à la fois plus de dignité et de mépris dans Horace. Mais Horace avait 
le cœur plus haut que rafFraiichi du roman de Pétrone : il avait conscience de sa 
valeur personnelle : «Il ne craignit pas, dit-il de son père, qu'on lui reprochât 
un jour que je fusse comme lui ou crieur public ou receveur; et moi, je ne m'en 
serais pas plaint. 11 n'en a donc que plus de mérite (de m'avoir fait élever comme 
il l'a fait), et moi, je ne lui en dois que plus de reconnaissance. Jamais, tant 
que j'aurai du cœur et du sens, je ne rougiiai d'un tel père; et je n'irai pas pour 
me défendre , imiter la plupart des affranchis , qui disent que ce n'est point leur 
faute s'ils n'ont point des parents ingénus ou illustres. Pour moi, et ma pensée 
et mes discours sont bien différents. Car si la nature me commandait de recom- 
mencer ma vie et de choisir au gré du faste les parents que je voudrais, je lais- 
serais les autres faire leur choix à leur guise; mais content de mes parents, je 
n'en voudrais point prendre à leur place, qui fussent anoblis par des consulats ou 
des chaises curules. » Toute cette satire fait le plus grand honneur au caractère 
d'Horace , qu'on juge trop mal , selon moi , pour quelques flatteries de convention 
à Auguste et pour une plaisanterie sur la perte de son bouclier à Philippes. 



76 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

vite lui-même et se tient avec peine clans les limites de 
l'équité! Mais la force des choses n'en balayait pas moins les 
inégalités de convention, tandis que les philosophes rappe- 
laient aux hommes du passé et aux hommes nouveaux l'égalité 
naturelle des êtres pensants et la céleste dignité de notre 
nature. Ils ne se bornaient pas à répéter que nous avons 
tous une origine commune, que nous sommes tous composés 
des mêmes éléments , que nous avons tous sucé le même 
lait, que nous respirons tous le même air et que nous avons 
tous les pieds attachés au même sol. Élevant leurs regards 
plus haut, afin de nous apprendre à nous respecter nous- 
mêmes dans nos semblables , ils montraient que notre 
première origine , comme le principe de toute égalité , est 
en Dieu. C'est un lieu commun de littérature et de philo- 
sophie dans les deux premiers siècles de notre ère , que le 
cœur seul fait la noblesse, ou plutôt qu ingénus et affran- 
chis , maîtres et esclaves , nous avons tous les mêmes titres 
de noblesse , et que ces titres sont dans la parenté de notre 
raison avec la raison divine. II est inutile de s'y arrêter. 
Mais je trouve dans Sénèque , dans Lucien et dans Stace 
certaines idées trop rares chez les anciens, et qui méritent 
une attention particulière , parce qu'elles attaquent le plus 
funeste des préjugés, celui qui fait du travail une occupation 
indigne de l'homme libre. Voilà ce qui causait en grande partie 
le mépris injurieux des hommes de loisir et des hommes de 
lettres contre les affranchis; voilà ce qui soutenait moralement 
l'institution de l'esclavage. Si l'esprit de Dieu descend aussi 
bien dans un affranchi, et même dans un esclave, que dans 
un chevalier romain , ces affranchis , que Perse appelle des 
Romains d'hier*, pouvaient valoir autant et mieux que le 
plus noble patricien, à moins que l'industrie, le travail, 
l'ordre et l'économie ne soient des choses déshonorantes. 

1 . Uesterni quiriles. 



ÉMANCIPATION MORALE DES AFFRANCHIS. 77 

Mais ni le travail ni le salaire n'avilissent. Les juges, les 
magistrats, les généraux, les empereurs mêmes ne reçoivent- 
ils pas un salaire? La vie tout entière n'est -elle pas un 
laborieux esclavage, honorable pour qui sait courageusement 
et noblement le porter ? Oui , la vie humaine et môme 
l'économie divine de l'univers ne sont qu'un échange de 
services ou plutôt de servitudes mutuelles. Depuis l'homme 
de peine et l'esclave jusqu'aux rois , depuis les rois qui 
commandent aux nations, et Rome qui commande aux rois, 
jusqu'aux empereurs qui commandent à Rome , depuis 
l'homme mortel enfin jusqu'aux dieux immortels qui gou- 
vernent les astres , ce n'est qu'un commerce perpétuel de 
services et qu'une vaste chaîne de fonctions subordonnées 
les unes aux autres. D'où vient donc ce mépris insensé pour 
celui qui a été ou qui est esclave? N'a-t-il point rempli sa 
fonction par le travail et par les services qu'il a rendus à la 
vie humaine , comme les empereurs , comme les dieux 
eux-mêmes s'acquittent de leurs fonctions par la noble ser- 
vitude qui leur est échue en partage? 

Malheureusement ces hautes idées sur la moralité et la 
sainteté du travail ne sont jetées là qu'en passant'. Les 
seules occupations que les anciens aient voulu reconnaître 
comme dignes d'un homme hbre , sont le gouvernement , 
la guerre et les lettres. Pour Cicéron, Apelle et Phidias 
ne sont que des artisans, et Lucien , qui paraissait destiné 
à devenir sculpteur , se félicite d'avoir échappé à cette 
sorte d'humiliation , mettant sa gloire de sophiste et de 
lettré bien au-dessus de celle des plus grands artistes. Les 
arts qui ont le beau pour objet, voilà les seuls arts libéraux; 
encore ceux qui se raprochent du travail manuel, méritent- 
ils à peine ce nom. Quant aux arts nécessaires, à moins 

i. Exactement comme celles de Platon sur le commerce, qui ont été signalées 
dans le i" volume de cet ouvrage, p. 139, 14(J , 14.1. 



78 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

qu'ils n'aient en vue le commandement, ils ont quelque 
chose de servile et de répugnant à la noble nature de l'homme. 
D est vrai, comme le dit Virgile, que Jupiter ne veut point 
que son royaume reste inculte; il est vrai que les mains , 
comme dit Cicéron, ou que les travaux manuels ont créé 
dans la nature comme une autre nature; mais le mépris n'en 
demeurait pas moins attaché à tous les travaux utiles qu'on 
qualifiait de mécaniques. Il est bien plus noble de babiller 
sans fin ou de porter une épée. Le seul des anciens qui, à 
ma connaissance, ait mis un manœuvre au-dessus d'un beau 
parleur est le sophiste Dion , comme le seul qui se soit 
demandé, à la pensée des immenses travaux que nécessite 
la guerre , si tant de sueur et de peine ne serait pas mieux 
employé à des ouvrages utiles, est le poète ou le déclamateur 
Lucain. « Ah ! s'écpie ce dernier en décrivant les lignes de 
César, tant de travaux ont été faits à pure perte. Et pourtant ce 
grand nombre de bras auraient pu ou joindre Sestos à Abydos,. 
ou séparer Éphyra du large royaume de Pélops, ou donner à 
la navigation le long golfe deMalée, ou bien améliorer quelque 
aulre partie du monde malgré les résistances de la nature.» 
Mais ce n'étaient, je le repète, que des idées passagères, 
qui frappaient l'imagination, mais qui n'allaient point jusqu'au 
cœur et à l'intelligence; et le monde ancien qui ne les com- 
prit jamais, mourut de son orgueil et de l'esclavage. Elles sont 
toutefois comme une lumière étrange qui perce la nuit des 
préjugés antiques, pour nous éclairer sur le fait trop mal 
jugé de fimportance toujours croissante des aflVanchis , 
c'est-à-dire de la seule classe laborieuse avec les esclaves. 
Encore un pas, et la transformation sociale de l'ancien monde 
élait complète : fégalité, avec le travail remis en honneur, 
effaçait la servitude, cette dernière trace du droit de la force. 
Mais ce pas, personne n'eut le courage ni même la pensée 
de le faire. Les empereurs qui pouvaient tout, et les juris- 



ESCLAVAGE. 79 

consultes qui se donnaient pour les vrais prêtres de la justice, 
n songèrent jamais à porter une main hardie sur l'inique 
et funeste institution de l'esclavage. * 

Ce n'est point la vérité qui fit défaut aux hommes; mais 
les hommes qui firent défaut à la vérité. Jamais on n'avait 
aperçu plus manifestement la vanité des préjugés qui par- 
tageaient les hommes en deux classes, les maîtres et les 
esclaves. Jamais les philosophes et les penseurs de toute 
sorte ne l'avaient plus hautement proclamée. On voyait di- 
minuer tous les jours la distance qui séparait le peuple Ubre 
du peuple asservi. Les affranchis, ces esclaves d'hier, étaient 
partout, dans le commerce, dans l'ordre équestre, au sénat, 
dans le conseil secret des princes. Si prévenu que l'on fût 
pour les privilèges de la naissance, il fallait bien voir le peu 
d'intervalle qu'il y a d'un homme à un homme. Celui qui 
aujourd'hui faisait vendre ou battre de verges un malheu- 
reux, pouvait être demain le dernier de ses flatteurs, s'il 
plaisait au maître d'élever cette créature humaine jusqu'à sa 
faveur, et de la placer sur la tête des plus puissants et des 
plus nobles. Ces rapides changements de fortune avaient vi- 
vement frappé l'esprit de Sénèque; l'humilité et la bassesse 
des grands auprès de ces redoutables affranchis dégoûtaient 
Epictète, et le remplissaient, peut-être malgré lui, d'une 
maligne joie'. Comment ces deux philosophes n'auraient-ils 

* Lucien, Songe. — Stace, Sylv., III, 3. — Lucain, VI, 54. — Tac, 
Ann., VI, 8; XIII, 26; XV, 34", 72. — Ilist,, I, 13, 37, 72; II, 57, 92, 
95; III, 13: V, 9.— Pétion., I, 38, 48, 57, 58.— Hor., Sat. , I, 6, v. 35-45.— 
Juv., Sat., I, 24-30, 111-106, 110-112, 155-156; III, 34-40, 153-159.— 
Dion, Disc. , VII. 

1. « Plût à Dieu, dit Epictète, que nous n'honorions que les tyrans , et non 
pas encore leurs valets! Mais voyez comme un homme devient subilement sage 
pour avoir été préposé par César à sa chaise percée. Comme nous dirons aussitôt: 
Félicion m'a parlé sagement! Je voudrais qu'il fût dégradésubitement de ses saies 
fonctions : il ne serait plus pour ses flatteurs que le plus sot et le dernier des 
hommes. Épaphrodite avait un cordonnier qui n'était bon à rien; il le vendit. 



80 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAm. 

point senti le néant de ces distinctions orgueilleuses que le 
caprice d'un homme pouvait renverser du matin au soir? 
Lorsqu'on rencontre chez eux quelque pensée contre l'es- 
clavage , on l'attribue à l'influence directe ou indirecte du 
chritianisme alors peu connu, et l'on ne fait pas attention 
qu'il y a simplement là un signe de l'état de la société impé- 
riale. Ignore- 1- on qu'elle était presque toute composée 
d'affranchis, et que la plupart des citoyens, en remontant de 
deux ou de trois générations dans leur généalogie, pouvaient 
y rencontrer quelque esclave? Lorsqu'il fut question sous 
Claude de faire une loi contre les affranchis ingrats, Rome 
put apprendre par la voix même de ses sénateurs , que la 
race ingénue dont elle était si [fière, avait partout fait place 
à la race servile. « Les affranchis, disaient les adversaires de 
la loi , remphssent les tribus, les décuries, les cohortes, les 
magistratures et le sacerdoce. Ils sont mêlés au corps du 
peuple; les chevaliers et les sénateurs n'ont pas d'autre ori- 
gine. Si l'on mettait à part les affranchis, on verrait mani- 
festement la pénurie de la race ingénue.y> Et l'on s'étonne 
que des hommes de cœur et d'intelligence, que des philo- 
sophes , que des Stoïciens n'aient pas été assez aveugles pour 
ne point voir ce qui crevait les yeux, assez absurdes pour 
ne point mépriser des préjugés condamnés par l'expérience! 
Le Stoïcisme avait depuis longtemps proclamé l'égaUté mo- 
rale et naturelle des hommes. Mais il ne nous reste qu'un 
mot de Zenon, tandis que les ouvrages de ses disciples de 
l'empire nous fournissent la discussion la plus sérieuse et la 
plus approfondie contre l'esclavage qui ait jamais paru jus- 
qu'au XVIII'"'^ siècle. Sénèque, Epictète, Dion Chrysostome 

Acheté par un homme d'affaires de Domitien, ce misérable devint le cordonnier 
de César. Vous eussiez vu aussitôt comme Épaphrodite le caressait! — Comment 
va Félicion? Je l'aime. — Ensuite si quelqu'un de nous demandait ce que faisait 
Epaphrodite, on répondait qu'il était à consulter avec Félicion. » (Arr. Ent. d'Ep., 
I, chnp. 19.) 



ESCLAVAGE. — SÉNÈQUE. 81 

s'accordent à nous ramener à cette égalité naturelle qu'au- 
cune institution ne saurait détruire. Epictète proteste contre 
l'esclavage comme immoral et contraire aux éternelles lois 
de Jupiter. Dion ose sonder l'origine et les titres de cette 
odieuse institution.* 

1° 11 fallait montrer que les maîtres ne valent pas mieux 
que les esclaves , et qu'à ne regarder que ce qui fait vrai- 
ment notre dignité, les esclaves sont autant et même sou- 
vent plus que les maîtres. Les philosophes rappelaient donc 
aux Grecs et aux Romains, que nous naissons et que nous 
mourons tous également, que nous sommes tous également 
sujets à la douleur, aux infirmités et aux passions, et que 
par ce côté nous ne sommes que des compagnons de misère 
et de servitude'. Voici un homme qui se croit quelque 
chose, parce qu'il peut légalement en affranchir un autre 
devant le préteur. Et il est esclave du corps, esclave de 
la richesse , esclave d'un tyran , esclave de quelque vile cour- 
tisane ou de quelque mignon immonde. Y a-t-il donc là de 
quoi s'enorgueillir et mépriser des hommes qu'on nomme 
esclaves, parce qu'on les a payés de ses deniers. — Mais 
mon père et ma mère étaient inscrits comme libres sur les 
registres de Rome ou d'Athènes. — Et qui t'a dit, que ton 
vrai père ne soit pas un esclave, que ta mère ne soit pas 
descendue jusqu'à son serviteur, ou que dans tout le cours 
de ta race il ne se soit jamais glissé une goutte de sang servile 
par l'adultère ou la supposition? Qu'était-ce après tout que 
les pères des premières familles de Rome? Des esclaves 

* Tac, Ann., XIII, 27. 

i. Amis, et les esclaves aussi sont des hommes; ils ont bu le même lait que 
nous, quoiqu'un mauvais destin les ait opprimés; mais si je vis, ils goûteront 
bientôt l'eau de la liberté. (I, 71.) Que les os de mon maître reposent en paix ! 
il m'a fait homme entre les hommes. (Pétrone, I, 39.) 

II. 6 



85 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

fugitifs, OU pis encore, ce que je ne veux pas nommer'. Si 
l'on veut parcourir la suite infinie des siècles, il n'y a point 
d'homme, qui ne trouve dans sa généalogie des Grecs et des 
barbares, des riches et des mendiants, des rois et des es- 
claves l Une pensée revient souvent dans les écrivains de 
l'empire et surtout dans Lucien , celle de l'égalité des hom- 
mes dans la mort. Plus de distinction , plus d'inégalité 
d'aucune sorte dans les enfers. Les riches et les grands n'y 
sont comme les petits qu'un amas d'ossements affreux, 
mangés par les vers. Et voilà ce qui se gonflait de tant d'or- 
gueil dans le court espace de la vie! Voilà ce qui se faisait 
porter glorieusement sur la tête des hommes, et ce qui les 
foulait aux pieds comme de vils animaux! C'est à dessein, 
que les philosophes insistaient sur notre bassesse commune, 
afin d'abattre l'orgueil de l'ignorance, qui supporte impa- 
tiemment l'égalité et qui crée tant de distinctions vaines, 
tant de préjugés superbes, tant d'inégalités blessantes. Mais 
ce n'est pas tout d'égaler les hommes dans le néant. Il faut 
encore leur apprendre leur égalité dans la grandeur véri- 
table , de peur qu'en se méprisant eux-mêmes , ils ne mé- 
prisent aussi les autres et leurs droits les plus sacrés. Nous 
sommes tous, comme l'avaient déjà dit Aratus^et Cléanthe, 
de la race et de la famille de Dieu: voilà notre noblesse et le 
fondement de toute vraie égalité. Sénèque ajoutait avec Val. 
Maxime, que le sénat ne peut contenir tout le monde, que les 
camps mêmes choisissent avec une précaution exclusive ceux 
qu'ils admettent à l'honneur du danger. Mais la vertu ne dé- 

1. Jménal, qui prend cet argument au rhéteur Albutius, contemporain d'Au- 
guste, fait sans doute allusion par les mots «quod dicere nolo» au double sens 
du mot lupa, nourrice de Romulus ou des Romains. Lupa , louve et prostituée. 
Ailleurs Sénèque le rhéteur dit : Remontez à l'origine d'un noble quelconque , 
vous arriverez à un homme de néant : Quemcunque revolves nobilem , ad hu- 
militatem pervenies (p. 129). 

2. Sénèque répète ici un passage du Théctète de Platon, déjà cité v. I, p. 141. 
^. Cilé par Saint-Paul. 



ESCLAVAGE : SÉNÈQUE. 83 

daigne personne. Elle invite, elle accueille tout le monde, les 
esclaves comme les rois. Elle ne considère ni la naissance ni 
la fortune ; elle se contente de l'homme dans sa nudité. Or, 
cette vertu, qui constitue notre liberté et notre noblesse, 
qu'est-ce autre chose que Dieu même, habitant comme un 
hôte dans un corps mortel? Dieu descend aussi bien dans 
l'àme du dernier des esclaves que dans celle du plus noble 
sénateur. Sénèque, pour appuyer ces principes tous stoïques, 
se complaît à citer des traits d'héroïsme et de grandeur 
d'âme , qui honorent la nature humaine dans les esclaves, 
«Prenez garde, dit-il, que ces exemples de vertu ne soient 
d'autant plus grands et plus méritoires que tout empire 
excite généralement la haine , que toute nécessité est une 
chose pesante et insupportable, et qu'il faut un grand fonds 
de bon naturel, pour que l'amour l'emporte dans un homme 
sur la haine qu'on éprouve naturellement contre un maître... 
On se trompe donc si l'on pense que la servitude descende 
et pénètre dans l'homme tout entier : la meilleure partie de 
l'homme échappe à l'esclavage, et lorsque le corps est au 
maître, l'âme est hbre et s'appartient. C'est le corps seul 
que la fortune vous livre; c'est le corps seul qu'on vend et 
<Iu'on achète: l'homme intérieur ne saurait devenir une 
propriété.*» 

C'est une erreur de croire que ces idées soient particu- 
lières à Sénèque. On peut les voir dans Val. Maxime, qui 
vivait sous Auguste et sous Tibère, ou dans les rhéteurs 
dont Sénèque le père nous a conservé le souvenir, et dont 
les idées quelque peu déclamatoires ont passé dans Juvénal 
et dans Quint ilien, comme dans notre philosophe. Mais ce 
que je veux remarquer, c'est que les historiens sont pleins 

*Sén., Desbienf., III, 18, 19, 20, 22, 28, 29;Consol. à Pol., 38; Lett., 
31, Ai, il, 73. — Sén., le rhét., (éd. Lcra.) p. 310.— Ouint. Inst.Or., III, 8. 
— V. Max., III, ch. 3,§. 7. — Juv., Sat., VIII, 27; XIV, 15-25. — Lucien, 
Pas. de la Barque; Portiaits; Ménippe. — Ait. Eot. d'Ép. , 11, 1 ; IV, 1, 4-. 



84 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

de nobles exemples de vertu donnés par des esclaves. On 
pourrait croire que le quatrième livre d'Appien sur la guerre 
civile a été écrit pour confirmer la thèse de Sénèque: tant 
l'historien nous raconte de dévouements de toutes sortes, ou 
ingénieux ou sublimes! Tant la race servile montre envers 
des maîtres qui n'étaient pas toujours humains, de fidélité 
généreuse et d'oubli des injures*! Tacite lui-même, le fier 
et dédaigneux Tacite a placé parmi les rares vertus qui si- 
gnalèrent son époque, la foi obstinée des esclaves au milieu 
des plus affreuses tortures^ Évidemment, on commençait à 
compter pour quelque chose dans l'humanité les trois quarts 
de l'espèce humaine.* 

2^ Sénèque toutefois n'ose pas conclure , ou plutôt il 
s'arrête à une demi-conclusion. H se contente de demander 
qu'on traite les esclaves avec humanité, comme on voudrait 

1. Restion fuyait et se croyait inconnu; mais il était suivi à son insu-par un 
esclave qu'il avait bien traité d'abord et qu'ensuite il avait fait marquer pour 
quelques fautes. Caché dans un marais, quelle ne fut pas sa terreur en voyant 
paraître cet esclave devant lui! «Ne crains rien, lui dit celui-ci, je ne sens pas 
autant les stigmates d'aujourd'hui que je me rappelle tes bons traitements, » et il 
le fit cacher dans une caverne , où il lui apportait tous les jours la nourriture qu'il 
avait pu se procurer. (App. ) 

2. Voyez dans Silius Italicus l'esclave de Tagus, noble espagnol qu'A=drubai 
avait fait mettre en croix : l'esclave tue Asdrubal, est pris et meurt dans les plus 
atroces supplices : «Ni les feux et les lames ardentes, ni les coups de verges qui 
déchirent le corps , ni les mains industrieuses des bourreaux qui enfoncent la 
douleur jusque dans la moelle des os, ni les flammes allumées sur les blessures 
toutes vives ne se donnaient de relâche ; spectacle horrible à voir, horrible à ra- 
conter! L'art de la cruauté distendait les membres du malheureux autant que le 

voulait la science de la torture Pour lui, son âme demeurait inébranlable; il 

surmontait les souffrances, et s'en riait comme s'il n'en eût été que simple spec- 
tateur; il gourmandait et excitait les bourreaux fatigués, et demandait à grands 
cris la croix où son maître avait été attachée » Silius ici peint plutôt de mémoire 
que d'imagination; et ce sont les seuls vers à peu près beaux de son long et as- 
sommant poëme. 

* V. Max., VI, chap. 8. — .\rr. G. civ., IV, 29, 43, U. — Tac, Hist. , 
1, cbap. 2. 



ESCLAVAGE : ÉPICTÈTE. 85 

être traité soi-même dans leur condition. Ainsi il proclame 
l'égalité morale; mais Tégalité civile, il craindrait d'y penser.' 
Epictète fut plus hardi. Nourri dès l'enfance de stoïcisme et 
d'esclavage , il ne se crut pas tenu à la réserve de Sénèque. 
Sans craindre de paraître appeler les esclaves à la liberté , 
c'est-à-dire à la révolte, il jugea les lois humaines par les 
lois divines, et condamna résolument l'iniquité séculaire , 
dont il était lui-même une des victimes. «Esclave, crie-t-il 
au maître, tu ne supporteras pas ton frère? Il tire comme 
toi son origine de Jupiter même; il est son fils comme toi; 
il est né des mêmes semences divines. Sitôt que la fortune 
t'élève un peu au-dessus des autres, tu t'ériges en tyran. 
Tu ne te rappelles plus qui tu es, ni à qui tu commandes. 
Tu commandes à des êtres qui sont tes frères par nature, à 
des enfants de Dieu. Mais je les ai achetés, et eux, ils ne 
m'ont pas acheté. Vois sur quoi tu jettes les yeux ! N'est-ce 
point sur cette terre, sur ce gouffre immonde, sur ces misé- 
rables lois des morts? Mais tu ne fais pas attention aux lois 
de Dieu.» 11 n'y a d'esclave par les lois divines que ce qui 
ne participe point à la raison; tout ce qui y participe est na- 
turellement libre. «Les animaux ne sont point nés pour eux- 
mêmes, mais pour servir, parce que dépourvus de raison, 
ils n'occupent pas un rang principal dans la république des 
hommes et des dieux. Ainsi l'âne est un esclave destiné par 
la nature à porter nos fardeaux, parce qu'il n'a point en par- 
tage la raison etlehbre usage de ses volontés. Que si ce don 
lui eût été fait, l'âne se refuserait légitimement à notre em- 
pire, et serait un être égal et semblable à nous.» Qu'ajoutent 
les lois divines? C'est qu'il ne faut pas faire souffrir à autrui, 
ce que nous ne voulons pas souffrir. Nous craignons et 
haïssons à l'égal de la mort d'être esclaves : pourquoi voulons- 

i. Tu appelles donc les esclaves au pileus (à la liberté) , s'objecte-t-il dans la 
lettre 73, qui est le morceau classique sur le sujet de l'esclavage. 



86 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

nous que d'autres le soient? Il est aussi injuste et contraire 
à l'humanité pour un homme libre de se faire servir par des 
esclaves, qu'il le serait pour un homme bien portant de se 
faire servir par des malades. Épictète ajoute : « Si tu te laisses 
servir par des hommes, prends garde que tu ne deviennes 
par là même esclave. Car qu'y a-t-il de commun entre la 
vertu et le vice, entre la liberté et la servitude»? Oui, 
quoique la vertu et la liberté intérieure ne dépendent pas 
absolument de notre condition, c'est un fait que la servitude 
extérieure nous abat le courage et nous pervertit, en même 
temps qu'elle corrompt le maître par contre-coup. La Nouvelle 
Comédie tout entière n'était que la confirmation de cette 
vérité d'expérience, et ce que voyait Épictète ne justifiait 
que trop la Nouvelle Comédie. L'ivrognerie, la gourmandise, 
la paresse, le vol, le mensonge, la fourberie, l'aversion du 
bien, le goût de la malignité et l'orgueil du mal : tels étaient 
généralement les vices inhérents au caractère servile. Les 
esclaves en venaient même souvent à cette insouciance de 
toutes choses et à cet abandon d'esprit, qu'ils s'inquiétaient 
peu de se soigner quand ils tombaient malades, croyant 
jouer par leur mort un excellent tour à leurs maîtres. Chose 
horrible! C'était généralement les mieux doués par la nature, 
qui devenaient les plus pervers. Columelle nous dit que les 
esclaves qui cultivent la vigne doivent travailler enchaînés , 
parce qu'ayant plus d'esprit, ils ont par cela seul plus de 
penchant à la méchanceté. Générahsez cette observation, et 
vous aurez la vérité sur les tristes effets de la servitude pour 
les esclaves. Voyez-en maintenant les suites pour le maître. 
Non-seulement l'esclavage le rendait orgueilleux, injuste, 
cruel, et lui désapprenait tout sentiment d'humanité. Mais 
quels désordres dans les familles ! Le père et le fils se per- 
dant avec des esclaves de l'un ou de l'autre sexe; les enfants 
débauchés dans la maison, avant même de savoir ce que 



ESCLAVAGE : DION CHRVSOSTOME. 87 

c'est que le vice, par la complaisance ou par la corruption 
de leurs serviteurs ; la mère de famille se livrant à des 
esclaves, au point que la loi fut obligée de la condamner 
elle-même à la servitude, quand elle descendrait cà cette 
infamie : y a-t-il une plus forte condamnation de l'esclavage 
que des conséquences si funestes et si scandaleuses? Le mot 
d'Épictète est vrai : l'esclavage , c'est le vice et la corruption 
pour la société tout entière. Ainsi tout homme est naturel- 
lement libre, naturellement égal à un autre, naturellement 
fait pour commander à la nature et non pour servir. Ren- 
verser cette loi, c'est se rendre coupable de la corruption 
d'autrui, et l'on ne le fait jamais que sous peine de se 
corrompre et de se dégrader soi-même : voilà ce que dit la 
raison éternelle. * 

3** Mais les lois humaines tiennent un autre langage. 
Celui-là est notre propriété, que nous possédons ou par 
achat, ou par héritage, ou par donation. Nous pouvons en 
user ou en abuser à volonté; il a cessé d'être lui-même pour 
devenir notre chose; il n'est plus un homme parmi les 
hommes; civilement, politiquement, moralement, il n'est 
rien, il n'est pas. Que sont donc ces lois humaines, qui se 
dressent ainsi orgueilleusement devant les lois divines pour 
les anéantir? Elles n'ont d'autre principe et d'autre sanction 
que la force, c'est-à-dire que l'iniquité, répond Dion 
Chrysostome. Pour vendre, pour échanger, pour donner, 
pour transmettre par héritage, il faut être légitimement 
propriétaire, et jamais on ne détient un homme en légitime 
propriété, puisque la force n'est jamais un droit. Il est hors 
de toute vraisemblance, que les premiers esclaves le fussent 
de leur consentement et de leur plein gré. Ils ne l'étaient 
donc que parce qu'on les avait enlevés par piraterie ou par 

* Arr. Ent. d'Ép., I, chap. 13; II, 8, 10; IV, 1; Man., g. 14. — Fiagm. 
dans Stob. Flor., ch. V, g. 57, 100, 103, 109.— Dion, Disc, X. 



88 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

toute autre voie violente. Un homme , né libre , on en con- 
vient , ne peut déchoir de sa Uberté. Les premiers esclaves 
avaient donc le droit de reprendre par tous les moyens leur 
personnalité qu'on leur avait volée. Que si l'on accorde 
qu'ils ne pouvaient devenir justement esclaves, les mêmes 
raisons de droit valent pour leurs descendants. Toute ac- 
quisition et toute possession de l'homme par l'homme est 
donc foncièrement illégitime et frappée de nullité dans son 
principe , puisqu'elle ne saurait reposer que sur le droit du 
plus fort, négation et renversement de tout droit. C'est avec 
autant de raison que de hardiesse, que Dion étendait à tous 
les maîtres ce que Plante n'avait dit que du prostitueur : 
« Vous ne pouvez ni acquérir , ni affranchir ni retenir en 
propriété des êtres qui ne vous appartiennent pas. N'ayant 
point reçu de titre légitime , vous n'en pouvez transmettre 
vous-mêmes. » * 

Cette remarquable discussion sur l'esclavage , la plus pro- 
fonde et la plus complète qui ait paru jusqu'au XVIII""^ siècle, 
prend encore un nouveau degré d'intérêt , lorsqu'on en 
retrouve tous les éléments épars dans les poètes, dans les 
déclamateurs, dans les écrivains de toutes sortes qui vécurent 
d'Auguste à Marc-Aurèle : elle n'était. donc pas l'expression de 
quelques opinions isolées , mais de l'opinion générale , 
éclairée enfin par le temps et par le Stoïcisme. Et cependant 
tel est l'empire de l'habitude , telle est la force des intérêts 
qu'une longue possession a consacrés, qu'il ne se rencontra 
personne, ni parmi les empereurs ni parmi leurs conseillers, 
pour concevoir le dessein, je ne dis pas de supprimer 
brusquement une institution qui tenait à tant d'intérêts, 
mais de lui faire subir une de ces modifications qui, sans 
aboutir pleinement à l'équité, y acheminent. Ils se conten- 
taient , tantôt de se plaindre de ces nations d'esclaves 

* Dion, Chr. Disc, XIV et XV. — Piaut. Cure. , 503. 



ESCLAVAGE. 89 

qui remplaçaient partout , mais principalement dans les 
campagnes, la population libre, tantôt de mettre quelques 
limites aux abus de la brutalité ou de l'égoïsme des maîtres, 
ou de faciliter les moyens d'affranchissement. En atten- 
dant, ils maintenaient l'iniquité par des lois horribles, soit 
contre les esclaves fugitifs , soit contre ceux qui auraient 
laissé tuer leurs maîtres sciemment ou à leur insu. Tacite 
nous offre un exemple de cette justice atroce. Un riche 
citoyen est assassiné par un de ses esclaves qu'il avait promis 
d'affranchir et qu'il n'affranchissait pas. On connaissait le 
coupable et les motifs tout personnels de son crime. Mais 
la loi voulait, que toute la famille^ habitant sous le toit où 
le meurtre s'était commis, fut exécutée, parce qu'on la sup- 
posait toujours complice de ce qu'elle n'avait pas empêché : 
les esclaves étaient tenus de percer jusque dans les replis 
les plus ténébreux du cœur où se trament sourdement les 
conseils de la vengeance. Beaucoup de sénateurs s'émurent; 
ils représentèrent qu'il était contraire à la justice, contraire 
à l'humanité, contraire aux mœurs actuelles de faire périr 
tant d'innocents : les malheureux étaient au nombre de six 
cents. Mais les défenseurs de la sagesse des aïeux , le stoïcien 
Cassius en tête, s'indignèrent de cette molle équité. «Ne 
fallait-il pas contenir par la terreur tant d'ennemis domes- 
tiques? Chaque maître n'en avait-il pas autant que de ser- 
viteurs? La terreur était plus nécessaire aujourd'hui que 
jamais , au milieu de tous ces esclaves , presque inconnus 
au maître, de tous peuples et de toutes religions, la plupart 
même sans religion.» Le parti de l'humanité fut vaincu. 
Coupables et non coupables, hommes, femmes, enfants, 
vieillards, tout devait être immolé à la sécurité des maîtres'. 

1 . Le mot famitia a presque toujours le sens d'esclaves dans les auteurs de 
l'empire. 

2. Nous trouvons dans Pline le jeune un fait analogue : il s'agit cette fois 
d'affranchis et non d'esclaves. On discutait sur les affranchis d'Afranius qui s'était 



90 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Mais il fallut faire intervenir la garde impériale pour que force 
restât enfin à la loi : le petit peuple s'était mutiné d'horreur 
contre une telle atrocité. Ainsi cette canaille la plus vile de 
l'univers au point de vue politique, mais qui, en dépit des 
déclamateurs anciens et modernes, conservait tous les bons 
instincts de l'homme, se montrait dans sa simple conscience 
plus juste et plus humaine que la loi, que les princes, que 
les sénateurs et les juristes. Elle sentait ce qu'il y a d'horrible 
et de monstrueux dans ces exécutions en masse. Mais ce 
qu'elle ne comprenait pas, ce qu'elle ne pouvait comprendre, 
c'est que de telles horreurs fussent nécessaires à l'inviola- 
bilité de l'injustice érigée en droit, et que cette nécessité 
fût la condamnation la plus terrible et la plus solennelle d'une 
institution, à laquelle n'osaient même pas toucher ceux qui 
se font gloire de gouverner les hommes.* 

Mais si la loi demeurait immobile dans sa vieille barbarie, 
les mœurs ne gardaient point cette sauvage inflexibilité. 
L'émotion d'une partie des sénateurs et le soulèvement du 
peuple dans l'affaire que nous venons de citer sont des 
signes que la loi était contraire à la moralité publique, telle 
que l'avaient faite la culture de l'esprit, la philosophie et les 
habitudes plus douces d'une longue paix. C'est en vain que 
ceux qui jugent d'une civilisation par des traits particuliers , 
citent la cruauté de certaines femmes , l'insolence et la dureté 
de certains maîtres. Sans doute , il y avait des hommes im- 
pitoyables dont la maison entendait sans cesse le bruit des 
verges et les cris des esclaves. Sans doute , il y avait de ces 
femmes, hideusement cruelles, qui faisaient déchirer de coups 

tué lui-même ou qui avait été assassiné par les gens de sa maison, soit par un 
crime, soit pour obéir à ses ordres mêmes. On ne savait. « L'un, dit Pline (qui? 
moi, ii]ais qu'importe?) était d'avis qu'après la question ils fussent mis en liberté ; 
un autre, qu'ils fussent rélégués dans une île; un troisième, qu'ils fussent tués.» 
(Liv.Vin,l. i-i.) Voilà la justice légale, une fois qu'elle est sortie du droit naturel. 
* Tacite, Ann., XIV, liv. 42, 43, 44, 45. 



PROGRÈS DU SENTIMENT DE l'kGALITÉ , ETC. 91 

une servante par mauvaise humeur ou pour une boucle de 
cheveux mal ajustée, et qui, si la loi le leur avait encore 
permis, auraient continuellement répété cet affreux dialogue: 
« Fais dresser une croix pour cet esclave. — Mais par quel 
crime a-t-il mérité son supplice? Où est le témoin? Qui l'ac- 
cuse? Ecoute, ma femme, le délai n'est jamais trop long-, 
quand il s'agit de la mort* d'un homme. — hisensé! ainsi 
un esclave est un homme! Soit! il n'a rien fait. Mais qu'il 
soit mis en croix! je le veux, je l'ordonne: ma volonté, 
voilà ma raison. » Mais ces exemples, pris la plupart dans les 
poètes, aussi bien dans le léger Ovide que dans le véhément 
Juvénal, y sont sévèrement réprouvés : « Que celle qui fait 
votre toilette, dit Ovide, soit au moins en sûreté. Je hais la 
femme qui déchire avec ses ongles le visage de ses servantes 
et qui leur enfonce des aiguilles dans les bras. L'esclave 
maudit cette tète qu'elle ajuste , et ne touche à ces cheveux 
abhorrés qu'en pleurant, lorsque vos fureurs l'ont en- 
sanglantée. » Si l'on ne citait ces faits horribles et doulou- 
reux que pour flétrir l'institution d'où ils émanaient, je me 
rangerais de grand cœur, même parmi ceux qui les exagèrent. 
Mais si l'on prétend condamner par là toute une civilisation 
et la nature humaine, j'ose affirmer, l'histoire en main, 
qu'on se trompe ou qu'on ment. L'opinion publique se pro- 
nonçait fortement contre les lâches cruautés des maîtres, et 
Sénèque , qui n'est pas suspect de ménager ses contempo- 
rains, nous apprend que ceux qui maltraitaient leurs esclaves 
étaient montrés au doigt, flétris et poursuivis par le peuple 
d'injures dans les rues, quand ils ne l'étaient pas à coups de 

1. Tout, dans ce dialogue de Juvénal, n'a dû malheureusement être vrai que 
trop de fois. Il faut en ôter pourtant le droit de vie et de mort , que Juvénal semble 
laisser aux maîtres et qu'ils n'avaient plus, au moins depuis Néron, comme on le 
voit dans Sénèque. (Des Bienf. , III, 22.) Depuis qu'Aupste avait menacé de sa 
colère Védius Pollion , qui faisait jeter ses esclaves aux murènes , l'intervention 
des empereurs avait singulièrement modifié et restreint les droits des maîtres. 



92 ÉTAT MORAL ET SOCfAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

pierres. Supposons d'ailleurs que les lumières et la philosophie 
soient aussi impuissantes, qu'on veut bien le dire, sur la 
moralité des hommes, la position de l'esclave ne s'en serait 
pas moins adoucie à cette époque , au moins dans les villes. 
Je laisse de côté ce fait considérable , que beaucoup de 
citoyens ne pouvaient oublier qu'ils avaient été esclaves , eux 
ou leurs pères , et que , s'il y en avait qui ne se souvenaient 
pas assez ou qui se souvenaient trop de leur origine, et qui, 
à l'exemple de l'affranchi Pallas, ne commandaient jamais 
que par des signes de tête ou par écrit, afin de ne point 
communiquer même parla voix avec des êtres, objet de leurs 
mépris, la masse du peuple, dont l'opinion pèse toujours 
plus ou moins sur les grands et sur les riches, ne voyait 
aucune différence entre la race servile et la race ingénue. 
Mais chacun n'avait-il pas le plus grand intérêt à ménager 
ceux qui pouvaient le dénoncer sous cette tyrannie ombra- 
geuse des premiers Césars? Un geste, une parole, une 
action insignifiante , telle que la vente d'une image de l'em- 
pereur, pouvait vous faire condamner. Vous regardiez à vous 
faire des ennemis de tous ceux qui vivaient avec vous et qui 
étaient nécessairement les témoins de vos moindres actions. 
Cette terreur permanente forçait à l'habitude de la modéra- 
tion et de l'humanité, et cette habitude donnait une grande 
prise aux philosophes, qui recommandaient de traiter les 
esclaves comme des amis d'une humble condition. La misère 
de ces temps n'ouvrait -elle pas d'ailleurs l'âme à la miséri- 
corde et à la mansuétude? Depuis longtemps les poètes et 
tous les écrivains avaient fait valoir l'argument des vicissi- 
tudes humaines en faveur des malheureux et même des 
esclaves. Combien d'hommes pouvaient dire les paroles que 
dans Plante, un captif adresse à son maître. «Songes -y, la 
fortune dispose des hommes et les afflige à son gré. J'étais 
libre , je suis esclave, déchu du premier rang à la dernière 



PROGRÈS DU SENTIMENT DE l'ÉGALITÉ , ETC. 93 

bassesse. Je commandais , j'obéis aux ordres d'un autre. 
Mais si je trouve un maître tel que je fus à l'égard de mes 
gens, je n'aurai pas à craindre d'injustice, ni de comman- 
dement trop dur. Hégion, j'ai voulu te donner cet avis, si 
tu le permets. — Parle sans crainte. — Je fus libre aussi 
bien que ton lils. L'ennemi m'a ravi, comme à lui, la liberté. 
Il sert chez nous, comme je sers aujourd'hui chez toi. 11 y a 
un Dieu qui voit et entend toutes nos actions : selon que tu 
me traiteras ici, ce Dieu veillera sur lui dans l'Elide; le bien- 
fait aura sa récompense , et le mal suivra le mal. Autant tu 
regrettes ton fils, autant mon père me regrette. » On n'avait 
plus guère à craindre dans la paix de l'empire ces terribles 
retours de fortune, quoiqu'ils ne fussent pas tout à fait sans 
exemple. Mais si l'on ne tombait plus de la hberté dans 
l'esclavage , on voyait des hommes monter de l'esclavage à 
la liberté et même à la puissance. Qui donc était sûr de 
n'avoir pas à solliciter un jour les faveurs de celui qu'il 
aurait méprisé et maltraité ? Qui pouvait jurer, qu'il n'im- 
plorerait jamais la pitié d'autrui et même de ses serviteurs? 
Quoi? criaient Sénèque et Musonius à leurs contemporains, 
vous vous plaignez sans cesse des tyrans, et vous, n'étes- 
vous pas dans vos maisons les plus superbes et les plus 
cruels des tyrans? Ces raisons pressantes, auxquelles les 
circonstances donnaient encore plus de poids et de force, 
secondaient puissamment les doctrines si humaines du Stoï- 
cisme et se faisaient vivement sentir au cœur des honnêtes 
gens. Il ne faut donc pas s'étonner de voir Columelle pra- 
tiquer les préceptes de Sénèque à l'égard de ses esclaves, 
Plutarque s'indigner contre Caton qui vendait ses gens in- 
firmes comme il se défaisait des vieilles ferrailles de sa ferme, 
Marc-Aurèle rendre grâces aux dieux de n'avoir pas plus 
manqué à l'égard de ses domestiques qu'à l'égard de ses 
amis ou de ses parents , Pline le jeune enfin parler de 



94 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

ses serviteurs avec la douceur la plus affectueuse et la plus 
touchante. Quel changement dans l'esprit des anciens! 
Cicéron, cet homme si humain et si sensible, se défendait 
presque en rougissant de pleurer un de ses jeunes esclaves': 
Pline croit se recommander à la société de son époque en 
montrant au grand jour son affection et ses larmes. « Je 
vois, écrit-il à un de ses amis, avec quelle facilité tu traites 
tes gens , ce qui m'engage à te dire naïvement avec quelle 
indulgence je traite les miens. J'ai toujours à la pensée ce mot 
d'ilomère «il était pour ses esclaves un père plein de dou- 
ceur » , ainsi que notre expression latine de père de famille. 
Je suis accablé, écrit-il ailleurs, des maladies de mes esclaves 
et de la mort qui les frappe , même les plus jeunes. Deux 
choses me consolent: l'une, !a faculté de les affranchir (car 
il me semble que je ne perds pas tout à fait prématurément 
ceux que je perds déjà libres'; l'autre, c'est que je leur 

1. «J'ai perdu le jeune Sosithée, écrit-il à Atticus; et j'ai été plus troublé de 
cette perte qu'il ne convient de l'être pour des personnes de cette condition. » 
Pourquoi donc? n'était-ce pas un homme? Stace pensait comme Pline : «Ce n'est 
qu'un esclave (car la fortune aime à tout confondre de sa main aveugle, mais ne 
peut rien sur les cœurs), ce n'est qu'un esclave sur qui tu gémis, Ursus; oui, mais 
c'était un serviteur pieux et qui par son amour et sa fidélité a mérité tes larmes : il 
puisait au fond de son cœur une liberté supérieure à toute noblesse titrée. 
N'étouffe point tes sanglots, n'en rougis pas. C'est un homme que iu pleures, un 
homme qui était tout à toi, qui se complaisait dans sa douce servitude, qui n'y 
trouva jamais rien de triste et d'amer, et qui n'a pas eu d'autre maître impérieux 
pour lui que lui-même.» Sylv., 1. I, II; v. 7. C'était un retour aux sentiments 
naturels: car il est remarquable que la civilisation développe le mal comme le bien, 
et que c'est elle qui crée la séparation orgueilleuse du maître et de l'esclave. Le 
vieux Lucilius aurait-il rougi de pleurer un serviteur fidèle et aimé? J'en doute 
en lisant cette inscription : «Ci-git Métrophane, qui ne fut jamais infidèle à son 
maître ni nuisible à personne, Métrophane, colonne de Lucilius.» (Luc, Fragra.) 

2. Même chose dans Martial : Je n'ai pas voulu qu'il descendit esclave aux 
sombres bords, et je lui ai fait remise, pendant sa maladie, de tous mes droits 
de maître sur lui. 11 méritait que ce présent pût le guérir. Mais il sentit, quoique 
défaillant, le bien qu'il recevait, et me nomma son patron, joyeux d'aller libre à 
la barque fatale. (Épigr., 1. I, 102.) 



PROGRÈS DU SENTIMENT DE l'ÉGALITÉ , ETC. 95 

permets de faire des espèces de testaments, que j'observe 
comme s'ils étaient légitimes. Ils m'y font des recommanda- 
tions et des prières à leur gré ; je m'y conforme comme si 
j'y étais obligé. Ils partagent, donnent, laissent en héritage 
leur pécule , pourvu que ce soit dans l'intérieur de la maison. 
Car la maison est comme la république des esclaves. Mais 
malgré ces consolations , je suis frappé et abattu par le même 
sentiment d'humanité qui m'a induit à leur faire ces per- 
missions. Et pourtant je ne voudrais pas devenir plus insen- 
sible. Je n'ignore pas, que bien d'autres ne voient dans les 
accidents de cette nature qu'une perte ou qu'un dommage, 
et qu'ils se croient pour cela des sages et des grands hommes. 
Qu'ils soient grands et sages , je ne sais ; mais je sais bien 
qu'ils ne sont pas des hommes. » En lisant de pareilles lettres, 
on comprend le dévouement si généreux de tant d'esclaves 
pour leurs maîtres, et l'on se convainc que l'humanité (n'en 
déplaise aux déclamations de nos historiens modernes) n'était 
pas si étrangère aux honnêtes gens de l'antiquité. Remar- 
quons-le, ce n'était plus cette humanité toute d'instinct, 
telle qu'on la rencontre au milieu de la brutalité des âges 
héroïques ou barbares , lorsqu'il y a encore peu de distance 
du maître à l'esclave : c'était une humanité , qui avait ses 
racines dans les principes du droit et de la raison , et 
qui perçait au travers des préjugés, des égoïsmes et des 
profondes inégalités , formés et accrus par le progrès 
même de la civilisation. Entre l'une et l'autre il y a la même 
différence qu'entre un sentiment confus et une idée claire- 
ment et mûrement réfléchie, qu'entre l'innocence et la 
vertu. C'est tout ce qu'avait pu produire la philosophie. 
L'égalité civile, c'est-à-dire le rétablissement du droit naturel, 
était ajournée pour longtemps encore. Acceptée comme 
principe théorique par les auteurs du droit romain , elle ne 
devint point l'âme de leurs décisions , et l'on croirait qu'elle 



96 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

s'est glissée furtivement dans leurs œuvres, comme pour 
condamner l'ancien droit qu'ils modifient et corrigent sans 
cesse, mais qu'ils n'osent point abandonner.* 

Mais supposez que par l'abolition de l'esclavage et par la 
fusion intime des ingénus et des affranchis, de la population 
conquérante et des populations conquises, Rome fût deve- 
nue cette cité universelle, conçue par les Stoïciens et vantée 
ensuite à l'envi par tous les philosophes : l'égaUté n'aurait 
point complètement disparu de cette grande République, 
tant qu'il y serait resté un vestige du Droit Quiritaire. Cette 
rude et grossière législation, qui ne convenait même pas à 
une cité, mais seulement à une caste dominante et tyran- 
nique, ne pouvait subsister à côté de l'égalité, ni s'appliquer 
à la vaste étendue de l'empire. Sans cesse amortie et tem- 
pérée par le tribunat' et par l'appel au peuple, elle avait 
suivi la fortune du patriciat pour lequel elle était faite, et 
dont elle servait si bien les intérêts: elle s'était transformée 
mitigée , affaibUe avec lui. Mais presque chassée de la cité 

* Sén-, delà Col., III, 18. — Plin. 1. J. , Lett. , III, 14; V, 19; VIII, 16 ; 
Pan., chap. XLII. — Tac, Ann., IV, chap. 27; XIII, 23; Ilist., I, 81; 
Gerni., chap. 20, 21. — Columelle, I, chap. 12, 13; XII, 1. — Plaut., Capt., 
234.-250. — Juv., VI, 219-233, 475-485, 490-495. — Ovid. , Ait d'aimer, 
III, 429-431. 

1. On peut suivre assez nettement l'histoire de l'influence du tribunat sur la 
constitution politique de Rome. C'est autre chose pour le droit purement civil 
ou plutôt pour son application. Sur ce point, il y a une absence presque com- 
plète de documents. Un des rares exemples de l'intervention des tribuns dans 
les affaires qui ressortissaient d'une sorte de droit privé et tout patriarcal, grossier 
et brutal comme les instincts de la nature, est celui-ci cité par Cicéron. Manlius 
avait rélégué loin de lui à la campagne son fils (qui fut plus tard Manlius Tor- 
quatus) à cause de son imbécillité apparente. Un tribun le cita en justice pour ce 
fait et ne se désista de sa poursuite que menacé parle fils qui lui tenait le poignard 
sur la gorge. Si cette anecdote est historique, elle piouverait que la majestas 
patria, illimitée dans la lettre du droit, avait cependant des limites non seule- 
ment dans l'affection naturelle, mais encore dans la surveillance toujours soup- 
çonneuse du tribunat. 



FAMILLE ROMAINE ; SA CORRUPTION, ETC. 97 

et des rapports de la vie sociale , elle s'était réfugiée dans la 
famille, et là, elle semblait, au moins dans la forme, sub- 
sister encore tout entière avec les droits exorbitants du 
pouvoir marital et du pouvoir paternel. Il fallait, sinon 
qu'elle en fût complètement exterminée, au moins qu'elle y 
fût assez réduite et par les mœurs et par des lois nouvelles , 
pour que le droit civil de Rome devînt sans résistance et 
naturellement le droit civil de l'Empire. Or, quelle était à 
Rome la constitution première de la famille , ainsi que son 
état lors de l'avènement des Césars? Et d'un autre côté, quel 
idéal en proposaient les Stoïciens et s'en formaient les meil- 
leurs esprits? 

Je ne voudrais pas ajouter une déclamation à toutes celles 
qui ont paru sur ce sujet ; mais en rendant justice aux in- 
stitutions primitives de Rome, je voudrais expliquer leur 
décadence autrement que par le mot sitôt lâché de corrup- 
tion. Rien de plus pur, de plus austère, de plus saint, et à 
beaucoup d'égards de plus juste que la vieille famille patri- 
cienne , consacrée par la cérémonie religieuse de la con- 
farréation. La femme était liée à l'homme pour toujours; 
tout était en commun pendant la vie, comme cela doit être 
dans une union véritable ; à la mort du mari , la femme 
avait une part d'enfant dans l'héritage du défunt. D'autre 
part , jamais société ne cultiva plus religieusement ce que 
Rome nommait du beau nom de piété. Le respect dominait 
dans l'amour filial, comme l'autorité dans le caractère paternel ; 
quant à la tendresse , il faut ignorer ou calomnier le cœur 
de l'homme pour croire qu'elle ait jamais pu être exclue des 
rapports du père et des enfants. Mais un terrible pouvoir 
dominait ces relations naturelles : la famille tout entière était 
dans la main de l'homme. Roi, prêtre, juge dans l'intérieur 
de la maison , l'autorité du père n'avait d'autres hmites que 
les indulgences et les faiblesses ordinaires de l'affection ou 

II. 7 



98 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

que la crainte de l'opinion publique. Je crois bien qu'une 
partie de la force du patriciat vint de cette puissance extrême 
de l'horame sur sa femme et sur ses enfants. Mais il faut 
avouer que la puissance maritale fut par son excès même 
une des causes les plus profondes de la corruption de la 
famille romaine. Le mariage par la confarréation était la 
seule de trois espèces de mariage , ce me semble , qui 
unît d'une manière absolue, ou au moins par des liens 
à peu près indissolubles le sort de l'homme et de la femme : 
il était tombé en désuétude. Mais pourquoi ? Est-ce parce 
qu'il imposait à la femme un trop rude esclavage ? On a dit, 
mais on n'a point prouvé que la matrone romaine était une 
esclave. Rien de plus contraire à une telle opinion que la 
hauteur de ses sentiments et que sa singulière majesté. Mais 
je prie qu'on fasse attention à un fait. On sait quelle était 
l'influence des femmes. à Sparte et comment elles finirent 
par y posséder tous les biens et toute l'autorité. Sans la loi 
Voconia, le même fait se reproduisait à Rome, et toute la 
fortune passait entre les mains des femmes par leur ascen- 
dant sur leurs pères et sur leurs maris '. Je ne vois pas que 
cette influence ait diminué sous l'empire. Ne se plaignait- 
on pas, selon Tacite, que pour arriver au gouverneur 
d'une province , le plus sûr moyen fût de s'adresser à sa 
femme? J'ai pour moi les autorités les plus différentes, 
celle des philosophes et des satiriques aussi bien que celle 
des historiens. «A Rome , dit Epictète , les femmes sont 
traitées de maîtresses fdominœj par les hommes. Voyant 

1. J'ai vu donner cette loi Voconia, sur la foi des plaintes indiscrètes de Ci- 
céron , comme une preuve de la dureté des Romains à l'égard des femmes et du 
néa:it de cclles-d dans la société. C'est précisément le contraire de la vérité. 
Loi toute politique et par laquelle la constitution romaine cherchait à échapper au 
danger de la ploutocratie des femmes, elle ne fut jamais acceptée ni pratiquée 
sincèrement , quoiqu'elle ait arrêté probablement un peu le mal par cela seul 
qu'elle existait : on Téludait par les fidéi-commis. 



FAMILLE romaine; SA CORRUPTION, ETC. 99 

■qu'il n'y a rien de plus important pour elles que d'être cour- 
tisées , elles commencent à se parer et à mettre toutes leurs 
espérances dans la toilette. Il est bon de s'étudier à leur 
faire sentir qu'elles ne doivent attendre de respects et d'hom- 
mages que si elles se montrent pudiques et modestes. » Or, 
Martial nous apprend que cet empire des femmes dont se 
plaint Epictète n'était que trop réel, et qu'il était fort diffi- 
cile de maintenir l'équilibre et l'égalité entre les deux époux: 
«Vous me demandez, écrit-il, pourquoi je ne veux pas 
épouser une riche héritière? C'est que je ne veux pas être 
la femme de ma femme'. Il faut, Priscus, que la femme soit 
au-dessous de son mari : sinon, il n'y a plus d'égalité entre 
la femme et l'homme. » Le sentiment exprimé par ces der- 
nières lignes ne naîtra jamais dans un pays où la femme est 
esclave. Jugerait-on par hasard de la position de la matrone 
romaine dans la famille par l'aflaire des bacchanales, où plus 
de six cents empoisonneuses de haut rang furent jugées et 
exécutées en des conseils de famille? Leur fidéhté et leur 
dévouement à leurs maris pendant les proscriptions té- 
moignent qu'au moins à l'époque qui nous occupe, elles ne 
se trouvaient pas si mal de leur condition. Non; Tacite nous 
apprend pourquoi le mariage par la confarréation fut aban- 
donné , lors même que la royauté du mari avait été singu- 
lièrement diminuée par les mœurs, par le droit prétorien, 
et sans doute aussi par l'influence démocratique du tribunat. 
C'est que dans la communauté, formée par ce mariage, le 
gouvernement des biens dépendait absolument du mari. Les 

1. Je trouve dans Plaute une idée qui est le complément de celle-ci. Un jeune 
hoiame ne veut point donner sa sœur en mariage à un de ses amis qui est riche, 
parce qu'ainsi, elle serait moins son égale que sa concubine. (Trin., 64-6.) Réu- 
nissez les deux opinions et vous aurez, si je ne me trompe, une partie de la 
pliilosophie pratique tant du mariage que de l'égalité morale qui doit y régner. 
Je le répète , ce n'est point dans les pays d'esclaves que vous trouverez de pareils 
sentiments. 



100 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

femmes et sans doute leurs parents ne voulaient point laisser 
la dot à la merci de l'homme. Cela vint au point sous Au- 
guste que pour avoir un flamine de Jupiter , marié selon les 
rites antiques, on fut obligé de décréter que les biens de sa 
femme ne seraient plus dans son pouvoir et sous sa dépen- 
dance. Considérée dans ses causes, la révolution qu'intro- 
duisit dans la famille l'aversion du mariage religieux et 
patricien, n'était que trop légitime. Elle abolissait ce qu'il 
restait de l'empire injurieux et despotique du mari ; elle 
rendait à la femme sa personnalité trop absorbée dans celle 
de l'homme ; elle garantissait en partie ses droits aussi 
respectables que ses devoirs. Mais les effets en furent désas- 
treux. Le mariage sacré de la confarréation , ce mariage par 
excellence et qui répondait par tant d'endroits à l'idéal de 
l'union conjugale, était sans doute le seul qui fut indisso- 
luble, au moins de la part de la femme. Lorsqu'il fut aban- 
donné , il n'y eut plus qu'une union précaire , formée par 
la volonté des conjoints et que leur volonté pouvait défaire. 
L'égalité ne s'introduisit dans la famille que par la porte du 
du désordre. Tenues pendant des siècles dans une austère 
tutelle, renfermées dans leur majesté matronale comme 
dans une prison, les femmes ne furent pas plutôt parvenues 
à briser ou à éluder les barrières de la loi, qu'elles don- 
nèrent dans une licence sans bornes , et si l'on ne considère 
que les mœurs des grands de Rome, il faut avouer que 
Juvénal n'a point chargé le tableau, quand il a poussé à bout 
la luxure latine. D'un autre côté, les misères des guerres 
civiles et la servitude politique qui les suivit, la funeste 
habitude des mignons importée de Grèce et d'Asie, de faciles 
plaisirs avec des filles esclaves , la fureur de la jouissance , 
l'égoïsme épicurien : tout dégoûtait les principaux citoyens 
d'un mariage sérieux et de la paternité. Ajoutez que c'était 
un besoin pour un grand de Rome de voir à toute heure 



FAMILLE ; SON IDÉAL PHILOSOPHIQUE. 101 

une foule de clients encombrer le vestibule de sa maison : 
à défaut de puissance et de crédit politique , les patriciens 
ou les nobles conservèrent la domination de la fortune et 
régnèrent sur une multitude avide de flatteurs qui captaient 
des testaments. La vanité se joignit donc à la dépravation 
pour faire un état désirable de ce que les Latins nommaient 
orbitas\ Il résulta de tout cela et del'énormité des fortunes 
une corruption inouie. La fréquence du divorce fit du mariage 
une prostitution légale; l'adultère devint une mode et fut de 
bon ton ; on voulait avoir peu ou point d'enfants ; l'avorte- 
ment fut fréquemment en usage ; et l'exposition ou même 
le meurtre faisait justice des enfants qui avaient l'importunité 
de naître. Les empereurs s'efforcèrent d'arrêter ces désordres. 
Auguste tenta de restituer par ses lois la sainteté du ma- 
riage et d'encourager les naissances légitimes. Tibère et 
Domitien poursuivirent rigoureusement l'adultère et les 
maris qui le souffraient patiemment par indifférence ou par 
complicité. Mais les mœurs furent plus fortes que les lois. 
Et d'ailleurs un Auguste qui avait volé Livie, quoique grosse, 
à son mari et à qui sa femme servait d'entremetteuse , un 
Tibère souillé des turpitudes de Caprée, un Domitien inces- 
tueux et qui faisait représenter au naturel sur le théâtre 
l'aventure dePasiphaé, étaient-ce des censeurs capables et 
dignes de corriger les mœurs impures, dont ils donnaient 
les premiers l'exemple ? * 

La conscience humaine protestait cependant, et par une 
réaction naturelle, les esprits droits se firent de la famille l'idée 
la plus pure , la plus sévère et la plus conforme à la vérité des 

1. Sénèque appelle cet état «une royauté.» Les hommes ou les femmes 
riches, grâce à l'orbitas (ou célibat, ou veuvage, ou absence d'enfants), avaient 
une cour d'autant plus nombreuse et complaisante que leur fortune était plus 
grande. 

* Den. d'Haï., Ant. R., II, 286-296. — Tac. , Ann., IV, ch. 16. — Sén., 
Des Bienf. , 1 , 9 ; III, 16. — Epie. Man. , art. 40. — Mart. , liv. VIII, ép. 12. 



i02 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

choses. Miisonius ' et Plutarque s'évertuent à démontrer que 
le mariage est la plus nécessaire , la plus antique , la plus 
belle et la plus sainte des unions; ils rejettent, comme une 
impiété, ce paradoxe que le sage est délié du devoir de se 
marier. Le sage est-il donc exempt des obligations les plus 
naturelles et les plus sacrées de l'homme ? Et n'est-ce pas 
une obligation de laisser dans l'Etat des citoyens qui le sou- 
tiennent; dans le genre humain, des êtres qui le réparent; 
dans le monde , des créatures raisonnables qui contemplent 
les œuvres de la sagesse éternelle, et qui perpétuent le culte 
de Dieu ? Le but suprême du mariage, c'est pour l'homme 
et la femme la communauté de la vie et des enfants. Ils 
s'associent pour vivre ensemble, pour agir ensemble, pour 
marcher ensemble à la vertu, pour engendrer ensemble, 
pour nourrir et élever ensemble les fruits de leur union. 
Tout doit être commun entre eux, les biens, le corps, 
l'âme, les enfants, les amis et les dieux. Ils se doivent aide, 
assistance et affection en toute circonstance, dans la maladie 
comme dans la santé, dans l'infortune comme dans le bon- 
heur. Le concub'mal était devenu par la corruption de 
l'époque un état légal ; la philosophie déclare par la bouche 
de Musonius qu'il n'y a de naissance légitime et agréable aux 
dieux que dans le mariage. La conséquence d'une pareille 
théorie paraît être l'indissolubilité du lien conjugal ; mais 
nous ne trouvons cette conséquence formellement exprimée 
dans aucun philosophe. Est-ce à dire qu'elle fut ignorée , et 
que si les anciens ne l'admettaient pas dans leurs lois , ils ne 
la regardassent point comme plus conforme au vœu de la 
nature et de l'honnêteté ? En laissant de côté les vives in- 
vectives de Sénèque contre le divorce, nous trouvons dans 
V. Maxime et dans Tacite de quoi affirmer que plus d'un 

1. .Musonius ne fait que répéter presque dans les mêmes termes un passage 
du Stoïcien Antipater, qui nous a été conservé par Stobée (FI., LX, 25). 



FAMILLE ; SON IDÉAL PHILOSOPHIQUE. 403 

esprit concevait Tunion conjugale , comme les chrétiens la 
pratiquaient. « Le divorce fut inconnu à Rome pendant 520 
ans , dit V. Maxime , et le premier qui divorça encourut le 
blâme universel , quoiqu'il donnât une excellente raison , la 
stérilité de sa femme. C'est que dans l'opinion de nos an- 
cêtres la foi conjugale doit l'emporter même sur le désir si 
lésritime d'avoir des enfonts. » Le même écrivain donne en 
exemple aux dames romaines l'épouse de Drusus, Antonia, 
qui, dans la tleur de l'âge et de la beauté, voua une fidélité 
inaltérable à la mémoire de son mari. Il va jusqu'à chercher 
dans les antiquités de Rome un blâme contre les secondes 
noces. «Chez nos aieux, la femme qui s'était contentée d'un 
seul mariage était honorée de la couronne de la pudicité. 
Ils ne tenaient pour un cœur vraiment pur , fidèle et incor- 
ruptible , que celui dont les vœux et les pensées ne s'éga- 
raient plus en public, hors de la chambre nuptiale où avait 
été déliée et déposée la ceinture de la virginité. Quant à 
l'expérience de plusieurs mariages , ils la regardaient comme 
le signe d'une intempérance illégitime.» Ainsi la fidélité 
conjugale ne devait jamais finir, pas même par le suprême 
divorce, par celui de la mort. Voilà pourquoi la Didon de 
Virgile se maudit elle-même par de terribles imprécations, 
si vaincue par famour elle vient à oublier la foi jurée à son 
premier mari et à violer les lois de la chasteté. «Le mari doit 
emporter avec lui dans le tombeau le cœur et l'amour de 
celle qu'il a possédée le premier»'. Nous retrouvons les mêmes 
idées dans Tacite : seulement au lieu d'aller chercher ses 
exemples dans la vieille Rome comme fait V. Maxime , il les 
emprunte, comme Horace, à la Germanie. «Dans ce pays, 
dit-il, les mariages sont sévères; on n'y rit point des vices, 
corrompre et céder à la corruption ne s'y appelle pas élégance 

1. nie meus, primus qui me sibi junxU, amores 

Abstidit : ille habeat secuin servetque sepulchro (Enéide, IV, 28). 



104 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

et bon ton. Mais les plus sages des tribus germaniques 
sont celles où les femmes ne se marient que vierges , et où 
l'on ne leur permet qu'une fois l'espoir et le vœu d'être 
épouses. Ainsi les femmes ne peuvent avoir qu'un mari, 
comme elles n'ont qu'un corps et qu'une âme, afin que leur 
pensée ne voie rien au delà et qu'elles aiment dans leur mari 
non le mari même , mais le mariage . . . Entre les époux , 
c'est à la vie et à la mort. » Vraies ou fausses historique- 
ment, les assertions de Tacite et de V. Maxime ne nous 
rélèvent- elles pas l'idéal , après lequel les âmes honnêtes 
soupiraient par dégoût du désordre et de l'immoralité ? * 

Examinons plus particulièrement les diverses relations qui 
constituent la famille, pour y suivre le mouvement d'éman- 
cipation, qui tendait à ramener partout l'égalité et la justice. 
Peut-être quelques esprits chagrins regrettaient le temps 
où la femme était la pupille de l'époux, où l'autorité mari- 
tale était un empire absolu. Ce n'était pas ainsi que l'enten- 
daient les Stoïciens. Pour eux, tous les êtres humains sont 
égaux, parce que tous participent à la raison de Jupiter. 
Or l'étincelle divine, qui luit dans l'âme de l'homme, brille 
aussi dans celle de la femme. C'est ce qui constitue la dignité 
de l'un et de l'autre, et leur égale capacité pour la vertu. 
C'est aussi ce qui rend la femme capable d'aimer et digne 
d'être aimée. Elle est la compagne, et non la servante de 
l'homme. Elle ne partage pas seulement sa table et son lit 
comme une concubine, elle doit partager ses intérêts, ses 
travaux, ses pensées, ses tristesses et ses joies'. Certaines 
fonctions, il est vrai, appartiennent au mari, et d'autres à 

* Stob. , FI., LX, art. 20; LXIX , 23. — Plut., Amour nat. ; Préc. de 
iiiar. — Tac. Gerni., chap. IX. — V. Max. ,11, ch. le^ gg. 2, 5, 6 ; IV, 3 , 
l 3. — Virg. , ^n., IV, 18-29. — Hor., Od. , liv. III, U, 17-24. 

i. Voilà ce que disent Antipater, Musonius et Dion; or, Plutarqiie fait tenir 
exactement le même langage à Porcia dans cette admirable scène que Shakespeare 
s'est contenté de reproduire en la mettant en dialogue. «Je t'ai été donnée non 



( 



RÉCIPROCITÉ DES DEVOIRS DES ÉPOUX. 105 

la femme; mais celles-ci ne sont pas d'une moindre impor- 
tance. Ces fonctions donnent autant de droits qu'elles im- 
posent de devoirs: elles exigent donc une règle égale pour 
les deux époux. «Tu sais , dit Sénèque, qu'il y a de l'injus- 
tice à demander la fidélité à ta femme , quand tu séduis 
l'épouse d'autrui ; tu sais que tu ne dois pas plus avoir de 
rapports avec une concubine que ta femme avec un adul- 
tère*: Te conduis-tu en conséquence? Les maîtresses et les 
mignons que nous entretenons , ne sont-ils point pour nos 
femmes la plus sanglante injure? » Si donc l'on voulait dans 
le mariage autant de sévérité qu'autrefois ; on y voulait aussi 
plus d'équité. On ne disait plus comme le vieux Caton : si tu 
surprends ta femme en adultère, tu as le droit de la tuer; 
mais si elle t'y surprend , il ne lui est point permis de te 
toucher même du bout du doigt. Le temps était passé où l'on 
croyait que la femme n'avait plus rien à réclamer , quand 
elle était honnêtement vêtue et que son mari lui donnait 
des servantes et des suivantes, comme il convenait à sa con- 
dition. On comprenait qu'on ne lui doit pas moins d'égards 
et d'affection qu'on en exige d'elle, et même les moins 
sévères, comme Martial, s'indignaient qu'un débauché pût 
abuser des biens de sa femme. pour ses débordements. Que 

pour partager seulement ta table et ton lit, fomnie une concubine, mais aussi pour 
être ta compagne et de moitié dans tes bonnes et tes mauvaises fortunes, » etc. 
(Vie de Brutus, ch. 14..) 

1. C'est ce qu'avaient souvent répété les Comiques. «Par Castor, lisons-nous 
dans Plaute , les femmes vivent sous de bien dures lois ! Pauvres malheureuses ! 
Comme on les sacrifie aux hommes! Car qu'un mari entretienne secrètement une 
courtisane, si sa femme vient à l'apprendre, l'impunité lui est assurée. Qu'une 
femme sorte de la maison, aille en ville secrètement, le mari lui fait son procès; 
elle est répudiée. Pourquoi la loi n'existe-t-elle pas également pour le mari comme 
pour la femme? Car une honnête femme se contente d'un seul mari ; pourquoi 
un mari ne se contenterait-il pas d'une seule femme? Par Castor! si l'on punis- 
sait les maris pour entretenir secrètement des maîtresses, de même qu'on répudie 
les femmes qui se rendent coupables, il y aurait plus de maris sans femme qu'il 
n'y a maintenant de femmes sans mari. » (Le Marchand, 796-808.) 



106 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

si la chasteté est plus nécessaire et plus essentiellement 
propre à la femme , la vertu ne l'impose pas moins à l'homme, 
comme une obligation. C'est ce que Tacite exprime vivement 
dans cet éloge de son beau-père Agricola et de Décidiana : 
« Ils vécurent dans une merveilleuse intelligence , dans un 
amour mutuel, chacun préférant l'autre à soi-même: égale- 
ment dignes d'éloges l'un et l'autre, si ce n'est qu'il y a peut- 
être plus de mérite dans l'épouse vertueuse, puisque la 
mauvaise est plus coupable.» On reconnaissait deux choses, 
la première qu'il y a différence, mais non pas inégalité entre 
les deux sexes au point de vue moral; la seconde, que l'au- 
torité du mari n'est pas un pouvoir d'empire, mais un pou- 
voir de protection et d'amour, Plutarque écrivait un livre 
sur les vertus des femmes et un autre sur l'amour pour 
prouver que la vertu ne leur est pas plus interdite qu'aux 
hommes*, et que la corruption seule, en pervertissant les 
lois de la nature, a pu inventer que la femme est incapable 
et indigne d'amour, parce qu'elle peut posséder la beauté 
du corps , mais non point celle de l'âme. D'ailleurs n'est-ce 
point l'amour, comme l'avait dit Lucrèce, qui adoucit et flé- 
chit les esprits superbes et féroces des premiers hommes ? 
N'est-ce point lui, qui leur inspira de protéger les enfants et 
les femmes, parce qu'on doit avoir compassion de tous les fai- 
bles?" Si donc la nature unit la femme à l'homme, ajoutait un 
rhéteur, c'est pour qu'il ait la gloire de protéger sa faiblesse.* 

1. C'était une vieille vérité déjà; Ovide l'exprime ainsi, eu réponse aux accu- 
sateurs des femmes : « On me dira : pourquoi ajouter encore du venin aux vi- 
pères? Cessez d"étendre à toutes les femmes les crimes de quelques-unes. . . 

La vertu elle-même est femme de visage et de nom : il n'est pas étrange qu'elle 
assiste et favorise le peuple de son sexe. (Art d'aimer, III, 7-24.) 

2. Imbecillorum esse œquum misererier omnium. 

* Slob., loc. cit. — Sén., Des Bienf., II, 18;- à Helv. , chap. 15; - à 
Marc. , ch. 2-4; - de la Const., chap. I, 7. — Plut., Amour, chap. 6,7,8,11, 
81. — Tac, -Agr., chap. 6. — Dion, Disc, III. — Quint., Décl. CCCXVIII.— 
Lucrèce, V, 1016-1022. — Plaut., Mén., v. 713. — Mart., liv. XII, Ep. 22. 



POUVOIR PATERNEL. 107 

Nous voilà conduits naturellement à la troisième personne 
de la famille, à l'enfant. Il fut toujours plus ou moins con- 
sidéré comme la propriété du père par les législations an- 
tiques et surtout par celle de Rome. On peut user et abuser 
d'une propriété, l'entretenir, la détruire ou la laisser dépé- 
rir, la garder, l'abandonner ou la vendre. Il était de même 
permis par la loi romaine d'accepter l'enfant nouveau-né ou 
de s'en défaire par la mort ou par l'exposition*. On était 
autorisé à le vendre comme esclave jusqu'à trois fois; et de 
la même manière que les revenus d'un domaine appartien- 
nent de droit au propriétaire, tout ce que pouvait acquérir 
l'enfant non émancipé (et il ne l'était que par la volonté pa- 
ternelle et non par la nature) revenait légalement et sans 
conteste au père de famille. La seule restriction qu'on trouve 
à ce dernier droit, est celle que J. César avait faite en faveur 
du Peculium castrcuse, et dont les empereurs, jusqu'à Con- 
stantin, ne surent point profiter pour réduire graduellement 
le pouvoir du père à ses limites naturelles. Je sais bien qu'il 
ne faut point pousser les choses à l'extrême et que l'affec- 
tion naturelle devait généralement corriger ce qu'il y a d'in- 
justice et d'àpreté dans la loi. Mais enfin rien n'est plus con- 
traire au vrai droit que ce reste étrange du patriarchat* 

1. Même latitude laissée au père par la loi athénienne. Parmi les lois grecques 
ou italiennes qui sont venues à notre connaissance, on n'en cite qu'une seule 
qui ne reconnaisse pas un pareil droit. «C'est une loi pleine de sagesse et d'hu- 
manité, dit Élien , que celle des Thébains qui ne permet à personne d'exposer 
son nouveau-né ou de le jeter dans un lieu désert, sous peine de mort. (Hist. 
Var., liv. II, chap. 7.) 

2. C'est le droit primitif et non le droit naturel. Il n'a rien à voir avec le vrai 
droit, tel qu'une cité doit le concevoir et le consacrer. Il n'appartient qu'à des 
sauvages, semblables aux Cyclopes d'Homère : «Les Cyclopes ne tiennent pas de 
conseil en commun ; on ne rend point chez eux la justice. Ils demeurent en des 
cavernes profondes, sur le sommet de hautes montagnes; là chacun donne des lois 
à sa femme et à ses enfants, se mettant peu en peine les uns des autres. » Que ce 
droit ait existé, même comme simple lettre, dans uns société constituée ou dans 
une cité, c'est une des plus curieuses anomalies de l'histoire. 



108 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

dans les lois positives de la cité, quoiqu'il ait trouvé des 
admirateurs parmi les historiens. Denis d'Halycarnasso qui 
loue beaucoup Rome au détriment de son pays, avance que 
cette dépendance extrême des enfants produisit une mer- 
veilleuse piété filiale parmi les Romains , tandis que le père 
et les fils étaient souvent chez les Grecs, comme des étran- 
gers les uns pour les autres. Je n'en crois rien et j'oppose 
à son assertion ce mot terrible de Velleius Patercule: «On 
vit, à l'époque des proscriptions, beaucoup de fidélité dans 
les femmes , assez dans les affranchis , un peu dans les es- 
claves, et point dans les fils: Tant les mortels supportent 
difficilement l'ajournement de leurs espérances! » Car si les 
fils livraient leurs pères aux limiers des triumvirs, ce n'était 
pas seulement parce qu'ils convoitaient leur fortune , mais 
parce qu'en devenant eux-mêmes chefs de famille, ils ren- 
traient en possession de tous les droits de leur personnalité, 
droits que l'affection paternelle pouvait jusqu'à un certain 
point leur laisser , mais que la loi leur déniait. Quoi qu'il en 
soit , ni les Grecs ni les Romains de l'époque impériale n'en- 
tendaient rien aux droits ilhmités du père , et si les juris- 
consultes revendiquent encore avec orgueil le Pouvoir pa- 
ternel comme une chose toute romaine, ils sont fatalement 
entraînés par l'esprit de leur temps à l'application de prin- 
cipes tout opposés. Quant aux philosophes. Grecs de nais- 
sance ou d'éducation, à peine semblent-ils connaître ce 
droit si monstrueux , et peut-être serait-il difficile d'en ren- 
contrer chez eux une formelle réprobation. 

En revanche ils attaquent avec énergie les crimes qui en 
étaient la triste conséquence. Musonius s'élevait contre ces 
parents , qui pour laisser plus de bien à leur premiers-nés 
tuaient ou faisaient exposer les autres enfants qui leur nais- 
saient, quand ils n'avaient point su en prévenir la venue par 
l'avorteraent. Quoi! disait Epictète aux sectateurs d'Épicure, 



INFANTICIDE. 109 

les brebis si stupides et les loups si cruels nourriront leurs 
petits avec sollicitude , et l'homme qui n'a ni l'imbécillité de 
la brebis ni la férocité du loup, l'homme, cet animal socia- 
ble par excellence , abandonnera ses enfants pour échapper 
aux soins et aux ennuis de la paternité ! C'est une injustice 
et un crime, ajoutait Sénèque, de donner le jour à des êtres 
pour les exposer et les abandonner à la douteuse charité du 
public. Les historiens , les poètes , les rhéteurs unissent leur 
voix à celle des philosophes pour flétrir dans leurs contem- 
porains cet oubh et cette aversion étrange des plus simples 
devoirs de la nature. « En Germanie , dit Tacite , on tient 
pour un acte infâme et horrible de limiter le nombre de 
ses enfants, ou de faire périr ceux qui viennent au monde, 
et les bonnes mœurs ont là plus d'empire qu'ailleurs les 
bonnes lois.» Il me paraît hors de doute, qu'à Rotne comme en 
Grèce, on aurait poursuivi le père qui eût tué son nouveau- 
né. Mais il n'en était pas ainsi pour l'infanticide par l'exposi- 
tion ou par l'avortement. Les lois et la justice laissaient à 
la morale et à la conscience de chacun le soin de prévenir 
ces crimes , sans s'inquiéter elles-mêmes de les punir ou de 
les réprimer. Ne confondons point la conscience publique 
avec les lois ni même avec les mœurs. Les lois n'ont jamais 
été la mesure de la moralité d'un peuple, et, d'autre part, 
ce qu'on blâme dans les autres , on le fait souvent ou par 
misère ou par mauvaise honte, ou même par fausse pru- 
dence. J'ose affirmer que même dans les plus mauvais temps 
de l'empire l'avortement' ne fut jamais autorisé par la con- 
science publique, quoique la coutume en fut assez répandue; 
et vous voyez le frivole auteur de l'Art d'aimer, le réprouver 
et le maudire aussi bien que Tacite ou que Juvénal. «La pre- 

i. Hippocrate, dans le serment des médecins, leur fai! jurer qu'ils n'aideront 
jamais d'une manière ou d'une aulre le crime de l'avortement, parce que la justice 
doit les accompagner dans toutCMeurs relations avec les malades. 



110 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

mièrequi détruisit son tendre fruit, méritait de mourir dans 
son œuvre infâme. Si cet usage eût été celui des premières 
mères, l'espèce humaine eût à jamais disparu par leur crime? 
Pourquoi donc allez -vous fouiller vos entrailles avec des 
traits mortels? Pourquoi donner des poisons à des êtres qui 
ne sont pas encore nés ? C'est sans doute afin que votre sein 
ne soit point déformé par des rides précoces.» Sans aller 
s'enquérir, comme Aristote, si le fœtus avait déjà ou non 
forme d'homme , Musonius taxait d'impiété les pères qui li- 
mitent leur famille, et cela (chose horrible!) sans y être 
poussés par l'indigence et par les nécessités de la misère. 
« N'est-ce pas transgresser la volonté des législateurs divins 
et des hommes amis des dieux? N'est-ce pas pécher contre 
les dieux paternels et contre Jupiter ïlomognios'? Comme 
celui qui est' injuste envers ses hôtes ou envers ses amis 
outrage Jupiter Xenios ou Philios: de même celui qui nuit 
à sa propre race , est impie envers les dieux paternels et 
envers Jupiter, surveillant sévère de toutes les fautes qui 
sont commises contre la famille.... Quelheau spectacle que 
celui d'un père ou d'une mère entourée de nombreux en- 
fants! Il n'y a point de procession solennelle en l'honneur des 
dieux, il n'y a point de danse sacrée, qui présente un spec- 
tacle aussi divin qu'un chœur nombreux d'enfants se pres- 
sant avec amour et avec respect autour de leurs parents.» 
Quant à l'exposition des enfants, la réprobation en est aussi 
générale, que la pratique en était commune. «On n'est pas 
seulement assassin, disait un jurisconsulte, lorsqu'on étouffe 
l'enfant nouveau-né, mais encore lorsqu'on l'abandonne et 
qu'on lui refusela nourriture, lorsqu'on l'expose dans un lieu 
public pour attirer sur lui la compassion qu'on n'a point soi- 
même, malgré la vuix de la nature et de la conscience.» Qu'est- 
ce donc que le droit d'exposer ses enfants , sinon le droit 

1. Protecteur de la famille. 



EXPOSITION DES ENFANTS. Hl 

horrible de les tuer? Peut-être même l'exposition était-elle 
plus cruelle que le meurtre , par les affreuses conséquences 
morales qu'elle entraînait. Or les Grecs et les Romains ne 
pouvaient les ignorer; car ils entendaient souvent au théâtre 
des dialogues étranges et terribles, comme celui-ci par 
exemple entre une femme et son mari. « Au lieu de 
faire tuer ma fille, je l'ai fait exposer. — Le beau chef- 
(rœu\Te de prévoyance! à quoi as-tu pensé ? Voyons. Tu as 
tout bonnement hvré ta fille à cette vieille , pour qu'elle vé- 
cût dans la débauche ou qu'on la vendît publiquement. Voici 
ton raisonnement: tout ce qu'on voudra, pourvu qu'elle 
vive.» Les déclamateurs représentaient vivement le danger 
et l'immorahté de cette barbare coutume de l'exposition. 
Es offraient à leurs auditeurs le tableau d'enfants mutilés 
pour capter la pitié publique et pour enrichir un misérable 
qui spéculait sur leurs misères. Et le plus coupable, disaient- 
ils, celui qu'il faudrait accuser au nom de l'Etat, ce n'est pas 
cet infâme : c'est le père qui, en exposant son enfant, l'a 
dévoué à la mort , à l'infamie , ou à la mendicité. N'est-ce 
point le crime des parents dénaturés , qui fournit leurs vic- 
times aux lieux de prostitution, aux ergastules, aux jeux 
sanglants du cirque? Oui, quoique la fortune veille souvent 
sur les enfants abandonnés et s'amuse à faire de ses coups, 
selon le mot de Juvénal, en les élevant aux plus hautes posi- 
tions , le moindre mal qui puisse en général leur arriver 
est l'esclavage. Un père, une mère, ajoutaient les déclama- 
teurs, en être réduits à se dire: Donnons à cet infortuné: 
peut-être est-ce mon lils ou ma fille'! — Et les chrétiens 

1. La controverse ou déclamation judiciaire, d'où je tire ces détails, était très- 
souvent traitée dans les écoles des rhéteurs grecs (apud grœcos celebris), comme 
r.ous l'apprend Sénèque le père. Le sujet en est extrêmement curieux. Un misé- 
ralile ramasse des enfants abandonnés et les mutile pour en faire des mendiants , 
capables d'émouvoir la charité publique. Quelques-uns des traits de style, cités 
pa:' Sénèque, sont remarquables. «Quel est donc le crime de cet infortuné? il a 



112 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

ajoutèrent bientôt: Un père, en sortant d'un mauvais lieu, 
se dire sans remords et sans effroi : cette jeune fille ou ce 
jeune garçon que j'ai souillé , cette triste victime de la lu- 
bricité publique est peut-être mon enfant! — Rien n'arrêta 
ce désordre dans l'antiquité. La misère des basses classes, le 
luxe et l'égoïsme des riches ne firent que le propager et 
l'étendre. Le mal devint si grand , que pour le diminuer, au 
moins parmi les pauvres , Trajan , Adrien et les Antonins 
firent inscrire des milliers d'enfants sur les registres des 
distributions publiques de vivres.* 

Voilà ce qui émut les hommes sérieux et ce (pi les fit ré- 
fléchir sur les devoirs des parents. Aussi trouvons-nous dans 
les philosophes des discussions non-seulement sur le devoir 
impérieux de nourrir et d'élever tous ceux qu'on a mis au 
monde, mais encore sur le devoir imposé aux mères par la 
nature d'allaiter elles-mêmes leurs enfants, et Favorinus a 
devancé sur ce sujet tous les raisonnements de Rousseau. * 
En général , au heu de ce terrible pouvoir dont les historiens 
du droit romain nous parlent tant , nous ne hsons guère 

eu le malheur de naître Malheureux, si vous faites l'aumône à votre enfanti 

Jlalheureux, si vous la lui refusez ! Ces misérable;» errent autour des maisons 

de leurs parents qu'ils ne connaissent pas, et peut-être que plus d'un n'obtient 

pas de son père sa chétive nourriture Malheureux ceux qui demandent ainsi.' 

Plus malheureux encore ceux à qui ils demandent! Si mon fils vivait, se dit peut- 
être un passant, il pourrait être semblable à cet infortuné! N'est-ce pas mon fils 
à qui je refuse dédaigneusement l'aumône? Un autre se dit : Mon enfant a peut- 
être rencontré un maître aussi barbare Ah! ce n'est pas ce bourreau qu'il 

faut accuser : les parents de ces enfants leur ont fait encore plus de mal que lui. . . 
Si quelqu'un est coupable envers la société, c'est celui qui a rejeté loin de lui 
ces infortunés qu'il devait nourrir, » etc. 

* Slûb., FI., LXXV, 15; LXXXI, 21. — Arr. Ent. d'Ép. , I, chap. 23. — 
Sén., Rh. Contr., V. — Paul, Sent., II, tit. 24. — Tac, Germ., chap. 19.— 
Ûvid., Am., liv. II, ch. U.— Ter., Heauton. .. III, se. V. 

1. C'est aussi ce que paraît désirer Tacite. Il cite donc en exemple aux dames 
romaines les femmes de la Germanie, qui n'avaient point recours à des nourrices, 
mais qui nourrissaient leurs enfants de leur propre sein. On verra plus bas le 
morceau de Favorinus, quand il s'agira de la vertu de la femme. 



DROIT DE VIE ET DE MORT. i 13 

dans les écrivains de l'époque qui nous occupe, que les 
obligations sacrées du père et de la mère ; et si je n'avais 
surtout en vue de rechercher pour le moment ce qui se 
rapporte à l'émancipation des victimes du vieux droit, je pour- 
rais citer de Quintilien , de Pline, de Tacite et de Juvénal 
les plus belles pages sur la nécessité et l'importance de l'édu- 
cation de famille , sur l'inconvénient et la faute de confier 
ses enfants à des esclaves, sur le respect qu'on doit à l'inno- 
cence de leur bas âge et de leur jeunesse, sur la douceur 
et la bonté qu'il faut toujours montrer à leur égard, et qui 
ne permettent pas d'employer les coups et les mauvais traite- 
ments pour les dresser comme de vils animaux. Mais l'intérêt 
de ces questions ne doit point me détourner de mon objet; 
et puisque c'est principalement par le droit que Rome a 
joué un si grand rôle dans la civilisation de l'Occident , je ne 
poursuivrai d'abord ici que les idées qui ont si heureusement 
modifié le droit, et qui auraient pu le modifier bien davantage, 
si elles avaient été rigoureusement et hardiment appliquées. 

Outre la Hberté d'accepter l'enfant venu au monde ou 
de s'en défaire, le pouvoir paternel impliquait le droit de 
juger et même de condamner à mort ses enfants , celui de 
les déshériter et enfin celui de les renier. Le premier de ces 
droits subsistait encore dans la législation romaine ; mais il 
était effacé des mœurs publiques. Auguste assiste comme 
témoin et comme juge dans un conseil de famille , qu'un 
père avait réuni pour décider du sort de son fils coupable 
de projets de parricide. Sous Néron, une dame romaine, 
soupçonnée de superstitions étrangères, est renvoyée au 
jugement d'un conseil de famille, qui l'absout. Donc, ni le 
pouvoir juridique du mari, ni celui du père n'avaient encore 
complètement disparu, comme le prouvent ces deux faits, 
les derniers que présentent les historiens, au moins à ma 
connaissance. Mais les lois étaient ici en arrière des mœurs 

II. 8 



114 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

et des idées. Sous Auguste , un père ayant fait frapper son 
fils de verges jusqu'à la mort, le petit peuple s'émut; il 
poursuivit le coupable dans la rue à coups de poinçons, et 
peu s'en fallut qu'il n'en fît justice malgré l'intercession de 
l'empereur. Le temps des Brutus et des Manlius était donc 
passé , et malgré leur idolâtrie pour les vieux souvenirs de 
Rome, les historiens eux-mêmes ne citent qu'avec une 
admiration mêlée d'horreur les actes d'un patriotisme dé- 
naturé. Mais on réprouvait les faits sans en supprimer léga- 
lement le principe. On ne faisait pas attention qu'aucune 
société véritable ne saurait admettre de justice privée, etchose 
étrange ! un déclamateur vit plus juste sur ce point que les 
empereurs, que les liistoriens et que les jurisconsultes, lors- 
qu'il posait cette règle incontestable , que tout crime doit 
être soumis à des tribunaux constitués et publics, et non à 
un tribunal de famille. Il faut le dire : ce qui nous explique 
l'indifférence presque générale pour une chose aussi mon- 
strueuse tant dans l'ordre civil que dans l'ordre de la 
nature, c'est que le droit de vie et de mort n'appartenait plus 
au père que dans les livres ou dans les déclamations des 
rhéteurs. Un citoyen, ayant tué son fils, Adrien ne s'in- 
quiéta guère s'il en avait civilement le droit; il le fit réléguer 
dans une île avec ces remarquables paroles : Le pouvoir 
paternel consiste dans l'amour et non dans l'atrocité. Que 
devenait l'antique royauté du chef de famille?* 

Elle ne paraît plus que dans le droit de déshériter et de 
renier ses enfants. Or, sans attaquer de front ce droit réel 
ou prétendu, de nouveaux principes se faisaient jour par- 
tout. Nerva et Trajan venaient de dégrever de l'impôt du 
vingtième les successions suivantes : 1° celle qui passe des 
parents aux enfants et des enfants aux parents ; 2° celle qui 

* Sén. le Rh. , p. 205. — Tac, An. XIII, 32. — Dig. , I. XLVIII, t. 9. — 
Sén. le Ph., Clém. , I, ch. 14, 15. 



DROIT DE SUCCESSION. 115 

va des aïeux à leurs descendants et réciproquement; 3" celle 
des frères et des sœurs. C'était reconnaître implicitement le 
principe naturel des successions, et Pline félicite les em- 
pereurs de s'être conformés au droit de la nature; car selon 
lui, les héritiers, précédemment cités, ont des droits absolus 
et antérieurs à toute institution civile, par le sang, par la 
gentilité, par la communauté du culte domestique. Ils ne 
doivent jamais regarder les biens qui leur reviennent ainsi 
par la mort de leurs parents ou de leurs proches, comme 
des biens étrangers qu'ils peuvent seulement espérer, mais 
comme quelque chose qui leur appartient naturellement en 
propre, dont ils ont toujours été en possession, et qu'à leur 
tour ils transmettront à leurs plus proches parents. C'est le 
même principe que Tacite va rechercher et admire chez les 
Germains. «Chez ces peuples, dit-il, chacun a pour héritiers 
et pour successeurs ses propres enfants, et l'on n'y voit point 
de testaments» , qui violent cette loi naturelle. Est-il permis 
de voir dans ces idées et dans les changements qu'elles 
apportèrent au droit romain , une influence directe ou indi- 
recte du christianisme, comme cela a été insinué? Mais pour 
ne pas remonter plus haut,V. Maxime, qui écrivait sous Auguste 
et sous Tibère, parle comme Pline et comme Tacite. 11 nous 
cite plusieurs testaments cassés sous la république et sous 
Auguste, parce que les enfants y étaient déshérités. M. Annéius, 
adopté dans une autre famille, avait été oubhé dans le testament 
de son père : le testament fut annulé, quoique les héritiers 
eussent la protection de Pompée, l'un des signataires. «Ainsi 
le hen le plus étroit entre les hommes, le Hen du sang, pré- 
valut sur la volonté d'un père ^ et sur l'autorité de l'homme 
le plus considérable de l'État. » C. Tettius avait déshérité 

1. Qui même ne l'était plus civilement: car un enfant ne peut avoir deux 
pères, ni naturellement, ni selon la loi toute civile et politique de l'adoption, telle 
qu'elle était pratiquée en général chez les anciens. 



H6 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN, 

formellement son fils : Auguste mit le fils en possession de 
l'héritage, «parce que Tettius n'avait pu abdiquer qu'avec 
une souveraine injustice le titre de père à l'égard d'un fils 
légitime. » Enfin , pour ne pas multiplier à satiété les exemples, 
Auguste cassa le testament de Septicia qui, par haine pour 
ses enfants, s'était mariée vieille à un vieillard. «Ce n'était 
que par un aveuglement de la passion , que Septicia avait 
confondu et renversé l'ordre naturel des testaments.» Je suis 
donc autorisé à poursuivre les idées de Pline, comme partant 
uniquement de l'état des mœurs et des esprits. Toute loi 
civile ou politique , qui rompt les Hens de la parenté natu- 
relle, lui paraît mauvaise et pleine d'injustice; par exemple 
la loi sur l'adoption, qui brisait toute relation de famille entre 
l'enfant adopté et son véritable père , ou la loi sur le droit 
de cité, qui rendait étrangers les uns aux autres les 
membres de la même famille, lorsqu'ils n'avaient pas obtenu 
ensemble le titre de citoyens. Rien ne peut légitimement 
effacer le droit du sang {jus cognationisj , parce qu'il est 
d'institution naturelle. Si Pline eût appliqué formellement 
ces principes aux dernières volontés souvent si déraison- 
nables des mourants, s'il y eût ajouté que les enfants doivent 
être traités, autant que possible, sur le pied de l'égalité, nous ne 
voyons pas ce qu'il eût laissé à faire aux jurisconsultes pour 
les idées générales qui dominent la matière des successions.* 
Je pourrais me taire sur le pouvoir qu'on laissa aux pères 
dans toute l'antiquité, de renier leurs enfants, de leur 
retirer leur nom et de les exclure complètement des droits 
de la famille. Mais cette question de la famille chez les an- 
ciens et celle de la formation du droit romain ont été telle- 
ment obscurcies et brouillées par des préoccupations qui y 
sont étrangères, que je ne crois pas inutile d'insister encore. 

* Pline le J., Paiiég. , ch. 37, 38, 39. — Tac., Germ., ch. 20. — V. Max., 
Y,cli. 9, Il 2, 3; VIl,ch. 7, gg. 2, 3, 4. 



LIBERTÉ DES ENFANTS. 117 

Je ne craindrai pas de me servir beaucoup des rhéteurs , 
non qu'ils attaquassent sérieusement le pouvoir paternel; 
mais dés le siècle d'Auguste , ils en firent le sujet de leurs 
déclamations , et , lorsqu'on fait réflexion que c'est dans leurs 
écoles que s'achevait non-seulement l'éducation de la jeu- 
nesse , mais encore celle des hommes faits , déjà magistrats, 
juges, jurisconsultes, orateurs ou écrivains en renom, on 
peut croire que toutes les paroles qu'ils ont débitées n'ont 
pas été perdues pour le droit et pour la philosophie pratique. 
Or, rien n'est plus contraire que les idées qu'ils expriment 
aux principes de la loi ancienne , et même les sujets de leurs 
déclamations, quelque absurdes qu'ils nous paraissent, 
étaient une sorte de protestation contre l'étendue étrange 
qu'on avait donnée ou laissé prendre à la puissance pater- 
nelle. Tantôt un père renie son fils , parce que celui-ci ne 
consent pas à tuer sa mère ou ses frères; tantôt, parce 
qu'il ne veut point lui laisser le prix de la valeur; tantôt, parce 
qu'il refuse de cesser d'être son fils en entrant dans une 
autre famille par l'adoption; tantôt, parce que, fils adoptif, il 
n'oubhe point les devoirs du sang et fournit des secours et 
des aliments à l'auteur de ses jours; tantôt enfin, parce qu'il 
se marie contre la volonté paternelle ou qu'il ne répudie 
point une femme aimée, au gré d'une exigence capricieuse 
et tyrannique. Est-ce donc que le pouvoir et les droits d'un 
père sont illimités? Celui qui réclame pour lui la piété fihale, 
peut-il commander l'impiété envers une mère ? Qui a jamais 
douté que les enfants ne relèvent la plupart du temps que 
de leur propre pouvoir et de leur volonté? Et s'il leur est 
quelquefois permis de faire , malgré la volonté paternelle , 
ce qui d'ailleurs ne mérite ni blâme ni reproche , n'est-ce 
point surtout, lorsqu'il s'agit d'amour ou de mariage, que cette 
liberté doit exister? Qui a jamais haï, aimé par le cœur 
d'autrui ? Le pouvoir d'un père ne s'étend point jusqu'aux 



dl8 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

sentiments qui, de leur nature, sont indépendants et tous 
spontanés?* 

Mais peut-il donc s'étendre jusqu'à la conscience? Je trouve 
sur ce point une remarquable discussion du philosophe 
romain Musonius Piufus , qui mérita d'être chassé de Rome 
par Néron , parce qu'il formait, nous dit Tacite, la jeunesse 
à la vertu. Le fils doit être, selon lui, le premier serviteur 
et le premier esclave de son père; mais serait-ce réellement 
obéir que de faire tout ce qu'il commande? Et peut-il 
ordonner à son fils de renoncer à la philosophie et à la 
vertu? «Examinons, dit Musonius, ce que c'est que l'obéis- 
sance et la désobéissance. Ton père est malade, il te demande 
du vin ou une nourriture qui doit empirer son mal : si tu 
refuses de lui donner ce qu'il demande , lui désobéis-tu ? Je 
ne le crois pas. Tu lui désobéis moins encore , s'il t'ordonne 
de voler ou de nier un dépôt et que tu refuses. Je connais 
un père si pervers et si dénaturé qu'il a vendu la jeunesse 
et la beauté de son fils. Si le fils ainsi vendu , lorsque son 
père l'envoyait à la honte, n'eût point consenti à ce marché 
infâme, dirions-nous qu'il manquait à l'obéissance et à la 
piété filiale, ou ne dirions- nous pas plutôt qu'il se serait 

montré sage et vertueux ? Tout fils qui fuit le mal et qui 

fait le bien obéit par cela même à ses parents. Comment? 
C'est que tous les parents ont ou doivent avoir une affection 
naturelle pour leurs enfants , et que cette affection leur fait 
vouloir que leurs enfants fassent ce qu'il faut et ce qui est 
utUe. Celui donc qui fait ce qui est convenable et bon, même 
sans leur ordre ou contre leur ordre, fait ce qu'ils veulent 
en tant que parents, c'est-à-dire ce qu'ils doivent vouloir. » 
Ainsi, loin de leur désobéir et de violer la piété filiale, le 
fils qui n'exécute point leurs ordres mauvais et coupables, 
accomplit par cela même leur vraie volonté et satisfait aux 

* Sén le Rh. , p. 79, 116, 117, 131. —Quint., Déd. CCLVI, CCCVII. 



LIBERTÉ DES ENFANTS. U9 

désirs les plus intimes et les plus profonds de leur cœur. 
Après ce raisonnement en apparence paradoxal, quoiqu'il 
réponde si bien, je ne dis pas seulement à la vérité absolue, 
mais à ce qu'il y a de plus pur et de plus vrai dans l'affection 
paternelle ou maternelle, Musonius ajoute une considération 
que l'on pourrait croire empruntée à un apologiste chrétien, 
si l'on ne savait qu'elle appartenait déjà à Socrate et qu'elle fut 
transmise aux Stoïciens par les Cyniques. «Ton père, dit-il, 
en te défendant de te livrer à la philosophie, te défend ce 
qui est bien ; mais le père commun des hommes et des dieux 
t'y invite et te le commande .... En obéissant à ton père, 
tu n'obéis qu'à un homme mortel; en philosophant, tu obéis 
à Dieu : le choix est-il donc si difficile? Et peut-on hésiter? » 
Ce n'est pas la nature seule qui émancipe le fils arrivé à 
l'âge de raison; la vertu elle-même exige impérieusement 
qu'il ait une personnalité distincte et indépendante de celle 
de ses parents, parce qu'il ne peut être vertueux qu'autant 
qu'il ne dépend que de sa conscience. Qu'est-ce que la majesté 
paternelle opposée à la majesté de Dieu? Et le père est-il 
raisonnable, est-il dans son droit, ou ne viole-t-il pas plutôt 
tous ses devoirs, lorsqu'il abjure l'affection paternelle ou sans 
cause ou pour des causes qui ne sauraient être approuvées 
par Dieu et par la vertu? De plus, le bon sens se demandait, 
même dans les déclamations des rhéteurs, s'il était utile 
pour la société, s'il était juste, qu'un père ptàt renier son fils 
et, par suite, le déshériter. C'est une loi mauvaise au point de 
vue social et politique , que celle qui permet aux parents 
de jeter dans la société des êtres sans nom , sans famille , 
sans ressources, quand ils ont été élevés dans la fortune et 
la mollesse. N'est-ce point les condamner au déshonneur et 
à la nécessité de mal faire ? Il n'y a que des patriciens et des 
nobles , gâtés par la richesse et par l'orgueil , qui aient in- 
venté une loi pareille et qui en usent. «Je te renie : ce mot 



120 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

n'est pas d'un père, ce mot n'est pas de mon père. Laissons 
cela aux riches. On dit que, parmi leurs vices, est celui de ne 
pas aimer leurs enfants. » Un père ne peut cesser de l'être: 
c'est la doctrine d'Epictète. Les liaisons formées par la volonté, 
sont dissoutes par la volonté. Mais les relations naturelles 
ne dépendent point de nos caprices. Elles sont fondées par 
la nature ; la nature seule peut donc les faire cesser. Tant 
qu'elles subsistent naturellement, l'homme qui s'en dégage 
se déprave , et manque au devoir et à la justice éternelle.* 

Ce n'est pas tout : à force de remuer dans leurs supposi- 
tions étranges tous les excès où pouvait donner le pouvoir 
paternel , les rhéteurs en vinrent à comprendre qu'il était 
non-seulement une violation des lois delà nature à l'égard de 
l'enfant, mais encore l'anéantissement des droits de la mère. 
Cet enfant, dont le père disposait souverainement, n'était-il 
pas aussi celui de sa femme? Je ne dis pas le tuer, l'exposer 
ou le vendre, mais le déshériter, le renier, le chasser de 
la maison, ou le faire simplement passer dans une autre 
famille, n'était-ce pas blesser profondément le cœur de la 
mère? N'avait-elle pas, elle aussi, des droits à son enfant 
et sur son enfant ? La loi romaine ne voyait qu'une seule 
personne et qu'un seul intérêt dans la famille : elle en ré- 
duisait tous les droits à un seul droit, si l'on peut appeler 
de ce nom la volonté d'un homme , sujet à l'erreur, à l'hu- 
meur , au caprice et à la passion. Elle prêtait par là aux 
suppositions qui nous étonnent le plus dans les déclamateurs, 
à celle d'un père qui tue l'un de ses fils pour sauver l'autre 
sur les conseils d'un devin , ou à celle d'un jaloux qui fait 
périr son fils dans les tortures et en secret pour lui arracher 
l'aveu d'un inceste. De là ces déclamations où le beau rôle 
appartient nécessairement à la mère. Eh-bien! dit un rhéteur 
au nom de toutes les femmes , que notre sexe plus faible 

* Stob., Fl., LXXV, 51. — Quint., Décl. CCVII. — Sén. le Rh., p. 170,174. 



DROITS DE l'affection MATERNELLE , ETC. 121 

VOUS le cède, quand il s'agit de diriger l'esprit de nos enfants 
communs ou de décider de leur carrière , de leur mariage, 
et de tous les actes de cette sorte ! Mais serait-ce donc un 
partage inique et exorbitant, si nos enfants étaient à nous 
comme à vous, lorsqu'ils sont malades? S'il vous reste encore 
quelque pudeur, désistez-vous alors de votre pouvoir, et cédez 
à la mère : c'est à elle qu'appartient la place le plus près de 
leur lit de douleur. Puis il ajoutait : Ne peut-on voir l'esprit 
de cet homme et le malheur de sa triste épouse dans ce seul 
fait, qu'il refuse de lui rendre compte du sort et de la vie 
de leurs enfants communs? Quoi donc! la femme ne pos- 
sédera-t-elle que par la douleur ces enfants qui ont tiré de 
ses entrailles la plus grande partie de leur sang et de leur 
vie? Elle ne partagera que leurs souffrances et leurs gémis- 
sements. Exclue de tous les conseils, où l'on ordonne de 
leur jeunesse , où l'on dispose de leur sort , écartée comme 
une étrangère de tout ce qui les intéresse, elle ne sentira 
qu'ils lui appartiennent autant qu'à son mari que par ses 
regrets et par ses larmes? Grands dieux! s'il était permis 
d'estimer auquel des parents les enfants doivent le plus , 
l'affection la plus forte et la plus ancienne n'aurait-elle pas 
raison de revendiquer pour elle tout le pouvoir et tous les 
droits? Vous ne commencez à être pères que lorsque vos 
enfants font le plaisir de vos yeux. Nous femmes , nous 
sommes mères déjà depuis longtemps par le sentiment et 
par la douleur. — Puis après ces vives réclamations venaient 
la satire de l'homme et le panégyrique de la femme. Que de 
choses le père se permet contre ses enfants uniquement 
pour montrer qu'il le peut! Presque toutes ses fautes ne 
sont que des abus du pouvoir paternel qui veut faire montre 
de lui-même. Sotte manière de gravité ! La mort d'un fils 
ou d'une fille n'a point pour lui de larmes , et ce qui dépasse 
toute mesure d'insensibilité et de barbare folie, il cherche 



122 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

jusque dans le plus grand malheur une matière de gloire et 
de vanité. La mère n'a point de ces férocités d'orgueil : elle 
aime ses enfants non pour elle , mais pour eux-mêmes : 
leur laideur, leurs défauts n'affaiblissent point sa tendresse; 
leur beauté, leur esprit, leurs qualités ne sauraient l'aug- 
menter. Elle a même un faible et une prédilection pour 
ceux qui sont débiles et disgraciés de la nature. Rien ne la 
dégoûte et ne la rebute; rien ne décourage et n'étonne le 
dévouement de son affection. C'est elle qui reçoit les premières 
plaintes de son enfant et ses premiers sourires mêlés de 
larmes ; c'est elle qui recueille et qui entend les murmures 
de sa première voix. Elle l'assiste dans ses maladies , dans 
ses langueurs ; mort, elle le pleure éternellement sans rougir 
de sa faiblesse.- — Je ne voudrais pas trop accorder aux décla- 
mations des rhéteurs, mais n'en ressort-il pas avec la dernière 
évidence que déjà les droits des enfants et de la mère s'oppo- 
saient, au moins en théorie , au pouvoir et aux droits du chef 
de famille pour les ramener à leurs véritables Hmites, et qu'à 
côté, je ne dis pas de son autorité réelle et légitime, mais de 
sa majesté un peu usurpée, on reconnaissait enfin la sainteté 
de la nature. Ce n'est plus une puissance de convention qu'on 
respecte aveuglement en lui : ce qui est sacré et vénérable , 
c'est la piété , la nature , les droits puissants et ineffaçables 
du sang : Venerahiles affectns,pietas , natura, sanguis!* 

Il me paraît incontestable que les idées étaient mûres pour 
une réforme des lois de la famille. Mais il eût fallu que les 
mœurs, secondant l'opinion des classes éclairées , pesassent 
avec force sur le gouvernement et sur les jurisconsultes, 
pour vaincre cette force d'inertie que l'habitude et l'autorité 
du passé opposent toujours à la justice. Or, on sait trop ce 
qu'étaient devenues la pureté et la sanctimonie des matrones 
romaines : elles s'étaient en général évanouies avec les der- 

* Quint., Décl. VIII, X, XVIII. 



PURETÉ DE LA FEMME. 123 

niers restes de la république; et la liberté que la femme 
avait gagnée, n'avait tourné qu'à sa honte et qu'au désordre 
le plus effréné. Gela seul eût suffi pour inspirer de l'hésitation 
et de la timidité aux réformateurs et pour empêcher que la 
jiurisprudenee égalât les idées des philosophes et des écrivains. 
Les femmes ne méritaient que trop la déhance que les juris- 
consultes montrent quelquefois contre elles à cause de la 
légèreté de leur caractère et de la frivolité de leur esprit; 
et leur complet affranchissement ne pouvait et ne peut être 
qu'au prix de leur vertu. C'est ce que le christianisme, 
malgré les opinions un peu orientales de plusieurs de ses 
premiers docteurs , a senti d'un manière si juste et si vive , 
et ce qui lui a donné tant d'influence sur la condition de la 
famille, dont il renouvela certainement et perfectionna la 
morahté. Mais aussi , il ne faut point dire que les païens 
aient ignoré les droits ni la vraie dignité de la femme. 
Car jamais on ne s'en fit une plus noble idée , et l'on ne 
sentit mieux le prix de la chasteté qu'au fort de la cor- 
ruption de l'empire. D faut rendre celte justice aux anciens 
qu'ils ne savaient pas plaisanter sur la vertu de la femme, 
et que, même aux plus mauvaises époques, on trouverait 
difficilement dans les écrivains les plus légers ou les plus 
licencieux rien qui autorise ou justifie l'adultère. Mais cela 
n'est point nouveau, ni propre à l'époque qui nous occupe. 
Ce qui est nouveau, ce qui marque un progrès dans les idées 
morales, c'est que,d'uncôté, l'on demandée la femme, non 
pas une pureté grossière et servile, telle que celle des oda- 
hsques de l'Orient, mais la pureté du cœur et de la pensée ; 
et que , d'un autre côté , on devient plus exigeant pour les 
mœurs de l'homme. 

Je n'appellerai point chaste, dit Sénèque , la femme qui 
ne garde sa vertu que par crainte de son mari ou des 
lois, et l'on n'aurait point tort de ranger au nombre des 



124- ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

coupables celle qui ne conserve sa pudeur que par crainte et 
qu'à son corps défendant, et non par respect pour elle- 
même. » Quand ce sentiment ne serait pas tout stoïcien , on 
ne devrait pas s'étonner, comme on fait, de le trouver chez 
un philosophe romain. La femme n'était pas renfermée à 
Rome comme en Grèce : il fallait qu'elle fût vertueuse de 
cœur, ou elle courait risque de ne point l'être dans ses 
actions. Aussi écoutez Ovide : vous trouverez dans ses anti- 
thèses sautillantes le même fonds de sérieux que dans les 
graves paroles d'Épictète ou de Sénèque. « Ce n'est point 
par des verroux ou des grilles que la femme doit être gardée, 
mais par sa propre pudeur. Si elle est chaste quoiqu'en 
n'ayant rien à craindre , elle est effectivement chaste. Mais 
celle qui ne fait point le mal , parce qu'elle ne le peut pas , 
le fait en vérité. Quand vous tiendriez son corps sous la garde 
la plus exacte, son âme est adultère : il n'y a point de verroux 
ni de gardiens pour l'âme. Fermez toutes les avenues, il y a 
toujours une porte ouverte pour le séducteur : il est à l'in- 
térieur, dans le cœur même de la femme Mais il n'est 

point permis de séquestrer une femme qui est née hbre. » 
C'est donc à elle de se garder elle-même; c'est à elle de 
repousser tant par la modestie de son extérieur que par sa 
vertu l'outrage des flatteries séductrices et des téméraires 
espérances. « Tu nous dis que ce n'est point ta faute , si tu 
es aimée et poursuivie par un amant. Quelle erreur de croire 
que ce n'est pas l'espérance de séduire un sexe facile et 
aimable , qui excite le plus à s'adresser à une matrone ! Que 
la femme , qui ne veut pas être abordée par les insolents , 
ne sorte ornée qu'autant qu'il le faut pour n'être point mal- 
propre. Qu'elle ait avec elle des suivantes qui écartent les 
propositions malhonnêtes, rien que par le respect qu'inspirent 
leurs années. Qu'elle tienne les yeux baissés à terre et qu'elle 
paraisse plutôt impolie à rendre un salut que dépourvue de 



PURETÉ DE LA FEMME. dSB 

pudeur. Que même lorsqu'elle est obligée de rendre une 
honnêteté, couverte d'une pudique rougeur, elle repousse toute 
entreprise criminelle par l'air de son ^isage, bien avant d'être 
forcée de la rebuter par ses paroles. Avec cette façon austère 
de garder l'intégrité de sa vertu , elle n'aura pas à craindre 
l'audace des passions et des attaques coupables. Mais sortez 
en public, le front armé de toutes les grâces de la séduction, 
avec des tissus qui laissent entrevoir vos formes presque 
aussi nettement que si vous étiez nues, avec une conversation 
confite en douceurs et en gentillesses , vous bornant seule- 
ment à ne point faire de flatteuses avances; et venez ensuite 
vous étonner que, lorsque vous affichez l'impudeur par tant 
démarques, par vos vêtements, par votre démarche, par 
votre air, par votre parler, il se trouve des impudents qui vous 
abordent et qui courent mordre à votre hameçon!» Vous 
trouverez la même austérité chez tous les anciens; Dion 
même la pousse jusqu'à une philosophie triste et sauvage. 
« J'aime mieux dans la femme , dit-il , un visage en pleurs 
qu'un visage souriant, et les larmes sont un plus bel orne- 
ment que le rire. Les larmes contiennent souvent un ensei- 
gnement utile : le rire confine au hbertinage. Jamais un 
visage en pleurs n'a séduit personne : un gai visage excite les 
espérances injurieuses des amants. » Jeune ou vieille, vierge, 
épouse ou veuve, la femme est impérieusement obligée à la 
pureté et à la modestie. «Je n'approuve point, dit Plutarque, 
ce mot d'Hérodote que la femme dépouille sa pudeur avec 
ses vêtements : car c'est précisément alors qu'elle doit se 
revêtir de pudeur». Le mariage est quelque chose de sérieux 
et de saint, et quoique Vénus et les Grâces soient les con- 
ciliatrices des unions heureuses, il y a dans l'amour des 
ardeurs et des intempérances que la gravité conjugale ne 
comporte pas. Dirai-je qu'il paraissait indécent aux anciens 
qu'à un certain âge une femme se mariât, ou que les époux 



i26 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

n'observassent pas les lois de l'amitié au lieu de suivre en- 
core celles de l'amour? Ajouterai-je que la gravité romaine 
s'offensait, même dans un Martial , de ces échanges de noms 
que se permet quelquefois la tendresse maternelle, et qu'elle 
ne pouvait souffrir qu'une jeune mère appelât son fils, même 
innocemment, son frère et non point son fils? Les anciens 
n'attendirent pas les sévères prédications du christianisme , 
pour s'élever contre les veuves frivoles ou immodestes, qui 
font de la viduité un état de licence : vous trouverez dans un 
déclamateur que le veuvage est une sorte de nouvelle virgi- 
nité*, et qu'il engage, par conséquent, à la même réserve. Si l'on 
n'avait pas tant déclamé depuis soixante ans sur l'incapacité 
des anciens à concevoir la chasteté , telle que l'a pratiquée 
le christianisme, je n'ajouterais pas que les païens ont senti, 
tout aussi bien que nous, ce qu'il y a de grâce innocente et 
pure dans la virginité. «C'était une coutume des Argiennes, 
nous dit Stace, de faire à Junon le sacrifice de leur chevelure 
déjeunes filles, et de lui demander grâce pour le mariage 
qui les faisait entrer pour la première fois dans le lit d'un 
homme», n écrit ailleurs de jeunes filles qui vont se marier: 
«l'amour de la virginité leur revient en secret à ces derniers 
moments, et la honte de leur première faute' couvre leurs 
visages de rougeur. Alors leurs yeux se baignent de larmes 
honnêtes; et ces pleurs réjouissent les cœurs de leurs tendres 
parents». En vérité j'éprouve quelque honte à démontrer si 
longuement que l'homme était homme avant la venue du Christ, 
et qu'il n'y a pas dans le cœur un seul sentiment naturel et 
profond, dans l'imagination, une seule pensée déhcate,que 
les anciens n'aient clairement connue et vivement exprimée. 

1. Ce qu'Apulée, conlempoiain de Saint- Justin, c'est-à-dire des premiers 
docteurs après les apôtres , répète ainsi : « viduitatis florem , valut quamdam 
lirginitatem , viulare. » 

2. Pourquoi faute? Les anciens connaissaient-ils donc ce préjugé, que la per- 
fection de la femme consiste à ne point être femme ? 



PURETÉ DE LA FEMME. 127 

Ce qu'il faudrait dire, c'est qu'il y eut un progrès re- 
marquable des mœurs romaines sur les mœurs grecques , 
lorsque la réflexion et la philosophie s'y ajoutèrent. Si la 
femme nous apparaît moins vive, moins sensible, moins 
affectueuse , moins aimable dans les écrivains de Rome que 
dans ceux de la Grèce, elle s'y montre aussi avec une 
plus haute et plus pure dignité. Elle a quelque chose de 
la majesté sacrée du père de famille. Quelle pureté simple 
et noble dans Lucrèce et dans Virginie! Quelle grandeur 
dans la mère de Coriolan? Quelle tierté dans la fille des 
Scipions, mère des Gracques! Quel dévouement dans la 
femme de Caton ou dans celle de Brutus! Je ne sais si les 
dames romaines étaient esclaves par les lois , mais je sais 
bien qu'elles ne l'étaient pas, qu'elles ne pouvaient pas 
l'être par les mœurs. Qu'on veuille bien hre, par exemple, 
ce dialogue d'Amphytrion et d'xVlcmène , et qu'on juge ! 
« Malheureux ! je suis perdu. On a séduit , déshonoré 
ma femme en mon absence. — Par Castor ! mon mari 
peut-il m'injurier de la sorte? — Moi, ton mari! ah! ne 
mens plus en me nommant ainsi d'un faux nom. — Qu'ai-je 

fait pour m'attirer de pareils outrages? La honte que tu 

me reproches est indigne de ma race. Moi infidèle! on peut 
me calomnier, on ne peut pas me convaincre.... J'en atteste 
le pouvoir suprême de Jupiter, et la chaste Junon que je 
révère et que j'honore autant que je le dois, le corps d'aucun 
mortel, excepté toi, n'a touché le mien, et ma pudeur n'a 
souffert aucune atteinte. — Tu es femme, les serments ne 
t'effraient pas. — La hardiesse sied bien à qui n'a pas failli. 
— Tu es hardie, en effet. — Comme lorsqu'on est sans 
reproche. — Oui , si l'on en croit tes paroles. — Il est une 
dot que je me flatte d'avoir apportée, non celle qu'on en- 
tend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la modestie, 
la sage tempérance, la crainte des dieux, l'amour de mes 



128 ÉTAT MORAL ET SOCIAL LU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

parents, une humeur conciliante à l'égard de ma famille, la 
soumission à mon époux, une âme généreuse et bienveillante 
selon les mérites de chacun — ». Puis, lorsque Jupiter revient 
sous la figure d'Amphytrion : « Laisse-moi , ne me touche 
pas. Pour peu que tu aies de sens et de raison , puisque je 
suis infidèle comme tu le crois, comme tu le dis, tu ne dois 
avoir avec moi aucune conversation ou plaisante ou sérieuse. 
Tu serais le plus inconséquent des hommes. — Par cette 
main si chère, Alcmène, je t'en prie, je t'en conjure, grâce! 
pardonne-moi. — Ma vertu réfutait tes injures. Maintenant 
tu ne me reproches plus de me déshonorer par ma conduite : 
moi, je ne veux plus m' exposer à entendre des discours qui 
me déshonorent. Adieu , reprends tes biens , rends-moi les 
miens, et donne-moi des femmes pour m'accompagner. — 
Y penses-tu? — Tu ne le veux pas? Je m'en irai accompagnée 
de ma vertu». Jamais héroïne de Corneille a-t-elle parlé un 
langage plus ferme et plus noble? En même temps qu'on 
voit dans ces discours la haute idée que les Romains se fai- 
saient de la sainteté du mariage, on y sent toute la dignité, 
ou pour me servir de l'expression d'un ancien, toute la 
majesté sacrée des dames romaines. Soumises et subordon- 
nées au père de famille, si elles étaient en quelque sorte 
ses pupilles tant qu'il ne s'agissait que d'affaires , elles n'en 
avaient pas moins dans la maison l'autorité que donne la 
vertu. Aussi étaient-elles plus libres et plus mêlées à la vie 
et aux intérêts de leurs maris que les femmes grecques. 
Les hommes de l'empire n'avaient pas oublié ce qu'était la 
famille et par suite la femme aux beaux temps de la répu- 
bhque : ils se plaisaient à retracer à leurs contemporains cet 
idéal regrettable. «Il y avait dans la femme, nous dit Colu- 
melle, un souverain respect de son mari avec l'union et le 
soin du ménage : elle brûlait de la plus belle émulation , 
aspirant à rendre par ses soins les affaires de son mari plus 



PURETÉ DE LA FEMME. 129 

grandes et plus prospères. On ne voyait rien dans la maison 
qui ne fût commun, rien que le mari ou la femme regardât 
comme lui appartenant personnellement : mais l'un et l'autre 
conspiraient également au bien de la famille, de sorte que 
la diligence et l'industrie de la femme dans son intérieur 
égalaient les travaux de l'homme sur la place publique». La 
femme grecque est presque aussi inutile et, par une suite 
nécessaire, presque aussi méprisée que les indolentes esclaves 
de l'Orient : la femme latine est à beaucoup d'égards la \Taie 
mère de famille , telle que les modernes aiment à l'honorer. 
Est-ce Virgile , ou bien est-ce un poëte sorti d'au milieu de 
nous, qui a tracé ce charmant tableau? «C'était au milieu 
de la nuit , à l'heure où la femme , qui doit soutenir sa vie 
à l'aide de son fuseau et d'un travail si mincement rétribué, 
réveille les feux ".ssoupis sous la cendre pour ajouter le 
travail de la nuit à celui du jour, et fatigue ses servantes 
d'une longue tâche à la clarté des lumières, pour conserver 
chaste le lit de son mari et pour élever ses petits enfants». 
La femme latine partageait l'autorité de son mari et trouvait 
dans ses enfants une respectueuse obéissance : elle était 
dans les basses classes de la société, comme dans les classes 
élevées, la maîtresse ou la reine de la famille et, selon le mot 
d'Horace, les mâles générations de soldats paysans qui 
vainquirent Pyrrhus et Annibal , étaient instruites à fendre 
et à porter le bois de la maison au commandement d'une 
mère sévère, lorsque, le soir, ils revenaient des champs, 
tous fatigués du travail de la charrue. On ne peut donc nier, 
à moins de défigurer l'histoire par de vaines déclamations, 
que la femme n'ait eu déjà sa place naturelle et légitime dans 
la discipline domestique des Romains , et que par sa gravité, 
sa dignité et sa vertu, elle n'ait offert un des modèles les 
plus accomplis de la perfection de son sexe , tandis qu'elle 
commençait à entrer dans la jouissance de ses droits par sa 
II. 9 



130 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIX. 

participation aux intérêts de la famille , par son autorité sur 
ses gens et sur ses enfants , par la liberté plus grande que 
les mœurs lui laissaient. C'est vers cet idéal que se tournent 
sans cesse les écrivains de Rome instruits dans la philosophie 
grecque : c'est ce modèle qu'ils offrent sans cesse à leurs 
contemporains dégénérés. Or, lorsqu'on veut trouver la 
conscience d'un peuple, ce n'est pas toujours dans ses mœurs 
actuelles qu'il faut la chercher : elle est souvent tout entière 
dans ses vœux et dans ses regrets. * 

Mais il ne faut guère espérer cette pureté inaltérable qu'on 
exige des femmes , si leur maison ne leur offre point des 
occupations attachantes, qui puissent fixer leur pensée et leur 
cœur. Car selon le mot de Théophraste , l'amour ou plutôt 
la galanterie est l'occupation presque nécessaire des âmes 
désœuvrées. Voilà pourquoi les hommes les plus graves, 
comme Tacite, regrettaient l'ancienne discipHne domestique, 
où l'enfant, au lieu d'être séparé des parents et livré à des 
étrangers, était élevé, pour ainsi dire, sur le sein maternel. 
C'est que les devoirs et les soins journaliers de l'éducation , 
qui constituent, bien plus que l'enfantement même, la véritable 
maternité , sont en même temps la plus solide attache de la 
femme à son mari et à la vertu. Favorinus pouvait aller trop 
loin en demandant que la mère allaitât elle-même ses en- 
fants; mais il paraît avoir senti que la corruption des riches 
et des grands de Rome venait de l'oubli de ces premiers de- 
voirs de la nature. Je me contenterai de traduire le passage 
d'Aulu-GeUe où l'opinion de ce rhéteur philosophe se trouve 
exprimée: «Favorinus allant voir un de ses amis dont la 
femme venait d'accoucher: je ne doute pas, dit-il, que ta 
fenmie ne nourrisse son fils de son propre lait. — La 

* Sén. le Rh., p. 237. — Quint., Dccl. CGLXXIX, CCGVI. — Sén. phil., 
Des Bieiif., IV, ch. 14. — Co!. , liv. XII, préf. — V. Max., II, chap. 1, §i 2, 
3, 6. — Plaut , Amph., 655-700, 728-756. — Ov. , Am. , VI, El. U. — 
Virg. , En., VIII, 4.07-425. — Hor., Od., liv. III, 6. — Stac, Th. Il, 232,255. 



! 



PUUETÉ DE LA FEMME. d31 

mère dp la jeune femme se récria en disant qu'il fallait 
épargner sa fille et ne pas ajouter aux douleurs qu'elle avait 
éprouvées dans l'enfantement , les peines et le difficile tra- 
vail de la nourriture. — Je t'en prie , femme , reprit Favo- 
rinus , laisse ta fille être mère tout à fait. Quelle est donc 
cette nouvelle espèce de maternité imparfaite, de demi- 
maternité contre nature , qui consiste à enfanter et à rejeter 
loin de soi le fruit de ses entrailles, à nourrir dans son sein 
et de son sang un je ne sais quoi qu'on ne voit point , et à 
ne point nourrir cet enfant que l'on voit, déjà vivant, déjà 
homme, implorant déjà les offices de sa mère? Crois-tu donc 
que la nature n'ait point donné la mammelle à la femme 
afin qu'elle nourrît ses enfants , mais pour lui orner la poi- 
trine? C'est ainsi (ce qui, grâce à Dieu! ne s'adresse ni à toi 
ni à ta fille,) que beaucoup de femmes, véritables monstres, 
s'efforcent, au péril de leur propre existence, de faire des- 
sécher cette source sainte de la vie, où le genre humain 
puise sa première nourriture, de peur de gâter leur beauté : 
folie presque aussi criminelle que celle de ces femmes 
assez dénaturées pour tuer par des moyens factices le fruit 
conçu dans leur sein , de peur que le poli de leur ventre ne 
vienne à se sillonner de rides, ou qu'il ne s'affaisse sous le 
poids des grossesses et par le travail de l'enfantement. Si 
donc c'est un crime horrible et digne de l'exécration publi- 
que, tandis que l'homme se forme et prend vie peu à peu, 
de le tuer dans son germe et comme entre les mains de la 
nature qui le façonne, n'en est-ce pas un aussi de priver cet 
être déjà formé, déjà votre fils, de la nourriture d'un sang 
auquel il est habitué et qui est le sien même?... Peut-on 
d'ailleurs négliger cette considération, que les mères qui 
abandonnent et éloignent d'elles leur nourrisson pour le 
confier aux soins d'une étrangère, brisent ou du moins af- 
faiblissent ce lien et cette attache d'amour, par lesquels la 



132 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

nature unit les parents à leur progéniture. Dès que l'enfant, 
confié à d'autres soins , est écarté de nos yeux , l'ardeur de 
l'amour maternel s'éteint insensiblement, et le cœur n'entend 
plus la puissante voix de ce sentiment si inquiet et si tendre. 
L'enfant, de son côté, reporte toute son affection sur celle 
qui l'a nourri et (ce qui arrive d'habitude aux enfants expo- 
sés) il ne conserve plus ni amour ni souvenir de celle qui 
l'a mis au monde.» Les liens de la piété naturelle sont donc 
rompus ou relâchés ; ils n'ont plus assez de force pour rete- 
nir ni les enfants ni la mère; et comme la fille ou le fils 
n'est point arrêté par la pensée de sa mère dans l'emporte- 
ment et le désordre des passions , la mère oublie facilement 
le respect qu'elle doit à l'innocence et à l'honneur de sa fa- 
mille. La maternité avec ses devoirs austères , avec son dé- 
vouement et sa patience sans bornes, avec sa tendresse grave 
et sereine , voilà pour les anciens l'idéal de la femme. Ils 
n'ignoraient pas sans doute les grâces si délicates de son en- 
fance; ils respectaient, plus que nous peut-être, la tou- 
chante pureté de sa jeunesse; mais ce n'est que dans la mère 
de famille qu'ils reconnaissaient toute sa perfection. Là est 
est la source de ses devoirs et de ses droits , le principe de 
sa dignité et des respects qu'elle mérite, le fondement et le 
rempart de sa vertu. La mère ne sait plus si elle est belle 
ou non ; sa beauté et ses ornements les plus précieux sont 
ses enfants. La mère ne sait plus si son mari est beau ou 
laid , digne ou indigne d'amour : ce qu'elle aime dans son 
mari, c'est le père de ses enfants; et ceux-ci ne lui plaisent ni 
par leur beauté ni par leurs qualités supérieures , mais uni- 
quement parce qu'ils sont ses enfants. « Elle les voit et les 
aime non par les yeux, mais par le cœur, dit une déclama- 
tion ; et pour toute mère il y a dans un fils je ne sais quoi 
de plus beau que l'homme.*» 

* Aule-Gelle, liv. XII.— Quint., Décl. XVIII. 



PURETÉ DE l'homme. 133 

Ainsi plus s'élargissait la sphère des devoirs de la femme, 
plus s'élargissait aussi celle de ses droits ; mais par un effet 
contraire, on voyait se resserrer d'autant la sphère des droits 
et de l'empire de l'homme, tandis que celle de ses devoirs 
s'étendait, La morale déclarait que la fidélité est également 
obligatoire pour les deux époux. En vain les libertins disaient 
avec Martial : pourquoi envier aux maris des plaisirs fugitifs 
et d'un moment avec déjeunes esclaves des deux sexes? Sé- 
nèque répondait au nom de l'équité : vous devez être fidèles 
à vos femmes, comme vous exigez qu'elles vous soient 
fidèles: les obligations sont réciproques et absolues. N'est-ce 
point l'homme , n'est-co point le chef de famille , qui doit 
l'exemple à sa femme , à ses fils , à ses filles , à toute sa mai- 
son? «Ah ! dit Quintilien, c'est nous-mêmes qui perdons les 

mœurs de nos enfants Nous sommes heureux s'ils disent 

quelque mot licencieux; nous accueillons par un sourire et 
par un baiser des paroles qui ne seraient même pas admises 
dans les livres scandaleux d'Alexandrie. Et ce n'est pas éton- 
nant. C'est nous-mêmes qui les leur avons apprises; c'est 
de nous qu'ils les ont entendues. Ils voient nos maîtresses et 
nos mignons; tout repas retentit de chansons obscènes; on 
n'y voit que des choses qu'on rougirait de dire. Et nos mal- 
heureux enfants apprennent tout cela avant de savoir ce que 
c'est que le vice.» Et cependant nous ne devrions pas moins 
être « les pères de leurs âmes » que de leurs corps. « Qu'au- 
cun spectacle et qu'aucun mot honteux, dit Juvénal, ne 
touche le seuil d'une maison où est un enfant. Loin , bien 
loin d'ici les courtisanes et les chants d'un parasite attablé 
toute la nuit! On doit le plus grand respect à f enfance. Situ 
te disposes à faire quelque chose de mauvais, ne méprise pas 
l'innocence du jeune âge ; mais que la vue de ton fils arrête 
la faute que tu allais commettre. Qu'on ne voie rien que de 
pur et de saint dans ta maison !» Il y a plus ; la morale 



13-4 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

commençait à prescrire la'pureté , même en dehors du ma- 
riage. Autrefois, pourvu qu'on s'abstînt de la femme mariée, 
de la matrone veuve, des jeunes garçons de race ingénue, on 
pouvait aimer qui l'on voulait, et l'on n'en passait pas moins 
pour un homme chaste à moins de désordres excessifs. « Car 
il est permis , disent Plaute et le vieux Caton, d'aller par la 
voie publicpe : il est seulement défendu de passer par les 
fonds qui sont fermés.» Les Stoïciens commandaient de mé- 
nager et sa propre pudeur et celle d'autrui. Or, ils n'enten- 
daient pas seulement ces plaisirs dénaturés, ces raffinements 
de corruption, ces monstres de débauche, si communs dans 
la société ancienne, mais qu'il ne peut être honorable et 
méritoire d'éviter que dans le renversement complet des 
mœurs et de la nature. S'il y a de l'infamie à oublier son 
sexe : il n'y a point d'honneur à s'en souvenir. La pureté 
pour l'homme , c'est de ne point corrompre autrui, et de 
n'abuser de la pudeur de personne ; c'est de se priver même 
des plaisirs naturels , tant qu'ils ne sont pas consacrés par 
les cérémonies et le saint engagement du mariage. Musonius 
avait écrit tout un livre sur ce sujet, et je ne crois pas inu- 
tile de traduire le fragment que Stobée nous en a conservé. 
«La principale partie de la mollesse, disait-il, c'est l'amour, 
qui ne se contente pas des plaisirs que les lois permettent, 
mais qui court surtout après les plaisirs illégitimes et défendus, 
tant avec des hommes qu'avec des femmes, méprisant les 
voluptés naturelles et à la portée de tout le monde, recher- 
chant des plaisirs rares et raffinés , inventant des commerces 
hideux, qui sont l'accusation et la honte de l'espèce hu- 
maine. Quiconque désire ne pas être un voluptueux et un 
efféminé, ni un homme pervers, ne doit regarder comme 
des amours permis que ceux du mariage , qui ont en vue la 
génération , parce que ce sont les seuls qui soient autorisés 
par les lois. Quant aux commerces qui ne vont qu'au plaisir, 



PURETÉ DE l'homme. t35 

ils sont illégitimes et mauvais , même dans le mariage. Les 
liaisons adultères sont de toutes les plus contraires aux lois, 
et l'on ne doit point trouver moins coupables celles des mâles 
avec les mâles, parce qu'elles sont un audacieux outrage à la 
nature. Les plaisirs avec des femmes, lorsqu'ils sont purs 
d'adultère , ne sont pas , il est vrai , défendus par les lois 
écrites; mais ils n'en sont pas moins honteux, parce qu'ils 
sont le fruit de l'intempérance; et tout homme s'en abstien- 
dra, pour peu qu'il sache encore rougir. 11 n'aura donc de 
rapports ni avec lès courtisanes , ni avec les femmes libres 
des liens du mariage, ni par Jupiter! avec sa propre ser- 
vante. Vous me dites qu'il ne peut y avoir alors d'injustice, 
comme dans le cas où l'on corrompt la femme d'autrui, puis- 
que celles à qui l'on s'adresse n'appartiennent à personne. 
Mais je répondrai que quiconque pèche, commet par cela 
même une injustice, non pas envers le prochain , mais envers 
lui-même, puisqu'il se rend plus mauvais et moins estima- 
ble. Mais laissons-là ce mot d'injustice. N'est-ce pas de toute 
nécessité une intempérance que d'être soumis à des passions 
honteuses et de mettre sa joie et son bonheur à se vautrer 
en de sales plaisirs comme les animaux les plus immondes? 
Voilà ce que fait celui qui s'approche de sa servante; et pour- 
tant certains hommes regardent ces rapports comme les plus 
innocents et les plus exempts de faute et de reproche , parce 
que le maître leur paraît libre d'user et d'abuser de son es- 
clave à son gré et selon son bon plaisir. Je n'ai à leur dire 
qu'une chose bien simple. Si vous croyez qu'il n'y ait point 
d'indécence et de honte à ce qu'un maître s'unisse à son 
esclave, surtout si elle est hbre de tout autre lien*, que 

1 . L'expression grecque, qui correspond au mot latin vidua, est remarquable , 
parce qu'elle implique que Musonius considérait le contubernium ou l'union d'un 
esclave avec une esclave comme aussi respectable que le mariage entre personnes 
iibi-es. Aller avec la femme d'un esclave serait donc un adultère au même titre 
que corrompre une personne libre. L'esclave n'est donc plus alors une simple 



136 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

penseriez -VOUS d'une maîtresse qui se livrerait à son ser- 
viteur? Ne vous paraîtrait-il pas infâme et intolérable qu'une 
femme, quand même elle n'aurait point d'homme légitime, 
commît une pareille action? Eh bien! l'homme vaut-il moins 
que la femme? Et puisqu'on lui accorde l'empire et l'autorité 
sur l'autre sexe, n'est-il point tenu par cela même à plus de 
tempérance et de vertu?» — Certes Musonius est plus sévère 
que le vieux Caton, que Plante, et en général que les an- 
ciens , qui , considérant plus la perfection politique que la 
perfection morale , s'inquiétaient assez peu qu'on vît ou non 
des femmes, pourvu qu'on ne fût pas assez dissolu pour y 
perdre son temps et ses facultés, ni assez insensé pour y dis- 
siper sa fortune ou celle de sa famille. Je ne trouve pourtant 
rien de vraiment nouveau dans cette idée que les esprits 
élevés se font de la pureté virile ; et la plus grande rigueur 
qu'on remarque à cet égard dans les préceptes des philo- 
sophes est plus que suffisamment expliquée par le dégoût et 
l'effroi, que leur inspirait le débordement des mœurs dans 
les hautes classes de la société. Mais lorsque Marc-Aurèle rend 
grâce à Dieu de n'avoir pas été élevé près de la concubine 
de son aïeul et de s'être conservé chaste dans sa jeunesse; 

possession ou, selon le mot latin, une chose, mais une personne. Voyez le progrès. 
Ovide, exprime ropinion commune , et par respect des lois d'Auguste sur l'adul- 
tère écarte au commencement de son Art d'aimer toute pensée d'amour avec une 
femme de condition ingénue : 

Este procul vittce, tenues, insigne piidoris , 

Quœque tegis medios , instita longa , pedes. 
Nos Venerem tiitam concessaque fiirta canenuis, 

Inque meo nullum carminé crimen erit. (Art d'aini. , I, 3 1-34.) 
Mais ce n'est point à ses yeux un adultère que de séduire une affranchie : 

Te quoqtte servan, modo qtiam vindicta redemit, 

Quis ferai .... ? (Art d'aimer , III , 61 5.) 
Voici un philosophe, vivant à peine 60 ans après Ovide, qui non -seulement 
veut qu'on respecte les affianchies , mais qui parait voir un adultère dans les re- 
lations avec une esclave, quoiqu'elle ne pût être légalement mariée, n'étant pas 
une personne. Voyez d'ailleurs à l'article prostitution ce que Dion pense de l'in- 
digne trafic de la pudeur d'un malheureux acheté pour l'infamie. 



PURETÉ DE l'homme. 137 

lorsque Pline cite avec admiration un jeune homme, qui 
avait échappé malgré sa beauté à tous les discours malins 
par la sévérité de ses mœurs ; lorsqu'Epictète considère 
comme impur et comme adultère celui qui, en voyant une 
belle femme, s'écrie: Heureux qui la possède! Heureux son 
mari! lorsque Sénèque enfin écrit à une mère «que son fils 
est heureux d'être mort avant d'avoir cédé aux mille tenta- 
tions qui courent au-devant de la jeunesse, rougissant en- 
core comme une jeune fille, quand il était sollicité par 
d'autres à pécher , comme s'il eût péché lui-même » : il y a 
là un sentiment si rare dans l'antiquité , qu'on serait tenté 
de l'attribuer à des influences étrangères. Mais si je ne me 
trompe, il est né de ce vieux fonds « de sainteté romaine* » 
que l'on se plaisait à rappeler sans cesse, et de l'horreur 
que l'excès de la corruption inspirait aux âmes honnêtes: 
je ne saurais y rien voir de surhumain. Le fait suivant, cité 
avec admiration par V. Maxime , me paraît même plus fort 
que tout ce qu'ont dit les philosophes : «Un adolescent d'une 
beauté incomparable , Spurina , voyant qu'il séduisait par sa 
g-râce merveilleuse les regards de beaucoup de femmes il- 
lustres, et se sentant suspect pour cela à leurs parents ou à 
leurs maris , se mutila le visage et détruisit la beauté de ses 
traits ; il aima mieux que sa laideur fût un témoignage de sa 
sainteté, que de voir sa beauté l'aiguillon des passions d'au- 
trui.» Quoi qu'il en soit, Épictète et Sénèque recommandent 

1. Expression de Quintilien (décl. IIFi. Or, la sainteté romaine ne permettait 
même pas de regarder la femme d'autrui d'un œil de convoitise. « Tu alienamma- 
tronam aliter quam leges permittunt aspexisti » (dccl. CCXI). C'est ce que Valère 
Maxime avait déjà dit : « On ne craignait pas alors les regards d'un corrupteur pour 
la femme d'autrui ; mais les deux sexes savaient observer les lois d'une pudeur 
mutuelle dans leurs regards et dans leur aspect: NuUi tune subsessorum alieno- 
rum matrimoniorum oculi metuebantur ; sed pariter et videre sancle et aspici 
mutuo pudore custodiebatur.B (II, 1,§. 5.) Gygès, dans Hérodote, dit aussi 
qu'il est défendu même de regarder la femme d'autrui : pourquoi s'étonner de 
trouver ces expressions dans Sénèque ou dans Épictète'' 







138 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

la retenue la plus sévère dans les actions, dans les paroles, 
dans les regards , dans les pensées. « Soyez purs avec vous- 
mêmes et avec Dieu, dit Epictète. Ayez surtout l'âme pure: 
car la première et la suprême pureté est celle de l'âme.» 
Rien ne s'accorde mieux que ces préceptes austères avec la 
pudeur que les moralistes prescrivaient aux époux , même 
dans les plaisirs légitimes: «la dignité du mariage est perdue, 
dit Plutarque , quand la chambre nuptiale est une école de 
luxure.^) Or le meilleur noviciat de la pureté conjugale, c'est 
la chasteté de la jeunesse. * 

Qui pourrait croire après cela, comme on l'a si souvent 
répété, que les anciens n'aient pas connu le véritable amour, 
même en idée ? Epictète et Sénèque n'en parlent point , je 
l'avoue : c'est qu'ils ne le distinguaient pas de l'amour con- 
jugal. Mais quand nous n'aurions pas Plutarque , est-il si 
difficile de suppléer à leur silence par les poètes , par les 
historiens et même par les rhéteurs ? Ce qui fait le fond de 
l'amour véritable, c'est la pensée toujours présente de l'objet 
aimé ; c'est un sentiment de respect qui ressemble à l'ado- 
ration; c'est enfin une fidélité à toute épreuve, invincible 
même à la mort. Or les anciens n'ont certes ignoré aucun de 
ces caractères de l'amour, « Ce que je veux, fait dire Térence à 
un amant, c'est que nuit et jour tu m'aimes; c'est que tu me re- 
grettes absent; c'est quetu ne rêves qu'à moi, que tu n'attendes 
que moi, que tu ne penses qu'à moi, que tu n'espères que moi, 
que tu sois tout entière avec moi, et que ton âme m'appartienne 
comme la mienne t'appartient.» Je sais qu'il ne faut pas trop 
chercher au théâtre et surtout dans la comédie cette adoration 
respectueuse, dont les modernes s'attribuent l'invention. 

* Sén. , Des Bienf. , II, chap. 18 ; à Marc. , chap. U, i9. — Air. Ent. d'Ép., 
II, chap. 18; III , 21 , 22; IV. 11. - Man., art. XXXIII, g. 8, 16. — Stob. , 
Flor., VI, art. 61. — Quint., Inst. or., I, chap. 2,9; Uéci. III. — V. Max., 
IV, chap. 5, g. 1 ; VI, chap. 1, g. 1. — Plut., Préc. de Mar. — Juv., Sat. XIV 
38-49 , 64-69. 



AMOUR. 139 

Mais cependant on peut l'y trouver : « T'ai-je donc appris, 
dit un valet dans Plante, à aimer une belle sans la toucher? 
Pauvre science vraiment! — Mais j'aime aussi les dieux' et 
je les crains; je n'oserais pourtant pas porter la main sur eux.» 
Et ce sentiment délicat, vous le rencontrez jusque dans l'ob- 
scène roman de Pétrone. «Je l'aimais, fait-il dire à un esclave, 
mais non point charnellement et pour le plaisir. Je cultivais 
son amitié à cause de sa vertu.» C'est dans le même senti- 
ment que Marcia, dans Lucain, veut mourir femme de Ca- 
ton, lorsque l'amour ne dit plus rien aux sens de l'un ni 
de l'autre, et que Maroia peut embrasser son époux, comme 
elle embrasserait ses enfants. Quant au dévouement , qui 
vient de l'union des âmes, qui ne l'apercevrait pas dans ces 
paroles d'un rhéteur ? « Nous espérions être heureux en- 
semble ; puisque nous le pouvons pas, nous ferons du moins 
ce que nous pouvons: nous serons malheureux ensemble.» 
Cet amour dévoué croît et s'anime par les accidents de la 
vie. « Quoi donc ! dit un père dans Plante. Souffrirai-je que 
mes filles restent mariées à des mendiants? ■ — Oui; qu'un 
roi plaise à sa reine; moi, mon mendiant me plaît.» Et l'une 
des plus cuisantes douleurs de l'amour, c'est de penser que 
celle qui vous aime et que vous aimez rougisse de vos in- 
fortunes. « toi, qui m'es plus chère que moi-même, écrit 
Ovide à sa femme, j'ai gémi, non parce que mon sort est en 
butte à la médisance; car je me suis déjà fait à être mal- 
heureux courageusement; mais parce que je suis pour toi 
une cause de honte, quand c'est toi que je voudrais le moins 
voir rougir de mes malheurs.» Enfin Stace et Lucain re- 
viennent à plusieurs reprises sur cette fidélité inébranlable 
qui s'attache à un tombeau et qui se complaît dans sa dou- 
leur à défaut de l'objet aimé. Je ne veux point dire que 
les femmes romaines ne connurent point l'amour et son 

1. Autre sentiment qu'on refuse aux anciens. 



no ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

inaltérable dévouement avant les malheurs de l'empire et des 
derniers jours de la république; mais il est certain qu'on n'en 
vit jamais de plus mémorables exemples. «J'ai vécu, dit 
Eponine à Vespasien , j'ai vécu plus heureuse avec mon Sa- 
binus sous la terre et dans les ténèbres , que toi, à la lu- 
mière du soleil, avec toute la gloire et toute la splendeur 
de ton empire.» Thraséas, gendre d'Arria , voulait la détour- 
ner de mourir avec Pétus et lui disait entre autres choses: 
«Mais s'il me fallait périr, voudriez-vous donc que votre 
fille mourût avec moi? — Oui, répondit-elle, si elle avait 
vécu avec toi dans une union aussi longue et aussi intime 
que moi avec Pétus.» Je ne connais rien de plus simple et 
de plus sublime que cette parole. Je ne citerai plus qu'un 
mot , emprunté à Properce , parce qu'il prouve que , si 
l'on n'imposait pas au mari une fidélité immortelle, comme 
celle dont l'amour a fait vœu de tout temps, les femmes se 
croyaient au moins en droit de l'espérer au nom de leurs 
enfants. «Je meurs, dit une mère, et je te recommande nos 
enfants, ces gages communs de notre amour: ce soin me 
survivra et fera encore palpiter ma cendre. Je t'en prie, 
remplis avec eux les fonctions et les devoirs d'une mère^» 
Je me garderai bien de donner ces sentiments pour des 
sentiments nouveaux, comme font ceux qui savent et qui 
peuvent vous dire précisément à quelle date a commencé 
ce qu'il y a d'éternel dans le cœur de l'homme. Ce qui est inné 
ne fait point son apparition à tel jour, à telle heure; il peut 
seulement changer et se développer. Or, il y a naturellement 
dans l'amour une forte dose d'imagination qui transfigure 
les objets, et qui, en rendant la passion plus vive, plus 
profonde et plus absorbante, la rend en même temps plus 
discrète et plus délicate dans ses manifestations. C'est une 
sorte de possession ou de délire comme fenthousiasme. 

1. Sentiment et expression qu'on peut voir déjà dans l'Alceste d'Euripide. 



AMOUR. lil 

L'amant, hardi et timide tout ensemble, puisqu'il est capa- 
ble de tout braver et que cependant il tremble devant l'ob- 
jet aimé , n'éprouve pas seulement cet embarras de pudeur 
naïve qui révèle, en l'étouffant, un désir involontaire et 
secret; il ressent encore une espèce de crainte religieuse, 
semblable à celle qui vous saisirait en présence d'un être 
supérieur ou d'un Dieu. C'est ce fonds d'imagination qui sans 
cesse se transforme selon le tour d'esprit et le degré de cul- 
ture des individus ou des peuples, et qui varie iiécessaire- 
ment avec les idées qu'on se fait de Dieu, de l'âme, de la 
vertu et du bonheur. Ne cherchez pas en général dans les 
Romains le mysticisme de l'amour : vous n'y trouveriez que 
l'enthousiasme de la vertu. Il y a sans doute une sorte de 
culte et le sentiment religieux de l'immortalité dans le souve- 
nir pieux d'Antonia pour Drusus, de Pauline pour Sénèque^ 
dePollapourLucain*, de Fannia 'pour Thraséas , et dans le 
deuil aussi héroïque qu'inviolable de toutes ces dames ro- 
maines dont le cœur, comme celui de leurs maris , s'exaltait 
sous les coups de la tyrannie. Mais tous ces exemples histo- 
riques ne sont que des exemples de vertu conjugale, où l'on 
sent plus les inspirations du devoir et de la conscience, que les 
ardents et tendres transports de l'imagination. Quant à la poé- 
sie, elle ne connaît presque que deux choses, ou les fureurs 
tragiques de la passion, oulesfohes et les ivresses du plaisir. Ce 
n'est que dans les philosophes, ces ennemis jurés de l'ima- 
gination, que commence à se développer ce qu'il y a de 

1. Apparais, ô Lucain, tout brillant de lumière, à taPolla qui t'invoque. Elle ne 
t'honore point par des fêtes trompeuses comme une fausse divinité; c'est toi-même 
qu'elle adore; c'est avec toi qu'elle se plait à fréquenter, toi qui es profondé- 
ment gravé dans son cœur; et ton visage, reproduit en or, lui fournit de vaines 
consolations, image sacrée pourtant qui brille au-dessus de sa couche et qui veille 
sur son sommeil. mort, éloigne-toi. Cet anniversaire (l'anniversaire de la mort 
de Lucain ) est le jour de ta vraie naissance, ô poëte. Plus de deuil amer et cruel ! 
Que de douces larmes coulent sur les joues de Polla, et que sa douleur solennelle 
et sacrée adore maintenant tout ce qu'elle a pleuré. (St. Sylv., II, 7, v. 124.) 



142 État moral et social du monde gréco-romain. 

chimérique et de raffiné, mais aussi d'idéal et de plus qu'hu- 
main dans l'amour. Encore faut-il soigneusement distinguer. 
On peut dire , quoiqu'il ne nous reste aucun des nombreux 
ouvrages des Stoïciens sur l'amour, qu'ils n'ont dû le consi- 
dérer que comme une passion furieuse qu'il faut surmonter 
à tout prix , ou comme un de ces sentiments fermes , 
calmes et sereins, que le sage peut recevoir dans son cœur, 
parce qu'ils sont à la fois une récompense et une forme 
de la vertu. C'est l'amour d'Eponine ou d'Arria; c'est le 
sentiment du devoir poussé jusqu'à l'héroïsme. Platon, voilà 
dans l'antiquité le docteur de l'amour mystique ; et parmi 
les écrivains qui nous restent, Plutarque, cette âme de bon 
homme et cet esprit de rhéteur, est le seul qui ait entrevu , 
quoique de bien loin, ce que Platon appelle les mystères 
des amants ou des bienheureux. Pour lui , l'amour n'est 
pas le transport bestial d'un corps vers un corps, mais 
une émotion céleste, un saisissement et un ravissement 
divin, un irrésistible enthousiasme, un délire saint et sancti- 
fiant, envoyé par Dieu même pour s'emparer du cœur de 
l'homme , dont il chasse tous les sentiments mortels et 
qu'il remplit de sa propre vertu. L'âme , qui a contemplé 
dans un autre monde la Beauté intelligible ou qui est 
faite essentiellement pour contempler et admirer le Beau, 
se sent échauffer tout à coup par la vue d'un bel objet, où se 
reflète, comme dans un miroir, quelque chose de ses céles- 
tes visions. Il sort de son fond le plus intime comme une 
lumière qui, en l'éclairant sur les choses belles, tourne tous 
ses regards de ce côté et ne lui permet pas de voir autre 
chose. Alors un tel changement se produit dans tout l'inté- 
rieur de l'homme, qu'on voit souvent des débauchés et des 
courtisanes , aussitôt que leur cœur est touché par l'amour, 
perdre leur audace effrontée et toute la licence de leurs dé- 
sirs , et prenant un geste posé , une contenance rassise et 



AMOUR. iA3 

timide, une honnête honte, se soumettre avec une muette 
et respectueuse adoration au seul objet qui les captive. «Les 
hommes se trompent étrangement dit Plutarque : voient-ils 
quelque feu du ciel se poser la nuit sur une maison? Ils 
s'étonnent et se récrient comme si c'était une chose divine ; 
et lorsqu'ils voient une âme, qui paraissait petite, basse et 
vile, se remplir incontinent décourage, de franchise, de 
passion pour l'honneur , de grâce et de hbéralité , ils ne 
sentent pas qu'ils devraient se dire comme Télémaque dans 
Homère: certes, un Dieu habite là-dedans.» L'amour n'habite 
point les cœurs corrompus , ou bien il les transforme et les 
régénère en les purihant. On devientbeau en aimant les choses 
vraiment belles , et la beauté n'est que la fleur de la vertu. 
Lors donc que deux âmes honnêtes sont attirées l'une vers 
l'autre par une force secrète et invincible, elles se fondent 
en une seule sous les feux de l'amour. En effet l'âme de 
l'amant n'habite-t-elle pas, pour ainsi dire, dans l'âme de celui 
qu'il aime ? Ou bien ne conserve-t-elle pas profondément 
les images des perfections de l'objet aimé , images qui se 
meuvent , qui parlent, qui vivent, et qui la façonnent insen- 
siblement sur le modèle qu'elle admire? Voilà, selon Plu- 
tarque, le principe et les effets du véritable amour. Mais 
Plutarque ne veut pas seulement répéter Platon , en affaiblis- 
sant la poésie du Phèdre et la sublimité du Banquet. 11 s'efforce 
de prouver que ces sentiments n'ont toute leur force et leur 
pureté que dans l'union de l'homme et de la femme, parce 
que cette union est seule naturelle et légitime. Admettant, 
ce qu'avaient avancé Socrate et Platon , ce qu'avaient vive- 
ment et obstinément soutenu les Cyniques et les Stoïciens, 
que la verLu est également accessible aux deux sexes, il 
s'étonne et se scandalise qu'on prétende chasser l'amour du 
mariage. Quoi donc! veut-on faire du mariage une société 
sans amour, privée de toute amitié inspirée et gouvernée 



144- ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

divinement, lorsqu'on a tant de peine à la maintenir avec 
tous les jougs , toutes les brides et tous les mors de la 
crainte et de la honte, s'il y manque la grâce et l'affection cor- 
diale ? Toute génération viendrait à se perdre et à s'éteindre 
si l'amour, qui est un désir divinement inspiré, abandonnait 
la matière, et que la matière cessât de désirer et de rechercher 
ce principe de la fécondité. La génération seule de l'homme 
pourrait-elle donc se passer de cette divine assistance ? Le 
mariage n'est-il pas la plus digne et la plus sainte union 
qui puisse exister? Et faudra-t-il que l'amour naturel qui 
porte l'homme et la femme l'un vers l'autre, le cède à cet 
autre amour qui est venu bien après lui , qui est contre na- 
ture et qui cache trop souvent les plus infâmes turpitudes 
sous le voile spécieux de la vertu ? Serait-ce donc , comme 
le prétendent les partisans de l'amour des jeunes garçons, 
que la femme est dépourvue de toute véritable grâce et in- 
capable de toute vertu ? Mais la nature a donné à la femme 
non-seulement l'attrait des yeux, la beauté du visage, la 
douceur de la parole , les grâces insinuantes et persuasives, 
une sensibilité plus vive, plus caressante et plus affectueuse 
que celle de l'homme : elle l'a rendue encore capable de 
toutes les vertus. Qu' est-il besoin de parler de sa tempérance, 
de sa loyauté, de sa foi à toute épreuve , de sa justice et de 
sa prudence? Est-il si rare de voir briller en elle les vertus 
dont l'homme s'enorgueillit le plus, la force, la constance 
et la magnanimité. ? ' Il est donc absurde de soutenir que la 

1 . Outre l'exemple d'Éponine , Plutarque en cite un autre qui appartient encore 
à une femme de notre race. Cet exemple est remarquable par une forte teinte de 
sentiment religieux , qui manque au dévouement d'Eponine. «La Gallo- Grecque 
Gamma, femme de Sinnatus, inspira de l'amour à Synorix, le plus puissant des 
Galates. Gelui-ci, voyant qu'il ne pouvait venir à bout d'elle, ni par persuasion 
ni par violence, tant que le mari vivrait, le fit assassiner. Gamma, pour mettre 
sa "veptu à l'abri et pour consoler sa douleur, se réfugia dans le temple de Diane, 
et s'attacha au service de la déesse, selon la coutume du pays. Elle se tenait presque 



RÉFORME SOUS VESPASIEN. 145 

femme est indigne d'aimer et d'être aimée? L'amour de 
l'homme et de la femme est le seul, d'où le mien et le lien 
disparaissent; le seul qui produise vraiment cette union com- 
plète et universelle, but et perfection de l'amitié. L'amour 
idéal qui , par une prodigieuse déviation , s'était égaré hors 
des voies de la nature , commençait donc à rentrer dans la 
vérité et à se réconciher avec la femme , au moment même 
où les relations conjugales étaient envisagées avec plus 
d'austérité et de justice , où la pureté acquérait plus de prix 
par le contraste hideux Je la corruption , mais où surtout 
le Stoïcisme , qui était toujours la philosophie régnante , re- 
nonçant à la discussion pour la foi et remplaçant la séche- 
resse de la logique par le sentiment et par l'imagination, se 
rapprochait de plus en plus, dans Epictète et dans Marc-Au- 
rèle, d'un ascétisme ardent et d'une mystique spirituahté.* 
n faut le dire, l'humanité prenait aux approches du christia- 
nisme une conscience plus vive et plus pleine d'elle-même; et 

toujours dans le temple, sans vouloir écouter ceux qui demandaient sa main, 
quoiqu'ils fussent nombreux et de la meilleure noblesse. Mais Synorix ayant pris 
l'audace de lui faire parler, elle ne parut pas repousser sa poursuite; elle ne se 
plaignit point du passé, comme s'il n'avait fait le crime qu'il avait commis, que 
par excès d'amour et de passion , et non par méchanceté. Synorix vint à la fin au 
temple et proposa à Gamma de l'épouser. Elle parut consentir , lui présenta la 
main, le fit approcher de l'autel, où elle fit une offrande à Diane en répandant 
un peu d'un breuvage de vin et de miel empoisonné qu'elle avait mis dans une 
coupe; puis, après en avoir bu la moitié, elle présenta le reste au Galate. Quand 
elle vit qu'il avait vidé la coupe, elle poussa un profond soupir, et dit : «mon 
époux bien -aimé, j'ai vécu depuis ta mort dans la douleur et le regret; mais 
maintenant accueille-moi joyeusement, puisque j'ai eu le bonheur de venger ton 
meurtre sur ce ^scélérat : je me réjouis d'avoir été ta compagne en la vie, et celle 
de ton assassin en la mort. » Gamma survécut à Synorix un jour et une nuit, et 
mourut avec la plus grande constance et avec joie. (Amour, chap. 31.) 

* Sén. le Rh., p. 131. — Plin., Lett., liv. III, 16; VI, U; VIII, 5. — 
Plaut. , Stich. , v. 131. — Ter. , Eun. , act. I , se. 2. — Prop. IV, El. II , v. 73. 
Ov., Tr. V, El. 11, V. 3; U, v. 2, 25. — Stob., FI. XII, 193, 344. — V. 
Max. IV, chap. 6, g. 3. — Plut., Am., chap. 3, 4, 6, 11, 12, 14, 15, 16, 
20, 23, 24, 25,28, 29, 32, 33. 

II. 10 



Ii6 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

pendant les trois premiers siècles de notre ère toutes les idées, 
tous les sentiments qui font la moralité de l'homme, se déve- 
loppèrent parallèlement et avec une force remarquable dans 
l'Église naissante et dans le paganisme expirant. Les anciens, 
quoiqu'on ait pu en dire, arrivèrent, par le seul effort de la 
raison, à connaître les vrais éléments du droit et de la 
société comme de la morale. On a vu combien l'égalité et la 
justice faisaient de progrès aussi bien dans les faits que dans 
les doctrines. On verra bientôt, combien les idées de tolé- 
rance et de charité devinrent actives et universelles. Nous 
attachant pour le moment à un ordre d'idées qu'on a trop 
négligées, nous insistons sur la famille et sur les relations 
essentielles qui la consituent, et, après avoir consulté non 
pas tel philosophe, tel historien ou tel satirique , mais la 
littérature tout entière de cette époque , nous nous croyons 
fondé à dire, non-seulement que les païens s'étaient fait 
des idées justes sur les droits et les devoirs du père, de la 
mère et des enfants , sur la pureté de la femme et sur celle 
de l'homme, mais encore qu'ils connurent tous les sen- 
timents les plus profonds et les plus délicats du cœur 
humain : «Sentiments, dit Valère- Maxime, d'autant plus 
forts , qu'ils sont plus honnêtes et plus purs , et qui vont 
jusqu'à préférer l'union dans la mort à la séparation dans la 
vie. » Il est constant que ces idées, nées de la gravité romaine 
et de la philosophie grecque, passèrent en partie dans le 
droit romain. Mais ce qu'on ne dit pas et ce qu'il faut dire , 
c'est qu'elles ne furent pas plus inefficaces dans la corruption 
générale, que les idées de grandeur et de fermeté stoïque 
dans l'abaissement des caractères. La scène , où Lucien qui 
n'aimait pas les philosophes, surtout les philosophes sévères, 
nous représente un Stoïcien disputant et arrachant un jeune 
homme aux séductions d'une courtisane, a dû se renou- 
veler souvent, et le même satirique est forcé d'avouer que 



RÉFORME SOUS VESPASIEN. 147 

l'habit de philosophe a sauvé plus d'uue fois ceux qui le 
portaient, du vice et des passions. Car s'il y avait des misé- 
rables dont toute la vertu consistait dans un pédantesque 
babil et dans-une barbe touffue, il se rencontrait aussi des 
Musonius qui vivaient comme ils parlaient, et qui poursui- 
vaient si vivement et avec tant de pénétration le vice et les 
faiblesses dans le cœur de leurs disciples , « que chacun 
croyait qu'on l'avait accusé auprès du maître. » Par une 
cause facile à exphquer, presque toutes les femmes dont 
l'histoire nous a conservé la vertu et l'héroïque lidéhté 
appartiennent à des familles stoïciennes. Qu'est-il besoin de 
citer la mère et la femme de Sénèque, la fille de Grémutius 
Gordus , la jeune épouse deLucain , qui se fit de son deuil un 
culte et une religion, mais surtout cette triple génération de 
vertus, Arria, sa fille et sa petite-fille? Je voudrais pouvoir ran- 
ger dans ce nombre l'épouse et la mère de Vitellius, femmes 
de mœurs antiques, dont l'une sut éviter l'orgueil et la 
cruauté du pouvoir, et dont l'autre, insensible aux séductions 
de la fortune , ne gagna à l'élévation de son fils qu'une bonne 
réputation et un deuil éternel. Mais si l'on ne peut dire avec 
certitude qu'elles appartenaient à l'une de ces maisons qui 
s'attachaient au Stoïcisme comme à une religion , elles avaient 
sans doute reçu cette instruction philosophique et morale 
qui, pour les femmes aussi bien que pour les hommes, 
faisait alors partie de toute bonne éducation. 11 se produisit 
d'ailleurs sous Vespasien un changement dans les mœurs des 
hautes classes, signalé par Tacite, et qu'on a l'habitude, je ne 
sais pourquoi, de passer sous silence. Les provinciaux, dont 
Vespasien avait remph le sénat et l'ordre équestre, apportèrent 
dans Rome leur frugalité et leur pureté antiques. Or, si l'on y 
fait attention, ce changement dans les mœurs s'accorde avec 
l'influence toujours croissante du Stoïcisme , qui donna enfin 
à Tempire l'âge d'or des Antonins , et à la jurisprudence le 



148 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMALW 

siècle classique des Gaïus, des Paul et des Ulpien. Des hommes 
d'une fortune médiocre et , par conséquent, moins déréglés et 
plus accessibles à la philosophie, remplacent dans la société ces 
grandes familles si riches et si corrompues, et dans le gou- 
vernement cette race avide et immorale des délateurs, qui 
avaient succédé aux concussionnaires de la république. Si 
Tacite nous manque , on peut voir par les lettres de PUne, 
par quelque vers de Martial, par tout ce qui touche au ma- 
riage et à la pudeur dans le droit romain, que les mœurs 
publiques, que la tyrannie sombre et chagrine de Domitien 
voulait ramener violemment à la pureté *, y revinrent d'elles- 
mêmes sous les règnes plus doux de Nerva , de Trajan et 
des Antonins. Et ce qui prouve que ces débordements inouïs 
qui nous étonnent sous les premiers empereurs , n'étaient pas 
universels et avaient pour cause principale non l'extinction 
de la conscience, mais les tentations, les dégoûts et les fan- 
taisies monstrueuses qui naissent de la trop grande richesse, 
c'est que les écrivains opposent sans cesse les mœurs des 
provinces à celles de Rome , les mœurs du peuple et des 
pauvres, parmi lesquels se rangeaient les philosophes et les 
hommes de lettres, à celles des riches et des grands. «Non, 
s'écriait Juvénal , les peuples que nous avons vaincus , ne 
font pas ce qui se fait dans la ville du peuple victorieux. 
H faut que l'Arménien Zalatés soit venu comme otage à Piome , 
pour que son peuple apprenne ce que c'est qu'un homme 
devenu femme. » Juvénal savait bien faire lui-même dans Rome 
des distinctions que nos historiens oublient. «L'adultère est 
une infamie, dit-il, pour gens de médiocre condition; mais 
qu'un grand le commette, c'est une galanterie élégante et 
de bon ton. » Voyez avec quelle force la conscience du peuple 

1. En faisant appliquer sévèrement les lois d'Auguste contre les adultères 
et la loi Scantinia contre les impurs et les infâmes. (Juv. , Sat., II , v. 29- 
33, 43.) 



PROSTITUTION. 449 

proteste dans Lucien contre la corruption des riches. Le 
satirique introduit de grand matin un pauvre dans le palais 
d'un riche qui lui faisait envie : « Tiens , vois cet infâme vieil- 
lard couché près de son valet. — Ah! cela est abominable. 
Sortons. Que vois-je? Sa femme s'abandonne à son cuisinier. 

— Eh bien! Voudrais-tu à présent être l'héritier d'Eucratès? 

— Les dieux m'en préservent ! Périssons plutôt de faim et de 
misère, avant que de commettre et que d'éprouver de telles 
horreurs. Je suis plus heureux avec quatre oboles, que ces 
gens-là avec toutes leurs richesses et leurs vices ! » * 

n y a plus: un philosophe de cette époque, un de ces 
pauvres éclairés qui poursuivaient à outrance les vices des 
grands et des riches, Dion Chrysostome, s'éleva fortement 
au nom de l'humanité contre le scandale et le danger de la 
prostitution. Chrysippe en avait déjà montré l'origine et les 
progrès qui accusaient le progrès de l'immoralité publique; 
les poètes comiques abondent en malédictions contre le pros- 
titueur qu'il faudrait chasser des villes comme le fléau de la 
jeunesse , en injures contre ces femmes qui trafiquaient du 
corps de leurs filles ou de celles qu'elles appelaient de ce 
nom, en plaintes sur le sort des infortunées qui, livrées en 
pâture à la lubricité du premier achetant, ne devaient pas 
même se souvenir qu'elles eussent un cœur capable d'aimer. 
« L'esclave qui fait paître les troupeaux, dit une de ces mal- 
heureuses dans Plante , a du moins un agneau qu'il chérit 
entre tous, et nous, il nenousestpermisd'aimer personne ni 
d'écouter notre cœur. » Mais Dion est le premier (que nous sa- 
chions) qui ait attaqué la prostitution en elle-même et comme 
institution autorisée par les lois. Nous traduirons simplement 
ce morceau, en supprimant les longueurs: «Il n'est pas besoin 
de parler longuement du prostitueur et de son métier, 

* Arr. Ent. d'Ép. , III, ch. 23. — Juv. , Sat., Il, 162, 167; XI, 174. — 
Lucien , Dial. des courtisanes , X ; le Coq. 



150 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

comme s'il y avait quelque doute sur le jugement qu'on en 
doit porter. Mais il faut affirmer et proclamer absolument 
qu'un tel trafic n'est permis à personne. Ni pauvre ni riche 
n'a droit de toucher le prix du déshonneur et de la débauche: 
c'est un gain également condamnable en tout homme. De là 
naissent des commerces odieux et sans amour. On rassemble, 
comme de vils corps, des femmes et des enfants prisonniers 
ou qu'on s'est procurés de toute autre manière à prix d'ar- 
gent, aiin de les jeter en proie à l'infamie, dans d'ignobles 
maisons placées dans les places publiques ou sur le passage 
des magistrats, près des tribunaux et des temples, au milieu 
même des lieux les plus sacrés. Autrefois les Grecs étaient 
rarement exposés à cette horrible servitude : un grand 
nombre en sont victimes aujourd'hui. Mais il n'est permis de 

réduire à cette honteuse nécessité ni Grecs ni barbares 

Les maîtres des haras accouplent sans violence la bête à la 
bête qui ne sait pas rougir ; mais des hommes furieux de 
luxure asservissent violemment à leur brutalité des hommes 
qui ne consentent point à cet outrage et qui meurent de 
confusion, non pour une œuvre de génération, mais pour 
une œuvre de stérilité et de néant, sans respect et sans 
crainte des hommes ni des dieux .... Non , il n'est point 
permis de tolérer ni d'autoriser par les lois un pareil trafic , 
ni dans les États parfaitement constitués, ni dans les États 
qui sont au second, au troisième, au quatrième rang dans 
l'ordre de perfection , ni dans un État quelconque , du 
moment qu'on peut le prévenir et l'arrêter à sa naissance. 
Mais lors même que l'État est travaillé de vieilles habitudes 
mauvaises et de maladies invétérées , on ne doit point les 
laisser impunies et sans remède, parce que les habitudes 
scandaleuses s'étendent sans cesse et gagnent tout le corps 
de la société comme un ulcère dévorant. Nulle mollesse, 
nulle négligence , nulle facilité coupable à supporter de tels 



PROSTITUTION. 151 

abus sur des personnes méprisées et esclaves ! Je pourrais 
me contenter de dire que les esclaves sont des hommes; 
que tout homme, par cela seul qu'il est homme, est égale- 
ment respectable, a les mêmes titres à l'honneur par la grâce 
du Dieu qui l'a fait , et qu'il porte en lui les mêmes marques 
distinctives et les mêmes droits à être respecté , parce qu'il 
a le sens et la notion du bien et du mal, du beau et du 
laid .... Mais ne faut-il pas penser aussi que la passion et 
Taudace, accrues par l'habitude, ne connaissent plus de 
bornes et qu'elles s'attaquent à tout le monde. » Dion connaît 
les raisonnements des politiques et ne veut point les laisser 
sans réponse. On dit que la prostitution est uhe nécessité 
et que , s'il n'y avait pas des sentines ouvertes à la débauche , 
elle forcerait les portes des maisons honnêtes et se répan- 
drait dans le sanctuaire des familles. « Mais un homme qui 
n'y voit point finesse , un pauvre paysan grossier comme 
moi, reprend Dion, ne pourrait-il pas répondre à nos légis- 
lateurs : Lasse de plaisirs faciles et que tout le monde peut 
acheter à vil prix, irritée par ses propres dégoûts, la luxure , 
quand elle a tourné en habitude , épargnera-t-elle les femmes 
honnêtes et les enfants bien nés? Se contentera-t-elle même 
de plaisirs illégitimes, mais naturels? Et ne se fera-t-elle pas 
une gloire de violer la dignité du sexe viril et de souiller 
ceux qui bientôt auront les magistratures publiques, les judi- 
catures, les commandements des armées?» Si nous en 
croyons Juvénal, Sénèque, les déclamateurs et même les 
historiens, le vice en était, en effet, venu à ce degré de 
raffinement, dans son mépris et son dégoût de la nature, 
dans son impuissance à satisfaire des caprices infinis et 
toujours irrités. * 

Ce qui multipliait la prostitution, c'était l'esclavage ; ce qui 

* Dion , l'Eubéenne. — Plaut. , Asin. , v. -485 - 4-23. — Ter. , Phor. , act. I , se. 2. 



452 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

la rendait encore plus horrible pour ses victimes, c'est qu'elle 
était forcée : elle faisait partie des affronts et des misères de 
la servitude. Le maître élevait pour sa lubricité ou pour 
celle d'autrui, ses jeunes esclaves des deux sexes, qui 
avaient quelque beauté; on développait leurs talents, on 
cultivait leurs grâces; on avait même soin d'entretenir en 
eux par l'éducation l'étincelle céleste de l'âme , pour rallu- 
mer ses passions et ses sens éteints , ou pour donner plus 
de prix à cet objet de commerce. Il n'y a point de raffine- 
ment que n'inventât la luxure aux abois. Si cet enfant deve- 
nait un homme, il perdrait le poli de sa peau et le timbre 
gracieux de sa voix: prolongeons son enfance factice en le 
dégradant de son sexe. Le mot si profond et si cruel du Né- 
ron de Racine 

u J'aimais jusqu'à ces pleurs que je faisais couler)^ 
est d'un libertin de Rome. «Si je te bats quelquefois, dit 
Martial à un esclave , c'est pour avoir le plaisir de prendre sur 
un visage tout en larmes les baisers que tu me refuses.» Voilà 
les fruits de l'esclavage uni à la corruption. Lorsque le res- 
pect de soi-même n'était pas assez fort pour réprimer les 
tentations de tous les jours , toute maison riche , avec ses 
troupeaux d'esclaves , était ou pouvait devenir une maison 
de débauche , où le père , la mère et les fils satisfaisaient 
à l'envi leurs coupables désirs. L'orgueil de la maîtresse 
s'abaissait quelquefois jusqu'à ses esclaves , parce qu'elle 
n'avait pas, comme celles de l'Amérique d'aujourd'hui, à 
redouter les trahisons de la couleur et de la peau. Ou bien 
elle les prenait tels que la nature les a créés , ou bien elle 
les faisait mutiler à son usage et en temps opportun , pour 
avoir tous les plaisirs de l'amour sans en craindre les in- 
commodités. C'était répondre dignement aux infamies de 
son époux, qui élevait paternellement de jeunes enfants, 
nés dans sa maison, pour abuser de leur pudeur. La loi pu- 



PROSTITUTION. 153 

nissait l'esclave auquel une matrone s'était livrée. «Mais ce 
n'est pas le serviteur, s'écriait Pétrone, qui devrait être exposé 
dans le cirque aux coups d'un taureau furieux; c'est l'infâme, 
à laquelle il n'a fait qu'obéir, peut-être malgré lui.» Supposez 
que ni le maître ni la maîtresse n'outrageassent la nature, 
et que la femme se tînt dans les limites d'une sévère pudeur, 
il y avait d'autres abus criants qui résultaient delà servitude. 
Furieuse des amours ancillaires de son mari , la femme se 
vengait de ses infidélités sur les malheureuses dont il abu- 
sait; et souvent la plus chaste se montrait la plus féroce. 
« Que de fois, dit Properce , la maîtresse a arraché les che- 
veux de sa malheureuse esclave et a porté la main sur son 
tendre visage! Que de fois elle l'a chargée de tâches injustes 
et trop lourdes, et l'a fait coucher sur la dure! Souvent elle 
l'a jetée dans les ténèbres d'un cachot immonde et a refusé 
du pain à sa faim , de l'eau à sa soif.» Et le maître aussi cou- 
pable envers son esclave qu'envers sa femme, le souffrait! 
Qu'avait fait cependant cette infortunée', fatiguée des obses- 
sions de son maître , trompée par ses promesses ou forcée 
par ses mauvais traitements , corrompue peut-être avant de 
savoir ce que c'est que la corruption ? « Ce qui était infamie 
chez les personnes hbres , n'était-il pas complaisance chez 
les affranchis, et nécessité chez l'esclave?» Tant de désor- 
dres ne passaient point sans obstacle ; les honnêtes gens 
protestèrent; les empereurs imaginèrent des peines contre 
les femmes souillées par l'amour d'un esclave; Domitien dé- 
fendit la mutilation et fit revivre la loi Scantinia contre les 
impurs ; les Antonins essayèrent de protéger la pudeur de 
ceux à qui la loi ne reconnaissait ni droits ni vertu ; mais rien 
n'arrêta la corruption et l'inhumanité , parce que ce sont 

1. Ce que dit Plutarque devait être bien rare : « Nous connaissons des esclaves 
et des ser\antes qui fuient la cohabitation de leurs propres maîtres. » (De l'amour , 
eh. 30.) Comment une esclave pouvait-elle résister? 



151 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

vices inhérents à l'institution de la servitude. Dion, qui n'at- 
taquait pas moins l'esclavage que la prostitution , avait rai- 
son : il fallait abolir ou transformer l'esclavage , si l'on voulait 
rétablir quelque sainteté dans les mœurs. * 

Ainsi, émancipation des vaincus par l'égalité du droit; 
émancipation des affranchis vis-à-vis de leurs patrons et des 
hommes de race ingénue ; émancipation de l'homme vis-à- 
vis de son semblable; émancipation du fils et de la femme 
dans la famille; émancipation de la misère vendue au liber- 
tinage : tels sont les progrès ou accomplis, ou prévus par 
les deux premiers siècles (le l'empire. C'était la justice uni- 
verselle, qui non-seulement était débitée comme une belle 
théorie, mais qui, travaillant impérieusement les esprits, 
tendait à se faire jour dans la réalité. 

Le Stoïcisme ne s'arrêtait point là : à la théorie de la 
justice universelle ou de l'égalité des hommes et de l'unité 
de notre espèce, il ajoutait celle de l'universelle charité. 
Je ne dirai pas que les Stoïciens de l'empire aient innové 
sur ce point, ni qu'ils aient introduit dans la doctrine des 
idées nouvelles ou même simplement de ces développe- 
ments originaux qui transforment une philosophie à force 
de l'étendre. Je ne le crois pas, et je n'ai rien trouvé dans 
Sénèque ou dans Épictète, soit pour les principes, soit pour les 
conséquences, que je n'aie déjà signalé dans le Stoïcisme 
primitif. Mais il est permis de penser que les idées prirent 
un caractère plus pratique ; que les théories firent place aux 
préceptes et aux règles de conduite ; qu'en se dégageant de 
l'appareil logique et sévère de la discussion pour revêtir la 
forme plus sensible de l'éloquence*, la morale devint plus 

* Sén. le ph., Lett., CXXII. — Plaut., Cist. , 65, 120; Cur. , 183; Asin., 
517. — Tél., Phor., I, se. 2. — Mart. Y, Ép. 46; VI, 39 ; VII, 67. — Prop., 
El. III, 15, V. 13.— Juv., Sat., II, 57; VI, 366, 594, IX, 45. 

1. Si je ne me trompe, ce n'était même pas chose nouvelle dans le Stoïcisme, 
et je n'en voudrais pour preuve que l'hymne de Cléanthe. (Voyez t. I, p. 350.) 



I 



PHILANTHROPIE. 155 

populaire et plus efficace ; et qu'enfin à force de battre les 
oreilles, dans les écoles des philosophes, dans les basiliques 
des déclamateurs , dans les bibhothèques où se tenaient les 
séances littéraires, dans les gymnases où paradaient les so- 
phistes, et jusque sur les places pubhques des grandes villes, 
où les Cyniques débitaient les plus belles maximes au milieu 
de leurs invectives grossières, mais souvent saisissantes', 
elle finit par ébranler les esprits et par s'en saisir universel- 
lement. Et qu'on veuille bien le remarquer , elle n'y est pas 
à l'état d'effort et de raisonnement, comme une vérité qui se 
cherche et qui n'est point sûre d'elle-même ; elle n'y flotte 
pas non plus à la surface , comme ces idées d'emprunt qui 
viennent on ne sait d'où et que l'on caresse de temps en 
temps avec une vaine curiosité, mais qui ne sont toujours 
que des étrangères ou que des nouveautés de passage; mais 
elle domine et tient les intelligences de cette possession 
pleine, ferme , constante, insensible et incontestée, qui ca- 
ractérise l'empire invétéré de l'habitude: Sénèque, Epictète, 
Marc-Aurèle et Plutarque ne pouvaient plus penser ni parler 
autrement qu'ils ne font, parce que les idées philanthro- 
piques du Stoïcisme sont devenues une partie intégrante et 

Mais j'ai d'autres raisons de le croire. Ariston de Chic, qui appartient certaine- 
ment au Stoïcisme, était renommé pour son éloquence. Marc-Aurèle nous apprend 
dans une lettre à Fronton l'effet qu'elle produisit sur lui. «Je viens de lire les 
livres d'Ariston ; ils me traitent bien et mal : bien , en m'apprenant ce qui peut 
m'améliorer; mal, en me faisant voir combien mon àme est éloignée de la per- 
fection. Conibien de fois, à cette lecture, ton élève a-t-il rougi de lui-même! 
s'est-il fâché contre lui-même ! J'ai vingt-cinq ans, et mon âme ne s'est pas en- 
core imbue des bonnes opinions, des doctrines qui purifient. » Cette lettre où l'on 
sent encore l'écolier du rhéteur, mais la seule peut-être de tout le recueil, où 
perce déjà l'âme de Marc-Aurèle, nous montre qu'Ariston devait procéder à la 
manière de Sénèque et d'Épictète. Les Stoïciens d'ailleurs, comme on le voit 
dans Sénèque , cultivaient beaucoup le genre protreplique ou de l'exhortation : 
ce qu'il y a de nouveau dans les philosophes de l'Empire, c'est que ce genre 
devient tout le Stoïcisme ou toute la philosophie. 

\ . Attale , Démonax , Démétrius devaient être des hommes fort remarquables. 



456 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

essentielle de leur nature , ou pour me servir d'une expres- 
sion de Marc-Aurèle, parce qu'elles sont désormais pour 
tous les esprits l'air' qu'ils sont habitués à respirer et qui 
les nourrit. 

Selon la doctrine constante du Portique , on ne peut mé- 
connaître que l'auteur des choses ne nous ait faits les uns 
pour les autres et qu'il n'ait mis dans nos cœurs l'instinct 
de l'humanité. Ce principe avait passé des discussions des 
philosophes dans les déclamations des rhéteurs, dans les 
vers des poètes, dans l'esprit de tous les écrivains. «Ya-t-il 
un sentiment meilleur que la compassion , dit Quintilien , un 
sentiment qui ait plus son origine dans les principes véné- 
rables et sacrés de la nature? Dieu, l'auteur des choses mor- 
telles, veut que nous nous secourions mutuellement et, 
qu'en nous aidant les uns les autres nous nous assurions 
contre les accidents de la fortune. Ce n'est pas encore de 
l'amour et de la charité: c'est une crainte prévoyante et, 
j'oserai dire , religieuse des malheurs qui peuvent nous ar- 
river. Dans l'indigence et dans la faim d' autrui , c'est de lui- 
même que chacun de nous a pitié Secourir les mal- 
heureux, c'est bien mériter des choses humaines... Eh 
quoi ! si j'avais donné du pain à un étranger et à un inconnu, 
à cause de cette fraternité universelle, qui unit tous les mor- 
tels sous le Père commun de la nature , ne serait-ce pas une 
bonne action d'avoir sauvé une âme qui allait périr , pris en 
pitié les choses humaines , et jeté comme une offrande pro- 
pitiatoire à la fortune, en adorant la divinité dans la pensée 
de notre sort commun.... L'humanité a été dans tous les 
temps et chez tous les peuples le mystère le plus grand et 

1, Ne te borne pas à respirer l'air qui nous environne, mais commence aussi 
à ne plus avoir d'autres pensées que celles que nous inspire l'intelligence qui nous 
porte dans son sein. Car cette souveraine intelligence, répandue partout, et qui 
se communique à tout homme qui sait l'attirer, est pour lui ce que l'air ne cesse 
d'être pour tout ce qui a la faculté de respirer. (Marc-Aur., ch. III, art. I ) 



PHILANTHROPIE. 157 

le plus sacré.» C'est ce que Juvénal exprime d'une manière 
encore plus vive et plus touchante : « La nature avoue qu'elle 
donne aux hommes des cœurs sensibles, en nous donnant les 
larmes : c'est la meilleure partie de notre conscience. Elle nous 
fait pleurer sur les malheurs d'un ami affligé, sur le triste exté- 
rieur d'un accusé, sur les dangers d'un pupille qui poursuit les 
fraudes de son tuteur. C'est par son ordre que nous gémissons 
en rencontrant le cercueil d'une vierge enlevée à la fleur de 
l'âge , en voyant un petit enfant renfermé sous la terre de la 
tombe.. Quel est l'homme de bien, l'homme rehgieux, qui re- 
garde les maux d'autrui comme s'ils lui étaient étrangers? Voilà 
ce qui nous sépare du troupeau des bêtes sans parole; aussi 
nous possédons une nature sainte et nous sommes seuls ca- 
pables des choses divines, ayant reçu du ciel la conscience 
dont sont privées les brutes penchées vers la terre. A l'origine 
du monde, l'auteur commun de tous les êtres, n'a donné aux 
animaux que la vie , tandis qu'il nous a donné une âme rai- 
sonnable, pour que l'affection mutuelle nous enseignât à 
demander et à donner aux autres assistance et secours.» 
Nous voilà bien loin, à ce qu'il semble, de Chrysippe et de 
Zenon : nous sommes au contraire en plein Stoïcisme. Je ne 
cesserai de répéter avec Sénèque et Montesquieu , qu'il n'y 
eut jamais de doctrine, qui fût sous la plus rigide austérité 
plus bienveillante et plus humaine. Elle proscrivait, je le 
sais, les faiblesses et les vaines convulsions de la pitié; mais 
jamais un Stoïcien n'a contesté que ces mouvements sen- 
sibles, qui nous font souffrir des maux d'autrui et qui nous 
portent à les soulager , ne fussent bons et naturels : jamais 
il ne fut défendu de suivre raisonnablement ces premiers mou- 
vements de notre nature, et de pratiquer les actes et même 
toutes les déhcatesses de la compassion et de l'humanité*. 

* Quint., Décl. V, IX, XII, CCLX. — Sén. le rh. , p. 79, 291. — Juv., Sat., 
XV, 131-150. 



•158 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Si nous savions mépriser les faux biens , disait le Stoï- 
cisme , nous ne serions plus continuellement aux prises les 
uns avec les autres , et l'aversion , le mépris injuste , la mé- 
disance, la calomnie, la colère, la haine, la vengeance ne 
trouveraient plus de place en nos cœurs. Les biens que nous 
convoitons, étant petits et misérables, ne sauraient être 
acquis par l'un qu'au détriment de l'autre. Mais les vrais 
biens peuvent en même temps appartenir à chacun et à 
tous, et plus nous les partageons avec un grand nombre de 
nos semblables , plus nous les possédons pleinement et avec 
sécurité. Dès lors peut se développer sans obstacle notre 
vraie nature, qui est la sociabilité; et l'on voit paraître, au 
lieu des passions féroces qui nous divisent, la tolérance, 
l'indulgence et l'amour , qui nous concilient les uns avec 
les autres et qui nous unissent. 

Puisque nous sommes nés pour la société, il ne faut donc 
pas être toujours prêts ou à mal juger des hommes à la 
moindre apparence de faute, ou à nous emporter contre 
eux au premier soupçon de tort et d'injure. « Car tous les 
êtres pensants , dit Marc-Aurèle , ont été faits les uns pour 
les autres, et la patience fait partie de la justice qu'ils se 
doivent réciproquement. Quant à ceux qui gouvernent 
leurs semblables avec orgueil et tyrannie , et qui traitent 
leurs inférieurs de haut en bas, que sont-ils donc? Des 
misérables , qui un peu auparavant faisaient bassement leur 
cour, et qui tout à l'heure vont aller s'humilier devant 
quelque puissance, qu'ils redoutent ou dont ils espèrent 
quelque chose. Le sage, ou celui qui aspire aie devenir, doit 
vivre sans orgueil et avec douceur parmi des hommes trop 
souvent menteurs et injustes, sans s'écarter lui-même de la 
vérité ni de la justice. C'est vous séparer de la. nature, non- 
seulement que de vous élever avec animosité contre un 
homme, mais même que de sentir des mouvements d'aversion 



I 



TOLÉRANCE. 159 

pour celui qui est votre prochain, votre allié, votre parent, 
votre frère. » Plusieurs raisons nous portent à cette indul- 
gence, indépendamment de la charité naturelle que Dieu a 
mise dans nos âmes et qui est le lien de la société. Les premiers 
Stoïciens insistaient sur l'erreur et la tyrannie des passions 
qui portent le méchant à des fautes involontaires, sur le 
malheur d'une âme qui se prive elle-même de la vérité et 
du bien, sur la pitié que cette misère doit inspirer au sage, 
sur la folie qu'il y a, soit à vouloir qu'il n'y ait parmi les 
hommes ni ignorance ni perversité, soit à s'étonner et à 
s'indigner contre des outrages ou des torts qui ne peuvent 
nuire ni porter atteinte à la vertu de l'honnête homme. Nous 
retrouvons tous ces motifs d'indulgence dans les Stoïciens 
de l'empire; mais il y en a d'autres plus sensibles et plus 
frappants, quoiqu'ils se rattachent intimement aux premiers, 
où l'on a cru voir un esprit nouveau et complètement étranger 
à l'antiquité. C'est à ceux-là que nous nous attacherons 
surtout, en leur assignant, autant que possible , une date 
précise. 

Or, ils sont tous contenus, si je ne me trompe, dans 
la troisième satire d'Horace. Rien de plus sot et de plus 
pervers, selon le poète, que cet amour propre si aveugle 
sur ses propres défauts , si clairvoyant pour ceux d'autrui , 
toujours prêt à censurer et à noircir les actions du prochain, 
mais qui dit, lorsqu'il s'agit de ses propres fautes : «pour 
moi, je me pardonne». «Quelle loi injuste et terrible nous 
portons contre nous-mêmes dans notre témérité ! Personne 
ne naît sans défaut; le meilleur est celui qui en a le moins. 
Un ami, lorsqu'il met en comparaison mes qualités et mes 
défauts, doit toujours incliner du côté des qualités, pour peu 
qu'elles soient plus nombreuses ou plus grandes. Si vous 
voulez que je vous aime à cette condition , je vous pèserai 
dans la même balance. Celui qui ne veut point qu'un ami 



160 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN, 

soit choqué de sa bosse, doit lui passer ses verrues. Il est 
juste , lorsqu'on demande de l'indulgence pour ses propres 
fautes, d'accorder à son tour quelque indulgence aux fautes 
d'autrui». Encore si nous prenions les poids et les balances 
de la raison pour apprécier les choses. Mais plus insensé^ 
que le furieux Labéon , on fait mettre en croix un esclave 
pour avoir mangé quelques poissons à demi rongés ou pour 
avoir goûté à une sauce. On emploie le fouet et les verges 
sanglantes là où il faudrait tout au plus faire usage de la 
férule. Plus injustes encore, nous transformons le bien en 
mal et nous calomnions les vertus. Ne vaudrait-il pas mieux 
faire comme les pères qui dissimulent les défauts physiques 
de leurs enfants par des mots qui les diminuent et les adou- 
cissent, ou comme les amants qui s'aveuglent sur ceux de 
leurs maîtresses jusqu'à les aimer et à en faire leurs délices. 
« Je voudrais , dit Horace , qu'on se trompât ainsi dans l'a- 
mitié, et que le monde eût donné un beau nom à cette 
erreur». Voilà bien, si l'on y fait attention, toutes les nou- 
veautés qu'on s'étonne de rencontrer dans la tolérance 
prêchée par les Stoïciens de l'empire. La seule différence, 
c'est qu'ils mettent la sociabilité à la place de l'amitié, et 
qu'ils étendent à tous les hommes cette juste indulgence , 
que le poëte épicurien ne réclame qu'en faveur de nos 
connaissances et de nos amis. 

Que disent-ils en effet? Si l'on voulait juger équitablement 
des choses , on se persuaderait bien vite qu'on a soi-même 
besoin de pardon, parce que personne n'est exempt de 
péché*; et ce n'est qu'à force de faillir que l'homme le meilleur 
arrive à l'innocence de la vertu. Mais on ne veut point se 
dire à soi-même : ce qui m'irrite contre mon prochain , je 
l'ai fait, ou je puis le faire, ou si je m'en abstiens, c'est par 

1. Nemo sine vilio est : omnes peccavimus , dit un ihéteur du temps d'Au- 
guste, cité par Séiièque le père (p. 207). 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. IGl 

crainte, par mollesse, par vanité, par intérêt ou par tout 
autre mauvais principe. Nous avons tous en nous quelque 
chose de l'esprit des tyrans : nous prétendons être inviolables 
nous-mêmes et que tout nous soil permis contre les autres. 
Quel aveuglement d'amour-propre et quel défaut d'équité ! 
Nous exagérons sans cesse les torts réels ou apparents 
d'autrui à notre égard, en nous dissimulant nos propres 
fautes , tandis que nous devrions être sévères et ingénieux 
dans notre sévérité contre nous-mêmes, mais simples et 
bienveillants dans l'appréciation de la conduite du prochain. 
Il faudrait examiner son intention et non le fait môme ; s'il 
a agi de propos prémédité ou sans dessein; s'il a été forcé ou 
trompé; s'il a obéi à la haine ou à l'espoir d'un salaire; s'il 
a suivi ses sentiments ou s'il a prêté sa main à la vengeance 
d'autrui. L'âge et la condition du coupable font beaucoup. 
Est-ce un enfant? passons la chose à son âge? C'est mon 
père? il m'a fait assez de bien, pour avoir le droit de me 
faire impunément un peu de mal; ou même ce qui m'offense 
est peut-être un nouveau bienfait. C'est une femme? elle pèche 
faute de lumières. C'est un homme de bien? ne crois pas à son 
tort. C'est un méchant? ne l'en étonne pas, il est déjà assez 
malheureux de ses vices et de sa perversité. Peut-être même 
n'est-il pas bien certain que celui que nous accusons soit 
coupable. Disons-nous donc, qu'alors même qu'il aurait fait 
ce qui nous irrite, il aurait pu le faire dans certaines vues 
particuhères qui n'ont rien de condamnable ; car il faut être 
informé de mille circonstances pour juger avec pleine lumière 
de la qualité des actions d'autrui. Au heu de cela, nous 
recherchons curieusement des occasions de colère. Nous 
écoutons tout, nous croyons tout, nous soupçonnons tout. 
Nous nous enquérons avidement des actions et des paroles 
de nos voisins. « Rien n'est plus digne de pitié, dit Marc-Au- 
rèle, qu'un homme qui passe sa vie à tourner partout, et qui 
II. 11 



102 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GnÉCO-ROMAL\. 

fouille, comme on dit, jusque sous terre pour découvrir 
par conjecture ce que les autres ont dans l'âme. » Il n'y a 
pas de frivolité plus maligne que d'interpréter dans le sens 
de nos aversions et de nos haines un mot, un geste, un 
coup d'œil , un sourire , et jusqu'à l'accent de la voix. Un 
tel ne m'a pas salué avec assez de politesse; cet autre a 
rompu bien vite son entretien avec moi; celui-ci ne m'a pas 
invité à dîner; celui-là a détourné la tête en me voyant: 
grands sujets décolère, en effet! Avec de pareilles interpré- 
tations, vos soupçons et vos succeptibilités ne manqueront 
jamais d'aliment. Cet esclave a éternué devant vous, il a 
laissé tomber une clef, il a fait grincer la serrure , il s'est 
permis de rire ou de parler en vous servant à table : vous 
voilà hors des gonds! vite, un bâton! des verges! «Au logis 
de ces gens-là, dit Plutarque, on n'entend qu'une seule 
musique, ou les lamentations et les gémissements d'un dé- 
pensier qu'on fouette, ou les cris aigus des servantes qu'on 
décliire à coups d'étrivières » \ L'excès de la mollesse et 
de la fortune nous rend chatouilleux et susceptibles jus- 
qu'à nous faire oublier toute humanité. «C'est une honte, 
dit Sénèque, de haïr ceux qu'on devrait louer; mais c'est 
une honte bien plus affreuse de haïr un homme pour ce qui 
devrait le rendre digne de compassion, par exemple parce 
que, tombé tout à coup dans l'esclavage, il conserve quelques 
restes de sa récente liberté; parce qu'il ne s'empresse pas 
avec assez d'agilité à des services ou bas ou pénibles; parce 

1. Personne, dit Epictète, ne peut être injuste sans dommage pour soi. — 
Mais quel dommage éprouve donc celui qui fait jeter son esclave dans les fers? 
Cela même de faire jeter son esclave dans les fers. Ce que tu avoueras, si tu veux 
bien considérer que l'homme n'est pas une bète féroce, mais un animal doux et 
sociable. Quelle est la nature de l'homme? Est-ce de mordre? De donner des 
coups de pied? De mettre en prison? De faire décapiter? Non, mais d'être bien- 
faisant, secourable , et quand il ne peut autre chose, de favoriser les autres de ses 
vœux. (Arr. Ent. d'Ëp. , IV, ch. 1.) 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 163 

qu'il n'égale pas à la course la rapidité du cheval ou du 
carrosse de son maître orgueilleux et cruel; parce que le 
sommeil ferme involontairement ses yeux fatigués d'une 
longue veille; ou parce que, transporté du service doux et 
facile de la ville au rude esclavage de la campagne, il refuse 
un travail auquel il n'est point fait, ou ne l'accomplit pas avec 
assez d'ardeur et d'énergie. » On ne veut point se mettre à 
la place de ceux contre lesquels on s'irrite : loin de là , il 
semble qu'on craigne de n'être pas assez méchant et que 
l'on coure après la colère. Qu'on ne vienne pas dire qu'on 
ne hait que le mal, et que le sage, semblable aux médecins 
qui attaquent la maladie sans en vouloir aux malades , doit 
faire une guerre vigoureuse au vice, sans en vouloir person- 
nellement aux vicieux. Ce n'est là, trop souvent, comme le 
remarque Sénèque, qu'une défaite et qu'une hypocrisie de 
la passion. On ne hait pas le péché, puisqu'on y donne 
soi-même avec joie ; on ne hait que les pécheurs. On ne 
punit pas l'action mauvaise; on satisfait sa passion et l'on 
se venge de l'homme. Mais on ne veut pas être méprisé. — 
«Et pourquoi voulez-vous qu'on vous méprise, répond 
Épictète, si vous vous montrez plein de bonté et de pudeur? 
La pensée qu'on sera méprisé, si l'on ne nuit pas, de quelque 
manière que ce soit, au premier ennemi qui vous blesse, 
ne part que d'une âme insensée et dégénérée. Quoi! nous 
regarderons comme méprisable celui qui ne peut pas nuire? 
Et que dirions-nous donc de celui qui ne peut pas , qui ne 
sait pas fair^ du bien?» Vous auriez honte de passer pour 
un sot ou pour une dupe débonnaire, si vous faisiez comme 
Caton qui , souffleté au bain et recevant le lendemain des 
excuses , répondit simplement à celui qui l'avait frappé sans 
le connaître : je ne me rappelle pas d'avoir été insulté. Le 
grand mal après tout de n'être pas un connaisseur dans l'art 
du soupçon et de la vengeance! C'est un point sur lequel 



164 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

l'homme de bien est toujours apprenti \ et l'on devrait tenir 
à honneur d'être assez bon, non -seulement pour ne point 
voir partout du mal, mais encore pour ne point voir celui 
qui existe. Par une erreur trop générale, on croit que c'est 
une faiblesse de ne pas se venger, et l'on admire, comme 
partant d'une grande âme des maximes aussi sottes que 
cruelles, telles que celle-ci : qu'on me haïsse, pourvu qu'on 
me craigne; on s'imagine s'élever au-dessus des homm.es, 
parce qu'on leur fait du mal et qu'on les perd, et l'on ne 
voit pas que s'irriter d'une injure, c'est descendre au niveau 
de l'offenseur , et que se plaire ou se glorifier dans le mal 
d' autrui, c'est déchoir de la nature humaine qui est bienfai- 
sante, au caractère malfaisant du loup et de la vipère. La 
vraie grandeur est toujours unie à la clémence et à la man- 
suétude; la cruauté ne vient que de la faiblesse. On s'évertue 
cependant, on se force, on s'ingénie à haïr, comme s'il y 
avait quelque chose de grand et de magnifique dans la 
volonté ou dans le pouvoir de nuire. Eh bien! allez donc, 
tourmentez votre existence et celle des autres! oh! que vous 
êtes difficile et morose. «Malheureux, quand donc aimerez- 
vous enfin^?» La vie est si courte : et nous la perdrions à 
des haines, à des querelles, à des procès, à des guerres. 
Nous voulons nourrir des ressentiments immortels, et tandis 
que nous sommes animés comme des gladiateurs les uns 
contre les autres , voilà déjà la mort qui est sur nos têtes et 
qui va séparer les combattants l Tant que nous sommes 

1. Tani sœpe nosfrum decipi Fahullinum, 

Miraris , Aide : semper honio bonus liro est. (Mail. XII, Ep. 51.) 
\ers qui me paraissent avoir été imités par Racine dans Britannicus : 
Narcisse , tu dis vrai : mais cette défiance 
Est toujours d'un grand cœur la dernière science ; 
On le trompe longtemps. (Act. I, se. 4.) 

2. Age, infelix , qiiando amabis! 

3. Cette pensée de la mort prochaine, indiquée par Sénèque en passant, re- 
vient fort souvent dans Marc-Aurèle. 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. d65 

parmi les hommes, cultivons l'humanité. Ne soyons à per- 
sonne une crainte ou un danger; méprisons les pertes, les 
injustices, les outrages, les picoteries, les médisances, et 
supportons d'un grand cœur ces incommodités d'un moment. 
Voilà ce qu'un homme d'une raison ordinaire sait dire 
aux hommes de bonne volonté qui ne sont, comme lui, ni 
bons ni méchants, ni bien portants ni malades*, mais qui, 
aspirant à la santé, ont assez de courage pour travailler sans 
fin à se guérir. Mais le sage écoute en lui-même et tient aux 
autres de plus hauts discours. Et les Stoïciens répétaient sur 
tous les tons, comme des décisions de la sagesse éternelle^, 
les vieilles formules de ceux qu'ils appelaient leuis aïeux ou 
leurs pères^ : «le méchant pèche involontairement : le mé- 
chant ne peut nuire au sage; le sage est impassible.» Mais 
ces formules sèches et dénuées de vie, lorsqu'on les ht dans 
les compilateurs, s'animent au souffle de la foi vive d'Épictète 
et de Marc-Aurèle, au feu de l'imagination de Sénèque. Oui, 
il faut pardonner à ceux qui croient nous nuire ou nous 
offenser. Car ils sont plus ignorants, plus faibles et plus 

1. Sénèque qui se donne pour un homme de second ordre ou d'une raison or- 
dinaire (secundœ notœ) , dit de lui-même : Neque œçjroto , nec valeo (Tranq. 
de l'âme , chap. 1 ). 

2. C'est Dieu même qui parle par la raison et par la conscience. Voyez ce que 
dit Épiclète à ce sujet. « D'où vient qu'Épictète me parle si durement, lui qui a 
l'habitude de ne quereller personne. — C'est sans doute un Dieu pro])ice qui te 
parle par ma bouche. Lorsqu'un corbeau te donne des signes par ses croasse- 
ments, ce n'est pas lui, mais Dieu qui te parle. Il en est de même pour le philo- 
sophe. » (Arr. Eut. d'Ép., III, ch. t.) Et ailleurs : «Donne-moi des commande- 
ments, dis-tu. Lesquels? Est-ce que Jupiter ne t'a point donné ses ordres? quel 
précepte as-tu reçu de lui lorsqu'il t'a envoyé ici-bas ? Conserve ce qui est à toi ; 
ne désire pas ce qui n'est pas à toi : la fidélité, la pudeur, la justice, l'amour 
des hommes sont des choses qui dépendent de toi et qui te sont propres. Quand 
Jupiter t'a ainsi donné ses commandements, que désires-tu encore? Lui suis-je 
supérieur? Suis-je plus digne de foi que lui ? Suis ses commandements et tu n'as 
pas besoin d'autre chose. « (I, ch. 25.) 

3. C'est le nom que Sénèque donne à Zenon, à Cléanthe, à Chrysippe, et en 
général aux grands philosophes qui l'ont précédé, et auxquels il doit ses idées. 



466 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIX 

légers que méchants. En vérité, ils ne savent pas ce qu'ils 
font. Que dirait- on de celui qui s'indignerait contre des 
aveugles, parce qu'ils ne marcheraient pas droit dans leurs 
ténèbres; contre des sourds, parce qu'ils entendraient mal; 
contre des enfants , parce qu'ils oublieraient leurs devoirs 
pour se mêler aux jeux de leurs pareils? Quoi donc! IN y 
a-t-il pas de l'inhumanité à ne pas vouloir que les hommes 
se portent aux choses qui leur paraissent convenables et 
utiles? Or, on semble le leur défendre, quand on se fâche 
contre eux de leurs fautes et de leurs erreurs. Ils ne font 
ces actions qui vous blessent, que parce qu'ils croient y 
trouver de la convenance et de l'utilité. C'est à vous de 
les détromper, si vous pouvez. — Mais ils aiment leurs vices, 
et quoiqu'ils les sentent, ils s'y attachent avec passion. — 
Mettez au nombre des inconvénients de la mortalité cet 
aveuglement de l'esprit , et l'amour comme la nécessité de 
l'erreur. Youdriez-vous donc faire le procès à la nature et 
au genre humain? Mettez les choses au pis et supposez que 
vous soyez en droit de vous dire en commençant chaque 
journée : «aujourd'hui j'aurai affaire à des gens inquiets, 
ingrats, insolents, envieux, fourbes, insociables » : que vous 
importe, puisqu'ils exerceront et feront éclater votre vertu? 
«Puisque le méchant, dit Marc-Aurèle, ne saurait dépouiller 
mon âme de son honnêteté, il est impossible que je me fâche 
contre un frère, qui a le malheur de se tromper et de se 
nuire; il est contre toute raison que je le haïsse. Car nous 
avons été faits pour agir et pour vivre en commun , comme 
les deux pieds, les deux mains ou les deux paupières. » Celui 
qui pèche, ne mérite-t-il pas plus de compassion que de 
haine ? Vous remettez amicalement dans son chemin le 
voyageur égaré : pourquoi n'auriez-vous pas les mêmes sen- 
timents et ne feriez-vous pas de même pour celui qui se perd 
dans la route de la vie et du bonheur? Il faut lui remontrer 



à 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 1G7 

qu'il se trompe, sans orgueil et sans morgue pédante, sans 
air de raillerie ni d'insulte, sans cette modération affectée 
qui mortifie au lieu de corriger, mais simplement, avec l'air 
de la vraie amitié, avec une noble franchise et une bonté 
qui partent du cœur : et vous verrez alors combien il aime 
à suivre ce qui est bien. «La douceur, dit Marc-Aurèle , est 
d'une force invincible , lorsqu'elle est sincère et sans affec- 
tation ni déguisement. Que pourra faire le méchant si tu 
persévères à le traiter avec douceur? Dis-lui paisiblement 
au moment même où il tâche le plus de te nuire : Non, mon 
enfant, nous sommes nés pour vivre d'une autre manière, 
tu ne saurais me faire un vrai mal; mais, mon snfant, tu 
t'en fais à toi-même. Si tu lui dis cela non par ostentation 
ni pour te faire admirer, mais comme si tu n'avais en vue 
que lui seul, y eùt-il d'autres témoins : il est impossible qu'il 
s'obstine dans sa mauvaise volonté pour toi. » Mais s'il avait 
assez dépouillé la nature de l'homme pour n'être pas touché 
d'un procédé semblable, il ne faudrait pas moins continuer 
à l'aimer comme un être de même espèce, comme un allié, 
comme un parent, comme un frère. «Une âme modérée, 
sage, humaine et pure, dit Marc-Aurèle, est comme une 
source d'eau claire et douce qu'un passant s'aviserait de 
maudire. La source ne continue pas moins à lui offtir une 
boisson salutaire, et s'il y jette de la boue et du fumier, elle 
se hâte de les rejeter, sans en être altérée et sans en devenir 
plus nuisible*.)) 

* Sén., Delà col., I,ch. U, 32; II, 9, 21, 23,24, 25,26,27,28,29, 
30, 31; III, 5, 12, 18, 29, 43;- De la clém., I, 6; - Vie heur. , chap. 7; - 
Tranq.,chap. 1. — Ait. Ent. d'Ép., I.chap. 18, 25; II, 10, 13, 23; III, 20, 
21, 25; IV, 1, 5, 6. — Stob. , Flor. , chap. XX, art. 61, 80; XLVI, 88. — 
Max. , chap. 16. — Marc-Aurèle, chap. IX, art. 5; XI, 2; XV, U, 18; XVI, 
3; XVII, 10; XXVII, U; XX\1II, 1, 2, 4, 5, 6, 7, 11, 12, 13, U, 15, 
18; XXIX, 2, 3;XXXI, 17; XXXIII, 20; .KXXIV, 12, 21 ; XXXV, art. 1, 1°, 
•i», 5°, 6», 9". — Lucien, Vie de Métronax. — Plut., De la col., chap. 6,12. 
13, 15, 16;-De la cur., chap. 1. — Hor., Sat., I, III, v. 21-95. 



168 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

L'amour des hommes et la bienfaisance, voilà les plus 
belles fonctions que nous puissions remplir et ce qui nous 
rapproche le plus de Dieu, qui est bon et qui verse égale- 
ment ses bienfaits sur les bons et sur les méchants. La phi- 
losophie et l'humanité nous commandent de remettre dans 
son chemin l'homme égaré, de tendre la main au naufragé, 
de partager notre pain avec celui qui a faim , d'aider nos 
semblables de toutes nos forces, de les aimer, de les éclairer, 
de les améliorer, en un mot, de mettre tout notre bonheur 
à passer continuellement d'une action sociale à une autre. ' 
« Car, le plus grand malheur n'est -il pas, selon le mot de 
Juvénal, de n'aimer personne et de n'être aimé de per- 
sonne?» C'est le propre d'un être raisonnable et sociable 

1. Voici un curieux morceau de la vie d'Apollonius de Thyane par Philostrate. 
Retranchez -en le merveilleux, et vous aurez une charmante parahole sur l'assis- 
tance que nous nous devons les uns aux autres. Et probablement ce n'était que 
cela dans l'origine. Combien de paraboles se sont transformées en miracles ! 
« Apollonius s'efforçait de prouver aux Ephésiens qu'ils devaient se communiquer 
leurs biens , les uns aux autres et se nourrir mutuellement. Par hasard , il y avait 
sur un arbre voisin des passereaux qui se taisaient, lorsqu'il en arriva un à tire- 
d'aile et à grands cris, qui semblait appeler les autres à quelque chose. Dès qu'ils 
l'eurent entendu , toute la bande pousse un cri et s'envole en suivant le messa- 
ger. Apollonius continuait son discours et quoiqu'il sût bien où et pourquoi les 
passereaux s'étaient envolés , il n'en disait rien au peuple. Mais voyant tout le 
monde les suivre du regard , et même quelques personnes considérer déjà la chose 
comme merveilleuse : Un esclave , dit-il , est tombé avec du blé qu'il portait dans 
un van, et il en a laissé beaucoup de répandu à terre dans telle ruelle. Ce pas- 
sereau, qui était là par hasard, est accouru aussitôt pour inviter les autres à partager 
la foitune et le festin que le sort lui envoyait. Plusieurs des auditeurs allèrent 
au lieu désigné pour vérifier la chose , tandis qu'Apollonius reprenait son discours. 
Eux de retour avec de grands cris d'admiration: vous voyez, dit Apollonius, 
comme ces petites bêtes se soutiennent mutuellement et se plaisent à mettre 
leurs possessions en commun. Et nous, nous refusons d'en faire autant, et si 
quelqu'un communique ses biens à d'autres, nous le traitons d'homme sans ordre, 
de prodigue, et autres épithètes semblables, en donnant à ceux qu'il nourrit les 
noms injurieux de flatteurs et de parasites. Que nous reste-t-il donc, que de nous 
enfermer dans nos maisons pour nous y engraisser comme des oiseaux dans les 
ténèbres, jusqu'à ce que nous crevions d'embonpoint. » (Liv. IV, ch. 3.) 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 169 

d'aimer ceux- mêmes qui l'offensent et qui lui font du mal, 
et d'accorder à l'humanité ce qu'on serait peut - être en 
droit de refuser à l'homme. « Ne point prendre vengeance 
d'un ennemi, quand l'occasion s'en présente, ditPlularque, 
c'est humanité; mais avoir compassion de lui, quand il est 
tombé dans le malheur, le secourir quand il le requiert (et 
même avant qu'il le requière , ajouterait Sénèque) , montrer 
de la bonne volonté à ses enfante, et le désir de relever sa 
maison tombée en affliction , c'est une bénignité , c'est une 
bonté, qu'on ne saurait s'empêcher d'admirer, à moins d'avoir 
un cœur d'airain. » Un rhéteur disait mieux encore : « Mais 
c'est mon ennemi. — Et quelle gloire si grande y aurait-il, 
si nous ne remplissions ces devoirs de compassion qu'envers 
un ami? La vertu qu'il faut louer, la modération d'âme qu'on 
doit rechercher, c'est de vaincre son ressentiment et de se 
souvenir qu'on est homme, même au milieu des différends 
et des inimitiés.» Il faut sans cesse se rappeler deux choses; 
l'une , que sans la société nous serions les plus faibles , les 
plus abandonnés et les plus misérables des animaux; l'autre, 
que nous sommes tous membres d'un seul et même corps, 
ou plutôt de Dieu '. Comment ne serait-il pas juste et beau 
de sacrifier nos colères et tout ce que nous sommes , au bien 
de la société qui fait à la fois notre salut et notre souverai- 
neté sur la nature? Comment serait-il bon que les membres 
du corps fussent en guerre les uns avec les autres , au lieu 
de se soutenir et de s'entr'aider ? «Répète-toi souvent, dit 
Marc-Aurèle, je suis un membre de la société humaine. Situ 
dis simplement: je fais partie de ceux qui forment la société, 
c'est que tu n'aimes pas encore les hommes du fond du 
cœur; c'est que tu n'as pas encore de plaisir à leur faire du 

1 . Cette expression n'a rien qui doive étonner dans un païen : Cicéron et Ma- 
nilius emploient le mot membra à la place du mot partes, et Virgile et Manilius 
le mot arttis. 



170 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDfi; GRÉCO-ROMAIN. 

bien comme à tes parents et à tes frères; et si tu leur en 
fais par pure bienséance, tu ne t'y portes pas encore comme 
à ton propre bien. » Être en paix avec tous les hommes, non- 
seulement imiter Socrate, qui n'aurait pas voulu qu'on fît boire 
à ses accusateurs la ciguë à laquelle leurs calomnies l'avaient 
fait condamner, mais faire du bien à ses ennemis, leur rendre 
bienfaits pour injustice, amour pour haine , voilà les devoirs 
du sage qui se sent né pour le service et le secours de ses 
semblables. 11 n'a de haine pour personne : il ne hait que 
le vice. Encore faut-il que cette haine soit toujours tempérée 
par le sentiment de l'humanité, qui lui inspire une pitié pleine 
de condescendance pour nos faiblesses et nos égarements. 
Car, selon le mot profond de Thraséas, «celui qui a trop de 
haine pour les vices est bien près de haïr les hommes. » 
Certaines gens veulent borner leur amour et leur bien- 
faisance à ceux qui sont libres et d'une bonne naissance. 
Mais la nature nous commande simplement de servir les 
hommes. Il n'importe qu'ils soient esclaves ou libres, affran- 
chis ou ingénus : là où je vois un homme , il y a place pour 
un bienfait. 

Il faut lire dans Epictète le portrait qu'il trace du cynique 
ou du vrai sage, pour comprendre les devoirs que l'huma- 
nité impose à quiconque aspire à la perfection. «Le cynique 
doit savoir qu'il est envoyé par Jupiter vers les hommes 
pour leur annoncer les vrais biens et les vrais maux .... 
Nul ne peut se charger de cette mission sans une inspiration 
de Dieu et sans avoir réfléchi à quelles dures lois Dieu veut 
l'assujettir. C'est une nécessité que le cynique soit souvent 
frappé comme un âne vil, et qu'il aime cependant ceux 
qui le frappent, comme s'il était le père de tous, le frère 
de tous — Ira-t-il s'écrier alors: ô César, comme je suis 
traité au milieu de la paix que tu nous procures ! Allons 
devant le proconsul. Mais pour le cynique , qui est le pro- 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 171 

consul'? Oui est César, si ce n'est celui qui l'a envoyé et qu'il 
sert, Jupiter même?... Homme, il est comme le père de tous 
les hommes: ce sont ses fils, se sont ses filles. C'est à ce 
titre qu'il les aborde tous, qu'il s'occupe de tous. Car ne 
croyez pas qu'une vaine curiosité le porte à s'enquérir des 
affaires d'autrui et à faire des remontrances au premier venu. 
C'est en sa qualité de père qu'il le fait, c'est en sa qualité de 

ministre du père universel Il faut qu'il ait le cœur de se 

laisser mépriser : on le regardera comme un mendiant im- 
portun , on se détournera de lui avec dégoût .... Il doit 
avoir une telle patience, qu'il semble dépourvu de senti- 
ment : il ne sent ni le mal qu'on dit de lui , ni les coups 
qu'on lui donne, ni les injures dont on l'accable. Il laisse les 
autres traiter son corps comme ils veulent. Son office est 
de mépriser tout ce qui n'est point la vertu et d'être en 
paix avec tout et avec tous.» Mais pour cela, il faut qu'il 
répète avec Thraséas cette parole de Socrate : «On peut me 
tuer, mais on ne peut point me faire de mal.» Voilà les idées 
et les sentiments qui remplissent toutes les pages de Sénèque, 
d'Epictète et de Marc-Aurèle , et qui reviennent fréquemment 
sous la plume de Dion Chrysostome et de Plutarque. Sans 
être nouveaux ni propres à l'époque impériale, ces principes 
d'indulgence et d'amour se produisirent alors avec tant 
d'insistance et de vivacité qu'ils révèlent certainement et 
l'ascendant général du Stoïcisme, et le plus remarquable 
progrès de la conscience publique parmi les Grecs et les 
Romains. 

On ne les reconnaissait pas seulement comme règles de 
la vie privée , on les appliquait encore à la vie publique et 
au pouvoir. Sénèque peut bien dire à Néron, pour essayer 
de l'apprivoiser en le flattant, que la vie, que l'honneur, que 

1. Épictète se rappelait ici les sentiments de Musonius Rufus, son maître en 
philosophie , dont Stobée nous a conservé un fragment précisément sur ce sujet. 



172 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

la liberté, que les biens de ses sujets sont dans sa main, et 
qu'il est le maître et l'arbitre des lois , parce qu'il est la loi 
même. Rien n'est plus contraire à l'esprit des anciens et au 
Stoïcisme que cette soumission de la loi à un homme. H n'y 
a qu'un roi, Jupiter, et qu'une loi, son éternelle pensée. 
Voilà ce que dit Plutarque et ce que Dion Chrysostome ne 
cesse de répéter. Le roi ou le chef, quel qu'il soit, n'est que 
le représentant et le ministre de Jupiter; il doit, comme lui, 
ne régner que par la loi, c'est-à-dire par la justice et par 
la bienfaisance; et comme Jupiter est le père des hommes 
et des dieux , un roi ou un empereur doit être le père des 
peuples. Marc-Aurèle n'eut jamais d'autres principes. « Il faut 
prendre garde, disait-il, de se croire supérieur à toute loi 
comme les mauvais empereurs, Néron et Domitien. Ce serait 
détruire l'égalité naturelle; et ta vie, séparée du corps de la 
société dont tu es le chef, serait une vie séditieuse comme 
celle de tout homme qui, en se faisant un parti dans la 
répubhque , en rompt l'harmonie et l'unité. » La loi de 
l'homme, c'est d'être humain. Plus on est puissant, plus on 
doit s'y sentir oblige , parce que le mal qu'un particulier peut 
faire, a toujours d'étroites limites, tandis que les fautes et 
les crimes des rois ont presque toujours des suites d'une 
désastreuse étendue. On dirait que Marc-Aurèle avait peur 
de son pouvoir et de cette espèce de vertige qui avait saisi 
Caligula et Néron, et qui allait bientôt déranger la faible tête 
de Commode : tant il prend soin de se mettre en garde 
contre les entraînements de la colère et de l'orgueil blessé! 
« Ce qui ne nuit point à la ruche , se dit -il, ne nuit point 
à l'abeille; ce qui ne nuit point à la république, ne nuit 
point au citoyen et au souverain. Applique cette règle : voilà 
une action qui te paraît mauvaise et qui te semble une in- 
jure pour toi. Si l'intérêt de la république n'en est point lésé, 
tu ne l'es pas non plus. Si même la république en souffre. 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 173 

ce n'est pas une raison pour en vouloir au coupable , quoique 

tu doives faire ce que le salut de l'Etat exige Evite donc, 

autant que possible d'avoir même pour ceux qui par leurs 
crimes ont perdu la dignité d'hommes, je ne dis pas de la 
haine et du ressentiment, mais autant d'indifférence que les 
gens ordinaires en ont pour d'autres hommes. » L'empereur 
doit donc permettre aux sujets de ne point ladorer, de 
parler mal de lui, de le mépriser, s'ils le veulent , de le 
maudire et de désirer sa mort , tant qu'ils ne commettent 
aucun attentat contre l'intérêt et la majesté de la république. 
Son droit unique et son seul devoir est de procurer l'ordre, 
la justice, la paix et le bonheur de la société, Marc-Aurèle 
se rappelle sans cesse ce qu'il a lu dans les discours de l'es- 
clave Épictète' : que la profession du citoyen est de ne con- 
sidérer aucune chose comme utile, si elle ne le paraît que 
pour lui, de ne jamais délibérer sur rien qui soit séparé des 
intérêts généraux de la société, de faire comme le pied et 
la main, qui, s'ils étaient doués de raison et qu'ils compris- 
sent la constitution de la nature , ne se remueraient jamais 
sans tenir compte de l'utilité du corps entier; enfin de 
n'oublier jamais à qui il commande et pourquoi il est né. 
«Commande-nous, s'écrie l'ex-esclave, comme on doit le 
faire à des êtres raisonnables. Montre-nous ce qui nous est 
utile et nous v courrons de nous-mêmes. Montre-^nous ce 
qui est nuisible, et tu nous verra aussitôt nous en détourner. 
Fais que nous t'imitions comme Socrate qui savait si bien 
engager les autres à le suivre. Voilà celui qui commande 
vraiment, comme on doit commander à des hommes, parce 
qu'il les persuade de lui soumettre leurs désirs et leurs 
aversions. Mais de dire : fais ceci ou cela, autrement je te 
fais jeter en prison, ce n'est pas commander à des hommes. » 

i. Marc-Aurèle remercie les Dieux de lui avoir fait lire ces discours précieux, 
qui lui furent procurés par un de ses maîtres et de ses amis , Rusticus. 



174 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Gouverner pour procurer à ses semblables les vrais biens 
et tous les autres avantages de la vie sociale, telle est la 
fonction humaine par excellence , la fonction de celui qui 
respecte le génie qui lui parle au fond de son âme , celle à 
laquelle Marc-Aurèle se crut destiné par les dieux. Celui-là 
est bon, est heureux, qui «dirige toutes ses affections et ses 
actions au bien de la communauté, comme à un objet lié inti- 
mement par la nature à sa propre existence. » Ni la paresse, 
ni la fatigue , ni le danger , ni les attraits du plaisir , ni l'in- 
gratitude et l'injustice des hommes ne doivent détourner 
l'homme public de ses fonctions. Quand la paresse veut 
le matin le retenir dans son Ut , qu'il se demande s'il n'a été 
envoyé au monde que pour se tenir bien chaudement entre 
deux draps. Ses délassements et ses plaisirs consistent à 
passer d'une action sociale à une autre. «Travaille donc, se 
dit Marc-Aurèle, non comme un misérable, non pour te 
faire plaindre ou admirer; mais qu'il n'y ait dans ta vie ni 

action ni repos qui ne se rapporte au bien de la société 

Que si tu t'indignes de l'ingratitude des autres, c'est ta faute 
d'avoir cru que les hommes ne pouvaient pas être ingrats, 
et d'avoir eu, en faisant le bien , quelque autre chose 
en vue que de le faire, et de goûter dans le moment 
même tout le fruit de ta bonne action. Eh! que cherches-tu 
de plus T3n faisant du bien aux hommes? Ne te suffit-il pas 
d'agir convenablement à ta nature? Tu veux en être récom- 
pensé? C'est comme si l'œil voulait être récompensé parce 
qu'il voit, ou les pieds parce qu'ils marchent.... Puisque 
l'homme n'a été créé que pour être bienfaisant , il n'a fait 
que remphr les fonctions de sa constitution propre, lorsqu'il 
a fait du bien : il a dès lors tout ce qui lui appartient. » 
Chercher autre chose, c'est s'exposer à rencontrer partout 
des obstacles et des ennemis, et à devenir le plus pernicieux 
et le dernier des malfaiteurs, comme Phalaris ou Néron. 



l 



TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 175 

Quant à ce qu'on nomme la gloire, quelle vanité! Et le héros 
et le panégyriste ne seront plus dans un instant. Mais surtout 
quel oubli de la justice et de l'humanité ! « Une araignée se 
glorifie d'avoir pris une mouche , et parmi les hommes l'un 
se glorifie d'avoir pris un lièvre, l'autre un poisson, celui-ci 
des ours ou des sangliers, celui-là des Sarmates. Si tu 
examines bien quels ont été les motifs et les principes de 
cette dernière chasse , ne diras-tu pas que la plupart des 
grands hommes ne sont que des brigands. » Presque tous 
les écrivains de l'empire n'ont vu dans la guerre qu'un bri- 
gandage exercé en grand appareil et en grande cérémonie , 
et la gloire des héros n'est à leurs yeux qu'une déplorable 
injure à la justice et que le fléau du genre humain. Les 
créatures raisonnables ne sont-elles pas faites les unes pour 
les autres? Et n'est-ce pas une loi de la nature même des 
choses , que plus un être est parfait, plus il ait de penchant 
à s'unir avec ses semblables? «Et cependant, dit Marc- 
Aurèle , si l'on considère ce qui se passe dans le genre 
humain , les êtres raisonnables sont les seuls* ici-bas qui 
aient oubhé cette mutuelle affection et ce penchant , cet 
attrait pour la communauté. A peine pourrait-on en trouver 
des exemples. Mais les hommes ont beau se fuir ; la nature 
plus forte se saisit d'eux et les arrête.,.. Vous trouveriez 
plutôt un corps terrestre séparé de la terre, qu'un homme 
qui ait rompu tout rapport avec les êtres de son espèce. » * 

* Sén., De la col., I, ch. 5; II, 31 , 32; III, 3 ;- Vie heur., ch. A, 20, 24; 
Clém., I, 1, 3, 17; II, 6; - Rep. du sage, chap. 30; - Des bienf., IV, 13, 18; 
Biièv.,chap. H, 15;LeU., 14,48, 60, 73, 74, 81,88, 90, 95. — Plut.; 
Préc. de gouv., ch. 20, 32; - A un prince, ch. 3,4;- Util, des enn., ch. 9. — 
Dion Chr., Disc, I, II, III, XXXII. — Sén. le rh., p. 168, 169, 170, 227.— 
Quint., Décl., IX. — PI., Lelt., 1,8; VIII, 22; IX, 21. — Aulu-Gelle, IX, 
chap. 2. — Juv., Sat. XXXIII, v. 180-192. — Arr. Ent. d'Ép. , II, chap. 10; 
III, 7, 22, 24. — Marc-Aurèle, VIII, 6, 9, 11, 15, 17, 18, 19, 20, 21 , 
22; XI, 12; XII, 23; XVI, 8; XIX, 5, 9, 10; XXVI, 6, 7; XXVII , 11, 19, 
22; XXIX, 5, 6, 8; XXX, 1, 3; XXXIV, 50; XXXV, 1. 



176 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Les principes de charité que nous venons d'exposer 
paraissent -ils trop métaphysiques, trop hauts, trop peu 
pratiques ? Ne veut-on reconnaître l'humanité que là où l'on 
rencontre les deux fameuses maximes : Ne faites pas aux 
autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait, et 
faites à autrui comme vous voudriez qu'on vous fît ? Il fau- 
drait encore convenir que les Stoïciens n'ont pas ignoré ces 
grands préceptes pratiques , dans lesquels on met quelque- 
fois toute la morale. Mais on a l'habitude de s'étonner qu'ils 
aient pu les connaître : d'où vient cet étonnement, qui ne 
veut pas que des hommes aient eu des sentiments humains ? 
Et que signifie cette manie de soupçonner une influence 
étrangère , toutes les fois que les païens ont une pensée 
généreuse ? Que Sénèque ait entendu St. Paul ; qu'Epictète 
ait connu l'apôtre des Gentils dans la maison d'Épaphrodite ; 
queMarc-Aurèle ait pillé la doctrine de ceux qu'il avait, dit-on, 
la foUe de persécuter': cela m'importerait assez peu, sans la 
conclusion qu'on en tire contre la raison humaine. Mais rien 
n'est moins. prouvé que ce fait; et j'ajoute hardiment qu'en 
le supposant aussi certain qu'il est douteux , on n'aurait pas 
encore le droit d'avancer que les idées vraiment chrétiennes , 
qui remplissent les écrits des philosophes, ne sont que des 
idées d'emprunt. Car elles sont antérieures chez les païens à 
la propagation du christianisme. Sénèque aurait pu les prendre 
où il a pris ce qu'il y a d'artificiel dans son style, je veux dire 
chez les rhéteurs , dont quelques - uns , tels qu'Albutius et 
Fabianus, unissaient la philosophie à la rhétorique. C'est une 
mine où il se rencontre quelques filons précieux : il faut 
savoir y déterrer l'or c]ui y est enfoui. Qu'on veuille bien 
faire attention aux maximes suivantes : c'est une loi de la 
destinée d'accorder aux autres ce que vous réclameriez pour 
vous-même. Sois compatissant et miséricordieux; car la for- 
tune est changeante. Souvent celui qui a pu montrer sa 



I 



CHARITÉ. 177 

charité , est réduit à implorer celle d'autrui. C'est un homme 
et vous ne voudriez pas que je le soutienne et que je le 
nourrisse. Il y a des droits non écrits qui sont plus certains 
que toutes les lois positives. C'est un devoir de donner l'au- 
mône à un mendiant, de jeter un peu de terre sur un 
cadavre non enseveli , de tendre la m^in à ceux qui sont 
tombés'. »Ce n'est point par intérêt, mais par humanité que 
nous devons secourir nos semblables ! « Rien de plus hon- 
teux qu'une charité mercenaire. ))I1 me serait facile de con- 
tinuer ces citations, et de retrouver en germe, dans les 
souvenirs mutilés de Sénèque le père, la plupart des idées 
humaines qui font justement la gloire du fils. Je remarquerai 
seulement que ces idées étaient beaucoup plus communé- 
ment agitées qu'on ne le croit. Les thèmes des déclamations, 
antérieurs au siècle d'Auguste, s'éternisent dans les écoles, et 
je ne serais pas étonné qu'ils eussent duré, toujours les mêmes, 
jusqu'à l'invasion des barbares, et au delà : il s'ensuivait que 
le même fonds d'idées était sans cesse remué. Un siècle 

I. Voici une scène de Piaule, où l'on voit que la charité n'était pas plus in- 
connue aux Comiques qu'elle ne l'était, bien avant eux, à Homère. Je répéterai ce 
que j'ai dit souvent dans cette partie de mon travail , il n'y a pas un seul bon 
sentiment nouveau sous le soleil. « Quels mortels invoquent ma patronne? Car 
c'est la voix des suppliants qui vient de m'atlirer à cette porte. Ils invoquent une 
déesse bienveillante (Vénus), une patronne qui ne se fait pas arracher ses bien- 
faits. — Reçois nos vœux pour ta santé, ma mère. — Salut, jeunes filles. Mais 
d'où venez-vous ainsi trempées et dans ce triste accoutrement ? ... On n'a pas 
coutume de se présenter de la sorte dans ce temple. — Jetées ici toutes les deux 
par le naufrage , où voudrais-tu que nous prissions des victimes ? Maintenant , 
nous embrassons tes genoux: dénuées de ressources, ne sachant qu'espérer, igno- 
rant où nous sommes, reçois-nous dans ta demeure, sauve-nous, prends pitié de 
deux malheureuses sans asile, sans espoir et n'ayant rien au monde que ce que 
tu vois. — Donnez-moi la main , relevez-vous ; il n'y a pas de femme plus com- 
patissante que moi. Mais vous ne trouverez pas ici beaucoup d'aisance et de 

ressoiuces, mes enfants; c'est à peine si moi-même j'ai de quoi vivre 

quoiqu'il en soit, je vous ferai bon accueil autant que mes moyens le permettront. 
Suivez-moi. — Merci, ma mère, de ta bienveillance et de ta bonté pour nous. — 
Je fais mon devoir.» (Plant., Le Cordage, v. 178-207.) 

II. 12 



178 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

après Auguste, Quintilien répétait avec des formes nouvelles 
ce que Sénèque le rhéteur avait entendu dire à ses contem- 
porains, et plus d'un siècle après Quintilien nous retrouvons 
les mêmes déclamations sous la plume de Calpurnius. Je ne 
citerai qu'un court passage de Quintilien. « Que la fortune 
des heureux juge orgueilleusement de la misère d'autrui , 
parce qu'elle ne la voit que de loin ; que celui qui se croit 
sûr du sort méprise facilement les douleurs étrangères : 
pour moi, toutes les fois que je vois un malheureux me 
demander du secours, je ne puis m'empêcher de m'émou- 
voir sur moi-même : je me reporte aussitôt au temps où je 
désirais moi-même la charité d'autrui: c'est par mes misères 
que j'ai appris à aimer la miséricorde ... Si je dois reîomber 
dans la pauvreté, il me servira peut-être , quand je mendierai, 
d'avoir quelquefois nourri les pauvres qui manquaient de 
tout.» Qu'on y songe d'ailleurs, l'énorme inégalité des for- 
tunes faisait une nécessité die l'aumône et de la bienfaisance. 
Sous la République , on était hbéral ; il fallait payer sa gloire 
ou sa puissance. Sous l'Empire , on devint charitable ; il 
fallait payer sa sécurité; et d'ailleurs la masse des indigents, 
qui étaient loin d'être tous inscrits sur les registres des 
distributions publiques, donnait à réfléchir sérieusement, 
et pouvait émouvoir dans le cœur des riches une compassion 
et de bons mouvements qui ne fussent pas intéressés. Quoi- 
que ce fut à cette époque une manière de gloire de déclamer 
contre la fortune , vous ne trouverez certainement pas dans 
les païens les sorties véhémentes de l'Evangile, de St. Jacques 
et plus tard de Jean Chrysostome, contre l'égoïsme et la 
sécheresse des riches , ni surtout cette prédilection et cette 
tendresse pour les pauvres, qui donnent un caractère si 
saisissant au sermon sur la montagne. Rien de plus commun 
cependant que des plaintes contre l'inégalité des biens, que 
des invectives contre le faste et l'avarice des heureux et des 



AUMÔNE. INVECTIVES CONTRE LES RICHES. 179 

puissants , que des exhortations à faire un bon usage de sa 
fortune , que l'opposition des vertus du pauvre et des vices 
du riche : « N'est il pas contre toute raison , dit Lucien , que 
des hommes possèdent des richesses excessives, et vivent 
dans l'abondance de tous les plaisirs sans partager les biens 
dont ils jouissent avec les pauvres, tandis que ceux-ci 
meurent de faim et de misère? Saturne, détruis cette 
odieuse inégalité . . . Quelques hommes sont chaussés d'un 
haut cothurne, dont la fortune a fait pour eux toute la 
dépense : ils nous écrasent par leur faste théâtral, tandis que 
nous, qui formons le plus grand nombre, nous marchons 
pieds nus et sur la terre, quoique nous soyons en état, tu 
ne l'ignores pas, de représenter aussi bien qu'eux et d'avoir 
un port aussi noble, si l'on nous revêtait de leur costume.. . 
Saturne , ou change notre condition et ramène l'égalité 
primitive , ou pour dernière ressource , ordonne à ces 
riches de ne plus jouir seuls de tous leurs biens , et, parmi 
tant de médimnes d'or, d'en répandre sur nous quelques 
chœniques, parmi tant de vêtements, de nous donner au 
moins pour couvrir notre nudité ceux que rongent inutile- 
ment les vers. Ils ne sauraient éprouver de peine à nous 
donner pour nous couvrir ces étoffes destinées à périr, que 
le temps va bientôt consumer , ou qui moisissent renfermées 
dans des coffres et dans des armoires.» Lucien touchait, en 
se jouant, à la plus grande plaie de l'empire après l'esclavage : 
l'énormité de certaines fortunes, dont les usurpations justes 
ou illégitimes menaçaient de tout envahir et qui auraient 
accaparé, si elles avaient pu, jusqu'à l'air que les malheu- 
reux respirent, effrayait le pouvoir et tous les hommes 
sensés. Les empereurs grondaient ou frappaient sans discer- 
nement et sans but ; les écrivains et les déclamateurs invec- 
tivaient ; les pauvres souffraient en silence ou se plaignaient : 
la grande propriété avec ses prof isions stériles s'accroissait 



i80 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

toujours. Mais que faire ? On était las de révolutions violentes; 
et puis les proscriptions avaient-elles morcelé , généralisé la 
propriété en Italie? On ne voyait d'autre remède, que le 
remède toujours si inefficace de la générosité personnelle. 
De là ces recommandations et ces éloges de la charité. 
«Moi, j'ai d'immenses revenus, fait dire Horace à l'un de ces 
riches dont il flétrissait les folles profusions et la cupidité 
dévorante : j'ai des richesses qui suffiraient à trois rois. — 
Eh bien , reprend le poëte, n'y a-t-il rien où tu puisses em- 
ployer utilement et avec honneur ton superflu ? Pourquoi y 
a-t-il des pauvres qui méritent si peu de l'être, lorsque tu es 
assez riche pour les secourir?» — «J'ai cru, disait un décla- 
maleur, que le seul fruit d'une grande fortune était de faire 
du bien et d'ouvrir comme un port contre tous les accidents 
qui affligent les mortels. Cette manière de dépenser me 
convient mieux que d'amasser de riches étoffes, de faire des 
provisions d'argenterie, d'acheter des louanges et des flatteurs. 
Quel meilleur placement peut-on faire de son argent, que 
d'étendre en quelque sorte les revenus de sa bonté. . ? Quoi! 
donc applaudirons -nous ceux qui nourrissent d'immenses 
familles de coupables pour les faire tuer ? N'aurons - nous 
de louanges que pour ceux qui nous amusent par des spec- 
tacles vains ou cruels? . . . Qu'y a-t-il de si beau, de si 
conforme à la nature, quelle fonction plus haute nous a 
confiée la providence, quel plus digne bonheur nous a-t-elle 
accordé que de nourrir des hommes, que de les soutenir, 
que de relever ceux qui sont tombés par une injure de la 
fortune? Qui donc fait mieux l'affaire publique, non-seulement 
de l'État, mais encore de l'humanité et de la nature entière, que 
celui qui empêche de périr l'animal le plus voisin de la divinité 
et le seul capable de contempler les œuvres de l'éternelle sa- 
gesse...? On a par là un double avantage : on vit avec plus de 
modestie et de libéralité. » Sinon, de quoi les riches peuvent-ils 



AITMÔNE. im'ECTIVES CONTRE LES RICHES. 181 

donc s'enorgueillir et se glorifier? C'est une chose triste à dire, 
mais qui n'est que trop véritable, comme l'observe Dion Chry- 
sostome, que les riches ont moins de penchant à la bienfaisance 
et à Thumanité que les pauvres. Voyez ce pauvre paysan que 
Dion nous dépeint. Il reçoit le naufragé bOus son toit ; il lui 
donne à manger du pain de froment et ne mange lui-même 
avec sa famille que du millet grillé , tandis que les riches 
font servir à leurs hôtes les plus maigres morceaux et sa- 
vourent les mets les plus délicieux ; il lui verse du vin et ne 
boit que de l'eau, tandis que les riches ne servent à leurs 
convives pauvres que de la piquette et dégustent insolemment 
les meilleurs vins : enfin, en le remettant dans son chemin, 
il lui donne la robe de sa fille, la seule qui fût dans sa maison, 
tandis que le riche congédie l'étranger nu comme il était 
arrivé. «Euripide, ajoute Dion, a dit que la pauvTCté a cela 
de mauvais qu'elle nous empêche d'accueillir dignement 
l'étranger , de le recevoir sous notre toit, ou d'assister de 
quelque autre manière l'indigent qui nous implore. Je ne 
vois point cela ; je trouve au contraire que le pauvre allume 
plus vite le feu de l'hospitahté pour l'étranger ; qu'il le remet 
plus gracieusement et sans s'excuser dans sa route, [ce que 
le riche rougirait de faire; et qu'enfin il partage plus volon- 
tiers et plus amicalement avec lui le peu qu'il possède. Aucun 
de ces riches qu'on nous vante ne donnerait à l'étranger 
la robe de pourpre de sa femme ou de sa fille, encore moins 
son propre manteau, ou l'une de ces mille tuniques, de 
ces mille étoffes de laine dont il ne sait que faire : il ne lui 
abandonnerait même pas l'humble vêtement d'un de ses 
esclaves. C'est ce que nous montre Homère : car tandis que 
les prétendants accueillent mal le mendiant Ulysse, tandis 
que Pénélope ne lui fait que des promesses, tandis que 
Télémaque ordonne de l'envoyer mendier à la ville : Homère 
nous représente Eumée , un pauvre , un esclave , accueillant 



182 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

généreusement son maître déguisé, et lui donnant le vivre 
et le couvert. » Mais quoi ! le riche n'est-il pas toujours dans 
la gêne, quand il faut faire du bien ? Ses chiens , ses chevaux, 
ses coureurs, ses mignons, ses maîtresses ne lui laissent 
même plus de quoi donner un pauvre manteau à son esclave 
qui grelotte. Comment comprendrait-ilcebeau mot d'Antoine , 
répété par Sénèque et même par Martial : je ne possède plus 
que ce que j'ai donné ? Que d'admirables préceptes de cha- 
rité je pourrais extraire du traité de Sénèque sur les bien- 
faits ! Qu'il me suffise de remarquer la déhcale discrétion 
qu'il recommande aux bienfaiteurs : ce qu'on doit craindre 
avant tout , c'est d'accabler et d'humilier les malheureux 
d'une charité insolente et dédaigneuse. 

La charité , si ce n'est dans des cas extrêmement rares, ne se 
manifeste guère que par l'aumône, à l'égard de ceux qui ne 
nous sont point hés par le sang et par l'amitié. Nous allons 
voir que l'aumône était plus pratiquée qu'on ne pense par les 
païens; qu'il y eut de plus parmi eux des tentatives de charité 
pubhque; et qu'enfin il existait avant l'Empire des associa- 
tions de secours mutuels , que les Césars tolérèrent , quand 
elles étaient consacrées par des traités , mais qu'ils avaient 
de l'inclination à faire supprimer , parce que toute associa- 
tion , toute confrérie inspirait des ombrages à la politique 
romaine. Je veux auparavant citer un fait que Tacite raconte 
avec une certaine joie, comme un exemple de la charité 
publique. Après l'écroulement du cirque, «les maisons des 
grands furent ouvertes à tout le monde; des remèdes et des 
médecins, fournis universellement; etRorae, au miHeu du triste 
aspect qu'elle présentait, ressembla à la Rome des anciens 
temps, lorsqu'on entourait de soins, d'attentions et de géné- 
rosités ceux qui avaient été blessés dans quelque combat dé- 
sastreux. » Ce sentiment de compassion publique et d'assis- 
tance mutuelle se manifesta plus d'une fois dans les calamités 



AUMÔNE. ESSAIS DE BIENFAISANCE PUBLIQUE. 183 

qui affligèrent souvent les villes de l'empire, ruinées par des 
tremblements de terre ou par des incendies. Mais venons à 
l'aumône proprement dite. Nous avons déjà cité cette décla- 
mation remarquable et singulière, qui nous représente au 
sein même de Rome une sorte de cour des miracles, abu- 
sant de la charité publique. Il reste à savoir si c'était là une 
imagination gratuite des rhéteurs de l'époque d'Auguste, ou 
si l'on peut en tirer quelque conclusion sur la pratique de 
l'aumône chez les Romains. Rome était , comme toutes nos 
grandes capitales, une de ces villes où l'on rencontre le plus 
de vices et de vertus, le plus de misères et de dispositions 
à les soulager. Les mendiants de tous les pays y abondaient. 
Ici, vous eussiez vu un malheureux avec le tableau qui 
peignait grossièrement son naufrage; là, des Syriens, espèce 
de Bohémiens de l'antiquité; plus loin, des Juifs à qui leur 
mère avait enseigné l'art de mendier ^ Tant de pauvres au- 
raient-ils afflué à Rome , et sans doute dans les autres gran- 
des villes de l'empire, s'ils n'avaient espéré soutenir leur mi- 
sérable vie en excitant la pitié des passants? Les déclamateurs 
pouvaient donc accuser d'abuser de la pitié pubhque le misé- 
rable qui mutilait des enfants abandonnés, pour les envoyer 
mendier à son profit et pour s'enrichir de leurs misères. 
Le paupérisme croissait dans l'empire, et les heureux pou- 
vaient le voir s'étaler sous les formes les plus hideuses et 
les plus effrayantes. On rencontrait des misérables qui rô- 
daient dans les rues, ramassant les restes des repas d'autrui, 
se disputant les sales débris de légumes jetés aux ordures, 
ou s'err pressant autour d'animaux morts de maladie pour 
apaiser gratuitement leur faim. Les indifférents disaient 
peut-être avec le Trimalcion de Pétrone : Un pauvre, 

i. Ce mot que j'emprunte à Martial est confirmé par Juvénal. Tout arbre mendie 
et tend la main, dit-il, de l'emplacement boisé où campaient les Juifs : 
eje»tis mendicat silva Camenis. (Sat. 3, v. 16.) 



18-4 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

qu'est-ce qu'un pauvre ? Est-ce qu'il y a des pauvres ? Ou 
bien pour couvrir l'odieuse sécheresse de leur égoïsme, ils 
répétaient dans leur sotte sagesse avec Plaute: c'est une 
pitié cruelle , que de prolonger la vie et les misères de l'in- 
digence par des secours qui ne sauraient être qu'insuffisants. 
Mais les honnêtes gens voyaient avec une pitié mêlée d'effroi 
le nombre toujours croissant des pauvres, et les empereurs 
s'en émurent. La mendicité était si répandue qu'il ne fallait 
pas penser à la prohiber. Trajan fit inscrire des milliers 
d'enfants pauvres sur les registres des distributions publiques.* 
Adrien, Antoninle Pieux et Marc-Aurèle firent des fondations 
charitables , qui devaient élever et marier un certain nombre 
de garçons et de filles. Alexandre Sévère imita leur exemple. 
Essais passagers , il est vrai, tentatives impuissantes, mais 
qui prouvent que si l'empire, mal constitué pohtiquement, 
mal constitué économiquement, ne pouvait parvenir à étein- 
dre le paupérisme qui le minait en silence, ni même à en 
ralentir les tristes effets en venant au secours des classes 
nécessiteuses , il y avait au moins des idées d'humanité assez 
répandues , pour que des empereurs songeassent à les ap- 
pliquer. Il y a plus : Pline nous apprend qu'il existait de son 
temps des associations de secours mutuels, antérieures à 
l'empire, et qu'on s'y cotisait d'une certaine somme, pour 
que la société vînt en aide à ceux de ses membres qui 
seraient accidentellement dans le besoin ou qui tomberaient 
dans la misère. Si de pareilles institutions eussent été géné- 
ralement répandues, elles seraient devenues plus efficaces 
contre le paupérisme que toute la bonne volonté des empe- 
reurs : elles fauraient prévenu , tandis que les largesses im- 
périales n'y portaient qu'un remède toujours insuffisant. Mais 
la politique en avait peur : Trajan défendit qu'il s'en établît 
à l'avenir, et fit supprimer toutes celles qui n'étaient pas 

1. Il étendit cette libéralité à toute l'Italie. 



LOIS ET HUMANITÉ : GLADIATEURS, ETC. 185 

autorisées par les traités de la république avec les peuples 
vaincus, ou par des permissions spéciales et authentiques 
de ses prédécesseurs.* 

Soit donc que l'on consulte les idées, soit que l'on con- 
sulte l'histoire, on ne peut disconvenir que la justice et 
l'humanité n'aient fait de remarquables progrès, grâce à la 
paix romaine et aux lumières du Stoïcisme. Aussi quiconque 
ne connaît pas l'aveugle tyrannie de l'habitude devrait 
s'étonner de trouver encore en usage des spectacles aussi 
barbares que les combats des gladiateurs , soit entre eux, 
soit contre des bêtes féroces. Que dis-je? L'influence de 
Rome , à qui d'ailleurs la civilisation et l'humanité doivent 
tant de services , avait infecté de ce scandale inhumain pres- 
que tous les pays soumis à ses lois. Il y avait des cirques en 
Asie-Mineure, en Gaule, en Espagne, en Afrique. Quelques 
villes de la Grèce elle-même , Corinthe entre autres , avaient 
laissé souiller leur sol de sang humain pour les stupides 
plaisirs de la foule. Gomme nous ne dressons ni l'acte d'ac- 
cusation , ni l'apologie de l'antiquité , essayons d'abord de 
comprendre en quoi consistait cet affreux spectacle , et nous 
verrons ensuite ce qu'en pensaient eux-mêmes les païens 
éclairés. Le degré d'horreur qu'un tel usage mérite dépend 
de la condition des gladiateurs. Laissons le cas où le gladia- 
teur vendait ou louait librement son sang, et celui où il 
l'exposait par goût, ainsi que le firent des chevaliers et même 
des femmes. Car il n'y avait point là d'atteinte à la justice. 
Que si l'on jetait aux boucheries de l'arène, soit des pri- 
sonniers de guerre pour le plaisir des victorieux, soit des 

* Sén. lerh. , p. 71, 72, 75, 77, 79, 115, 176, 177, 178, 182, 291, 
342, 346, 377, 410, 411, 534, 544. — Lucien, les Portraits; le Cynique; 
Saturnales; Crono-Solon. — Dion Chr., Disc. VII. — Quint., Décl. IX, X, XII, 
XIII, CCLX. — Juv., Sat. I, v. 92; V, 545; XI, 43; XII, 28, 130. —Hor.^ 
Sat. II, 2, V. 99-104. — Tac, Ann. , VI, ch. 45 — PL, Lett., 1 , 8 ; X, 94. 
— Apul., 1. IV, IX. — Pétr., I, ch. 48. -- Plaut., Trin., v. 296. 



186 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

esclaves innocents pour les amusements des hommes libres, 
il n'y a point de paroles assez énergiques pour flétrir un 
tel abus de la victoire ou un tel oubli de l'humanité. Mais si 
le temps de ces atroces scandales était passé, si les victimes 
du cirque étaient des condamnés à mort, la question change 
d'aspect : la loi cesse d'être barbare à l'égard des victimes ; 
elle ne l'est plus qu'à l'égard des spectateurs chez lesquels 
elle pervertit le sens de l'humanité; elle n'est plus coupable 
du sang versé , mais elle se démoralise elle-même en faisant 
un plaisir et un spectacle de ce qui devrait être un exemple, 
propre à inspirer la terreur et l'horreur du crime. Ce fut 
là, si je ne me trompe , le cas général des combats de gla- 
diateurs sous l'empire : les combattants étaient ou des con- 
damnés ou des hommes qui faisaient volontairement cet in- 
fâme métier. Je l'avoue, les déclamateurs nous représentent 
encore des captifs et des esclaves destinés à ces jeux san- 
guinaires ; ils nous font assister aux horreurs morales de 
l'apprentissage et aux transes de ces combats , d'où l'on ne 
sortait victorieux que par un crime. Mais ces discours s'appli- 
quaient moins au présent, qu'à l'époque de Spartacus , et je 
ne sais s'il y eût jamais pendant l'empire , excepté sous 
Constantin, un seul combat de gladiateurs, où l'on força 
des ennemis vaincus à s'exterminer. Lorsqu'il sagit de pa- 
reils spectacles dans Tacite, dans Suétone ou dans Sénèque, 
les gladiateurs sont presque toujours qualifiés de condamnés, 
ou de coupables, {sontes, noxn.) Or on ne peut certes ap- 
peler cruelle une mort par condamnation juridique, et qu'on 
recevait les armes à la main, dans le feu de l'action, sous 
les yeux et au bruit des applaudissements d'une grande 
foule assemblée. Voilà cependant ce que Sénèque réprouvait, 
et avec raison. Les motifs qu'il donne sont remarquables : 
« c'est un coupable , dites-vous ; il a exercé des brigandages. 
— Eh bien! 11 a mérité d'être pendu. — Il a assassiné. 



LOIS ET HUMANITÉ : GLADIATEURS, ETC. 187 

— Il a mérité d'être tué comme il a tué. Mais vous, mal- 
heureux , quel crime avez - vous commis pour être con- 
damné à la vue de ce spectacle ? Frappe, tue, brûle, criez- 
vous, et vous ne comprenez pas que l'exemple de cruauté 
que vous donnez peut retomber sur vous. Vous êtes heu- 
reux de vivre sous un prince dont rien ne peut corrompre 
la bonté naturelle.» Et la lettre que nous citons commence 
par ces mots : « Je rentre chez moi plus cruel et plus inhu- 
main parce que j'ai été parmi les hommes. Je me suis 
trouvé par hasard au spectacle de l'après-midi, attendant 
des jeux , des plaisanteries ou quelque autre amusement qui 
reposât les yeux de la vue du sang humain. Ce fut le con- 
traire : ce qui avait précédé n'était qu'une pitié. Le matin des 
hommes avaient été livrés aux lions et aux ours; à midi, ils 
sontjetés en pâture à la cruauté des spectateurs. Vous enten- 
dez crier de toutes parts : pourquoi court-il si timidement au- 
devant du fer? Pourquoi frappe-t-il avec si peu de courage? 
Pourquoi ne meurt-il pas de bonne grâce? Et le malheureux 
est repoussé par les coups des assistants sous le fer qui doit 
l'achever.» Le mal de ces jeux sanglants était de remuer et 
d'exciter chez les spectateurs les instincts cruels et féroces 
de notre nature. C'est aussi pourquoi Plutarque les con- 
damne. « Quand l'homme ne devrait pas même se plaire au 
sang des animaux, dit-il, le plus magnifique des spectacles 
pour lui est de voir des combats , des blessures , des morts 
et des meurtres d'hommes. On apprend dans ces spectacles 
sauvages l'insensibihté à l'égard de ses semblables et la cru- 
auté.» Les anciens avaient remarqué avant Montesquieu que 
les princes les plus cruels étaient ceux qui aimaient le plus les 
combats de gladiateurs : témoin Claude, Domitien, et Com- 
mode qui descendit lui-même dans l'arène ; et Tacite nous 
apprend qu'on blâmait le frère de Germanicus d'avoir trop de 
plaisir à voir couler le sang, quoique ce ne fût qu'un sang 



188 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

vil.» Aussi la populace, qui ne réfiéchit pas, pouvait bien ne 
pas aimer les princes qui la sevraient de ces voluptés sangui- 
naires; les gladiateurs eux-mêmes , quand les combats étaient 
rares , pouvaient bien se plaindre que le bon temps ne fût 
plus : les gens éclairés évitaient en général, ou par humanité 
ou par bon goût, des spectacles qui endurcissent et effa- 
rouchent le cœur. Lorsqu'il fut question d'établir à Athènes 
des jeux de cette espèce, les habitants en abandonnèrent 
aussitôt l'idée à cette simple parole du cynique Métronax : 
c'est bien , Athéniens : mais renversez auparavant l'autel de 
la Pitié '. Junius Mauricus refusa aux habitants de Vienne la 
permission de goûter ce tragique plaisir , et dit au prince qui 
était saisi de leurs plaintes à ce sujet : Plût aux dieux qu'il 
me fût possible d'aboHr de tels spectacles par tout l'empire! 
Marc-Aurèle enfin brava les folles rumeurs de la foule en les 
rendant plus rares et en ne laissant combattre qu'avec des 
fleurets à pointe émoussée. 

Ce n'était pas seulement les combats de gladiateurs qui, 
selon le mot d'une déclamation , déshonoraient et démora- 

1. Voilà ce que raconte Lucien dans la vie du Cynique Démonax, son contem- 
porain; et l'autorité de son récit ne peut être affaiblie par un récit différent de 
Philoslrate. Voici ce que dit celui-ci dans la vie d'Apollonius : « Les Athéniens , 
se réunissant au théâtre qui est au-dessous de la citadelle, se plaisaient à voir 
des hommes se massacrer entre eux , et ils avaient plus de goiit pour ce spectacle 
que les Corinthiens aujourd'hui. Us achetaient à grands frais et de tous côtés des 
adultères, des voleurs avec effraction, des coupeurs de bourse et une foule d'hommes 
de cette espèce , pour les faire combattre les uns contre les autres. Apollonius 
blâmait cette coutume cruelle : invité par les Athéniens à se rendre dans l'as- 
semblée du peuple, il dit qu'il ne viendrait jamais dans un lieu souillé et tout 
arrosé de sang. Comment, disait-il dans une lettre, la déesse n'a-t-elle pas quitté 
votre citadelle, lorsque vous répandez un tel sang devant elle ? Si vous continuez 
dans cette voie, lorsqu'arriveront les Panathénaïques, ce ne sont plus des bœufs, 
mais des hécatombes d'hommes que vous immolerez à la déesse. Et loi , Bacchus, 
tu honores encore de ta présence ce théâtre souillé de sang humain ? Éloigne-toi 
aussi , Bacchus, et reprends le chemin du mont Cithéron, plus pur que ton théâtre.» 
( Vie d'Apollonius , IV, chap. 22.) 



LOIS ET HUMANITÉ : EXPOSITION AUX BÊTES. 189 

lisaient les supplices : c'était encore l'exposition aux bêtes 
et tous les genres de mort, transformés en spectacles et en 
plaisirs publics. Ici la cruauté la plus atroce se joignait sou- 
vent à l'immoralité. Tite-Live a beau nous dire à propos de 
l'écartélement de Suffétius : que tout le monde détourna les 
yeux de l'horreur d'un tel spectacle; que ce fut chez les 
Romains le premier et le dernier exemple de l'ouMi des lois 
de l'humanité dans les supplices, et que Rome peut se glorifier 
que ses lois pénales furent plus douces que celles d'aucun 
autre peuple.» Il ne nous parle que des citoyens, que des 
hommes libres; mais nous voyons par Plante qu'il n'ya point 
de raffinement de cruauté qu'on ne se permît sur les esclaves. 
Or quels étaient les malheureux, qui faisaient les frais de ces 
spectacles de cannibales que les empereurs et leurs délégués 
donnaient aux peuples ? N'était-ce pas les esclaves ou les sujets 
de l'empire qui n'avaient point le titre de citoyens romains? 
N'était-ce pas sur eux que s'exerçait la sauvage imagination 
d'un Domitien , faisant voir aux Romains Icare précipité des 
airs, puis dévoré par un lion, Prométhée attaché à un rocher 
et lentement déchiré par un ours, des hommes dont les 
membres, encore vivants et tous dégouttants de sang, ne pré- 
sentaient plus aucune image d'un corps humain? Lisez les 
lois, vous serez de l'opinion de Tite-Live? Lisez dans Sénèque 
le détail des instruments de supplice, ou dans Tacite et dans 
les vies des saints certaines descriptions de martyres, et 
vous serez effrayé que la cruauté humaine puisse aller jus- 
que-là. C'est contre ces chevalets, contre ces croix, contre 
ces pieux traversant un homme de part en part, contre ces 
écartélements , contre ces tuniques ensouffrées, contre ces 
morts longuement et savamment prolongées, contre tout 
cet attirail de la cruauté et cet art raffiné des bourreaux, que 
s'élèvent Lucain, les déclamateurs , mais surtout Fabianus 
et Sénèque. Les Stoïciens de Rome ne se contentaient pas 



190 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

de déclamer : ils rappelaient aux Romains les vrais principes 
du droit pénal. Le premier principe de toute loi positive, 
c'est l'intérêt de la société. Or s'il est utile à la société de 
punir et de réprimer ceux qui nuisent aux autres , il ne l'est 
jamais de le faire avec cruauté. La loi et les jugements 
doivent toujours incliner vers le parti le plus humain. Marc- 
Aurèle admettait pleinem.ent avec Sénèque les maximes sui- 
vantes: «Celui qui préside aux lois et qui gouverne l'État 
corrigera, aussi longtemps qu'il le pourra, les âmes par 
des paroles clémentes, puis par des reproches sévères, 
et enfin par des peines légères encore et sur lesquelles 
on puisse revenir. Ce n'est qu'à la dernière extrémité 
et pour les plus grands des crimes, qu'il est permis de 
recourir à la peine de mort.» Marc-Aurèle donne une 
raison admirable de cette lenteur à frapper du dernier sup- 
plice. C'est que si celui qui nuit à la société se retranche 
en quelque sorte du monde et se jette hors du sein de la 
nature , il a encore la ressource de se réunir au grand tout 
et de revenir à la nature dont il s'était écarté. Or, selon le 
mot de Sénèque, celui qui se repent est presque innocent. 
Que si l'on est réduit à sauver et à rassurer la société par la 
mort d'un homme, il n'est pas besoin de s'ingénier à varier 
et à prolonger les tortures , comme si la justice faisait ses 
délices des souffrances humaines. C'est la cruauté, disaient 
Sénèque et Fabianus, c'est la cruauté seule qui a imaginé 
ces chevalets, ces dislocations de membres, ces marques au 
front avec un fer rouge , ces amphithéâtres remplis de bêtes 
féroces , ces crocs avec lesquels on traîne les cadavres à la 
voirie, ces fouets, ces croix, et ces feux dont on environne 
des malheureux à demi enfouis dans la terre. H y a de la 
barbarie à prolonger le supplice et à faire périr membre par 
membre et veine par veine ; il y a de l'humanité à tuer vite 
et d'un seul coup. Wais que dire des supjjlices, lorsqu'on en 



DÉCLAMATEURS ET SOPHISTES. 491 

fait un spectacle et un amusement public, et que les spec- 
tateurs deviennent pires que les bourreaux par la joie sau- 
vage dont ils se repaissent , par l'animosité qu'ils montrent 
contre ceux qui ne meurent pas comme il faut? Où est donc 
la majesté de la justice , la moralité des châtiments ? Lors- 
que le magistrat doit prendre la triste robe déjuge criminel 
et qu'il fait convoquer l'assemblée du peuple pour l'audition 
d'une sentence , il monte au tribunal non pas en furieux et 
comme un ennemi de l'accusé , mais pour ainsi dire, avec le 
visage impassible de la loi ; il prononce d'une voix calme et 
grave les paroles solennelles du jugement; il ordonne de 
conduire le coupable au supplice avec sévérité , mais sans 
emportement et sans cruelle joie. Où trouver cette triste, 
mais sainte gravité dans ces exécutions qui servent de spec- 
tacle et non d'exemple? Le peuple tout entier n'y prend-il 
pas les sentiments des Phalaris? Ne désapprend-il pas l'hu- 
manité? Et n'est-ce pas le comble d'une furieuse démence 
que de faire sa joie des tortures d'autrui? Oui, il y a une 
férocité de bête fauve à goûter avec délices le spectacle du 
sano- et des blessures.* 

L'unité du genre humain, l'égalité des hommes et par 
suite l'équité dans l'État, l'égale dignité de l'homme et de la 
femme , le respect des droits respectifs des conjoints et de 
ceux des enfants, la bienveillance, l'amour, la pureté dans 
la famille , la tolérance et la charité envers nos semblables, 
l'humanité dans toute circonstance 'et même dans la terrible 
nécessité de punir de mort les criminels dangereux et 

* Sén. le phil., Des Bienf., VII, ch. 19 ; Ue la Col., I, ch. 25; III, 3 ; Clém., 
I, 15, 16, 17, 24, 25; Brièv., ch. 13, U;Prov., ch. 4; Lett., U, 24, 61, 
90, 95. — Air. Ent. d'Ép., I, ch. 19.— Lucain, II, v. 177. — Fabinnus, dans 
Séii. le rhét., Cont., II. — Plut., Senourr.de chair, Disc. II, ch. 2. — Tac, Ann., I, 
ch. 87; IV, 63; XII, 56; XIII, 33; XIV, 14. — Suét., Néron, chap. 12. — 
Juv., Sat., Il, V. 144; III, 34; IV, 99-101; VIII, 19U-194; XI, 8. — Pliii. , 
Pan., chap. 33 ; Lett. , I, 22. — Lucien, Vie de Démonax. — Mart., I, 6, 7, 8. 



192 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

incurables : voilà le fonds d'idées qui remplit les livres des 
derniers Stoïciens. Mais les philosophes, si nombreux qu'on 
les suppose d'après les satires de Lucien , n'auraient pas 
suffi pour propager partout ces doctrines et pour en pénétrer 
la société, s'ils n'avaient trouvé d'utiles auxiliaires dans les 
sophistes grecs et dans les déclamateurs latins. J'appelle 
l'attention sur ce point trop négligé par les historiens de la 
littérature et de la philosophie*. Les sophistes , comme leur 
nom l'indique et selon la définition de Philostrate , s'occu- 
paient à la fois de philosophie et d'éloquence. Les déclama- 
teurs s'adonnaient principalement à l'art de la parole, et 
même quelques-uns tels que Sénèque le père, Quintilien 
et Fronton, méprisaient souverainement les docteurs de la 
sagesse. Mais comme il est impossible , si prévenu que l'on 
soit pour les belles phrases et les figures oratoires , de tou- 
jours parler à vide , l'éloquence affamée des rhéteurs était 
bien de temps en temps obfigée de se jeter sur les idées 

1. Cette question déjà touchée par Pithou, mais de cette manière diffuse et 
confuse qui appartient à nos érudits du XYI™" et duXVII""^ siècle, mérite d'être ap- 
profondie. Je regrette que nous n'ayons pas encore sur les déclamateurs latins 
les consciencieux et remarquables travaux d'un de nos anciens professeurs de 
l'École normale , enlevé l'année dernière à l'Université et aux lettres. M. Rinn, 
qui joignait à une érudition vaste et bien digérée , à un goiît sijr et délicat , une 
intelligence aussi fine et aussi distinguée, que son caractère était droit et ferme, 
avait un penchant décidé pour Sénèque et pour toute la littérature de cette époque, 
dont il sentait vivement les qualités , sans en dissimuler les défauts. Défauts et 
qualités, il en montrait ingénieusement l'origine dans les leçons et les discours 
des déclamateurs. Cela le conduisait à recbeicher les idées qui défrayaient cette 
éloquence factice, lorsqu'on voulait ne point parler pour ne rien dire ; et je sais qu'il 
avait noté curieusement toutes les questions de morale et de droit, dont il se trouve 
des traces dans ces phrases et ces figures de rhétorique que Sénèque le père nous 
a conservées. Malheureusement, arrêté par cet esprit de critique que l'Ecole nor- 
male et l'enseignement développent outre mesure , il n'a rien osé publier. Il re- 
culait par excès de sévérité pour lui-même devant le travail définitif de la rédac- 
tion. Ses savantes notes pourront -elles être facilement mises en état de voirie 
jour ? C'est ce que doivent désirer les amis des lettres et tous ceux qui aiment à 
se souvenir de M. Riim. 



DÉCLAMATEURS ET SOPHISTES. 493 

morales qui avaient cours. Les sophistes tels que Lucien , 
Hérode Atticus, Dion Chrysostome, Maxime de Tyr, et plus 
tard Thémistius et Libanius étaient plus philosophes, et les 
déclamateurs affectaient plus l'éloquence et la politique. Les 
premiers aimaient surtout les thèses générales , développées 
par les Platon, les Epicure et les Zenon. Les autres, moins 
portés aux idées spéculatives, sont peut-être plus moralistes, 
et certainement ils touchent par beaucoup de côtés aux 
hommes de droit, Quinlilien a beau dire que les causes dont 
les déclamateurs plaidaient le pour et le contre ne se ren- 
contraient jamais dans la vie et au barreau. Il est coiistant 
qu'en mettant sans cesse en question le pouvoir du père de 
famille, qu'en revendiquant ou la liberté du fils, ou les droits 
de la femme et de la mère, ils agitaient des questions vi- 
vantes, qui faisaient dans ce moment même l'objet des 
méditations et des travaux des jurisconsultes *. Si nous 

1. Quintilien indique lui-même le point où les déclamateurs et les juriscon- 
sultes devaient souvent se rencontrer. « On discute souvent parmi les juriscon- 
sultes la lettre et l'esprit de la loi , et la plus grande partie des controverses de la 
jurisprudence roulent sur celte question : quel est le sens, l'esprit de la loi écrite? 
11 n'est pas étonnant qu'il se produise des discussions de ce genre dans les écoles 
des déclamateurs , où l'on imagine à dessein des suppositions qui puissent y donner 
lieu. (Inst. oral., liv. VII, ch. 7.) Les déclamateurs ne se contentaient donc pas 
toujours d'agencer plus ou moins industrieusenient des syllabes et des phrases à 
eifet, et comme le dit Quintilien , de blesser les pères ou les maris par métaphore 
et par figure oratoire. Ils discutaient sans cesse l'esprit des lois anciennes ou des 
lois existantes, et leurs sujets pouvaient bien être absurdes et impossibles de fait, 
sans l'èlre logiquement. Voici un cas que cite Quintilien et qui ne s'est peut-être 
jamais présenté, mais qui fait ressortir très-bien les difficultés inextricables de la 
manus ou du pouvoir, soit ^u père, soit du patron. « Qu'un père ait plein pouvoir 
(droit de mettre la main , injeclio manus) sur son fils, un patron sur son affranciii; 
que les affranchis suivent rhéritier : voila la loi. Une personne prend pour héri- 
tier le fils d'un affranchi, a-t-il ou non le droit de manus? Son patron soutient 
qu'il ne peut avoir le pouvoir d'un père, étant lui-même dans la main d'un patron.» 
[\U, ch. 7.) Discussion pour et contre; le patron soutient le vieux droit; son client 
doit l'interpréter à son propre avantage : il ne le peut guère qu'en invoquant le droit 
naturel. C'est ainsi que les sujets romanesques et bizarres des déclamateurs pou- 
vaient cacher et cachaient en effet des questions de droit légal et de droit naturel. 

II. 43 



194 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

voulions préciser le rôle des sophistes et des rhéteurs dans 
la diffusion des idées morales, nous dirions que les sopliistes 
ont plus servi au développement des principes qui deviennent 
la conscience d'un peuple; et les déclaraateurs au dévelop- 
pement des idées qui peuvent passer dans les lois; que les 
uns préparaient et secondaient, à leur insu et sans le vouloir, 
la révolution évangélique contre laquelle ils se tournèrent 
bientôt, et les autres, la révolution légale qui s'accomplit 
par le droit romain. Les uns et les autres, malgré leur ver- 
biage et leur frivolité d'esprit, ont rendu d'incontestables 
services à la pensée en la vulgarisant. Voyez Dion Chry- 
sostome et Lucien : vous les trouvez à Athènes, à Tarse, 
à Alexandrie, à Antioche, en Italie, en Espagne et en 
Gaule; ils sont sur toutes ces grandes routes que le génie 
de Rome ouvrait aux communications de l'univers; ils vont 
partout, prodiguant leur parole un peu banale, mais qui 
portait avec elle quelques lambeaux des plus belles doctrines 
des philosophes. Les déclamateurs, à l'exception de quelques- 
uns, comme Apulée, ne courent guère le monde; mais ils 
vivent au sein de la cité qui pouvait se dire la ville universelle. 
Ils parlent , et toute la jeunesse se forme à leur école : 
hommes d'État, hommes de guerre, poètes, avocats, juris- 
consultes, tous ont fréquenté et fréquentent* plus ou moins 
les basiUques où trônent les maîtres de la parole. Aussi 
tous les écrivains grecs ou romains de cette époque parais- 
sent-ils avoir été imbus et comme pétris des mêmes idées; 
et les doctrines stoïciennes qui avaient alors la vogue se 
retrouvent, même avec leurs formules paradoxales, chez 
les Orientaux et chez les Occidentaux, initiés par les Grecs 
aux habitudes et aux secrets de la pensée. Il ne faut 
donc pas s'étonner d'entendre souvent les jurisconsultes 

1 . On ne déclamait pas seulement à vingt ans ; on déclamait toute sa vie , fùl-on 
un des premiers au barreau, dans la magistrature , dans les affaires ou dans les lettres. 



i 



DROIT ROMAIN. 195 

parler la langue philosophique de Cicéron ou de Sénèque. 
Une institution, qu'on doit aux empereurs, vint affermir et 
renforcer ce mouvement : Yespasien et Domitien établirent 
à Rome des chaires publiques d'éloquence, payées par l'Ëtat; 
Marc-Aurèle y ajouta des chaires de philosophie pour les 
principales sectes, en étendant le bienfait de cette instruction 
publique à tous les grands centres de l'empire. Le droit peut 
naître maintenant, et les peuples l'accepteront docilement et 
sans peine; car il sortira des principes philosophiques, qui 
sont devenus l'héritage commun de l'humanité. 

L'influence de la philosophie et notamment du Stoïcisme 
est manifeste dans le droit romain qui , grâce à l'édit perpé- 
tuel d'Adrien, à l'édit provincial de iMarc-Aurèle et à la 
constitution par laquelle Caracalla donna à tous ses sujets 
le titre de citoyens, devint la raison écrite non d'une ville, 
mais de toutes les nations soumises à l'empire. Des Gracques 
à Auguste , le droit qui , dans tout ce qui concernait la 
politique, s'était déjà beaucoup modifié par l'influence du 
tribunat, commence à se transformer dans sa partie pure- 
ment civile, moins par l'action immédiate et directe de la 
philosophie ou de tel ou tel système, que par le progrès 
même de la civilisation et par le mélange de l'éducation 
romaine avec les connaissances grecques. Mais d'Auguste à ' 
Alexandre Sévère, le Stoïcisme s'introduit de jour en jour 
dans la jurisprudence , et s'il n'en chasse pas complètement 
le vieil élément romain , il le contre - balance sans cesse par 
la justice naturelle et par l'humanité. On peut même dire 
que le droit prétorien, qui est surtout l'œuvre de la philo- 
sophie ou de l'esprit nouveau qu'elle a fait naître , prévaut 
presque partout sur le droit civile Toutefois il ne faut rien 

1. Ciiil, dans le sens des jurisconsultes romains, qui opposent sans cesse le 
jus civile au jus naturale et au jus genfium. Le droit civil, c'est le droit d'une 
ville ou d'un État; le droit des gens, c'est le droit commun à tous les peuples; 
le doit naturel, c'est le droit commun à tous les êtres animés. Ainsi, l'union de 



496 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAm. 

exagérer : l'équité est loin de régner seule dans les lois de 
l'empire. Si vous ne considérez que les principes généraux , 
mis en avant par les jurisconsultes, à la vue de ces maximes 
et de ces formules toutes stoïciennes, vous pourriez croire 
que la philosophie est entrée dans le droit, comme dans une 
place conquise , enseignes déployées. Mais que sa victoire 
paraît incomplète, lorsqu'on passe des principes aux appli- 
cations particulières ! Les Pandectes ne sont qu'un recueil 
incohérent de décisions contradictoires, où la justice et la 
vérité s'efforcent continuellement de tourner l'absurdité et 
l'injustice, sans oser les frapper en face. De là une multipli- 
cité de distinctions et de restrictions à fatiguer la patience 
la plus intrépide, à désespérer l'érudition elle-même, presque 
autant que le bon sens. C'est pourtant dans ces subtilités 
et ces paralogismes sans nombre, qu'il faudrait chercher le 
progrès réel du droit, et non dans les belles sentences que 
lés légistes aiment à débiter, parce qu'ils ont la prétention 
d'être les maîtres de la vraie philosophie et les docteurs de 
la science des choses humaines et divines. Je ne puis effleurer 
que très-sommairement un aussi vaste sujet. Mais qu'importe, 
si je parviens à faire comprendre comment les principes, 
professés par les Stoïciens, ont peu à peu pénétré dans les 
lois romaines? 

La condition essentielle et suprême du droit, c'est 
l'égalité : ce qui fait que tous les hommes peuvent être 
concitoyens et par conséquent avoir les mêmes droits, c'est 
qu'ils sont égaux, et réciproquement, ils sont égaux parce 
qu'ils sont originairement soumis à la même loi universelle. 
Les jurisconsultes adoptèrent ce grand et simple principe , 
que les Stoïciens de la Grèce et de Rome avaient toujours 

l'homme et de la femme, ou plutôt d'un mâle el d'une femelle, est de droit na- 
turel; le mariage est une inslitution du droit des gens; les lois paiiiculières qui le 
régissent ici ou là sont des institutions du droit civil. 



DROIT ROMAIN. 107 

professé et qui était si conforme à l'unité de l'empire. Flo- 
rentinus admettait, en se servant des termes mêmes de 
Sénèque et de Cicéron, que la nature a établi entre nous 
une certaine parenté : cognationem quamdam. « En ce qui 
concerne le droit naturel , disait Ulpien , tous les hommes 
naissent libres, tous sont égaux. » Hermogène, répétant les 
mêmes idées, écrivait: «Des guerres s'élevèrent, il s'en- 
suivit des captivités et la servitude qui est contraire au droit 
de la nature ; car originairement et par le droit naturel, tous 
les hommes naissaient libres.» Croit -on que les juris- 
consultes qui posent si formellement le principe de l'égalité, 
tenteront franchement de l'appliquer ? Il n'en est rien. Je ne 
sais pas et l'histoire ne nous a pas suffisamment appris ce 
qu'ils dirent et firent dans le conseil des princes où ils 
étaient appelés ; mais dans ce qui nous reste de leurs livres, 
ils ne font que commenter les lois existantes, heureux quand 
ils peuvent trouver un rescrit impérial ou même une simple 
lettre , qui s'accorde avec leur philosophie. On ne peut certes 
leur reprocher d'avoir si longuement expliqué toute cette 
jurisprudence du jus latimim, du fus italicum et de toutes 
les inégalités que la conquête avait créées. Car il ne me paraît 
pas douteux qu'ils aient eu la plus grande part, sinon l'ini- 
tiative, dans la législation qui effaça enfin ces catégories 
politiques, source de tant d'iniquités dans le droit civil, et 
qui étaient si contraires à la vraie destination de l'empire. 
Ce qu'il faut leur reprocher, c'est d'avoir fait si peu d'efforts 
pour détruire certaines distinctions qui n'avaient plus de 
raison d'être, et qui ne faisaient que compliquer inutilement 
le droit en violant la justice naturelle. A moins d'être amou- 
reux d'archéologie juridique, on ne doit pas comprendre 
qu'ils aient si fort tenu à la distinction des héritiers siens 
et des autres héritiers, des enfants émancipés ou non, aux 
lois d'Auguste sur le mariage des sénateurs et des patriciens 



i98 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MO>DE GRÉCO-ROMAIN. 

avec (les affranchies, à certaines inégalités tout aristocra- 
tiques des hommes et des femmes dans les successions ou 
dans d'autres actes civils'. C'est qu'ils sont moins des philo- 
sophes qui poursuivent les principes dans leurs conséquences 
naturelles pour les appHquer, que des hommes de droit, qui 
cherchent des moyens termes et des biais pour atténuer ce 
qu'il y a dans les lois existantes d'injurieux et, en même 
temps, de contraire à leurs propres idées ou bien à l'état 
actuel de la société et des mœurs. Aussi ne me paraissent-ils 
l'emporter sur les jurisconsultes de l'âge précédent que parce 
qu'ils ont une vue claire des principes du droit naturel , 
tandis que les autres allaient un peu au hasard de l'instinct 
et des circonstances.* 

Partout la même antithèse entre la logique des principes 
et la logique du fait ou de l'habitude. C'est ce que nous 
allons voir d'abord dans le droit domestique. Les femmes 
soit dans le mariage, soit hors du mariage, avaient recon- 
quis leur liberté sous une dépendance apparente et nominale. 
En effet, les matrones ingénues qui n'étaient point mariées, 
lurent délivrées de la tutelle gênante et tyrannique des 
agnals par une loi de Claude, que les jurisconsultes ap- 
prouvent volontiers; et si elles eurent encore un tuteur, 
c'était moins pour les retenir éternellement dans la sujétion 
et dans l'enfance, que pour les garder de l'ignorance et de la 
faiblesse naturelles à leur sexe. Encore les jurisconsultes ne 
convenaient-ils pas que cette dépendance fût juste et raison- 
nable. En effet, si la veuve ingénue qui avait trois enfants et 
l'affranchie qui en avait quatre étaient capables d'agir sans 
les conseils et l'autorisation d'un tuteur, comment la femme 

1. Ainsi, depuis Claude, il était permis d'épouser la fille de son frère et non 
la fille de sa sœur. Ainsi, on admettait le mariage d'une patricienne avec un affranchi, 
mais non d'une affranchie avec un patricien. 

* Dig. , liv. IV, g. 1, De statu hominis; liv. IV, Deinst. et jure; liv. XXXII, 
De reg. juris. 



DROIT ROMAIN : FAMILLE. 199 

qui n'avait pas d'enfants on qui n'en avait qu'un ou deux 
en aurait-elle été incapable? Les jurisconsultes auraient pu, 
ce me semble , se ressouvenir davantage de l'égalité morale 
des sexes, que la philosopbie avait proclamée depuis Socrate 
et qui avait été si vivement défendue par les Cyniques et par 
les Stoïciens. On sait ce qu'était le mariage à la fin de la 
république et sous les empereurs. Les jurisconsultes, il est 
vrai, le définissaient avec les Stoïciens une association et 
une communauté de toute la vie, dans laquelle les conjoints 
participent au même droit humain et divin ; mais ce n'était 
au fond qu'un simple contrat qui, formé par la volonté, 
pouvait être dissous par la volonté. L'autorité du mari , si 
terrible autrefois, était à peu près nulle; la confarréailon 
et la coempUon, par lesquelles la femme tombait sous la 
main de l'homme, s'en étaient allées en désuétude : loin de 
conserver, je ne dis pas dans la lettre de la loi, mais en 
réaUté, le droit despotique de vie et de mort sur toutes les 
personnes de sa maison, le chef de famille n'avait même 
plus en général la disposition absolue des biens que l'épouse 
avait apportés dans l'association ; et la faculté du divorce 
avait rompu toutes les chaînes justes ou injustes de la dépen- 
dance conjugale. On ne pouvait donc plus dire comme le 
vieux Gaton: «Celui qui n'a point divorcé, est le juge de sa 
femme à la place du censeur. Il a sur elle un véritable em- 
pire despotique. A-t-elle fait quelque chose de mauvais ou 
d'indécent? C'est à lui de la châtier. A-t-elle bu du vin ou 
s'est elle permis quelque familiarité malbonnête avec un 
homme étranger ? C'est à lui de la condamner. Si vous la 
surpreniez en adultère, vous pourriez la tuer impunément 
sans autre forme de procès. Mais si elle vous y surprenait , 
elle n'oserait même pas vous toucher du bout du doigt : elle 
n'en a pas le droit. » La loi avait encore la condescendance 
de ne point punir ou de punir légèrement celui qui avait tué 



200 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

sa femme en flagrant délit d'infamie ; mais le pouvoir de 
l'hom.me se réduisait au droit ou plutôt à l'obligation de 
poursuivre devant les tribunaux les désordres et le dés- 
honneur de sa maison. La femme, de son côté, avait action 
contre son mari pour mauvais traitements. Et pour quelles 
causes? Etait-ce seulement, lorsqu'il la négligeait pour entre- 
tenir une maîtresse , ou bien lorsqu'il se permettait contre 
elle de graves outrages ou des actes de brutalité ? Je ne 
voudrais pas trop accorder à l'autorité des déclamateurs, 
mais je ne puis croire qu'ils aient tracé un tableau de pure 
fantaisie, lorsqu'ils nous représentent des matrones allant 
devant le juge pour obtenir des bijoux et des vêtements 
convenables à leur condition et à leur fortune. Il ne s'agis- 
sait donc plus d'établir l'égalité entre les époux ni de restituer 
à la femme sa personnalité absorbée dans le pouvoir de 
l'homme : l'égalité existait de fait et les personnes n'étaient 
que trop distinctes. Il aurait fallu rendre au chef de famille, 
non point son antique empire qui n'était qu'une tyrannie, 
mais son autorité légitime et naturelle. Or, quoique je re- 
connaisse bien la sévérité stoïque et romaine dans le langage 
des jurisconsultes, lorsqu'ils parlent de l'honneur et de la 
sainteté de la famille , je ne trouve point qu'ils aient tenté 
de remédier à la licence qui la souillait. Ils respectèrent tou- 
jours les lois d'Auguste, au lieu d'imiter Musonius Rufus, 
en attaquant le concuhlnat , et en déclarant qu'il n'y a de 
génération sainte et légitime qu'autant qu'elle est consacrée 
par un vrai mariage. Ils ne montrèrent pas une initiative plus 
hardie contre la faculté illimitée du divorce, malgré les in- 
vectives des philosophes et des poètes contre les scandales 
de cette prostitwtion autorisée par la loi. 

Il me reste à dire un mot sur la mère de famille et sur les 
enfants. Si la femme, en tant que femme, est traitée plus 
libéralement par la jurisprudence impériale que par les légis- 



DROIT ROMAIN : FAMILLE. 201 

lations antérieures, elle est loin d'avoir, comme mère, les 
droits qui lui semblent dévolus par la nature. En tutelle elle- 
même, elle ne pouvait être la tutrice de ses fils ou de ses 
filles; et d'un autre côté, les jurisconsultes n'admettaient 
point que la succession des enfants revînt aux parents ^ ou 
aux ascendants par une nécessité naturelle : ils se conten- 
tèrent en conséquence de leur faire leur part, moins par 
devoir d'équité, que par simple commisération, selon l'ex- 
pression d'Ulpien. Je ne sais si les philosophes s'étaient 
occupés de ces questions dans leurs nombreux ouvrages 
sur le mariage et sur les lois ; ces ouvrages sont perdus. 
Mais je m'étonne que les jurisconsultes n'aient pas ici franchi 
les limites de l'ancien droit. Car je trouve dans le Panégyrique 
de Trajan les idées les plus simples et les plus justes sur le 
droit naturel de succession ; et d'autre part, les mœurs lais- 
saient plus de droits à la mère que les lois. Ainsi je lis dans 
la Consolation de Sénèque adressée à Marcia, fille de Cré- 
mutius Cordus : «Ton fils fut jusqu'à l'âge de quatorze ans 
sous la direction de ses tuteurs, et toujours sous la garde de 
sa mère. Quoiqu'il eût sa maison à lui, il ne consentit jamais 
à quitter la tienne. Arrivé à l'adolescence, il ne voulut point 
aller à l'armée pour ne pas s'éloigner de toi. Il ne s'écarta 
jamais de la présence, et c'est sous tes yeux qu'il perfectionna 
les qualités de son heureux naturel, » Ces détails de discipline 
domestique sont confirmés par d'autres semblables qu'on 
peut voir dans l'Apologie d'Apulée. Mais surtout je trouve 
dans la Consolation à Helvia un texte, qui me ferait croire 
que les historiens du droit pourraient bien exagérer l'incapa- 
cité des femmes romaines à la tutelle de leurs enfants. « Tu 
as administré notre patrimoine, dit Sénèque à sa mère, avec 

1. Excepté au père, lorsque les enfants n'étaient pas émancipés de son pou- 
voir. Mais le pouvoir paternel, tel que l'entendent les jurisconsultes, est d'insti- 
tution civile et non naturelle. 



202 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-RONAIN. 

tout le soin qu'on donne à ses propres biens, avec le fidèle 
et strict respect qu'on doit à ceux d'autrui. » Quoi qu'il en 
soit, ce n'est que sous les empereurs chrétiens que les droits 
naturels de la mère furent reconnus et consacrés par la loi 
écrite. * 

Quant aux enfants, qu'ils le fussent par nature ou par 
adoption, ils ne cessèrent pas d'être considérés comme la 
propriété du père de famille, tant qu'ils n'étaient pas éman- 
cipés. Il est vrai que ce pouvoir étrange du père devait « se 
manifester, selon les jurisconsultes, par l'amour et non par 
la cruauté. » Mais il n'en était pas moins exorbitant et con- 
traire à la nature, qui émancipe comme d'elle-même les 
enfants, quand ils sont arrivés à fâge d'homme. Selon le 
droit romain , le fils non émancipé ne possédait rien en son 
nom et ne disposait en maître que de son pecuUum castrense, 
quand il en avait un. Si l'on ne connaissait point la force de 
l'habitude et la religion ordinaire aux légistes pour le droit 
écrit, on comprendrait difficilement comment des hommes, 
versés la plupart dans la philosophie, ont à peine osé toucher 
à un pareil droit. Les deux seuls points où ils ont réduit 
quelque peu le pouvoir du père, sont la faculté de déshériter 
entièrement ses enfants et celle de les garder sous sa puissance 
sans les marier. Les proconsuls furent autorisés à contraindre 
le père de marier et de doter ses enfants; etfon admit qu'on 
empêche ses enfants de se marier, lorsqu'on ne leur cherche 
point de parti. ' D'un autre côté, tout testament, quoique 
fait suivant les lois, pouvait être attaqué comme inofficieux, 
quand il n'était pas fait suivant ce que prescrit la piété pater- 

* Ulp., Reg.,t. XI, l 8. — Paul-, Sent., t. XXVI, g. 5. — Cat. , Fragm. 
— Tacit., Ann., II, ch. 85. — Quint., Uécl. X, XVIII. — Dig., liv. XXXVllI, 
t. 6. 

1. Héliogabale avait fait une loi qui n'est pas restée, que je sache, dans le 
Droit romain : toute fille, âgée de vingt-cinq ans et que ses parents n'avaient 
point pourvue, était autorisée à se marier comme elle l'entendait. 



DROIT ROMAIN : FAMILLE. 203 

nelle. Car on ne doit point souffrir, dit Gains, que les parents 
commettent dans leurs testaments une injustice contre leurs 
enfants. Les lois forcèrent d'ailleurs les parents à reconnaître 
leurs fils ou leurs filles légitimes, ce qui était dans rorigine 
laissé au bon plaisir du père; elles les condamnèrent à four- 
nir à leurs enfants des aliments et le nécessaire ; et par ces 
deux dispositions elles arrêtèrent sans doute, autant que cela 
était possible , l'habitude de l'exposition qu'elles flétrirent. 
«C'est un parricide, dit Paul, non-seulement d'étouffer les 
enfants encore dans le sein de la mère , mais aussi de les 
abandonner après qu'ils sont nés, de leur refuser des aliments, 
de les exposer dans les lieux publics à la compassion des 
passants, quand on n'a soi-même aucun sentiment de pitié.* 
Le seul point sur lequel YÉdit du préteur ou la jurispru- 
dence de l'empire innova résolument, est le droit et l'ordre 
des sussessions. Les Douze Tables avaient reconnu trois 
ordres de successibles. En première ligne venaient les héri- 
tiens siens, c'est-à-dire les enfants ou petits-enfants du père 
de famille qui venait de mourir, plus sa femme in mami, 
parce qu'elle était assimilée à une fille, et en outre la femme 
en puissance du fils en puissance. A défaut des héritiers 
siens, la succession revenait hVagnat le plus proche, ou au 
plus proche parent, homme ou femme, par les mâles. Mais 
le droit de succéder s'arrêtait pour les femmes à la sœur. 
Ainsi la tante ne succédait pas au neveu, la cousine au 
cousin, tandis que le cousin succédait à la cousine, le neveu 
à la tanîe. A défaut (ïagnais, la succession passait aux geniiles. 
L'Édit du préteur modifia profondément cette législation arti- 
ficielle et purement civile, en plaçant à côté des héritiers 
créés par la loi tout un ordre nouveau de successibles, qui 
ne devaient leurs droits qu'au sang et à la nature. Je repro- 
duirai ici les innovations du préteur et les critiques de Gaïus 

* Dig., 1. XXV, t. 3; XLVIII, 9, 20, L. 17. — Paul., Sent., liv. IV, t. 5. 



204 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

contre les Douze Tables, pour montrer quels principes ten- 
daient à remplacer dans la famille les dispositions factices de 
l'ancienne jurisprudence. Quoi donc! dit Gaïus, les enfants 
qui ne sont plus sous la puissance du père, parce qu'ils sont 
émancipés ou pour d'autres causes , ne succéderont pas et 
seront exclus de la famille comme des étrangers. Les agnats 
qui ont subi un changement d'état civil, doivent-ils perdre 
par cela-même les droits naturels de l'agnation? Pourquoi 
les femmes agnates, autres que les sœurs, seraient-elles 
privées de la succession? Que penser de l'exclusion absolue 
des parents de la femme? C'est là une loi dure, étroite, 
pleine d'ini(juités. Le préteur a donc eu raison d'appeler 
par la possession des biens * tous les enfants à la succession 
de leur père. S'il n'y a ni enfants ni héritiers siens, l'agnat 
qui aura conservé la parenté civile, c'est-à-dire non éman- 
cipé, viendra en seconde ligne, quand même son degré de 
parenté serait plus éloigné que celui des autres agnats 
émancipés. Mais à défaut des agnats, le préteur introduisit 
une troisième catégorie ainsi composée : i° des femmes 
agnates, autres que les sœurs; 2** des agnats émancipés; 
3° des agnats qui viennent après l'agnat le plus proche et 
que l'ancienne loi n'admettait pas à succéder, quand celui-ci 
refusait; 4° des parents par les femmes ou des cognats, 
oubliés ou plutôt repoussés par les Douze Tables; 5° des 
enfants qui avaient passé par l'adoption dans une famille étran- 
gère. Tel est le changement le plus considérable, apporté au 
droit ancien par le préteur, et que les légistes accueillirent avec 
empressement. Si l'on excepte la part faite aux enfants éman- 
cipés et qui n'avaient pas été adoptés dans une autre famille, 

1. C'est encore un de ces biais, une de ces subtiles distinctions de la juris- 
prudence romaine. Les successibles, admis par le préteur à faire valoir leurs 
droits, ne succèdent pas, ils entrent simplement en possession : car, selon Gaius, 
le préteur ne peut pas faire des héritiers. 



DROIT ROMAIN : AFFRANCHIS. 205 

la justice naturelle ou celle qui«est fondée, comme disaient 
les déclamateurs, dans la vérité même des choses, est loin 
encore d'être pleinement reconnue par le Code : elle n'y 
vient timidement qu'à la troisième place. Mais enfin le prin- 
cipe est formellement pose ; il ne reste qu'à en tirer les 
conséquences pour perfectionner le droit des successions 
domestiques.* 

Nous passerons rapidement sur les contrats que les ci- 
toyens peuvent faire entre eux , et sur leurs rapports civils. 
Quelque imparfaite que soit sur ce point une législation, elle 
repose en général sur les principes du droit naturel. Ces 
principes sont fort simples , et les jurisconsultes de l'empire 
les expriment le plus souvent dans les termes mêmes des 
Stoïciens. Il v a, disent-ils une certaine parenté fcognatio) 
entre les hommes: d'où il suit qu'on doit rendre à chacun 
ce qui lui est dû, que personne n'en doit léser un autre; 
que l'homme ne doit point tendre de pièges à l'homme; 
qu'il est défendu de s'enrichir au détriment et par le mal 
d'autrui'. Ces maximes n'étaient probablement pas énoncées 
dans les lois des Douze Tables ; mais qui peut douter qu'elles 
ne leur servissent de fondement? Le grand progrès du droit 
nouveau sur le droit ancien, c'est qu'il respecte moins su- 
perstitieusement les paroles et les syllabes, et qu'il tient 
plus de compte de la bonne foi. Mais nous le répétons, il 
n'y a point là de quoi rechercher curieusement l'influence 
de la philosophie. C'est dans les rapports des affranchis et 
des patrons, des maîtres et des esclaves que se fait surtout 
sentir l'antagonisme de l'esprit ancien et de l'esprit nouveau. 

Quelle était la condition des affranchis parmi les citoyens? 
Ihne faudrait pas juger de leur condition légale par la 

* Gaius, liv. III, chap. 18 et 19. 

1. Toutes formules, qu'il serait facile de retrouver dans le traité de Cicéron 
sur les Devoirs. 



206 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

fortune que firent quelques "uns clans le monde. L'affranchi 
demeurait le client de son ancien maître ; il lui devait cer- 
tains hommages et des services assez onéreux; il était tenu 
de souffrir ses remontrances, ses corrections, ses outrages, 
même ses coups ; son esclavage durait encore à demi dans 
la hberté. «Le préteur ne doit pas souffrir, ditUlpien, qu'un 
homme, hier esclave, affranchi aujourd'hui, vienne se plain- 
dre que son maître l'a injurié en paroles, ou l'a légèrement 
frappé. Mais si le patron a fait battre son affranchi de verges 
ou de coups de fouet, s'il lui a fait quelque blessure non 
médiocre, il est juste alors que le préteur vienne en aide à 
la personne lésée.» Nous allons encore voir paraître ici la 
main protectrice de la loi: des patrons abusaient du droit 
qu'ils avaient d'exiger certains travaux de leurs affranchis; 
le préteur mit une borne à leurs exigences excessives. 
Il fut admis que l'ancien maître devait ou nourrir ses 
clients , ou leur laisser le temps de gagner leur vie. Il ne 
put demander que des services en rapport avec la dignité, 
les ressources ou le métier de ses affranchis. Il ne lui fut 
point permis de leur défendre d'exercer la même industrie 
que lui dans la même localité. Mais surtout le sort de l'af- 
franchi est assuré. Grâce aux précautions dont la loi entoure 
l'affranchissement et à sa faveur ou à sa juste partialité pour 
la liberté, celui qui est sorti de l'esclavage n'a plus à crain- 
dre d'y retomber par l'humeur et la mauvaise foi de son 
ancien maître. A l'époque de Cicéron, l'affranchissement 
n'était en général qu'un acte privé sans garanties, et d'après 
une loi de Drusus, il suffisait que le patron niât d'avoir 
donné la liberté à son affranchi , pour que celui-ci redevînt 
esclave. Une fois libre maintenant , un homme l'est pour 
toujours , lui et les siens. Il n'est pas encore sur le pied de 
l'égalité avec ceux qui sont nés hbres; il est le client obligé 
de son patron et même du successeur de son patron. Mais 



DROIT ROMAIN : AFFRANCHIS. 207 

cette demi-servitude n'atteint que sa personne, et ses enfants 
naissent ingémis '. Il y a plus , l'empereur pouvait effacer la 
tache de l'origine servile de l'affranchi, en lui accordant le 
droit de porter l'anneau d'or : car il rendait à qui il voulait 
l'ingénuité et comme les titres de naissance communs à tous 
les hommes, qui naissent libres et égaux dans le principe. 
La condition des femmes affranchies était plus dure. La loi 
de Claude, qui avait délivré les matrones de tout ce qu'il y 
avait de gênant et d'oppressif dans la tutelle, laissait subsis- 
ter cette servitude pour la Uberta. La femme affranchie ne 
pouvait se marier ni faire aucun acte civil qu'avec l'autori- 
sation de son patron; elle lui était par là soumise, corps et 
âme, et c'ét<3it d'elle qu'il était vrai de dire ce qu'un décla- 
mateur écrit du Uhertus : « Se prêter à la passion amoureuse 
d'un homme, c'est condescendance pour l'affranchi, comme 
c'est nécessité pour l'esclave. » Elle était donc vouée presque 
nécessairement au métier de courtisane , et quand le patron 
n'abusait pas d'elle pour assouvir son libertinage , elle était 
forcée ou peu s'en faut de se livrer à la luxure publique, 
tant pour gagner sa vie que pour satisfaire aux exigences 
de son ancien maître. Je ne doute point qu'ici la protection 
de la loi ne fût inefficace : il faut pourtant la remarquer 
comme une preuve du progrès des idées. Ovide exprimait 
l'opinion de son époque, lorsqu'il écrivait: «Qu'une matrone 
respecte et craigne son mari; qu'elle fasse garder sa pudeur: 
c'est bien, les lois et l'honnêteté le lui commandent. Mais toi, 
te faire garder, toi, que la vmclicta vient à peine de racheter 
de l'esclavage! Oui pourrait le supporter?» Deux siècles plus 
tard, la différence de la femme affranchie et de la matrone 

1. On ne connaît plus que deux classes d'hommes, et cela, dès l'époque de 
Suétone, c'est-à-diie, à partir de Nerva au plus tard : les ùujenui et les Uber- 
tini ou liberti. La différence des liberliiii (enfants d'affranchis) et des iiujpmd ne 
subsiste plus. Liberlus et libertinus sont synonymes. 



208 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

avait disparu avec celle des hommes libres de race servile 
et des hommes libres de race ingénue. «Nous devons re- 
garder comme mère de famille, dit Ulpien, la femme qui 
vit honnêtement; car ce sont les mœurs qui distinguent la 
mère de famille des autres femmes; et sur ce point, il 
importe peu qu'on soit mariée ou veuve , ingénue ou af- 
franchie : ni le mariage ni la naissance ne font la mère de 
famille ; ce sont les bonnes mœurs. » Dès lors celui qui 
tentait de corrompre la pudicité d'une femme affranchie, 
pouvait être poursuivi comme d'injures , aussi bien que s'il 
se fût adressé à une matrone de race ingénue. Chose remar- 
quable dans ces siècles de corruption : le seul intérêt que 
les lois protègent également dans tous, même dans les es- 
claves, est celui de la pudeur.* 

Il y avait utie classe d'hommes complètement abandonnés 
de la loi jusqu'à l'époque impériale, la classe des esclaves, 
sans contredit la plus nombreuse de toutes. Le sentiment 
de la justice naturelle, qui s'efforçait de pénétrer dans toutes 
les relations sociales , intervint enfin dans les rapports des 
maîtres et des esclaves, avec plus de hardiesse peut-être 
que dans tous les autres. On comprend d'ailleurs que nulle 
part son intervention ne fût plus nécessaire. L'affection cor- 
rige ce qu'il peut y avoir d'inique dans le droit de famille; 
mais si la loi ne défend point l'esclave, rien ne le défend. 
Le jour où Auguste menaça de sa vengeance son ami Védius 
PolUon, s'il faisait encore jeter des esclaves à ses murènes 
pour engraisser ces poissons voraces , on put comprendre 
qu'à défaut de la loi, il y avait maintenant un personnage re- 
doutable entre le maître et ses serviteurs, et que le pouvoir ab- 
solu d'un homme sur un autre allait enfin recevoir des limites. 
Des gens cruels et intéressés abandonnaient leurs esclaves 

* Dig. , liv. XXXVIII, 1; XLVII, 1, 10; L, 16. — Ovide, Art d'aimer, 
liv. III, 613. 



DROIT ROMAIN : ESCLAVES. 209 

malades, et les revendiquaient ensuite, si le hasard leur avait 
rendu la santé. Claude établit que celui qui n'avait pas pris 
soin, comme il le devait, de ses esclaves malades, n'aurait plus 
aucun droit sur eux. La loi Pétronia, sous Néron, défendit 
de livrer arbitrairement des esclaves au laniste, et l'on eut 
action d'injures non-seulement contre celui qui aurait vendu, 
mais aussi contre celui qui aurait acheté des malheureux 
pour les exposer aux jeux sanglants du cirque, sans une dé- 
cision formelle des juges. Le même sentiment d'humanité 
fil que Marc-Aurèle , ne pouvant supprimer les combats de 
gladiateurs , voulut du moins qu'on ne s'y servît que d'ar mes 
émoussées, afin qu'on vît l'adresse et non le sang et les 
blessures des combattants. Un rescrit d'Antonin le Pieux 
ordonna au préteur d'examiner les plaintes des esclaves con- 
tre la cruauté ou l'impudicité de leurs maîtres, et dans le 
cas où ces plaintes seraient fondées, de faire passer les 
plaignants dans les mains d'un autre propriétaire. A. Sévère 
défendit de prostituer des esclaves malgré leur consente- 
ment; Domitien, Nerva et d'autres empereurs, d'en faire 
des eunuques. Quelque insuffisantes que fussent ces ordon- 
nances et d'autres semblables pour réprimer et prévenir 
les abus de la servitude, surtout dans les campagnes et 
dans ces vastes ergastules, où les esclaves travaillaient 
enchaînés comme les forçats de nos jours , elles sont ce- 
pendant de graves atteintes au pouvoir du maître. Ce 
droit n'est plus entier ni absolu, ou pour mieux dire, il 
n'existe plus, si ce n'est par une sorte de tolérance et par 
une concession de la faiblesse et de la politique à d'injustes 
intérêts, du moment que le maître n'est plus la loi même et 
le juge de ceux qu'il possède. Quel est le droit, en efiet, dans 
toute sa rigueur? «Tout est permis contre l'esclave, disait 
un déclamateur. Accusera-t-on un homme d'injures pour 
avoir battu ou tué son serviteur au milieu des services que 
IL M 



210 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

celui-ci doit lui rendre? Au point, de vue du droit, il n'y a 
point de différence entre frapper ou tuer; et s'il ne doit 
pas être permis de tuer, il ne doit pas l'être non plus de 
frapper.» La conclusion rigoureuse de ce raisonnement, 
celle cjui fut plus ou moins admise par les codes antiques , 
c'est que le maître ne peut être poursuivi pour avoir tué 
son esclave. Car après tout, cela le regarde, et ne regarde 
que lui, si, par un acte imprudent de brutalité et de colère, 
il se prive lui-même de sa propriété. Les lois de l'empire 
n'osèrent pas encore dire que personne, pas plus le maître 
qu'un autre , n'a le droit de frapper l'esclave ; mais passant 
par-dessus la logique, elles punirent celui qui avait tué^ et 
réprimèrent, autant que possible, les cruautés excessives et 
superflues. Là ne se bornent point les progrès du droit sous 
l'influence de la civilisation et du Stoïcisme. Professant que 
l'esclavage est un établissement du droit des gens contraire 
à la nature, et que, par le droit naturel, tous les hommes 
naissent égaux et libres, les jurisconsultes, sans attaquer 
directement la servitude, tendirent de jour en jour à con- 
sidérer les esclaves comme des hommes, soumis au même 
droit que tout le monde. Tant qu'un homme est esclave, il 
n'est en réalité ni père, ni fils, ni époux, au point de vue 
du droit civil. Mais du moment qu'il peut être affranchi, les 
jurisconsultes sont bien forcés de tenir compte en lui de ces 
relations naturelles, sous peine de violer les premières lois 
de la morale. «Aussi, dit Paul, en matière de mariage il faut 
observer les hens de parenté contractés dans la servitude. 
L'affranchi ne pourra donc épouser ni sa mère, ni sa sœur, 
ni la fille de sa sœur.» Car si le droit civil ne consacre pas 
cette parenté, elle n'en existe pas moins: «et le droit civil, 
dit un autre jurisconsulte, ne peut en aucune manière rom- 
pre les liens du sang. » Il ne faut pas négliger non plus les 
alliances serviles. «Ainsi vous ne pouvez pas plus épouser, 



j 



-"1 



DROIT ROMAIN : PÉNALITÉ. 21 1 

que si elle était légalement votre belle-mère , la femme qui 
a cohabité avec votre père; ni réciproquement, celle qui a 
cohabité avec votre fils. » C'est par cette voie détournée que les 
jurisconsultes, craignant de continuels incestes dans une 
société sans cesse recrutée par l'affranchissement, étaient 
forcés de voir un homme dans cette chose animée, sans 
existence civile, mais qui pouvait devenir un citoyen romain. 
Encore un pas, et le contuhenihun devenait un véritable 
mariage, et l'esclave avait une famille aussi bien que l'homme 
hbre : ce qui serait la destruction de l'esclavage proprement 
dit, si l'on y ajoutait que le maître ne pourra vendre un esclave 
qu'avec sa femme et ses enfants. On peut même dire que 
l'esclave était, à un certain degré, propriétaire; car bien que 
légalement il ne pût rien posséder en propre et en son nom, 
la loi «fermait les yeux», lorsqu'il se rachetait, lui uu l'un 
des siens, de ses propres deniers. Ces adoucissements pro- 
gressifs de l'esclavage ne suffisaient point à la philosophie 
et à l'humanité des jurisconsultes : comme la servitude est 
pour eux comparable à la mort, et que la liberté leur 
j3araît d'un prix inestimable, ils s'attachèrent à favoriser par 
tous les moyens la cause de la liberté. Une de leurs plus 
constantes maximes, c'est que toutes les fois qu'il y a le 
moindre doute en matière d'affranchissement , c'est la liberté 
qui doit l'emporter. De là les décisions les plus contradic- 
toires. L'enfant est-il conçu dans l'esclavage? il est libre, si sa 
mère n'est plus esclave, lorsqu'il vient au monde. Si sa mère 
était hbre et devient esclave, ou pour mieux dire, si son état 
civil était en suspens lors de la conception, l'enfant naît libre, 
parce qu'il a été conçu dans la liberté : car, disent les juris- 
consultes, le malheur de la mère ne doit jamais préjudicier 
à celui qu'elle porte dans son sein. Quoiqu'ils aient toujours 
conservé un trop grand respect pour la loi d'Auguste, qui 
mettait une borne à la libéralité des maîtres, ils multiphèrent 



212 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MOXDE GRÉCO-ROMAIN. 

pourtant, le plus qu'ils purent, et les moyens et les facilités 
de l'affranchissement.* 

Nous ne dirons qu'un mot de la pénalité et de la question. 

Nous ferons sur la pénalité , telle que nous la trouvons 
dans le Digeste, une double remarque : elle est infiniment 
moins cruelle , qu'on ne pourrait le croire d'après quelques 
passages de Sénèque et les Vies des saints; mais elle est fort 
inégale. Les seules peines qui soient citées dans le Digeste 
sont ou la bastonnade, ou le fouet, ou les coups de chaîne, 
l'amende avec infamie, la perte d'une dignité, la déportation, 
la rélégation dans une île, les travaux forcés dans les mines, 
la décapitation , la mort par la fourche , par l'exposition aux 
bêtes et par le feu. Sans doute, il y a là quelques supplices 
affreux; mais nous ne voyons rien de pareil aux supplices 
longs et raffinés que Sénèque raconte. Ulpien dit même ex- 
pressément qu'il est défendu de faire périr personne à coups 
de fouet et de verges ou dans les tortures. Antonin le Pieux 
et les divins frères (Vérus et Marc-Aurèle) avaient permis au 
condamné de choisir le genre de mort qu'il voudrait : me- 
sure qui ne fut point reçue après eux. Le principal défaut 
de cette pénalité, c'est d'étabhr des catégories; l'escave n'est 
point puni comme l'homme libre, le plébéien de naissance 
obscure comme le décurion ou le citoven bien né. Le Stoï- 
cisme n'avait donc pénétré dans cette partie du droit que 
pour l'adoucir: il n'y avait pas encore introduit l'équité, 
condition essentielle de toute véritable loi. 

Ce qu'il y a de plus horrible dans la jurisprudence ro- 
maine', c'est la question. Les légistes pouvaient-ils en ignorer 
l'injustice et l'absurdité ? « Cela dépasse toute cruauté , disait 

* Dig., I, t. 5; II, 12; XXIIl, 2; XL,1; XLVII, 10; XLV1II,8, 10;L, 17. 
— Paul., Sent., liv. II, 2-i. Gaius, I. gg. 52, 53. 

1. Et cette absurdité horrible s'est pourtant conservée chez des peuples qui se 
vantaient, eux aussi, comme les Romains, d'être civilisés, jusqu'au XVIIl""'^ siècle. 



DROIT ROMAIN : QUESTION. 213 

un déclamât eiir, que de mettre son fils à la torture pour 
savoir s'il est innocent ou coupable ». Généralisez ce mot, et 
vous avez la règle , qui devait foire supprimer cet abominable 
moyen d'instruction juridique. Mais au moins s'accordait-on 
sur l'efficacité de cet interrogatoire de la souffrance? Non. 
«Car alors ce n'est point Tbomme ni la vérité, disait un 
autre rhéteur, c'est le corps et la douleur qui répondent. » 
On peut même voir que ces doutes sur l'utilité de la question 
était un des lieux communs de la rhétorique ancienne. «Dis- 
cutez-vous les réponses arrachées par la torture, dit Quintilien 
après Aristote et Cicéron, ou vous montrez que la question est 
un moyen d'arracher la vérité aux coupables ou aux témoins; 
ou bien, plaidant la thèse contraire, vous prouvez que ce n'est 
qu'un instrument d'erreur et de mensonge. La dureté et l'ha- 
bitude de souffrir rendent à l'un le mensonge facile; la faiblesse 
en fait à l'autre une nécessité. A quoi bon s'étendre là-dessus ? 
Les plaidoyers des anciens et des modernes sont pleins de 
ces considérations. » Et ces considérations qui remplissaient 
tous les discours des avocats, Quintilien nous en donne lui- 
même des exemples dans ses déclamations. « Quoi de plus 
hideux, dit-il, que cette lutte et cette sorte d'animosité entre 
le bourreau et la victime ! . . . . Soit ! Accordons quelque 
autorité aux tortures. Eh bien! Une vieille femme a été tor- 
turée: une seule question ne suffît -elle pas contre une 
créature de ce sexe et de cet âge ? Tu étends et écartèles 
ces membres déjà languissants et faibles naturellement, tu 
fais déchirer à coup de verges cette peau qui tient à peine, 
et du dis «celle-ci ment». Peut-elle donc mentir si longtemps 
malgré ta volonté et la fureur de tes supplices? Même quand 
les hommes les plus robustes sont mis à la torture, lorsque la 
douleur ébranle les courages les plus fermes, il est important 
de savoir ce que celui qui met à la question veut qu'on lui 
réponde .... Or, redoubler les tourments , faire revenir le 



21-4 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

bourreau, qu'est-ce autre chose que de dire : «Torture , jus- 
qu'à ce que le patient consente à mentir » ? Les jurisconsultes 
savaient tout cela , les jurisconsultes le répétaient : mais ils 
s'arrêtaient là, soit par un respect superstitieux de la loi écrite, 
soit par une suite de la terreur permanente que les esclaves 
inspiraient ; ils n'ont rien fait pour effacer des lois cette ab- 
surde et cruelle procédure ^ La question s'était même éten- 
due, au moins pour les crimes de lèse-majesté, des esclaves 
aux personnes bbres de tout sexe, de tout âge et de toute 
condition, et il s'est trouvé un homme de loi, Charisius, 
pour justifier cette atrocité.* 

Que l'on compare maintenant les progrès du droit romain 
avec les théories des philosophes, et l'on arrivera à cette 
double conclusion: 1° le droit romain s'est transformé pen- 

i. Voici d'ailleurs ce que dit Ulpien : «Les Constitutions nous montrent qu'il 
ne faut pas toujours avoir foi aux tortures, sans cependant s'en défier en toute 
circonstance. C'est une chose fragile, périlleuse et qui manque souvent de vérité. 
Car la plupart, à force de patience ou d'endurcissement contre la douleur, mé- 
prisent les tortures au point qu'on ne peut aucunement leur arracher la vérité; 
d'autres sont si lâches à souffrir, qu'ils aiment mieux faire n'importe quel mensonge 
que de s'exposer aux souffrances de la question, et ainsi ils varient dans leurs 
aveux et sont toujours prêts à se charger, eux et les autres. » (Dig. , XLVIII, 1.) 
Ainsi, il avoue, comme le disait Quintilien, «que ceux qui n'ont pas la force de 
souffrir mentent, et que ceux qui en ont la force mentent encore. » Mais c'est 
tout : d'ailleurs il recommande , comme le voulait Auguste , de ne pas conuucncer 
un interrogatoire par les expédients aussi douteux que cruels de la question 
(XLVlII, 11), ou comme le prescrivait Adrien, de n'en venir à la question que 
lorsqu'il a y de fortes présomptions contre l'accusé et qu'il ne manque plus à la 
preuve que l'aveu des esclaves. C'est au juge de régler la mesure de la question, 
afin que l'esclave ou soit sauvé par son innocence, ou soit conservé pour le sup- 
plice. (XLVIII, 1.) Pas un seul mot qui trahisse l'humanité. Et pourtant L'ipien 
s'était avisé que l'esclave pourrait bien être, par accident, un être sentant. «Même 
lorsqu'en maltraitant l'esclave on ne se propose pas d'insulter le maître, dit-il 
quelque part, il y a cependant délit A'injiiria, non contre le maître, mais contre 
l'esclave. Le préteur ne doit pas laisser ce délit impuni, surtout s'il s'agit de 
coups et de tortures. Car il est évident que l'esclave les sent. » (XLVII, t. 10.) 

* Dig., XLVIII, t. 1, 10, II. — Quint., Inst. or., V, ch. i, 10. — Décl.. 
VII, XVIII, CCLIK, CCCXXXIII.— Cic. Rhét. à Hér., liv. II. 



DROIT ROMAIN ET STOÏCISME. 215 

dant les trois premiers siècles de notre ère sous l'influence 
dominante du Stoïcisme; '¥' il est si peu nécessaire, pour 
expliquer cette transformation, de recourir à une influence 
étrangère et supérieure à la philosophie, que le droit, malgré 
ses remarquables progrès, reste encore fort en arrière des 
idées stoïciennes. N'est-ce pas au nom des principes qu'il 
emprunte à Zenon et à Chrysippe , que Cicéron conçoit et 
appelle une réforme de la jurisprudence romaine ? Le grand 
jurisconsulte du siècle d'Auguste, Antistius Labéon, qui le 
premier innova dans le droit avec un peu de hardiesse et de 
suite, n'est-il pas qualiiié de philosophe * par Tacite et par 
Pomponius? Le mouvement du droit romain vers l'humanité 
ne commence-t-il pas à se produire avec plus de décision et 
de force, après les prédications philosophiques de Sénèque, de 
Musonius et d'Épictète , sous le règne de l'empereur stoïcien 
qui fit ouvrir partout, aux frais du trésor, des écoles publiques 
de philosophie? Y a-t-il parmi les idées générales, qui 
dirigent et dominent les innovations des prudents, un seul 
principe qui ne se Use textuellement dans Sénèque ou dans 
Cicéron ? L'état de la société romaine et les idées que répan- 
daient les philosophes aidés des rhéteurs, suffisent pour ex- 
pliquer les plus grandes hardiesses des jurisconsultes: ce 
qui le prouve de reste, c'est que les Gaïus, les Ulpien, les 
Papinien et les Paul nous paraissent bien timides à côté de 
Sénèque et d'Épictète. Le Stoïcisme proclamait, depuis cinq 
siècles , l'égalité et la liberté naturelle de tous les hommes : 
l'esclavage a-t-il disparu de l'empire et des lois, par les 
efforts des jurisconsultes ? Le Stoïcisme professait l'égale 
dignité de l'homme et de la femme dans la grande cité des 
esprits : la dépendance et l'incapacité civiles de la femme 
ont-elles été entièrement rayées des Codes? La loi n'est une 

1. M. Ravaisson ne veut pas qu'il fût Stoïcien. Pourquoi? M. Ravaisson aime 
peu et maltraite fort le Stoïcisme. 



216 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

véritable loi pour les philosophes, que lorsqu'elle est la même 
pour tous : les lois romaines ont -elles admis complètement 
cette Isonomie nécessaire? Je ne fais point de reproches 
aux grands hommes qui ont travaillé au perfectionnement 
du droit ; peut-être n'ont-ils pas fait tout ce qu'ils pouvaient 
faire; mais il suffit à leur gloire d'avoir innové, autant que 
le permet la superstition des légistes pour les choses exis- 
tantes. Il est toutefois incontestable que le droit romain de 
l'époque classique n'est égal, sous aucun rapport, au droit 
naturel reconnu par le Stoïcisme. J'en dirais autant de celui 
de Justinien, s'il m'était permis de le prouver dans les limites 
de ce travail'. Quoi qu'il en soit, la jurisprudence romaine 
est un progrès considérable de l'humanité. Elle n'était pas 
seulement supérieure dans son ensemble à toutes les légis- 
lations antérieures : elle avait encore cet immense avantage 
d'être faite, non pour une ville ou pour une seule nation, 
mais pour une grande partie du genre humain , et , par con- 
séquent, de lier et d'unir entre eux les peuples divers que 
la conquête avait juxta- posés dans l'Empire. Le Stoïcisme 
pouvait voir sa sublime conception de la cité universelle 
à demi réahsée ; et si le progrès des institutions politiques 
eût suivi celui des lois civiles; si le despotisme militaire, un 
moment tempéré par la sagesse ou la vertu des Nerva , des 
Trajan, des Adrien et des Marc-Aurèle, n'eût déchaîné de 
nouveau sur le monde des désordres et des calamités de toute 
espèce; si la fiscahté dévorante n'eût achevé l'œuvre de mi- 
sère des extravagances impériales et des guerres civiles , 
jamais l'histoire n'eût offert un plus grand spectacle, celui 
d'une immense société d'hommes de toute race et de tout 
pays, unie par les voies de communication, par le com- 
merce , par le langage , par les lettres et par les lois. Ah ! 

1 . Il suffit de se rappeler que l'esclavage subsiste toujours dans les lois impé- 
riales , pour se convaincre de ce que j'avance sans le prouver. 



DROIT ROMAIN ET STOÏCISME. 217 

que réducation du genre humain est laborieuse et pleine de 
douleurs! La Grèce souffre longtemps et meurt de l'enfante- 
ment des idées qui devaient civiliser le monde; et pour 
faire pénétrer dans les faits et dans la vie les principales 
conquêtes de la sagesse hellénique , Rome subit et endure 
le long supplice de l'empire; tandis que Jérusalem, expirant 
dans le sang de ses derniers défenseurs, livre aux Gentils la 
sainte tradition, qui doit s'unir à la science grecque et au 
droit romain, pour faire naître ou préparer une civilisation 
nouvelle! 



-'>■J^*^c-°- 



ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO- 
ROM AIN '. 



Considérations générales : rôle religieux des empereurs ; mouve- 
ment religieux de l'Occident et de l'Orient. — Occident : unité de 
Dieu; explication du polythéisme; Minerve ou le Logos ou Verbe 
divin. — Providence. — Dévotion et prière. — Culte : divination; 
explication de l'idolâtrie. — Immortalité de l'âme; ciel; amour 
de la mort et espérance. — Dévotion païenne : Apulée ; essais de 
réforme religieuse : Apollonius. — Crédulité et superstitions po- 
pulaires. — Universalité du besoin religieux. — Orient : prosé- 
lytisme judaïque ; progrès du dogme : Verbe , immortalité de 
l'âme. — Esséniens et Thérapeutes. • — Philon le juif : son exé- 
gèse. — Verbe ou Logos. — Esprit d'universalité. — Mysticisme. 
— Plutarque : mythe d'Isis et d'Osiris; dualisme. — Gnosticisme 
oriental. ' — L'Orient , la Grèce et Rome. 

Tandis que l'ancien monde se renouvelait lentement par 
la paix, par le commerce et par les lois sous l'influence do- 
minante du cosmopolitisme stoïcien, il sentit remuer sourde- 
ment en lui une révolution plus profonde , qui le surprit et 
l'épouvanta. Les classes riches et éclairées étaient à la tête 
des réformes politiques et légales : ce furent surtout les 
classes ignorantes et pauvres qui , réveillées tout à coup par 
la paroles d'un Crucifié , se sentirent prises de l'incroyable 
espérance et de l'ambition irrésistible de sauver et de régé- 
nérer le monde. Loi d'unité et d'affranchissement, l'Evangile 
complétait et dépassait Tœuvre imparfaite des empereurs et 
des jurisconsultes, en changeant la conscience même de 
l'humanité; et non -seulement il descendait, en remuant 
les principes les plus intimes de la vie morale, à des pro- 
fondeurs inaccessibles aux politiques; mais il avait encore 
l'avantage de faire pénétrer la lumière et la vérité dans les 

] . Chapitre à peine indiqué dans le mémoire couronné. 



* 



COSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 219 

classes qui sont incapables de toute instruction régulière et 
de tout enseignement philosophique. Il imprimait dans le 
cœur et dans l'imagination, il enfonçait dans la pensée, il 
mêlait à la vie tout entière des sentiments d'égalité et d'a- 
mour, plus vivants et plus efficaces que les plus beaux rai- 
sonnements, plus impérieux et plus étendus dans leur action, 
que les lois les plus humaines et les plus sages. Mais il 
n'entre pas dans notre dessein de faire l'histoire de la grande 
révolution du Christ. Nous n'avons à en rechercher ni les 
origines, ni les causes déterminantes, ni les progrès, ni 
même les rapports , quels qu'ils soient, avec la philosophie 
des Grecs et des Romains. Ce que nous voulons, c'est de 
montrer où en était la religion dans le gouvernement , dans 
les philosophes, dans le peuple, en Occident et en Orient; 
c'est de chercher dans les agitations aveugles et pleines 
de malaise de l'instinct religieux, comme dans le déve- 
loppement des idées philosophiques , les causes secondes 
qui ont puissamment favorisé l'irrésistible mouvement de 
réforme et de rénovation, parti d'un coin de la Judée. Car 
si les temps étaient mûrs, comme disait l'apôtre Paul, il 
devait y avoir dans l'esprit des peuples quelque chose qui 
secondât l'accomplissement des temps. 

Pour quiconque connaît un peu l'esprit humain, il est 
évident qu'une révolution dans les consciences est en dehors 
et au-dessus des devoirs et de la puissance d'un gouverne- 
ment. Seulement, en leur qualité de grands prêtres , les 
Césars voulurent deux choses contradictoires , maintenir le 
culte national et faire de Rome la ville des dieux ou comme 
un panthéon universel. C'était la seule réforme et la seule 
unité religieuse qu'ils pussent concevoir. Ils admirent donc 
peu à peu au Capitole tous les dieux des vaincus. Malgré leur 
défiance contre les cultes asiatiques, auxquels se rattachaient 
toujours des confréries qui leur faisaient ombrage , ils eurent 



220' ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

la main forcée par les superstitions populaires , et l'on vit 
toutes les divinités de l'Asie et de l'Egypte siéger à côté des 
dieux grecs et romains. C'était bien là cette unité, que le génie 
de Rome chercha en toute chose, mais c'était une unité gros- 
sière, factice, toute matérielle, et dont le moindre défaut était 
de dénaturer et d'annuler les unes par les autres toutes les 
rehgions polythéistes, sans satisfaire ni le sentiment religieux 
du peuple , ni la raison des hautes classes , désormais trop 
éclairées pour accepter un polythéisme manifeste. Où étaient 
la foi , la sincérité de l'adoration et la vie de l'âme dans ce 
culte fait de pièces rapportées ? Et cette unité de la pire 
espèce, que la politique romaine admettait volontiers, faisait- 
elle cesser le fatal divorce des philosophes et du peuple, de 
la tête et du cœur de la société ? Étrange aveuglement de 
ceux qui donnent tout à la politique! Les empereurs, sans le 
savoir et sans le vouloir, achevaient de discréditer, par cette 
confusion de tous les cultes, l'antique croyance nationale, et 
cependant quels efforts ne firent -ils pas pour la ranimer et 
pour l'épurer? Nous ne croyons guère à la foi des Césars; mais 
nous comprenons qu'ils aient voulu censerver l'ancien culte 
comme une pièce de l'ordre public. Aussi voyons-nous 
Auguste, quoiqu'il s'amusât, dans les orgies les plus scanda- 
leuses, à parodier les douze grands dieux, rebâtir dévotement 
les temples, faire célébrer par l'épicurien Horace la religion 
et la piété, honorer les Vestales et les prêtres, brûler des 
milliers de livres sibyllins apocryphes, et réprimer sévère- 
ment les usurpations des cultes égyptien et judaïque S aux- 

1. Mécène, selon Dion Cassius, conseille ù Auguste, de n'honorer que les dieux 
reçus par l'usage de son pays, c Quant aux autres religions, il faut lesliaïr et 
les réprimer par des supplices. Car ceux qui introduisent de nouveaux dieux, 
portent beaucoup de gens à se soumedre à des lois étrangères : d'où les conju- 
rations, les rassemblements, les conciliabules secrets, toutes choses dangereuses 
pour le pouvoir (p. 561-562). Application de ces principes de gouvernement 
(p. 569, 601). 



RÔLE RELIGIEUX DES EMPEREURS. 221 

quels la ville de Rome était interdite. Tibère amuse le sénat 
pendant de longues séances de l'examen et de la consécration 
des privilèges des anciens sanctuaires. Claude se plaint 
amèrement que les arts de l'Étrurie soient tombés en désué- 
tude par l'indifférence des patriciens, et s'efforce de relever 
des études surannées, pour lesquelles il avait une idolâtrie 
d'historien et d'archéologue. Domitien donne des représen- 
tations cruelles du vieux culte en faisant enterrer vives de 
malheureuses Vestales, Tous se montraient zélés conserva- 
teurs des dieux de l'empire ; et l'on avait lieu de se féliciter 
lorsque, se rappelant le mot de Tibère, que c'est aux dieux 
seuls à venger leurs injures, ils n'immolaient pas ceux qu'ils 
craignaient à la majesté sacro-sainte de leurs prédécesseurs 
divinisés, ou ne se faisaient pas les persécuteurs de la foi 
nouvelle , principe de l'unité morale et religieuse qu'ils 
cherchaient vainement. Leur conduite n'était d'ailleurs ni foi 
sincère, ni hypocrisie, ni faiblesse et infirmité d'esprit: c'était 
pure politique. Ils étaient convaincus qu'il faut une religion 
au peuple. Or, quelle religion pouvaient-ils préférer à celle 
dont le sénat s'était si habilement servi , et qui avait présidé 
à la naissance et à l'agrandissement de la ville éternelle? 
Mais comme si les dieux n'étaient pas encore assez décriés , 
il fallut qu'ils partageassent leurs honneurs sacrés avec les 
plus exécrables ou les plus vils des mortels. L'apothéose des 
Césars était la dernière dégradation infligée aux maîtres de 
l'Olympe. Elle ne trompait, à la vérité, ni les serviles adora- 
teurs, ni les futurs adorés; Sénèque et Juvénal n'étaient pas 
sans doute les seuls à se rire d'un Claude, qu'un champignon 
de mauvais aloi avait fait descendre au rang des dieux, et 
je suppose que les autres empereurs auraient eu le bon sens 
d'avouer, comme Tibère, qu'ils n'étaient que des hommes 
mortels, très-peu pressés de jouir de leur menteuse divinité 
d'outre-tombe. Mais ces scandaleuses consécrations avaient 



2-22 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN, 

l'inconvénient de confirmer la croyance impie des sectateurs 
d'Évehmère, très-nombreux à Rome, à ce qui paraît, des 
l'époque du premier des Scipions. En voyant, comme dit 
Lucain, les guerres civiles donner des égaux aux habitants 
du ciel, et Rome, orner des mânes de foudres, de rayons 
et d'astres étincelants, et jurer par des ombres dans les 
temples des dieux\ que pouvait-on penser, si ce n'est que 
Jupiter et ses pareils avaient les mêmes titres à notre ado- 
ration que les Galigula et les Tibère? Claude, le savant et 
imbécile élève de Tite-Live , était peut-être le seul Romain 
qui fût dévot aux dieux de l'empire. Les politiques ne 
voyaient dans la religion que des inventions frauduleuses 
pour tromper et dominer la foule; les philosophes ou pro- 
fessaient l'athéisme, ou s'élant fait des croyances plus élevées 
et plus pures, tournaient en dérision les antiques supersti- 
tions; le petit peuple courait aux charlatans et aux divinités 
étrangères.? 

Il faut le dire , on ne vit peut-être jamais plus d'irréligion 
et plus de crédulité tout ensemble. Sauf quelques esprits, ou 
trop légers pour souflrir du scepticisme, ou assez fermes 
pour se soutenir sans l'appui d'une religion positive, il y avait 
dans les âmes un vide immense, qui laissait place à toutes 
les erreurs de l'imagination, et que pouvait seule combler 
une foi nouvelle. L'instinct religieux se faisait mê;ne sentir 
aux hommes les plus stoïques avec une vivacité jusqu'alors 
inconnue. Ils avaient soif de croire et d'adorer; et les idées 
qu'ils empruntaient en général à Platon ou bien aux chefs 
du Portique, dépouillant la forme sèche et froide du raison- 

1. Bella pares Siiperis facienl civilia Divos ; 
Fitlminibus Mânes radiisque ornahit et aslris , 
Inque Deûm templis jurabit Roma per umbras. 
* Suétone, Aug.,ch. 70; Tib., 37, 43; Nér., 16 ; Cal, 22; Cl., 25; Dom., 
12. — Tac, Ann., 1,83; 11, 32, 85; IV, 37; XI, IG, 31; XII, 52;-IIist., 
II, G2, 78. — Lucain, VII, 455. 



MOUVEMENT RELIGIEUX EN OCCIDENT. 223 

nement, se transformaient clans ces imaginations et ces cœurs 
avides en une foi vive, ardente, animée, et qui s'exhalait à 
chaque instant en prières, en actions de grâces, en cris de 
reconnaissance, en effusions de piété et d'amour. Rien de 
plus singulier que cette dévotion toute philosophique et 
tout intérieure de l'esclave Épictète ou de l'empereur Marc- 
Aurèle. L'Orient est en proie à un travail analogue : les 
anciennes traditions s'y raffinent et s'y spiritualisent; les 
systèmes de la philosophie grecque, surtout le Platonisme, 
s'y mêlent et s'y défigurent d'éléments hétérogènes, débris 
transformés des refigions antérieures; mais dans ce chaos 
fermente un puissant esprit de vie nouvelle et de régénéra- 
tion. En Occident, philosophie tournant à la foi; en Orient, 
mysticisme confus et exalté ; partout des aspirations reli- 
gieuses, le goût de la vie intérieure, et l'impérieux penchant 
à communiquer de plus près avec la perfection et la bonté 
divines : tel est le spectacle que nous présente le monde 
ancien aux approches et pendant les premiers siècles du 
christianisme. 

Occident. — Tous ceux des philosophes grecs ou romains, 
qui n'étaient point Epicuriens et athées, admettaient un 
seul Dieu , père de la hiérarchie céleste comme de l'huma- 
nité. Il ne faut point se lasser de le répéter, ce n'était pas là 
un fait nouveau ; il datait de Socrate et peut-être de Pytha- 
gore. Toute la différence qu'il y a sous ce rapport entre les 
grands siècles littéraires et philosophiques de la Grèce et 
ceux de Rome, c'est qu'à l'époque de Périclès et d'Alexandre 
l'unité de Dieu n'était un dogme que pour un Socrate, pour 
un Platon, pour un Aristote, pour un Zenon et pour un petit 
nombre de disciples, tandis qu'elle était sous Auguste et ses 
successeurs la pensée de tous les esprits éclairés. H n'est pas 
même besoin de recourir aux philosophes pour établir ce 
fait historiquement si considérable. Virgile, Horace, Manilius 



224 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

ne parlent pas autrement que Cicéron ou que Sénèque. 
Qu'est-ce, en effet, que cette intelligence unique', que cet 
esprit universel qui, selon Manilius et Virgile, circule clans 
l'univers et anime tous les membres de ce grand corps ? 
Quel est ce maître des hommes et des dieux dont parle 
Horace, ce souverain dont l'empire universel s'étend sur la 
terre, sur la mer, aux cieux et aux enfers, sur la foule des 
mortels et sur les dieux; cet être enfin, qui n'engendre rien 
de plus grand que soi et qui n'a ni semblable , ni second , 
quoique Minerve ou la Sagesse occupe après lui le premier 
rang et ait droit aux premiers honneurs ? Que Dieu ne soit 
que l'âme et la raison du monde, comme l'entendent les 
Stoïciens, ou qu'il soit supérieur, comme le veulent les 
disciples de Platon, non -seulement au monde périssable 
dont il est distinct , mais encore aux Idées , qui forment le 
monde intelligible et éternel , peu importe : l'unité de Dieu 
n'en est pas moins partout reconnue , et c'était une vérité 
qui avait tellement passé dans le domaine commun , qu'on 
pouvait prouver, selon Quintilien, qu'il fallait une seule tête à 
l'empire , par cela seul qu'il y a une providence universelle. 
Voyez saint Paul à Athènes : son auditoire l'abandonne lors- 
qu'il veut parler du Christ et des miracles, mais il est écouté 
avec attention et avec faveur, tant qu'il se contente de prouver 
éloquemment l'existence et l'unité deDieu^ Aussi ne faut-il 
pas s'élonner de ces paroles si expressives de Plutarque : 
«Il n'y a pas de dieux différents pour les différents peuples; 

1. Un esprit unique habite dans les diverses parties de la nature > court et se 
répand dans l'univers, et fait du Tout un grand corps animé : 

Spil^ilus unus 

Per cunctas habitat partes, atque irrigai orbem 

Omnia pervolitans , corpnsque animale ficjiirat. (Man. Ast., liv. II, v. 60.) 

2. En l'entendant parler de résurrection d'entre les morts, les uns se prirent 
à rire et les autres lui dirent : nous t'entendrons là-dessus une autre fois. 
(Act. Ap., XVII, 33.) 



UNITÉ DE DIEU. 225 

les Grecs n'ont pas leurs dieux , et les barbares les leurs ; ils 
ne sont pas autres pour les habitants du nord, autres pour 
les habitants du midi ; mais de même que le soleil , que la 
lune, que le ciel, la terre et la mer sont les mêmes pour tous 
les mortels, quoiqu'ils soient appelés de noms différents, de 
même l'esprit unique qui gouverne cet univers, ou la pro- 
vidence universelle reçoit chez les divers peuples différents 
noms et différents honneurs. » Ce Dieu dont le vrai nom est 
Celui qui est*, mais que les écrivains anciens, d'après une 
habitude stoïcienne, continuent à appeler Jupiter, «est celui 
qui a tout fait, et les fleuves, et la terre, et la mer, et le 
ciel, et les dieux, et les hommes et tous les êtres animés, 
et ce qui tombe sous les sens, et ce qu'on ne peut saisir 
que par les yeux de l'esprit : il est lui-même le principe 
et la cause de son éternelle existence. Non , il n'a pas été 
nourri dans les antres odoriférants de la Crète , et Saturne 
n'a pas failli le dévorer, en dévorant une pierre à sa place : 
Jupiter n'a jamais été , ne sera jamais en danger. Il n'y a 
rien d'antérieur à Jupiter; mais il est le premier et le plus 
ancien des êtres : il est l'auteur de toutes choses, étant né 
lui-même. On ne peut dire quand il a été engendré, mais il 
était dès le commencement , et il sera à toujours , père de 

I. Plutarque écrit dans son petit traité sur le mot 'Et (tu es), qu'on lisait sur 
la porte du temple de Delphes : «Nous disons à Dieu « Tu es » en lui donnant 
son vrai nom, le titre qui n'appartient qu'à lui seul. . . . Qu'est-ce donc qui est 
véritablement? Ce qui est éternel , c'est-à-dire, ce qui n'a jamais eu de commen- 
cement par naissance, ce qui n'aura jamais de fin par corruption, ce à quoi le 
temps n'apporte aucun changement. ... Ce serait un péché de dire de Celui qui 
est, il fut ou il sera. Car ces termes expriment les mutations, les changements et 
les vicissitudes nécessaires de ce qui ne peut durer ni demeurer en son être. 
Dieu seul est : il est non point comme les choses mesurées par le temps, mais 
selon une éternité immuable et immobile. Il n'y a point pour lui d'ayant , ni 
d'après, mais par un seul maintenant il remplit le toujours; et rien n'est véri- 
tablement que lui seul, sans qu'on puisse dire de lui qu'il a été ou qu'il sera , parce 
qu'il est sans fin ni commencement. » (Ch. H , 13.) Plutarque ne fait que repro- 
duire ici certaines idées du Timée de Platon. 

II. i5 



2^6 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

lui-même, et trop grand pour devoir son être à un autre 
que soi. Il est plus fort que le temps , et il n'a point de rival 
qui s'oppose à lui. Rien n'échappe à ses regards, ni les som- 
mets des montagnes, ni les sources des fleuves, ni les villes, 
ni le sable de la mer, ni la multitude innombrable des astres. 
La nuit et le sommeil ne pèsent jamais sur sa vue infinie et 
qui seule contemple la vérité. C'est par lui que nous voyons ; 
c'est de lui que nous tenons tout ce qui nous appartient. 
Bienfaiteur universel , dispensateur de ce qui est et de ce 
qui arrive , c'est lui qui donne tout, qui fait tout. En lui sont 
le commencement, la fin , la mesure et la destinée de chaque 
chose. )•) Ce n'est point là le Jupiter de la fable, mais celui 
du Stoïcisme. Seulement, si l'on veut y prendre garde, on 
verra que ce Dieu universel n'est plus, comme je l'ai dit, 
le partage exclusif des philosophes , mais qu'il s'est fait sa 
place dans les poètes et dans les rhéteurs à côté des divinités 
populaires, qu'il domine et qu'il est près de détrôner. C'est 
lui dont l'univers est plein, selon le mot de Virgile: Jovis 
omniaplena. Jupiter, selon Lucain, est tout ce qu'on voit, 
tout ce qui nous anime : c'est la terre , la mer, l'air, le ciel et 
la vertu. N'est-ce point ce Dieu unique, qui revient si souvent 
dans Juvéual et dans Quintilien sous le nom de fondateur de 
la nature ou de père de l'univers? 

Mais que devenaient alors les dieux de la rehgion publique, 
ces dieux qu'avaient adorés les ancêtres et qui avaient par- 
tout leurs temples, leurs images, leurs ministres et leurs 
sacrifices? Quelques philosophes, comme Sénèque paraît 
l'avoir fait dans son livre de la superstition , se contentaient 
de les mépriser et d'en rire en les laissant au vulgaire. Mais 
la plupart s'efforçaient de leur donner une consécration 
rationnelle, en les expUquantpar des allégories métaphysiques, 
physiques et morales. On sait que la mythologie n'était pour 
les Stoïciens, comme pour les initiés aux mystères, qu'une 



1 



EXPLICATION DU POLYTHÉISME. 227 

sorte de physiologie primitive et poétique, où la vérité se 
cachait sous le voile transparent du symbole. Les dieux de 
la poésie et de la foule n'étaient plus pour ces philosophes 
que des attributs divers ou même de simples dénominations 
de la puissance suprême ou de ses bienfaits '. Les Plato- 
niciens ne se sentaient pas plus embarrassés de l'Olympe: 
n'avaient -ils pas leur théorie des Idées et celle des Démons 
bons ou mauvais, où toutes les divinités pouvaient prendre 
place en se dégageant quelque peu des souillures et des ab- 
surdités de leur légende? Tous les esprits sérieux semblaient 
s'être donné le mot pour respecter et même pour soutenir 
la religion établie, comme s'ils avaient été convaincus, avec 
Polybe et Denis d'IIalycarnasse, que cette religion était néces- 
saire , aussi bien pour inspirer au peuple des sentiments de 
consolation et de vertu, que pour le contenir dans l'obéis- 
sance aux lois et dans le respect de l'ordre public. « La fable, 
disait Maxime de Tyr, est la science des ignorants. Tenant le 
milieu entre la science et l'ignorance , qui peut douter qu'elle 
ne soit préférable à l'ignorance absolue? » 

Sans donc prétendre abolir des Dieux auxquels ils 
n'avaient qu'une foi médiocre, même après les avoir purgés 
des scandales de leur histoire fabuleuse, les philosophes ne 
faisaient aucune difficulté de les admettre en les subordon- 
nant au Dieu universel. «Si tu es trop faible pour com- 
prendre par la pensée le Père et l'Ouvrier de l'univers , dit 
Maxime de Tyr, si tu ne peux concevoir ce Dieu, plus ancien 

1. Dieu a autant d'appellations qu'il accomplit d'actions diverses. Aussi les 
nôtres (les Stoïciens) pensent-ils qu'il est Bacchus, Hercule et Mercure : Bacchus 
( Liber pater) , parce gu'il est le père de toutes choses; Hercule, parce que sa 
puissance est invincible ; Mercure , parce que c'est à lui qu'appartiennent la Raison, 
le Nombre , l'Ordre et la Science. De quelque côté que vous vous tourniez , par- 
tout vous le trouverez devant vos regards ; rien n'est vide de sa présence ; il 
remplit de lui-même son ouvrage tout entier. (Sénèque, Des Bienfaits, liv. IV, 
chap. 7, 8.) 



228 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

que le soleil et que le ciel , supérieur aux siècles et à la 
nature qui change, auquel les législateurs n'ont pu donner 
de nom, que nulle voix ne peut exprimer et que nul œil ne 
saurait voir, qu'il te suffise pour le moment de contempler 
ses ouvrages et de vénérer ses innombrables enfants' — Je 
vais t'éclaircir par une image ce que je veux dire. Figure-loi 
quelque grand royaume ou quelque puissant empire , dans 
lequel tout le monde conforme spontanément ses actes à 
la volonté d'un roi unique et supérieur à tous en pouvoir 
et en majesté; les limites de cet empire ne sont ni THalys, 
ni l'Hellespont, ni les Palus-Méotides, ni l'Océan, mais en 
haut le ciel, et en bas la terre. Dans la partie la plus élevée 
de ce royaume, le Roi siège immobile, comme la loi et la 
règle souveraine ; il distribue aux peuples la vie et le salut 
qui dépendent de sa puissance. Mais ce Dieu a pour com- 
pagnons de son empire des Dieux innombrables, dont les 
uns, invisibles et immobiles, plus rapprochés du roi par 
leur nature, se tiennent aux portes du sanctuaire, tandis 
que d'autres, mobiles et visibles, leur obéissent comme des 
ministres, à qui d'autres encore sont soumis. Tu vois ainsi 
par la pensée cette hiérarchie et cette chaîne sans fin qui 
du ciel descend jusqu'à la terre . . . Oui , dans ce conflit et 
cette diversité des opinions sur la nature divine , toutes les 
législations et toutes les croyances de la terre conviennent 
en ce point, qu'il y a un seul Dieu^ père et maître de l'uni- 
vers , et que beaucoup d'autres êtres divins lui sont subor- 
donnés, qui sont les fils et comme les ministres de ce roi 
suprême*. » 

i. Les astres sans doute, qu'on supposait mus par une âme, supérieure à la 
nôtre. 

* Virg., En., 1. VI, v. lU. — Man., Ast. , liv. I, v. 2i7; II, 60. — Hor., 
Od., liv. I, 12; III, 3.— Arist., Disc, sacrés, I. — Plut., Isis et Osiris, ch. 24. 
— Quint., Inst. or., V, 10. — Actes des ap., ch. XVIII , v. 18-33. — Max. de Tyr, 
Diss., VII, XXXVIII, XXXIX, XLI. — Stob., Ecl. liv. I, ch. 3, art. 35, 38. 



1 



MYTHE DE MINERVE, ETC. 229 

Nous ne voulons point nous perdre dans ces mille expli- 
cations allégoriques, si arbitraires et si confuses, que les 
philosophes donnaient des mythes, mais il en est une qui 
mérite notre attention. St. Justin nous apprend que les païens 
faisaient de Minerve le Verbe, fils de Dieu, comme si le 
Verbe, nous dit-il, pouvait être une femme. Cette inter- 
prétation était-elle nouvelle du temps de ce père, et quelle 
était son origine? Ne venait-elle pas des écoles Platoniciennes, 
pour qui c'était une doctrine constante depuis le maître, 
que le Bien ou le Parfait est père du Verbe ou Logos et de 
la Vérité ? Je ne sais; mais cette interprétation me paraît fort 
ancienne, et l'on a cru la retrouver, ce semble, non sans 
raison dans ces mots d'Horace : « Jupiter n'a point de second 
ni de semblable ; mais Pallas obtient après lui le premier 
rang et les premiers honneurs. » Ce point de la théologie allé- 
gorique des païens est trop essentiel pour s'en tenir au mot 
de St. Justin et aux deaix vers énigmatiques d'Horace. Or, 
voici les éclaircissements qu'on en trouve dans un rhéteur, 
contemporain de l'apologiste chrétien. « Minerve est fille 
unique de Jupiter, qui l'a engendrée de lui seul. Car il n'avait 
pas d'égal en dignité, d'où il put l'engendrer: mais se retirant 
en lui-même, il conçut en soi la Déesse et l'engendra de sa 
substance. Aussi est-elle seule sa véritable fille, née d'une 
origine en tout égale et identique à elle-même. Son père 
l'enfanta de sa tête, c'est-à-dire, de ce qu'il a en soi de 
plus excellent; il ne pouvait rien sortir de plus excellent 
de la tête du Dieu, et rien de plus excellent ne pouvait 
produire la Déesse. Elle s'élança tout armée* de la tête 
de Jupiter, comme le soleil qui se lève tout à coup avec ses 
rayons, ayant reçu de son père intérieurement ses orne- 
ments et sa gloire. Aussi ne quilte-t-elle jamais son père; 
mais elle lui est toujours présente, elle vit en lui et avec lui , 
comme si elle lui était consubstantielle... Elle est la première 



230 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

et la plus ancienne des divinités \ Car il n'eût pas été facile à 
Jupiter de distribuer et d'ordonner, chacune à sa place, toutes 
les parties de l'Univers , s'il n'avait eu Minerve à côté de lui 
et qu'il ne l'eût admise à son conseil .... Elle participe à 
tous les actes et à l'autorité suprême de son père. C'est 
pourquoi Pindare la représente assise à sa droite et com- 
muniquant à tous les Dieux les ordres qu'elle en reçoit. » 
Voilà bien ce Logos, cette raison universelle ou, si l'on 
veut, ce Verbe, qu'Aristote et les Stoïciens ne distinguaient 
pas de l'essence même de Dieu, mais que Platon mettait au se- 
cond rang dans la hiérarchie divine et dont il faisait le fils du 
Premier ou du Bien. Ce qu'il y a de plus remarquable , c'est 
que le rhéteur Aristide , qui identifie si formellement Minerve 
avec la sagesse ou la raison éternelle , n'arrive pas moins 
par ce côté à l'unité de Dieu, que par l'identification de 
Jupiter avec l'éternel principe de l'univers. Sérapis , Pluton , 
Bacchus , Esculape , toutes les puissances du ciel , de la terre 
et des enfers viennent se perdre et s'abîmer en Jupiter, dont 
elles ne sont que des appellations diverses. De même elles 
ne sont que des manifestations ou des formes de Minerve ou 
de l'éternelle intelligence. Je n'invente rien, voici les paroles 
expresses d'Aristide. «Quant a ce qui concerne Minerve, on 
peut dire en un mot que Rassemblée des Dieux ne fait que 
représenter ses actes. Aussi Minerve occupe-t-elle la place 
la plus voisine de Jupiter : tous deux, ils n'ont toujours sur 
toutes choses cju'une même pensée et qu'une seule volonté 
... Si l'on en conclut que Minerve n'est que la force et la 
puissance même de Jupiter, on ne se trompera point, puisque 
tout ce que fait Jupiter, Minerve le fait avec lui. Aussi peut- 
on lui attribuer, à elle aussi, toutes les œuvres de son père.» 

1. Je retrniiche une restriction de l'auteur : « à l'exception de quelques-unes», 
cette restriction ne signifiant rien, du moment qu'on assimile et qu'on identifie, 
comme le fait Aristide, Sérapis, Pluton, Neptune et tous les autres grands dieux 
avec Jupiter. 



MYTHE DE MINERVE. — VERBE. 231 

n n'y a donc qu'un Dieu , principe incréé , qui a tout pro- 
duit et qui gouverne tout, Verbe universel, qui éclaire 
toutes les âmes raisonnables, comme la lumière du soleil 
éclaire tous les corps, et qui est pour elles comme l'air qui 
les anime et qui les vivifie. C'est dans cette conception du 
Logos ou du Verbe, que s'accordent toutes les grandes 
écoles philosophiques de la Grèce ; c'est aussi là que se ren- 
contreront l'Orient et l'Occident : théorie si conforme à l'état 
des esprits et au mouvement de fusion et d'unité sociale 
qui transformait l'empire, qu'il faut se rappeler toute la 
puissance des préjugés et toute la force d'inertie de l'habi- 
tude, pour comprendre quelles difficultés la foi chrétienne 
eut à surmonter, avant de triompher définitivement du po- 
lythéisme. * 

C'était une maxime de la sagesse ancienne, que la vertu 
de l'homme consiste à imiter et à suivre Dieu. Les Stoïciens, 
dont l'austère doctrine était avant tout pleine de bien- 
veillance et d'humanité, pensaient que c'est imiter Dieu de 
la manière la plus excellente , que de faire du bien aux 
hommes. Dieu est bon, disait Sénèque, soyons bons comme 
lui, bons même pour le méchant sur lequel Dieu ne fait pas 
moins lever son soleil que sur les gens vertueux. Quelle 
puissante confirmation ces idées ne trouvaient-elles pas dans 
la conception du Verbe, au sein duquel toutes les intelligences 
s'unissent? Dieu, en tant que Logos, que vérité, que loi sou- 
veraine et universelle, n'est pas seulement comme le disait 
l'académicien Plutarque , le médiateur entre le monde et le 
Bien absolu , principe premier de l'univers : il est encore 
le lien le plus inviolable de la communauté humaine. Car la 
vérité n'admet aucune distinction de peuples, aucune iné- 
galité originelle entre les hommes. N'est- elle pas leur bien 

* S' Just. , II™e apol. — Hor., I, Od. 12, v. 17-20. — Aristide, Disc, sac, 
II. — Marc-Auièle, ch. III, art. 1 ; VIII, 5. 



232 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

commun, comme leur commune dignité? Il n'y a donc qu'une 
société universelle des êtres raisonnables, comme il n'y a 
qu'une vérité ou qu'un Verbe. Un Dieu, une raison, un 
monde, une seule république et une seule loi des êtres 
intelligents ' : voilà la grande conception qui fait la gloire du 
Stoïcisme , et qui par suite des circonstances s'était emparée 
de tous les esprits éclairés dans les premiers siècles de l'em- 
pire. Et ce Dieu , ce Logos n'est pas éloigné de nous ; il vit 
avec nous, il est en nous ; il habite aussi bien dans l'âme du 
plus vil esclave , que dans celle d'un chevalier ou d'un séna- 
teur. C'est en lui que se meut toute âme raisonnable. Par ce 
côté la théorie de la raison universelle ou du Verbe , tout 
en nous inspirant des sentiments de justice etd'égaUté, en 
réchauffant et en étendant la charité mutuelle , relevait sin- 
gulièrement la dignité de l'homme, image et fils de Dieu 
parla pensée. Combien ne doit- elle pas nous apprendre à 
nous respecter nous-mêmes et à respecter les autres? Com- 
bien cette pensée «que, fils de Jupiter, nous devons imiter 
notre divin père,» ne doit-elle pas nous relever le cœur? 
« Si quelqu'un , dit Épictète , se persuadait comme il faut que 
Jupiter est le père commun des hommes et des Dieux , pour- 
rait-il avoir aucune pensée basse, servile, indigne de sa 
sublime origine ? Eh quoi ! si César vous eût adopté pour 
fils , personne ne pourrait supporter votre orgueil , et lors- 
que vous êtes enfant de Dieu, vous n'en concevez aucune 
noble fierté! Mais personne n'y songe, et lorsqu'à notre 
naissance nous avons été composés de deux choses, du corp^, 
qui nous est commun avec les animaux, et de l'âme, qui nous 
est commune avec les Dieux , la plupart de nous s'attachent 

1. Il n'y a qu'un seul monde qui comprend tout; qu'un seul Dieu qui est partout; 
qu'une seule matière élémentaire ; qu'une seule loi qui est la raison commune à 
tous les êtres intelligents , et qu'une seule vérité, comme il n'y a aussi qu'un seul 
état de perfection pour les choses de même genre et pour les êtres qui participent 
à la même raison. (Marc-Aurèle , cliap. III, art. 1.) 



VERBE. 233 

à cette parenté de misère et de mort qui nous unit à un 
cadavre; mais combien peu se ressouviennent de cette 
parenté divine et bienheureuse , qui est la véritable vie ! » 
«Nous portons partout un Dieu avec nous et en nous, dit-il 
ailleurs, et nous l'ignorons! Nous ne réfléchissons pas que 
nous le profanons par des actions mauvaises et par d'impures 
pensées ! Nous n'oserions pas faire ce que nous faisons , de- 
vant un vain simulacre, et c'est en présence de Dieu même, 
c'est en présence du Dieu qui est dans notre conscience, 
que nous ne rougissons de faire, de dire et de penser les 
choses les plus honteuses. Oh! que nous connaissons mal la 
céleste dignité de notre nature ! » Il est inutile de citer ici 
de nouveau les textes de Sénèque, d'Epictète, de Stace et 
de Juvénal , rappelant les maîtres au respect de l'homme 
dans leurs esclaves. Le vrai sentiment de sa dignité per- 
sonnelle entraîne le sentiment de la dignité d'autrui, et 
quiconque aurait l'intime persuasion, qu'il est fiis de Dieu et 
qu'il participe à la raison divine, ne pourrait manquer de traiter 
les hommes comme des frères et des êtres sacrés*. «Le sage, 
dit Sénèque, se rendra ce témoignage en mourant qu'il n'a 
laissé diminuer sa liberté® par personne , et qu'il n'a diminué 
celle de personne.» Marc-Aurèle dit encore mieux : «la foule 
et les gens médiocres font cas des objets matériels ou des pro- 
priétés animées comme les troupeaux ; ceux qui ont plus de 
goût estiment les êtres raisonnables , non parce qu'ils sont 
éclairés de la raison universelle , mais autant qu'ils ont du 
génie pour les arts ou pour quelque autre sorte d'industrie. 
Mais celui qui sait lionorer la raison universelle, reine 
du monde et des sociétés , ne fait aucun cas de toutes ces 
choses : il ne s'étudie qu'à régler ses affections et ses mou- 
vements sur ce qu'exigent de lui la raison universelle et le 

1. Homo res sacra, dit Sénèque. 

2. Ou, ce qui revient au même pour un Stoïcien, sa dignité, sa vertu. 



^Si ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

bien de la société , et qu'à aider ses semblables à faire de 
même. » Les idées religieuses suivaient donc la même direc- 
tion et concouraient au même but que les idées sociales : 
partout l'unité, partout l'humanité.* 

Mais de plus, quels admirables sentiments la théorie du 
Verbe universel n'inspirait-elle pas sur la Providence ! Nous 
savons que l'optimisme remonte aux fondateurs du Portique 
et même à l'auteur du Timée et des Lois. Mais ce qui nous 
semble nouveau, ce qu'on ne retrouverait pas au même 
degré dans Chrysippe , dans Cléanthe , ni dans Platon , c'est 
la pensée toujours présente de la Providence et de la Bonté 
divine , c'est le sentiment de ferveur et de foi , qui anime des 
âmes fortes et tendres, telles qu'Épictète et Marc-Aurèle. Dieu 
n'est pas seulement pour les sages de l'empire l'auteur et le 
maître de l'univers, la loi qui conduit toutes choses au bien, 
la sagesse qui a tout fait avec nombre, poids et mesure: 
c'est avant tout un père bienveillant, un ami toujours sûr 
et fidèle , le refuge et la consolation qui ne manquent ja- 
mais à l'honnête homme. « Qu'aurais -je à faire, dit Marc- 
Aurèle, d'un monde sans providence et sans dieux? » Dieu est 
bon ; il a donc ordonné toutes choses selon sa bonté, et par 
conséquent dans l'intérêt dernier de la vertu. Il n'aime point 
la souffrance pour la souffrance, ni le malheur pour le mal- 
heur. Mais c'est la rude épreuve par laquelle il forme ceux 
qui doivent lui ressembler et devenir les siens. Un père 
traite durement son fils : l'aime-t-il moins que la mère qui le 
gâte ? Dieu a voulu que les épreuves et les travaux fussent 
l'école de la vertu ; Hercule se plaignait-il , ou avait-il le 
droit de se plaindre que tant de fléaux et de monstres lui 
fournissent l'occasion de faire éclater son courage? dlquit- 

* Marc-Aurèle, chap. III, ait. 1; YII, 3. — Sén., Des Bienf., I, chap. 1; 
IV, 25, 26; - Vie heureuse, chap. 12; - Lett., 73; 83. — Ent. d'Ep., I, ch. 3, 
9, 12, 30; II, 8. 



PROVIDENCE. ' 235 

tait ses enfants sans regret, sans gémissement et sans larmes, 
ne craignant pas qu'ils fussent orphelins : il savait qu'aucun 
mortel n'est jamais abandonné de Dieu , et qu'il a un père 
qui s'occupe sans cesse de tous. Il n'avait pas seulement en- 
tendu dire que Jupiter est le père des hommes , mais il le 
regardait réellement comme son père , il l'appelait du fond 
du cœur son père, et c'est pour lui obéir qu'il accomplit 
tant de grandes actions.» Si donc Jupiter laisse opprimer 
l'homme de bien , il ne faut pas croire qu'il le haïsse : et 
qui donc haïrait son plus fidèle serviteur? Ni qu'il le néglige; 
car rien n'échappe à la providence de Dieu. Mais il l'éprouve, 
il l'exerce , il le perfectionne pour en faire son serviteur et 
son témoin auprès des hommes; il le forme et il le prépare à 
vivre dès ici-bas de la vie des dieux et à mériter par sa vertu 
d'être à lui et avec lui jusqu'à l'anéantissement de ce monde. 
Que s'il nous avait soumis à des maux véritables, peut- 
être aurions-nous droit de l'accuser. Mais lorsqu'il a re- 
mis en nos propres mains notre vertu et notre bonheur, 
lorsque les prétendus maux, qui dérivent de la nature des 
choses, peuvent, si nous le voulons, concourir à notre 
perfection et à notre gloire , comment les accidents que 
Dieu nous envoie porteraient-ils témoignage contre sa 
bonté? Il ne faut pas se demander pourquoi les hommes de 
bien, qui vivent dans un commerce continuel avec la divinité 
et qui s'en font aimer par leurs bonnes actions et par leurs 
sacrifices, ne sont pas riches, honorés, paisibles et immor- 
tels. Car si cela n'est pas, on doit se persuader que c'est bien et 
que Dieu en eût ordonné autrement s'il l'eût fallu. «La chose 
était possible, dit Marc-Aurèle , s'il eût été juste qu'elle fût. 
Et si un tel événement eût été dans l'ordre de la nature, on 
l'aurait vu arriver par des causes naturelles. Mais de cela 
même qu'il n'arrive pas, on doit conclure qu'il ne l'a pas 
fallu.» Si donc on accuse la Providence à propos d'une chose, 



236 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

il faut considérer cette chose avec plus de soin , et Ton com- 
prendra qu'elle n'arrive pas sans raison. Le méchant, dites- 
vous, est dans une meilleure condition que moi. — En quoi, 
reprend Épictète. — En ce qu'il est plus fortuné. — C'est 
que sur ce point de faire fortune il l'emporte sur vous, 
parce qu'il flatte, parce qu'il est impudent, parce qu'il veille. 
Mais considérez ceci: l'emporte-t-il sur vous en foi, en hon- 
neur, en prohité? Non; mais là où vous êtes le meilleur, 
vous êtes aussi dans une meilleure condition. Vous supportez 
avec peine la fortune florissante de Philostorge ! Oh! que 
vous êtes inconséquent! Voudriez-vous donc, comme lui, 
partager la couche de l'infâme Sura? Pourquoi donc vous 
irriter qu'il reçoive le prix de ce qu'il vend? Pourquoi l'es- 
timer heureux, parce qu'il acquiert de faux biens à un prix 
qui vous fait horreur? Que vous êtes insatiable et injuste! 
Sans tenir compte du prix auquel toutes ces choses se ven- 
dent, vous voudriez les acquérir gratuitement. Quoi donc ! 
en quoi pèche la Providence si elle accorde les plus grands 
biens, les seuls vrais biens à ceux qui sont les meilleurs?» 
On s'indigne que Socrate ait été jeté en prison , condamné. 
Lui, s'en plaignait-il donc? C'est Socrate qui souffre, et c'est 
vous qui vous plaignez, tandis qu'il est plein de confiance et 
de joie. Vil esclave, taisez-vous! Là où est Dieu, là est le 
bien , et Dieu est partout, excepté dans le cœur du méchant.* 
C'est un crime de le craindre; car il ne veut point notre 
malheur. C'est une folie de se tourmenter dans l'appréhen- 
sion de sa colère; car il ne fait pas de mal aux êtres qu'il a 
créés. C'est une impiété de croire l'apaiser en s'imposanl les 
plus douloureux et les plus cruels sacrifices : car que ferait- 
on autre chose , s'il était lu méchanceté même ? Le super- 

* Sén., De la Piov., ch. I, 2, 4, 5, 6; - Const., ch. 9; - Lett. 76. — Marc- 
Aurèle, cliap. V, art. G. — Arr. Eut. d'Ép., I, chnp. 6, II, IG; III, 17, U. - 
Man., art. 25. 



DÉVOTION. 237 

stitieiix est toujours dans langoisse , parce qu'il voit partout 
un Dieu courroucé. L'iiomme religieux puise au contraire 
sa confiance et sa sérénité dans cette présence universelle 
de Dieu, parce qu'il sait que Dieu est bon. Jamais il ne se 
croit seul , dépourvu de tout secours et de toute protection: 
Dieu est avec lui. « Que j'aime, dit Plutarque, ce mot de Dio- 
gène qui, voyant son hôte de Lacédémone faire avec em- 
pressement les préparatifs d'une fête, lui dit: Tous les jours 
ne sont-ils pas jours de fête pour l'homme de bien? Oui, 
ce monde est le plus saint et le plus divin des temples. Nous 
y sommes introduits pour contempler non des statues- im- 
mobiles et faites de main d'homme, mais les images sen- 
sibles des choses que l'âme seule peut entrevoir, images vi- 
vantes et animées , qui sont l'œuvre du Verbe divin. Je parle 
du soleil, de la lune, des étoiles, des fleuves au cours inta- 
rissable, de la terre qui nourrit tant d'animaux et de plan- 
tes. Puisque la vie est pour nous une initiation à ces grands 
mystères, n'est-il pas juste qu'elle soit toujours sereine et 
pleine de joie? N'imitons pas le vulgaire des hommes, qui 
attendent impatiemment les Saturnales, les Panathénées et 
les Dionysiaques pour s'y procurer une gaieté mercenaire en 
payant des mimes et des histrions. Mais assistons aux mystères 
divins dans le silence et le recueillement de la joie. Les fêtes 
que les dieux nous préparent, les mystères sacrés auxquels ils 
nous convient, la plupart des hommes les profanent en vivant 
dans le chagrin, dans les inquiétudes, dans les plaintes et les 
lamentations. Nous, célébrons-les dans le repos et l'allégresse. 
Est-ce qu'il se lamente , celui qu'on initie aux mystères ? » 

Le Stoïcisme prend dans Epictète et dans Marc-Aurèle tous 
les caractères de la dévotion : obéissance, résignation, aban- 
don à Dieu, abnégation absolue pour son service, confiance 
intrépide et pleine d'amour. «Quoique les parties d'air et de feu, 
qui entrent dans la composition de ton corps, dit Marc-Aurèle, 



238 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

se portent naturellement en haut en vertu de leur légèreté, 
cependant elles restent à leur place. De même quoique 
les parties de terre et d'eau qui sont en toi, se portent 
naturellement en bas , cependant elles se tiennent dans ton 
corps à la place que la nature leur a assignée. Ainsi les élé- 
ments mêmes obéissent à la loi générale, conservant la place 
qui leur a été fixée contre leur pente , jusqu'à ce que cette 
même loi leur donne le signal de la dissolution. N'est-ce pas 
une chose horrible que la partie intelligente de ton être soit 
la seule substance indocile qui se fâche de garder son poste? 
On ne lui ordonne rien qui soit au-dessus de ses forces ; on 
ne lui commande que ce qui convient à sa propre nature; et 
cependant elle s'impatiente, elle se révolte contre l'ordre 
universel. Car tout ce qui la porte à l'injustice, à l'intolé- 
rance, à l'inhumanité, à l'intempérance, à la tristesse, à la 
crainte, est un mouvement de révolte contre la nature et 
contre Dieu. C'est vouloir quitter son poste que de se fâcher 
des accident^ de la vie. L'àme n'est pas moins faite pour 
avoir de la fermeté et de la piété que de la justice. La fer- 
meté et la piété sont des vertus nécessaires à un citoyen du 
monde.» Soldats de Dieu, nous devons remplir tous nos de- 
voirs avec courage et résolution , et quoi que le général nous 
commande, il faut l'exécuter sur-le-champ et, s'il se peut, 
deviner même et prévenir ses ordres. Si nous voulons obéir 
à Jupiter , souvenons-nous toujours dans nos rapports avec 
les hommes de ce mot d'Homère: «Non, il ne me serait pas 
permis , quand ce serait un hôte plus vil que toi de le trai- 
ter indionement.» Disons chacun la même chose de notre 
père , de nos frères et de tous les hommes. Car c'est Jupiter 
qui préside à toutes ces relations sociales et à tous les de- 
voirs. La patience, la résignation, voilà les vertus qu'il nous 
faut apprendre pour être capables d'obéir à Dieu sans mur- 
murer et de tout notre cœur. Je ne parle point d'une ré- 



DÉVOTION. 239 

signation servile, morne et désespérée, mais d'une résigna- 
tion pleine de confiance, d'enthousiasme, de joie et d'amour. 
L'homme de bien répète sans cesse ce mot de Socrate «que 
ce qui plaît à Dieu arrive!» Il est à Dieu, il sent comme 
Dieu, il veut comme Dieu, il accepte tout ce qui semble bon 
à Dieu, et s'il pouvait se plaindre, c'est que Dieu, lorsqu'il 
lui envoie quelque rude épreuve, ne la lui ait pas montrée à 
l'avance, alin qu'il pût courir de lui-même au-devant de la 
volonté divine. «Traitez-moi, Seigneur, à votre volonté, 
s'écrie Kpictète. Conduisez-moi où il vous plaira, couvrez- 
moi de l'habit que vous voudrez , je suis résigné à vos lois 
et votre volonté est la mienne ... En toutes choses je célé- 
brerai vos œuvres et vos bienfaits, et je serai votre témoin 
auprès des mortels, en leur montrant ce que c'est qu'un 
homme véritable. » Dieu appelle les années, les saisons 
et les heures; elles accourent et disent: Me voici; et l'être 
raisonnable gémirait d'aller où Dieu l'appelle ! La suprême 
liberté n'est -elle point d'obéir à Dieu? De quoi nous pré- 
occupons-nous, lorsqu'il s'agit de nous conformer à la 
Providence? Craignons-nous donc que la nourriture ne nous 
manque ? Manque-t-elle aux boiteux, aux aveugles, aux es- 
claves fugitifs ? Et Dieu négligerait le soin de ses serviteurs , 
de ceux qu'il veut donner en exemple aux hommes! «Eh 
bien! dit Epictète, si le pain quotidien vient à me manquer, 
c'est que mon général me fait sonner la retraite. Je lui obéis, 
je le suis , je l'approuve, je célèbre et bénis sa volonté. Car 
je suis venu ici quand il fa voulu, et tant que j'ai vécu, je 
l'ai glorifié, comme c'était ma fonction, auprès de moi-même, 
auprès de chacun , auprès de tous. » 

Sans doute, à côté de cette résignation pleine d'abandon et 
de sérénité, vous rencontrerez toujours l'effort et la fière éner- 
gie du Stoïcisme; mais ce qui domine, c'est la confiance et 
l'amour. La vie est un combat et comme une sorte de service 



240 



ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 



militaire; et de même que le bon soldat supporte allègrement 
ses blessures, et tout meurtri, tout percé de coups, aime encore 
en mourant le général pour qui il tombe, de même le sage, au 
milieu des plus pénibles traverses, a toujours présent à l'esprit 
cet ancien précepte: Sequere Deuni\ Il peut bien par une 
ardeur impatiente de la vertu, plus encore que par dégoût et 
par fatigue de ses devoirs, s'écrier avec Marc-Aurèle: mon 
âme, pourquoi es-tu si triste? Mais il entend retentir dans 
son cœur cette touchante parole : Donne-nous, mon fils, donne 
aux dieux de la joie. «Oui, disait le pieux empereur, tout ce 
qui te convient, ©univers, m'accommode. Tout ce qui est de sai- 
son pour toi, ne peut être pour moi ni prématuré ni tardif. 
nature, ce que tes saisonsm'apportentestpourmoiunfruittou- 
jours mûr. Tu es la source de tout, l'assemblage de tout, le der- 
nier terme de tout. Quelqu'un a dit: chère ville de Gécrops! 
Pourquoi ne dirais-je pas du monde : chère cité du grand 
Jupiter!... Il semble que le monde aime à faire tout ce qui devait 
être; je dis donc au monde : je joins mon amour au tien.»* 

1. Cerlaines gens, qui s'étonnent de tout, ne peuvent comprendre que cette 
comparaison de l'fiomme de bien avec un athlète ou un soldat soit venue natu- 
rellement à Sénèque ou à Épictète : il faut à toute force que ces philosophes 
l'aient empruntée à Saint-Paul. Malheureusement Cicéron veut, dans ses Tuscu- 
lanes, que Thomme de bien supporte les accidents de la vie, comme le gladiateur 
ses blessures, avec courage et de bonne grâce. Platon compare, à plusieurs re- 
prises, l'homme vertueux à l'athlète des jeux olympiques. Il faut qu'il soit, selon 
l'expression d'Eschine dans le discours de la Couronne, non comme un méchant 
athlète opposé à d'autres qui ne valent pas mieux, mais l'athlète même de la 
vertu. Ces comparaisons sont chose si naturelle et si vieille, que Platon prête aux 
mystères la maxime qui a été si souvent répétée : L'homme est dans la vie comme 
dans un poste où Dieu l'a placé. Les expressions des Stoïciens de l'empire n'ont 
donc rien de nouveau; les idées qu'ils expriment sont incontestablement emprun- 
tées au Stoïcisme primitif. La seule chose nouvelle peut-être , c'est l'insistance 
avec laquelle ils reviennent sur ces idées , et l'espèce de dévotion avec laquelle ils 
s'y attachent, tant dans leurs écrits que dans leur vie. 

* Plut., De laTranq., ch. 19. — Arr. Ent. d'Ép., I, 1 , 14, 29; II, 5, 10, 

16, 17, 19, 23;in, 5, 10, 11, U, 22, 24, 26; IV, 1, 7;Man.,chap. 11, 

17. — Sén., Vie heureuse, ch.l5; - Prov., ch. 3, 5;- Lett., 51, 98. — Marc- 
Aurèle, ch. V, 5; VII, 16; XV, 1 , 16;XXVII,10. 



PRIÈRE. 2il 

Cette austère tendresse de piété, en effaçant ce qu'il pouvait 
y avoir dans le Stoïcisme d'orgueil intempérant et de fastueuse 
raideur, changea la sécheresse de son optimisme en foi vive et 
reconnaissante. Vous rencontrerez encore dans Sénèque les 
sentiments outrés qu'Horace avait empruntés au Portique : 
«Je demande aux dieux la vie, la santé, la richesse; mais 
c'est à moi-même que je demande la vertu.» Vous les cher- 
cheriez en vain dans Épictète et dans Marc-Aurèle. C'est que, 
sans abandonner le dogme stoïque que la vertu et le bon- 
heur dépendent de la seule droiture de la volonté, ils ont 
senti et reconnu quels secours l'âme peut trouver dans la 
pensée toujours présente de Dieu. Ils ne savent pas comment 
il nous soutient; mais ils ont expérimenté son assistance 
salutaire et fortifiante dans le cœur de l'honnête homme. 
«Vous bénissez les Césars , dit Epictète , pour la paix qu'ils 
vous assurent sur terre et sur mer. Mais qui vous donnera 
la paix contre la fièvre , contre tous les accidents de la vie, 
contre l'amour, contre le chagrin et le deuil, contre toutes 
les passions désordonnées et misérables ? Voilà la véritable 
paix, celle que César ne peut établir par ses ordonnances, 
mais que Dieu seul produit en nous par la droite raison. » 
Si Dieu aide la vertu, pourquoi l'homme vertueux ne le 
prierait-il pas? Pourquoi ne lui demanderait-il pas les biens 
de l'àme plutôt que de frivoles avantages ? 

Le Stoïcisme, tout religieux qu'il était, et quoiqu'il ne 
cessât de répéter qu'il n'y a point d'âme vertueuse sans une 
inspiration et sans une faveur du ciel, avait peut-être exagéré 
les forces et le pouvoir de la volonté humaine pour ne laisser 
aucune défaite à la mollesse et à la lâcheté. A'oyant que , 
lorsqu'il s'agit du devoir, nous sommes toujours prêts à 
gauchir sous prétexte d'impossibilité, il soutenait avec raison 
que Dieu a remis notre destinée entre nos mains, qu'il nous 
a donné toutes les lumières et toutes les facultés nécessaires 

IL 16 



242 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIX. 

pour bien vivre , et que, si nous tombons sous l'empire des 
hommes et delà fortune, c'est notre faute, et non celle de 
la nature, puisque nous ne devons qu'à nous-mêmes nos 
vices et nos vertus. Mais en faisant la part de l'homme si 
grande , il paraissait oubUer celle de Dieu dans l'affaire 
capitale de la vie humaine. Cela vient de ce que le sage qu'il 
nous présente est un être purement idéal , dont la volonté 
est tellement unie avec les vues de la Providence , que tout 
secours divin paraît lui être inutile; car, selon l'expression 
de Manilius, cde sage possède Dieu en lui» , ou plutôt il est 
Dieu par la rectitude de sa volonté et par la droiture de 
ses pensées. Les Stoïciens de l'Empire abandonnent un peu 
l'homme idéal pour l'homme réel, qu'ils voient, malgré tous 
ses efforts, trébucher à chaque pas, ou par erreur, ou par 
inattention, ou par défaillance, ou par complaisance pour les 
autres , ou même par trop de confiance en ses propres forces 
et dans sa vertu. Observant sur eux-mêmes, autant que sur 
les autres, cet être à la fois si grand et si petit, qui n'est ni 
sage ni fou, ni sain ni malade, et qui conserve, jusque dans 
la vigueur de l'âge d'homme et dans la gravité de la vieillesse, 
quelque chose de sa première puérilité, ils sentirent, au 
miheu de la fierté qui naît de la force, cette humble modestie 
qui est la conséquence et l'aveu de la faiblesse. Quoiqu'ils 
eussent toujours devant leurs yeux la perfection idéale ou 
plutôt parce qu'ils l'avaient toujours devant leurs yeux, ils 
comprirent que l'homme s'arrête en général au premier degré 
de la sagesse, qui est d'être exempt de foUe*, et se trou- 

1. Virtus est rititim fugere, et sapientia prima 
Stultitia cariasse ( Ep. , liv. 1,1 ) , 
dit Horace. «Le commencement de la sagesse est la conscience de sa faiblesse et 
de son infirmité ,» répète souvent Épictèle. La manière de raisonner d'Horace et 
d'Épictète et leurs idées sur la nécessité de nous convertir, sur l'obligation de 
faire ce que nous pouvons et d'aller aussi loin que nos forces nous le permettent, 
sur l'attention que nous nous devons à nous-mêmes, sur notre faiblesse naturelle, 



PRIÈRE. 243 

vèrent encore trop heureux, avec tous leurs efforts, de pouvoir 
parvenir à cette perfection de second ordre, sans renoncer 
toutefois à une plus haute vertu. De là des sentiments 
d'humilité, assez étranges, à ce qu'il semble, dans le Stoï- 
cisme, mais qui se trahissent vivement par de perpétuelles 
accusations des Stoïciens contre eux-mêmes. « Voici , se dit 
Marc-Aurèle, une réflexion qui pourra te préserver delà 
vanité : il ne dépend plus de toi d'avoir pratiqué dès ta pre- 
mière jeunesse les maximes de la philosophie; car plusieurs 
personnes savent, et tu le sais bien toi-même , que tu en as 
été fort éloigné ; ainsi te voilà confondu , et tu ne peux plus 
aisément acquérir le titre honorable de philosophe, parce 

que ta position y résiste Tu es déjà vieux et mille choses 

te troublent encore N'accuse point la nature ni les dieux. 

Tais-toi, vil esclave, tais-toi! » 

Cette humiKté de Marc-Aurèle et d'Epictète est toute morale. 
Elle n'a rien de ce sentiment servile et superstitieux, qui 
nous fait voir dans un accident un coup de la Providence, 
et qui prête à Dieu je ne sais quelle jalousie par laquelle il se 
plaît à renverser ce qui s'élève , à exalter ce qui s'abaisse \ 
Ce n'est pas non plus ce profond sentiment de l'infini qui 

etc. , semblent empruntées aux mêmes modèles et aux mêmes maîtres. Horace , 
on le sait, puisait beaucoup dans les Socraticœ charltz. 

1. Cette humilité, qui tient plus à la crainte qu'à un vrai sentiment d'adora- 
tion , n'est pas rare chez les poètes tragiques de la Grèce. Mais l'écrivain grec qui 
l'a peut-être exprimée le plus vivement et à la manière orientale, est Hérodote. «La 
divinité est jalouse, dit-il ; elle renverse ce qui est élevé. Le temps nous fait voir 
beaucoup de choses que nous ne voudrions pas voir; il nous en fait souffrir beau- 
coup L'homme , ô Crésus , quelque grand qu'il soit , est exposé aux coups de 

la fortune Et Dieu raine souvent de fond en comble ceux à qui il avait d'abord 

montré le bonheur.» (Liv. I, ch. 35.) Et ailleurs : « Vois comme Dieu frappe de 
la foudre les êtres les plus grands et ne leur permet pas de se glorifier, tandis 
que sa jalousie épargne les plus faibles. Vois, comme il lance ses traits redoutables 
même sur les édifices ou les arbres les plus hauts. Dieu aime à rabaisser tout ce 
qui s'élève. Ainsi les plus puissantes armées sont souvent détruites par les plus 
petites : quand Dieu les frappe de sa terreur ou de son tonnerre , elles périssent 
misérablement. Dieu ne veut pas que d'autres que lui se glorifient. (Vil, di. 10.) 



244 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAI.\, 

semble abattre et accabler l'homme tout entier, en même 
temps qu'il lui donne des ailes pour s'élancer au delà de ce 
monde de multiplicité et de changement. Car si Marc- 
Aurèle a les plus fortes pensées sur la fragilité de la vie 
humaine opposée à l'Éternité, sur le tourbillon qui sans cesse 
entraîne tous les êtres passagers de cet univers, sur la va- 
nité de ces biens humains qui ne sont que cendre ou 
pourriture; s'il y a en général dans les philosophes du 
premier siècle un irrésistible attrait vers un monde meil- 
leur; on ne sent nulle part cette puissante pensée de l'infini, 
qui divinise l'homme en paraissant l'anéantir *. Plutarque, 
Maxime de Tyr, Apulée, Apollonius ne sont pas assez 
forts pour porter l'héritage de Platon; ils savent répéter 
l'opposition du visible et de l'intelligible; mais j'ai peine à 
ressaisir l'enthousiasme du maître , aussi bien dans l'ascétisme 
des uns, que dans la phraséologie toute de mémoire des 
autres. Il y a, selon moi, un sentiment plus vif du divin et, 
par suite, une humilité plus vraie dans la foi toute morale 
des Stoïciens. Ils entendent assez peu le pur intelligible, je 
veux dire la perfection infinie. Mais aucune philosophie n'a 
mieux senti la grandeur^ possible de l'homme et sa réelle 
petitesse, et, par conséquent, la pieuse reconnaissance que 
nous devons à Dieu pour les dons magnifiques qu'il nous a 
faits et pour la haute destinée à laquelle il nous appelle, 
quoique nous sachions si mal user de ses présents pour 
faire ses volontés et notre bonheur. « Oh ! s'écrie Marc- 
Aurèle, que le pouvoir de l'homme est grand ! Il lui est libre 
de ne faire que ce qu'il sait bien que Dieu approuvera, et 
de recevoir avec résignation tout ce qu'il plaît à Dieu de lui 
envoyer. » Mais que faisons nous de ce pouvoir ? Comment 
sommes nous dignes et reconnaissants des faveurs dont 

i. J"excepte Philon le juif et S'-Paul : mais s'ils s'expriment en mots grecs, 
ils appartiennent à l'Orient par la pensée. 



PRIÈRE. 245 

notre Père^ nous a comblés? Comment vénérons-nous le 
génie ou le Dieu qu'il a placé dans nos âmes pour nous 
gouverner? «Fais au moins, dit Marc-Aurèle , tout ce qui 
dépend de toi. Sois sincère, grave, laborieux, continent; ne 
te plains pas de ton sort; contente-toi de peu; sois humain, 
libre, ennemi du luxe, ennemi des frivolités, magnanime. Ne 
sens-tu pas combien voilà de choses que tu peux faire dès à 
présent, sans avoir le droit de t'excuser sur ta faiblesse et sur 
ton insuffisance? Cependant tu restes là dans une inaction 
volontaire? Est-ce donc faute de forces naturelles et par 
nécessité que tu murmures, que tu es lent et paresseux, 
que tu as de lâches complaisances , que tu flattes ton corps 
après l'avoir accusé de tes défauts, que tu es vain et que tu 
abandonnes ton âme à tant d'agitations? Non, par tous les 
dieux! Il n'a tenu qu'à toi d'être délivré depuis longtemps de 
tous ces défauts ; et si tu es né avec un esprit pesant , tu 
peux du moins juger ce défaut et t'exercer à le corriger, au 
lieu de le dissimuler et de te complaire dans ton indolence.» 
L'humilité stoïcienne est tout entière dans ce vif sentiment 
du contraste de ce que nous sommes avec ce que l'homme 
pourrait et devrait être. 

1. Expression d'Épictète et de Sénèque pour désigner Dieu. Elle se trouve déjà 
diiiis Manilius, qui écrivait sous Auguste, comme l'expression de Seigneur, assez 
fréquente dans les Entretiens d'Épictète, est appliquée à Dieu dans Diodore de 
Sicile. Voici le passage de Manilius : « L'âme humaine peut maintenant vivre dans 
l'univers entier; la nature n'a plus de secrets pour elle; nous sommes maîtres du 
ciel conquis par nos efforts; parties et membres de Dieu, nous contemplons en 
face notre Père, et nous nous élançons jusqu'aux astres d'où nous tirons notre 
origine. Qui peut douter que Dieu habite dans le cœur de l'homme , et que nos 
âmes viennent du ciel et y retournent? 

(Animus) toto vivil in orbe; 

Jarti nusquam natura Met; pervidimus omnem, 

Et capto potimur mundo ; nostrumque parentem 

Pars sua conspicimus , genitique accedimus astris . 

An duhium est habitare Deum sub pectore nostro , 

In cœlumque redire animas, cœloque venire (Astr., liv. IV, v. 880-885.) 



246 ÉTAT RELIGIEUX DÛ MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Si nous sommes si faibles, il semble naturel que nous 
priions Dieu, soit pour le remercier du bien que nous pou- 
vons avoir fait, soit pour lui demander un surcroît de force 
et de courage, (c Ou les dieux ne peuvent rien, dit Marc- 
Aurèle, ou ils peuvent quelque chose. -S'ils ne peuvent rien, 
pourquoi les prier? Et s'ils ont quelque pouvoir, pourquoi, 
au lieu de leur demander de te donner telle chose ou de 
mettre fin à telle autre, ne les pries-tu pas de te délivrer de 
tes craintes, de tes désirs et de tes troubles d'esprit? Car 
enfin, si les dieux peuvent venir au secours des hommes, 
ils le peuvent sans doute aussi en ce point. » On a raison de 
dire que Dieu entend et exauce les prières de l'âme raison- 
nable, même quand elles demeurent sans voix. 11 est vrai 
que la vie de Socrate, de Pythagore et de Platon n'était 
qu'une perpétuelle prière. Mais faut -il en conclure avec 
Maxime de Tyr et tant d'autres, que la prière proprement 
dite soit inutile? «Tu diras peut-être, écrit Marc-Aurèle , les 
dieux ont mis la vertu en ton pouvoir. Il vaudrait donc mieux 
faire usage de tes forces et vivre en liberté, que de solliciter 
les dieux et de te laisser tourmenter honteusement et en 
esclave par les objets qui sont hors de toi. Mais qui t'a dit 
que les dieux ne viennent pas à notre secours même dans 
les choses qui dépendent de nous? Commence seulement à 
leur demander ces sortes de secours, et tu verras. Celui-ci 
prie pour obtenir les faveurs de sa maîtresse, et toi, prie 
pour n'avoir jamais de tels désirs. Celui-là prie pour être 
délivré de tel fardeau ; et toi , prie d'être assez fort pour 
n*avoir pas besoin de cette délivrance. » Une telle prière ne. 
ressemble pas à celles de la foule, qui paraît marchander 
avec Dieu et lui reprocher d'être un mauvais débiteur, en 
disant: si jamais j'ai fait fumer l'encens dans tes temples, 
donne-moi telle ou telle chose en revanche. Maxime de 
Tyr la définit très-bien : c'est une conversation fortifiante 



PRIERE. 



247 



avec Dieu; c'est un témoignage que l'âme se rend de sa 
vertu en remerciant celui qui nous l'a inspirée; c'est un en- 
couragement, que se donne la vertu, en demandant à Dieu 
des biens que, par sa faveur, elle trouve et puise en elle- 
même. Les Entretiens d'Épictète sont pleins de prières de 
cette sorte, communications intimes et familières avec Dieu, 
effusions d'une âme pieuse devant son maître et son père, 
actes de foi et de reconnaissance envers la suprême bonté. 
Dieu n'était-il pas tout son bien? Et n'est-il pas, selon le mot 
de Plutarque, l'espérance de la vertu? Au lieu de s'échapper 
en frivoles sarcasmes comme Lucien, en invectives insensées 
comme Lucain, ou bien en paroles amères comme Tacite, 
qui ne reconnaît guère la providence de Dieu qu'à ses coups 
et à ses vengeances, le pauvre Épiclète, l'ancien esclave 
d'Épaphrodite , ne sait que bénir celui qui l'a si rudement 
éprouvé; et je ne connais rien qui peigne mieux l'état de son 
âme et les besoins religieux des esprits d'élite au commence- 
ment de notre ère, que ce penchant à la prière et à l'ado- 
ration. Qu'on juge de quels sentiments devaient être animés 
ceux qui venaient écouter des paroles comme les suivantes : 
tSi nous étions sages, dit Épictète, que devrions nous faire 
autre chose en public et en particulier , que de célébrer la 
bonté divine, et de lui rendre de solennelles actions de 
grâce? Ne devrions -nous pas en bêchant, en labourant, 
en mangeant, chanter cet hymne au Seigneur: Dieu est 

grand ? Mais c'est au sujet de la raison dont il nous 

a gratifiés, qu'il faudrait faire retentir l'hymne le plus magni- 
fique et le plus divin. Eh quoi! lorsque vous êtes tous dans 
l'aveuglement, ne faut- il pas que quelqu'un s'acquitte pour 
vous de ce devoir sacré, en chantant pour tout le monde un 
hymne à notre Dieu? Que puis-je autre chose, moi vieillard 
boiteux et infirme? Si j'étais cygne ou rossignol, je remplirais 
les fonctions du cygne ou du rossignol ; je participe à la 



248 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN, 

raison, je dois célébrer les louanges du Seigneur, et je vous 
invite tous à entonner avec moi le chant d'action de grâces.»* 
Les idées et les sentiments que nous venons d'exposer 
formaient une sorte de foi philosophique et de culte tout 
intérieur, aussi éloignés du paganisme que la religion l'est 
d'une superstition puérile, que le ciel l'est de la terre. Con- 
naître Dieu et l'aimer, mettre sa liberté dans l'obéissance 
aux lois du souverain Maître, et cette obéissance dans la 
résignation, dans le respect de soi et dans l'amour pour les 
hommes, être attentif à la pureté de son âme et pratiquer 
journellement une sorte d'examen de conscience \ s'aban- 
donner pour tout ce qui ne dépend pas du hbre arbitre à la 
Providence, et prier dans son cœur le père des dieux et des 
hommes de venir en aide à la vertu : voilà le vrai culte que 
les sages rendaient à la raison éternelle. On ne voit d'ailleurs 
nulle part qu'ils aient prétendu abohr le culte populaire : ils 
le respectaient sans doute par condescendance, comme ils 
respectaient les dieux, auxquels ils ne croyaient plus ou ne 
croyaient qu'à leur guise. Des deux parties^ essentielles et 

* Ait. Elit. d'Ép., I, chap. 8, 16; !I, 8 , 11 , 17; III, 13, 21 ; IV, 12. — 
Marc-Auièle, ch. XVIII, art. 9; XXIII, 1, 2, 6; XXVI, 9. — Max. de Tyr, Disc, 
XII.— Plut., Superst., ch. 10. 

1. Cet examen de conscience était une pratique pythagoricienne; il en est déjà 
question dans les Vers dorés. Toutes les écoles philosophiques pouvaient l'admettre. 
Horace nous apprend qu'il s'y livrait assez souvent. ( Sat. , liv. 1,4.) Sextius , 
philosophe stoïco- pythagoricien qui vivait sous Jules César, se confessait ainsi 
tous les soirs, au moment de se coucher. Sénèque imita i'iiabitude de Sextius. 
«Tous les jours, dit -il, je plaide ma cause devant moi-même. Lorsqu'on a 
relire la lumière, et que ma femme, qui connaît mon habitude, garde le silence 
à mon côté, j'examine toute ma journée, je repasse et je pèse toutes mes actions 
et toutes mes paroles. Je ne me cache rien , je ne passe rien. Pouiquoi redoute- 
rais-je de voir en face mes erreurs, lorsque je puis me dire : Prends-garde de ne 
plus le faire; pour aujourd'hui, je te pardonne. Dans cette discussion tu as parlé 

avec trop de chaleur et d'obstination Tu as lepris celui-ci avec plus de liberté 

que tu ne devais; tu l'as choqué sans le corriger. Considère une autre fois, non- 
seulement si ce que tu dis est vrai, mais encore si celui à qui tu parles est ca- 
pable de supporter la vérité.» (Delà colère, III, chap. 36.) 



DIVINATION. 249 

constitutives de l'ancien culte, la divination et l'idolâtrie, les 
philosophes se riaient assez volontiers de la première ; mais 
quant à l'autre, il y en eut qui essayèrent de l'expliquer et 
même de la défendre, soit contre les attaques du christianisme, 
soit contre celles de certaines religions iconoclastes de l'Orient. 
Sauf Esculape, qui parlait encore à la superstitieuse cré- 
dulité des malades, nous voyons par Cicéron et par Plu- 
tarque, que les dieux grecs et romains n'avaient pas attendu 
pour se taire, comme le veut Lucain, les ombrages et les 
défenses de la tyrannie impériale. Les Stoïciens pouvaient 
donc sans préjudice pour la foi populaire , sinon rejeter 
absolument la divination comme l'avait fait Panétius, en con- 
tester au moins l'utilité pour un cœur vraiment moral. Quel 
besoin avons-nous de consulter les dieux sur nos devoirs ? 
La conscience n'est-elle pas le plus céleste et le meilleur des 
oracles? «La divinité, dit Lucain, n'a pas besoin de la parole 
des augures et des prêtres pour se faire entendre. Elle nous 
dit une fois pour toutes, au moment de notre naissance, ce 
qu'il nous est possible et bon de savoir.... Aurait-elle donc 
choisi les sables stériles de la Libye pour y chanter à quelques 
hommes ses oracles sacrés? Aurait-elle enseveh la vérité 
dans la poussière du désert? Il n'y a d'autre temple de Dieu 
que l'univers et le cœur du juste. » Il n'est pas nécessaire 
de rapporter ici les longs raisonnements de Plutarque pour 
et contre les oracles; ce mot d'Épictète et de Dion doit nous 
suflQre : «Soyez libres des passions et de leurs convoitises, 
et vous n'aurez pas besoin de la science équivoque des 
devins. » En effet, qu'est-ce qui nous conduit chez les 
augures, chez les consulteurs d'entrailles, chez les inter- 
prètes des songes, chez les astrologues, chez les sorciers 
et les charlatans de la plus vile espèce ? Si ce n'est la 
crainte ou l'espérance des faux biens. «Aurai -je bien- 
tôt, dit Epictète, l'héritage de mon père? Voyons, faisons 



250 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Un sacrifice et consultons le devin. Si le prêtre nous dit : 
«tu posséderas cet héritag-e», alors nous lui rendons des 
âclions de grâces, comme si nous tenions de lui cette fortune. 
Il faut approcher des autels sans crainte et sans espérance, 
et si la divination n'est pas simplement l'art du mensonge et 
de l'imposture, faire comme le voyageur, lorsque deux 
routes se présentent à lui : il cherche seulement laquelle 
il doit prendre sans désirer que ce soit plutôt à gauche qu'à 
droite; de même nous devons approcher de Dieu comme de 
notre conseiller et de notre guide, tous prêts à courir où il 
nous dira d'aller. Au lieu de cela , nous prenons tous trem- 
blants la main de l'augure et nous crions à Dieu d'un ton 
lamentable : Seigneur, ayez pitié de moi! Esclave, veux-tu 
donc autre chose que ce qui est le meilleur? Et qu'y a-t-il 
dé meilleur que ce qui plait à Dieu? Pourquoi donc, autant 
qu'il est en toi, corrompre ton juge et séduire ton conseiller?» 
La divination d'ailleurs , à supposer qu'elle soit possible , ne 
serait d'usage que dans les choses indifférentes. « Car n'avons- 
nous pas au dedans un devin qui nous enseigne le bien et 
le mal et qui nous révèle les signes de l'un et de l'autre? Quand 
il faut courir quelque danger pour un ami ou pour la patrie, 
on n'a pas besoin de demander à un prêtre si on doit le 
faire. Lors même qu'il annoncerait que les auspices sont 
mauvais, il ne pourrait jamais nous prédire que la mort, ou 
la perte d'un membre, ou l'exil, ou quelque chose de sem- 
blable; mais la raison nous commande, lors même que de 
pareils accidents devraient arriver , de secourir nos amis et 
de nous exposer pour la patrie. » C'est faire à la divination la 
plus petite place possible : pourquoi donc ne pas l'exter- 
miner tout à fait, comme une fraude ridicule et sacrilège?* 
Mais en est-il ainsi des représentations sensibles de la 

* Arr. Ent. d'Ép. , II, chap. 7; Man. , Ast. 18, 32. — Dion Chr., Disc. X. — 
Luc. Ph., liv. IX, 56G-580. 



IDOLATRIK. 251 

divinité? Sont-elles inutiles à la piété des peuples? Ni Dion 
Chrysostome, ni Maxime de Tyr* ne le pensaient, et je ne 
fais point de doute que tous les vrais philosophes de l'Empire 
eussent souscrit à leurs raisons. Ils avouent tous les deux, 
d'abord que la divinité n'a pas plus besoin d'images ou de 
statues que les hommes de bien , et que ce n'est pas plus 
l'idole qui fait le Dieu, que les caractères phéniciens ou 
grecs ne font le discours et la pensée; en second lieu, qu'il 
est impossible de représenter exactement la nature souve- 
raine et parfaite par un art mortel , ce qui n'est point figuré 
ni visible par quelque chose de visible et de figuré; et 
qu'enfin les idoles servent plutôt à rappeler symboliquement, 
qu'à reproduire la nature et les attributs non-seulement du 
Dieu premier , mais encore des divinités secondaires qui 
sont ses ministres. Il serait donc insensé de croire que 
Jupiter, Minerve ou Apollon sont tels que les représentent 
Polyclète ou Phidias , tels que les décrivent Homère et 
les autres poètes. Mais cela prouve -t-il qu'il soit inutile 
ou impie de faire des images? «Il n'y a point de nation 
ni grecque ni barbare, habitant les villes ou nomade, dit 
Maxime de Tyr , qui n'ait consacré quelques signes de la 
divinité. Qui donc oserait décider cette question des images, 
et s'il faut ou non en consacrer aux dieux? Non, la nature 
divine n'a pas besoin de ces représentations sensibles, et son 
idée est sans doute gravée dans nos âmes^ Mais la nature 
humaine, qui est si faible et qui est aussi éloignée de la 
divine que la terre l'est du ciel, a imaginé pour ses propres 
besoins des signes de cette sorte , pour y déposer les noms 
et les attributs des dieux. S'il y a des hommes dont la 

i. Dion et Maxime répondaient-ils aux attaques des chrétiens contre les dieux 
de pierre et de bois ? Je l'affirmerais hardiment pour Maxime , quoique ce soit une 
simple probabilité. Mais le morceau de Dion ii'a point le caractère d'une apologie. 

2. Cette phrase est de Dion ; je l'ajoute pour compléter la pensée de Maxime. 



252 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

mémoire* soit si ferme, qu'ils puissent, en levant les yeux au 
ciel, atteindre directement le divin par l'âme et par la pure 
pensée, il leur est peut-être possible de se passer de statues 
et d'images. Mais ces natures d'élite sont extrêmement rares, 
et vous trouveriez difficilement un peuple entier, qui ait 
gardé assez purement le souvenir de Dieu et de la vie d'en 
haut pour n'avoir pas besoin d'un tel intermédiaire et d'un 
tel secours. Comme les maîtres, qui enseignent aux enfants 
les premiers éléments de la lecture , ont soin d'attacher aux 
lettres certains signes qui apprennent à les reconnaître et à 
les discerner, jusqu'à que les élèves en aient acquis la con- 
naissance distincte à l'aide de la mémoire ; de même les 
législateurs, considérant le genre humain comme un peuple 
d'enfants, ont imaginé ces représentations sensibles comme 
des marques des honneurs qui sont dus aux dieux, et comme 
des emblèmes imparfaits de leurs perfections, pour conduire 
les hommes, comme par la main, à la connaissance et au culte 

de la divinité Incapables de saisir en elle-même l'essence 

de l'être souverain, nous nous aidons de la parole, des êtres 
animés, des fleuves, des montagnes ou de figures d'or, 
d'ivoire et d'argent , pour arriver à nous en faire quelque 
idée, lui attribuant, à cause de la faiblesse de notre raison, 
tout ce qu'il y a de plus beau dans l'homme ou dans la na- 
ture. Qu'on reconnaisse l'existence de Dieu, et du reste si 
l'art de Phidias en rappelle la pensée aux Grecs, les animaux 
aux Égyptiens, une pierre noire aux Arabes, un fleuve à 
certains peuples et le feu à d'autres, je ne condamne pas 
cette diversité, pourvu que les hommes connaissent Dieu , 
pourvu qu'ils l'aiment, pourvu qu'ils en conservent la mé- 
moire toujours présente. » 

Au Heu d'abohr les emblèmes et les symboles, il faut s'atta- 
cher à en pénétrer le sens, et lorsque l'âme sera habituée à 

1. Mémoire au lieu de raison. C'est la théorie platonicienne de la réminiscence. 



IMMORTALITÉ. 253 

l'idée du divin, s'élever peu à peu non-seulement au delà des 
choses terrestres , mais encore au delà du ciel et des corps 
célestes, quelles que soient leur beauté et leur magnificence 
toutes divines, pour atteindre àTÊtre auquel ne conviennent ni 
grandeur, ni couleur, ni figure, ni quoi que ce soit de matériel 
et de sensible. Le culte des images, les sacrifices et les cérémo- 
nies ne sont donc pas plus la piété aux yeux des philosophes du 
paganisme, que les images elles-mêmes ne sont des dieux. Le 
culte extérieur n'est qu'une introduction à la piété , comme les 
simulacres sacrés ne sont qu'un moyen de nous faire penser 
à finvisible; mais il n'est rien sans le culte intérieur, qui 
consiste à connaître Dieu, à l'aimer, à le servir, à s'associer 
enfin à sa sagesse et à sa bonté, soit en acceptant avec ré- 
signation et avec joie les accidents qui dérivent de Tordre 
universel, soit en nous purifiant nous-mêmes et en faisant 
du bien à nos semblables. Le vrai culte de Dieu, c'est la 
sagesse et la vertu; son vrai temple, c'est une âme raison- 
nable et pure.* 

« Dieu estl'espérance de fhomme de bien )):tousles Stoïciens 
de l'Empire eussent facilement admis cette parole de Plutarque, 
et cependant, il faut le dire, Epictète et Marc-Aurèle, fidèles 
aux anciennes traditions du Portique, ne parlent qu'en passant 
et obscurément de l'immortalité de nos âmes*. Les seuls phi- 
losophes qui l'admettent formellement, sont Sénèque, Plu- 
tarque et Maxime de Tyr; le premier, comme une espérance; 
les deux autres, comme un dogme incontestable. 

C'est pour lui-même que Dieu, selon Sénèque, perfectionne 
et prépare l'âme de l'homme de bien. Cette vie n'est donc 

* Dion Chr., Disc. XII. — Max. de Tyr, Disc. IX, XIV, XVII, XXXII, XXXIII, 
XXXVIII, XXXIX, XLI. 

1. «Tout ce qu'il y a en toi de feu, retourne au feu; d'air, à l'air; d'eau, à 
l'eau; de terre, à la terre. L'àme retourne au ciel. 11 n'y a ni Orcus niAchéron, 
ni Cocyte ; raais tout est plein de dieux et de génies (et, par conséquent, il n'y a 
rien à craindre, et tout à espérer). Arr. Ent. d'Ép., III, chap. 13. 



254 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

qu'une épreuve, que la préparation d'une vie meilleure, que 
le pénible enfantement de l'éternité. D'où vient ce dégoût des 
grandes âmes pour la vie , et cette ardeur de sortir et de 
s'élancer au delà des étroites limites du corps et de la terre, 
qui sont pour elles comme les murs d'une insupportable pri- 
son? D'où vient ce que nous crie Platon, que le sage est tout 
entier à la pensée de la mort, que c'est là son vœu, sa mé- 
ditation ? Que signifie cet éternel combat de la chair et de 
l'esprit ? rs'est-ce pas que l'âme tend vers le lieu d'où elle 
est descendue? N'est-ce pas qu'elle est née, non de ce corps 
épais et terrestre , mais de l'esprit qui anime les cieux et 
l'univers, et que , se ressouvenant de sa nature et de son 
origine, elle tient toujours par la meilleure partie d'elle- 
même au principe d'où elle s'est détachée? «Comme les 
rayons du soleil touchent la terre , mais subsistent au 
foyer qui les a élancés , de même l'âme habite en nous 
comme un hôte divin et sacré: mais elle demeure tou- 
jours attachée à son origine; elle y est en quelque sorte sus- 
pendue ; elle y aspire et fait effort pour y retourner. Ah! 
qu'elle aura à se féliciter, quand échappée des ténèbres où 
elle est plongée , elle verra d'une vue claire et pleine les 
mystères célestes , lorsqu'elle sera rendue au ciel qui est sa 
patrie, et qu'elle habitera de nouveau le séjour qu'elle oc- 
cupait primitivement par droit de nature! Notre origine nous 
appelle en haut.» Il ne faut pas voir toutefois dans ces paroles 
de Sénèque plus qu'il n'y a réellement. Il aspire à une vie 
meilleure , il l'espère, il s'évertue pour y croire, mais il n'est 
point assuré que ce ne soit pas une chimérique espérance. 
Il est heureux d'en appeler avec les Stoïciens, ses maîtres, à 
la foi unanime et constante du genre humain; il admire 
Platon pour l'avoir affermie par la distinction des Idées et de 
la matière, de l'invisible et du sensible, de l'éternel et du 
passager; maisJ'immorialité de l'âme n'est point cependant à 



IMMORTALITÉ. 255 

ses yeux une vérité certaine et inébranlable comme l'exis- 
tence de Dieu et sa Providence; elle ne fait point partie in- 
tégrante et nécessaire du Stoïcisme , puisque ce n'est pas 
dans une autre vie, mais en elle-même que la vertu doit 
chercher sa récompense ; et si Sénèque l'admet volontiers, 
c'est moins par un besoin de sa raison , que parce que cette 
croyance charme et transporte son imagination. 

Plutarque et Maxime de Tyr, qui se donnaient pour Platoni- 
ciens, sont plus fermes sur ce dogme , un des principaux de 
l'ancienne Académie. Selon leurs principes, l'idée delà Provi- 
dence et celle de notre immortalité se tiennent étroitement. 
Puisque cette vie n'est qu'un combat, la Providence ne serait 
pas juste, si nous ne recevions enfin le prix de la lutte. «Ceux 
qui ont vécu dans la justice et la piété , dit Plutarque , ne 
redoutent rien après la mort : ils se promettent au contraire 
une divine félicité. D'abord comme les athlètes ne sont cou- 
ronnés qu'après avoir vaincu dans la carrière, les gens de 
bien pensent que le prix de la vertu ne leur est accordé 
qu'après la mort.... Et puis aucun de ceux qui se livrent à 
la recherche et à la contemplation de la vérité, n'a pu assou- 
vir ici-bas les désirs infinis de son àme, parce que le corps 
offusque la raison et l'enveloppe comme d'un brouillard 
épais. Semblables à l'oiseau qui porte en haut ses regards, 
les sages , avides de s'envoler hors du corps et du monde 
pour un séjour magnifique et bienheureux, dégagent leur 
esprit des choses périssables et s'appliquent à le rendre 
plus léger et plus pur , faisant de la philosophie une étude 
et une préparation de la mort.» Méprisant la richesse, la 
gloire, la puissance, la volupté et tout ce qui flatte le corps, 
l'homme de bien aspire, au travers des épreuves et des pri- 
vations, à rimmorlaHté, comme on dit qu'Hercule devint Dieu 
après s'être brûlé sur le mont Œta. Dépouillé de tout ce qu'il 
tenait de sa mère mortelle, et n'emportant au ciel que sa 



256 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

divinité purifiée par le feu de toutes les scories de la terre, 
Hercule s'éleva glorieusement au séjour et au rang des dieux: 
telle est l'image de la purification de l'âme par la douleur et 
par la vertu ; tel est l'emblème de sa céleste destinée. 

Je veux remarquer ici deux choses qui me paraissent jeter 
le plus grand jour sur f esprit religieux des païens. D'abord, 
si je ne me trompe, ce furent les hontes et les douleurs de 
l'époque impériale, qui ramenèrent à la pensée, presque 
abandonnée, d'une autre vie. On ne s'en ressouvenait, de- 
puis les railleries et les argumentations d'Épicure, que lors- 
qu'on était frappé dans ses affections les plus chères, et l'im- 
mortalité de l'âme était une de ces crovances timides et hon- 
teuses, qu'on n'avouait plus que dans le genre littéraire des 
Consolations. On soupçonnait alors dans sa propre affliction 
ou dans celle d'un ami , qu'il pouvait bien y avoir quelque 
chose après la vie. Ce fait me semble trop caractéristique 
pour n'en pas donner un curieux exemple. Voici un con- 
sulaire, rhéteur d'âme et de profession, qui avait beaucoup 
plus pensé à la gloire de l'éloquence qu'à la destinée future. 
Son fds meurt. En vain il se dit : « ce qui me console c'est 
ma vie déjà presque achevée et voisine de la mort. Lorsque 
le temps sera venu, que ce soit le temps de la nuit éternelle 
ou de la lumière, je saluerai le ciel en partant, et je pro- 
testerai de la pureté de ma conscience.» Sa tendresse con- 
tristée lui arrache ce cri touchant malgré la vaine rhéto- 
rique qui l'étouffé: «aveugles et ignorants que nous som- 
mes, nous prenons dans nos désirs des maux réels pour 
des prospérités, et nous redoutons de vrais biens comme 
des maux horribles. La mort, qui est pour tous un sujet 
de deuil, est le terme de nos fatigues, de nos inquié- 
tudes et de nos malheurs : elle nous transporte dégagés des 
misérables hens du corps dans une vie de paix et de félicité, 
au niiheu de la bienheureuse assemblée des âmes. Oui, je 



IMMORTALITÉ. 257 

crois plutôl que cela est possible, que de penser que les 
choses humaines vont au hasard ou qu'elles sont gouvernées 
par une providence injuste. Plus on obtient jeune le bienfait de 
la mort, plus on est heureux et chéri des dieux.» Eh bien ! 
cette consolante pensée, qui avait seulement son heure dans 
l'existence occupée des hommes de la république ou dans 
les stériles agitations des beaux esprits et des politiques de 
l'empire, devint peu à peu une pensée toujours présente aux 
esprits sérieux, quand tous les ornements de la vie, comme 
disait Cicéron, furent flétris par l'ombre de la servitude. J'ai 
déjà dit comme l'épicurien Cassius se prenait à regretter, 
après la défaite de Philippes, de ne pas croire à la provi- 
dence rémunératrice et vengeresse des dieux dans un autre 
monde, et comme Cicéron, abattu par la perte de sa fille 
et l'àme troublée des destins de Rome asservie, ne voulait 
point se laisser arracher la sublime espérance qui adoucis- 
sait les blessures de sa vieillesse. Voilà le sentiment qui 
s'empara bientôt, comme malgré eux, de tous les esprits un 
peu élevés. Thraséas s'apprête à mourir en s'entretenant 
avec Démétrius de nos destinées futures, et se sépare avec 
un cœur plus ferme de la vie et de sa famille éplorée. Un 
chevaher romain, victime de Caligula, dit à ses amis : «Pour- 
quoi cette tristesse et ces larmes ? Vous cherchez si l'âme 
est immortelle, et moi, je vais le savoir». On sent dans Marc- 
Aurèle je ne sais quel malaise et quelle impatience mélan- 
coUque, peu connue des anciens et surtout des hommes de 
sa secte, parce que son âme avide ne peut percer les ténèbres 
qui nous dérobent l'éternité. Lucien a beau se rire, et le 
grave PHne s'écrier magistralement : «La même vanité qui 
nous attache à notre être s'étend jusque dans l'avenir, et 
se flatte de l'espérance menteuse de la vie dans les temps 
mêmes qui appartiennent à la mort, tantôt en imaginant 
l'immortaUté de l'âme ou bien une transfiguration, tantôt en 
IL 17 



258 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

accordant le sentiment à ce qui est sous terre, en adorant les 
mânes, et en faisant Dieu ce qui a déjà cessé d'être un homme.» 
Partout se réveillait avec une confuse, mais irrésistible éner- 
gie, non pas l'horreur imbécile de la mort et du néant, mais 
ce besoin impérieux de justice et de perfection qui, au delà 
de ce monde mêlé de désordres et de misères, en appelle un 
meilleur, où la divinité plus présente fasse régner la paix, 
l'harmonie et la vérité. La vertu , malgré leurs superbes pa- 
roles, ne suffisait plus aux Stoïciens, et Sénèque, Épiclèle, 
Marc-Aurèle supposent continuellement ou proclament cette 
immortaUté que l'imagination tendre et profonde de Virgile 
venait de consacrer en vers magnifiques; tandis que les Aca- 
démiciens Plutarque et Maxime retrouvent par moment, pour 
exprimer leur foi, les magnifiques images de Platon ou les 
vives couleurs des mythes populaires. 

Mais en même temps (et c'est l'objet de notre seconde re- 
marque), l'idée de l'autre monde se transformait; elle s'épurait 
et le Ciel remplaçait les Champs-Elysées. Les Stoïciens avaient 
toujours professé que fàme est un souffle igné, un esprit aérien, 
qui tire son origine de l'élher et du ciel, et que, lorsqu'elle 
s'échappe des liens du corps, elle remonte, par son énergie na- 
turelle, aux régions pures et sereines d'où elle est descendue et 
où réside principalement la divinité. Cette hypothèse fit for- 
tune: admise parles sophistes elles déclamateurs, chantée par 
les poètes, elle passa dans la circulation générale. Ce n'est 
plus dans f empire de Pluton, c'est au ciel que les vaincus et 
les opprimés trouvaient ou espéraient un dernier asile. «Non, 
s'écrie Lucain, l'àme du grand Pompée ne gît pas ensevelie 
sous les cendres d'un vil bûcher. Quittant ses membres à 
demi-brûlés, elle s'est élancée aux demeures de Jupiter. 
C'est là qu'habitent les mânes des gens de bien , devenus 
demi -dieux. Mais on n'y voit point ces usurpateurs et ces 
tyrans, qu'on enseveht dans l'or et qui obtiennent des 



IMMORTALITÉ. 259 

honneurs et des encens sacrilèges. Arrivé là, après s'être rem- 
pli de la vraie lumière, en contemplant avec admiration les 
étoiles errantes et les astres immobiles attachés à la voûte 
céleste, Pompée vit quelle nuit obscurcissait le faux jour des 
mortels, et se rit des outrages prodigués à son cadavre.» 
Au ciel, disaient les philosophes, règne une profonde paix; 
tout y est plein d'harmonie. Mais la terre est le domaine des 
vains bruits, des agitations sans fin et de la discorde. Lors- 
que l'âme a passé de ce bas monde dans cette région bien- 
heureuse, se transfigurant d'homme en démon, elle con- 
temple de ses yeux purs des spectacles qui sont faits pour 
elle: elle voit sans nuage et sans voile la beauté infinie; elle 
jouit tout entière d'un pleine joie. 

L'idée du ciel et de l'immortahté inspirait aux philosophes du 
paganisme ces beaux rêves, dont je serais fâché que la froide 
raison nous désabusât complètement. Pour eux, tout com- 
merce n'était pas rompu entre le ciel et la terre; cette grande 
société des âmes, dont le Stoïcisme parlait tant, subsistait après 
la mort, et la charité régnait dans l'autre monde, comme ici- 
bas. «L'âme, dit Maxime deTyr, qui éprouve pour elle-même 
une douce commisération en se rappelant sa vie passée, et 
qui se réjouit et se féhcite en pensant à sa condition pré- 
sente, se sent prise d'une pitié sympathique pour les âmes 
ses sœurs, qui sont encore ballottées sur les flots de la vie; 
elle voudrait dans son amour pour les hommes être encore 
auprès d'eux et soutenir ceux qui chancellent. Dieu a donc 
assio-né aux âmes bienheureuses la fonction de visiter la 
terre et d'y assister les hommes, à quelque race, à quelque 
condition qu'ils appartiennent. C'est à elles de porter secours 
aux bons et de sauver de l'oppression et de l'injustice ceux 
qui en sont accablés.» Plus nous pénétrons dans la pensée 
intime des hommes de l'empire, plus nous sommes étonné 
de quel profond besoin religieux ces siècles d'incrédulité 



260 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

étaient travaillés. Ils ne mentaient pas, ces Stoïciens qui, au 
moment de leur mort, faisaient une libation de leur sang à 
Jupiter Libérateur et Sauveur!* 

Mais voici un phénomène étrange chez les anciens et 
qui cependant n'était point rare à l'époque qui nous occupe: 
c'est le goût, l'amour, l'espérance passionnée et l'enthou- 
siasme de la mort. Faut -il l'expliquer tout entier par l'abus 
et l'ennui de la vie, ou se rattache-t-il par quelque côté aux 
aspirations religieuses qui tourmentaient les esprits? N'est-ce 
qu'une forme de cette monstrueuse délicatesse à qui la nature 
et le possible ne suffisaient plus? Ou bien le dégoût maladif de 
la vie n'engendrait-il pas dans ces âmes qui ne savaient plus 
respirer du côté de la terre, des pensées qui les tournaient 
invinciblement vers un monde meilleur , et ces pensées ne 
venaient-elles pas fortifier le mépris de la vie? Je crois que 
Sénèque, qui nous a donné une vive peinture de cette ma- 
ladie morale , n'en a point pénétré toutes les causes , et sur- 
tout les plus profondes. Il accuse la corruption, l'ardeur 
effrénée du plaisir, la fausse délicatesse, et jusqu'au Stoïcisme 
qui répétait souvent: quoi! toujours les mêmes choses! Il a 
raison; mais il n'a pas tout vu. Lorsqu'un déclamateur disait 
pour justifier le suicide : « Toutes les choses que nous esti- 
mons , pour lesquelles nous fatiguons les dieux de nos 
prières et nous nous plaignons sans cesse de la brièveté de 
notre vie, que sont-elles autre chose que folle passion, con- 
voitise, luxure et vanité? Et qu'y a-t-il de commun entre 
mon corps et moi? » n'exprimait-il que l'ennui et la satiété, 
ou ne ressentait- il pas que l'àme est née pour une fin plus 
digne ou plus haute? Marc-Aurèle, malgré son Stoïcisme et 

* Marc-Aurêle, XXXIV, 2 , ^, 5, 52, 53. — Sén. , Q. nat., préf. - Rcp. du 
Sage, ch. 32; - à Pol. , ch. 27, 29, 30; - à Hel., ch. 6; - à Mar., ch. 19, 23, 
24, 25, 26; -Lett., 58, 65, 79,90. — Dut. à Apoll.,cIi. 11, 12, U, 15, 
20, 23, 27. — Max. de Tyr, Disc. XV, XVI. — Lett. de Fronton. — Plin., 
Hist. nat., VII, chap. 56. 



AMOUR DE LA MORT : SUICIDE. 261 

la fermeté de sa conscience, pouvait-il se défendre d'un 
soupir pour l'élernité , en revenant si souvent sur la fragilité 
et le néant des choses humaines? Quelle est celte joie fière 
et impatiente, avec laquelle certains héros de Stace se défont 
de la vie, «haïssant ces membres fragiles, haïssant ce corps, 
qui enchaîne et trahit les forces de l'âme?)) N'est-ce point 
le même sentiment qui dictait à Sénèque, à Plutarque et à 
Fronton ces paroles si peu païennes sur le bonheur de 
mourir vite et de rendre aux dieux son âme dans toute la 
pureté de la jeunesse ? Maxime de Tyr et Épictète ne nous 
laissent aucun doute sur les aspirations encore confuses, mais 
profondes, qui agitaient sourdement la pensée de leurs con- 
temporains. L'âme , au miheu de la servitude et de la cor- 
ruption qui l'indignaient, même quand elle s'en laissait 
vaincre, tendait à se séparer de plus en plus du corps qui 
l'exposait à ces souillures et à cet esclavage ; elle aspirait 
ardemment à une vie où elle fût toute à elle-même, «pure 
et libre avec Dieu))... «J'oserai le dire, écrit Maxime, l'âme 
généreuse verra sans regret la décadence et la dissolution 
du corps : c'est comme un captif qui verrait pourrir et 
s'écrouler les murs de sa prison, attendant avec impatience 

la lumière et la liberté Que sont pour l'âme ces peaux , 

ces os et ces chairs? Que des haillons d'un jour, quand ce 

ne sont pas de pesantes chaînes mort, médecin de 

tous les maux, s'écrie le Philoctèle de Sophocle. Oui, la mort 
nous guérit de tous les maux en nous délivrant de ce misé- 
rable corps, que rien ne peut ni assouvir ni rendre à la 
santé. Continue tes supplications , implore le médecin.)) Si 
nous en croyons Épictète, ce n'était pas là seulement le 
sentiment d'un méditatifde loisir et chagrin; beaucoup d'âmes 
généreuses et trop impatientes formaient le même désir. 
Quel malaise de cœur, quelle soif d'une vie plus heureuse 
et plus parfaite ne suppose pas cet étrange dialogue du 



262 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

philosophe et de ses auditeurs? «Epictète, nous ne pouvons 
plus supporter les liens du corps; nous sommes las de le ré- 
parer sans cesse par la nourriture et le sommeil, et de nous 
plier aux caprices des uns et des autres pour sauver cet hôte 
incommode. La mort n'est rien; il y a une parenté naturelle 
entre nous et Dieu; permets-nous de nous en aller à celui 
qui nous à envoyés ici-bas. Ici , il n'y a que des voleurs , des 
assassins, des juges iniques et des tyrans, qui croient avoir 
quelque pouvoir sur nous à cause du corps et de ses biens. 
Laisse-nous leur prouver leur impuissance et notre hberté. — 
hommes, répond doucement Epictète, attendez Dieu et 
ses ordres. Quand il vous aura donné lui-même le signal de 
partir, alors vous vous en irez à lui. Pour le moment, restez 
au poste qu'il vous a assigné. Le temps de notre habitation 
ici-bas est bien court pour ceux d'ont l'âme est disposée 
comme il faut. Qui peut craindre tyrans, tribunaux, voleurs 
ou assassins, quand il méprise le corps et ses commodités? 
Restez, mes enfants, ne partez point témérairement. » 

On s'occupait beaucoup de la mort dans le Stoïcisme et 
dans les autres écoles philosophiques, surtout sous les em- 
pereurs , lorsque c'était une condition indispensable pour 
bien vivre que de savoir mourir. Tantôt l'on voyait dans la 
mort un asile contre la tyrannie de la fortune et des hommes; 
tantôt on y cherchait un argument de la folie et de la vanité 
des biens qui nous séduisent et qui nous enflent de tant de 
pensées orgueilleuses , et le frivole Lucien , jouant dans ses 
écrits avec des têtes de mort qui furent des Hélène ou des 
Alexandre , nous apprend le néant de la beauté, du pouvoir, 
de la richesse , de la gloire , de toutes ces choses qui finissent 
par un squelette hideux , habité par des vers. Mais la mort 
est chose trop sérieuse pour que l'humanité aime à s'en 
jouer, et la nature répugne trop au néant pour en faire sa 
suprême consolation et son dernier refuge. La mort devint 



ASCÉTISME : APULÉE. 263 

donc insensiblement une espérance et comme l'aurore sou- 
haitée d'une nouvelle vie. « Ce n'est point par des lamenta- 
tions et des chants de deuil , écrit Plutarque , c'est par des 
hymnes qu'il faut célébrer les funérailles de l'homme de 
bien, puisqu'en cessant d'être au nombre des mortels, il 
reçoit en partage une vie plus divine , dégagé de la servitude 
du corps et sauvé des inquiétudes et des misères que doivent 
subir tous ceux à qui est échue cette vie mortelle d'ici-bas, 
jusqu'à ce qu'ils aient achevé la carrière marquée par le 
destin. » * 

La conscience religieuse était donc incontestablement en 
progrès dans l'Occident: l'unité de Dieu, la Providence, 
l'immortalité de l'àme , la nécessité d'un culte plus pur et 
plus conforme à la raison se propageaient de plus en plus 
sur les ruines de l'ancienne religion ; et si l'on ne peut dire 
qu'Épictète, que Marc-Aurèle et les autres penseurs de ce 
temps aient surpassé ou même égalé la philosophie de Platon 
ou de Socrate, le besoin de croyances était plus profond, 
la foi plus entière, le sentiment plus vif et plus impérieux. 
Mais dans quels égarements le sentiment ne va-t-il pas 
donner, abandonné à lui-même , sans tradition, sans dogme, 
sans discipline? On vit des tentatives de retour à la pureté 
primitive de l'ancien culte. Je ne parle pas des révélateurs à 
la manière de cet Alexandre* qui, prêchant un Dieu incarné 
sous la figure d'un serpent , séduisit par ses oracles et ses 
impostures non-seulement les têtes folles de la Grèce, mais 

* Arr. Ent. d'Ép., I), 9. — Max., Diss. XIII. — Marc-Aurèle, XXXII, 12; 
XXXIII, 20; XXXIV, 12, 17, 22. — Quint., Décl. CXXX. — St. Th., X, 774. 

1. Cet Alexandre avait partout des gens qui l'avertissaient des secrets des fa- 
milles; il gagna des sommes énormes, si l'on en croit Lucien; et l'on vit un grave 
sénateur épouser la fille de cet imposteur, comme si elle avait en elle quelque 
chose de divin. Il avait institué des mystères, et au lieu de crier « Loin d'ici les 
profanes » , on criait « Loin d'ici les Chrétiens et les Épicuriens. » Il fit faire un 
auto-da-fé public des livres d'Épicure. 



SG'i ETAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

encore les plus graves personnages de l'Italie et de Rome. 
Je parle de ces hommes, moitié philosophes et moitié 
croyants, qui se faisaient initier aux mystères anciens ou 
nouveaux pour mettre une borne aux inquiétudes de leur 
esprit, et qui pratiquaient avec une foi qu'on ne connaissait 
plus depuis longtemps, les purifications, les jeûnes, les absti- 
nences et toutes les mortifications de ce qu'ils nommaient 
la vie philosophique ou divine. Quel singuher mélange de 
bel esprit léger et d'ardeur philosophique , de scepticisme et 
de crédulité, de superstition grossière et d'ascétisme élevé, 
que cet Apulée de Madaure, se disant l'aruspice de tous les 
êtres animés et le prêtre de tous les dieux , portant des 
talismans et des amulettes , se livrant dans l'intérieur de sa 
maison à des pratiques mystérieuses et adorant, parmi tant 
de divinités et au-dessus d'elles, je ne sais quel Dieu qu'il 
nommait avec Platon* Basileus ou le Roi! On ne croirait 
jamais qu'il pût y avoir tant de foi sérieuse dans le licencieux 
auteur de l'Ane d'or. «Nous, famille de Platon, s'écrie-t-il, 
nous ne connaissons que fêtes, que joies, que solennités, que 
ravissements célestes; nous nous élevons même à la pensée 
de quelque chose plus sublime que le ciel .... Et pour 
répondre à mes accusateurs sur le nom de Basileus , mon 
juge Maximus sait bien quel est ce Roi, cause première et 
raison initiale de la nature, père de l'esprit, sauveur éternel 
de tous les êtres animés, ouvrier assidu de son œuvre, mais 
ouvrier sans fatigue, sauveur sans travail d'esprit, père sans 
génération, qui n'est soumis ni au temps ni au changement, 
accessible à peu d'inteUigences, ineffable pour tout le monde. 
Je ne te répondrai pas, dit-il à son accusateur, sur la nature 
du roi que j'adore. Bien plus, si le proconsul lui-même me 
demandait ce qu'est mon Dieu, fidèle à ses mystères sacrés, 
je me tairais.» Arivé à Rome, «la ville sainte », il se pré- 

1. Ou l'auteur , quel qu'il soit , des lettres attribuées à Platon. 



ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 265 

pare à recevoir le baptême d'Isis avec tout le respect et tout 
le recueillement de la foi. Malgré sa ferveur, il se sent retenu 
par une crainte religieuse, en pensant à la rigueur de l'obéis- 
sance et de la fidélité qu'exigeait la sainteté des mystères, 
aux difficultés de la chasteté et des abstinences prescrites 
aux initiés, h la circonspection, qu'il fallait mettre, comme 
un rempart, autour de sa vie, lorsqu'elle était exposée à 
tant d'accidents et de chutes. Il s'abstient de vin, de la 
chair des animaux, il veille, il jeûne, il fait des dons plus en 
rapport avec l'ardeur de sa piété qu'avec l'çtat de sa fortune. 
Sachant que toute âme n'est point laite pour recevoir l'image 
de la divinité , comme tout bois n'est pas propre à y tailler 
un hermès, il hésite longtemps avec un grand trouble d'esprit 
et de douloureux scrupules; et lorsqu'enfin il est initié, il se 
remet tout entier aux soins et à la bonté de la déesse, de 
celle qui veille sur les malheureux avec une affection toute 
maternelle, et qui est sainte au ciel, sur la terre et dans les 
enfers , dans cette vie et dans l'autre.* 

Mais qu'est-ce que toute cette foi d'Apulée, si vous la 
comparez à l'austère enthousiasme d'Appollonius deThyane'? 

* Apul. (éd. Pank.), Apol., p. 104, 108-110, UO, 162. - Met. , liv. VIII, 
154, 160-162; XI, 330, 332, 356, 364, 380. 

1. Presque toutes les paroles que Philostrale cite d'Apollonius révèlent un 
profond esprit deraoralité, fort contraire au rôle de magicien et de charlatan, qu'on 
serait en droit de lui prêter d'après les récits extravagants de son historien. J'en 
citerai quelques-unes qui montrent qu'Apollonius se rapprochait beaucop d'Epic- 
tète et de Marc-Aurèle en morale. On lui conseillait de reprendre et de corriger 
son frère, qui se livrait à la débauche. Ce serait, répondit-il, une coupable témé- 
rité : de quel droit un cadet ferait-il la leçon à son aine? Mais je ferai mon pos- 
sible pour porter remède à ses maux. Il lui laissa donc la plus grande partie de 
son patrimoine; et le prenant par la complaisance et par la douceur : « nous avons 
perdu, lui disait-il, notre père, celui qui nous dirigeait et nous avertissait. Nous 
sommes seuls maintenant. Si je fais quelque faute, sois mon conseiller et mon 
médecin; mais si tu t'égares, prête, je t'en prie, une oreille facile à mes aver- 
tissements. (I, ch. 13.) Tu penses peut-être disait-il à son disciple Damis, que 
je serais moins blâmable de pécher à Babylone qu'à Delphes, à Olympie ou à 



266 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Celui-là n'est pas un bel esprit, qui est dévot à ses heures, 
qui se mortifie par occasion , qui croit par saillie d'imagina- 
tion , et qui se contente de garder sa foi pour lui-même. La 
religion est toute sa pensée , toute sa vie. Il est sans cesse 
dans les temples et sa conversatiou habituelle est avec les 
prêtres. Il parcourt la Grèce, l'Itahe, l'Asie-Mineure, l'Egypte, 
la Perse et Tlnde, se faisant partout initier, recueillant la 
tradition , s'efforçant de la corriger et de l'épurer. Son am- 
bition n'était pas de se faire Dieu , comme on l'a dit, et 
d'opposer sa divinité à celle de Jésus -Christ. C'était de 
réformer les idées rehgieuses et le culte , en les ramenant 
à leur pureté et à leur vérité première. Il allait donc par les 
villes, prêchant la bienveillance, la charité, l'unité de Dieu, 
la subordination des dieux inférieurs ou des démons à l'être 
premier, la purification, le culte intérieur et l'immortalité 
divine de f âme. «La meilleure manière de montrer sa recon- 
naissance et sa piété au premier des dieux , à celui qui est 
un et séparé des autres , disait-il , c'est de ne lui rien sacri- 
fier, de n'allumer pour lui aucun feu , de ne lui rien consa- 
crer qui tombe sous les sens : il n'a besoin de rien ; la terre 
ne porte point de plante, l'air ne nourrit point d'animal, qui 
ne soit impur à l'égard de lui. Pour obtenir la bienveillance 
du plus grand des êtres, nous ne devons lui offrir que ce 
qu'il y a en nous de plus excellent, l'esprit qui n'a besoin 
d'aucun organe. » C'était encore une de ses maximes favo- 
rites , que celui qui mène une vie pure n'a rien à craindre 

Athènes. Mais tu ne réfléchis pas que pour le sage la Grèce est partout, et qu'il ne 
considère aucune terre comme déserte ou barbare, parce qu'il se sent vivre par- 
tout sous les yeux de la vertu. (I, 35.) muses, faites que nous nous aimions 
les uns les autres. (IV, 1.) Titus, venant de refuser une couronne qu'on lui dé- 
cernait après la prise de Jérusalem, Apollonius lui écrivit : Apollonius à Titus, 
général des Romains, salut, .le t'offre la couronne de la modération, parce que 
tu ne veux pas être loué pour ta victoire et pour le sang ennemi que tu as fait 
répandie. (VI, 29.) 



ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 267 

à son dernier moment : car la mort n'est que le retour à 
l'être universel. Et peut -on gémir lorsque d'homme on 
redevient Dieu par un simple changement de lieu, et non 
par un changement de nature? Les Athéniens croyaient 
avoir tué Socrate ; mais Socrate n'était pas mort ; il était 
délivré de cette prison dans laquelle l'homme est captif 
pendant le temps qu'on nomme la vie. Quelqu'un menaçait 
Appollonius de le faire périr; loin de s'effrayer de la mort, 
Appollonius s'écria: oh! que ce moment n'est-il déjà venu! 
Quelque étrange que nous paraisse la tentative d'Apollo- 
nius , elle était conforme à l'esprit de son siècle , et il eut le 
mérite de pressentir qu'il ne suffit pas qu'il y ait dans le monde 
quelcpies philosophes , mais qu'il faut aussi au peuple des 
dogmes et des croyances. Cependant il devait échouer. Trop 
de hardiesse ou trop de timidité , telle était l'alternative à 
laquelle était condamné tout réformateur religieux de la 
Grèce et de Rome. Ou bien il fallait rompre absolument avec 
la tradition, et la foi nouvelle ne se rattachait plus à rien. 
Ou bien on acceptait cette tradition ; mais c'était s'appuyer 
sur quelque chose à la fois de mort et d'impur. On avait 
beau recourir aux explications allégoriques : le grand 
nombre, selon le mot de Denis d'Hahcarnasse , le vulgaire 
sans philosophie prend toujours les fables dans le sens le 
moins pur et le plus simple; et alors, ou bien il méprise les 
Dieux dont la conduite a été si criminelle et si honteuse, ou 
bien il arrive à ne plus reculer devant les actions les plus 
mauvaises, en voyant que les Dieux eux-mêmes ne s'en 
abstiennent pas. Or, Apollonius avait une trop profonde mo- 
ralité pour accepter tout uniment les antiques traditions ; et 
lui qui passa toute sa vie dans les pratiques pieuses, lui qui 
ne venait point détruire, mais réformer le culte, lui enfin 
qui mettait toute la philosophie dans la religion, et la religion 
dans la divination ou dans le commerce intime de l'âme 



268 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

avec Dieu ', il changeait tout hardiment, cérémonies, sacri- 
fices, traditions et croyances; et sans même s'en douter, 
lorsqu'il croyait simplement ramener la pureté des anciens 
rites, il introduisait dans ce qu'il conservait de la théologie 
et du culte, un esprit complètement étranger à la rehgion 
grecque et à toutes les religions primitives. Le culte avait 
toujours consisté dans l'offrande de victimes immolées, dans 
l'adoration des images et dans ces prières intéressées que 
la peur adresse à des puissances invisibles et terribles. 
Apollonius avait horreur des sacrifices où coule le sang 
des êtres animés. « Moi, qui fais tout pour le salut des 

1. Cette communication intime et familière est admise de tous les philosophes 
de l'époque impériale, parce qu'ils considéraient la raison comme un dieu qui ha- 
bite en nous, et qui n'est jamais séparé du Logos universel. « Qui peut hésiter, 
dit Manilius, à rattacher l'homme au ciel? La nature, ne lui a-t-elle pas donné 
un esprit qui comprend tout, une âme ailée? N'est-il pas le seul être dans lequel 
Dieu descende, habite et se retrouve?. ... Qui pourrait connaître le ciel, si ce 
n'est par un présent du ciel? Qui pourrait retrouver Dieu, s'il n'était une partie 
de Dieu? Et cette étendue sans fin du monde, ces chœurs brillants des astres, 
cette voiite enflammée des cieux, l'homme pourrait-illes voir et les renfermer, 
en quelque sorte, dans l'étroite enceinte de son esprit, si la nature n'avait donné 
à l'àuie une vue si étendue et si perçante, et n'avait comme tourné vers elle- 
même l'intelligence qui est sa fille, et si cet esprit, qui nous rappelle au ciel pour 
nous faire participer au commerce sacré des choses, n'avait au ciel même son 
origine ....?» 

Quis dubilet .... hominem conjungere cœlo? 
Eximiam natura dédit Unguamque , capaxque 
Ingenium volucremque animum , quem derdque in unum 
Descendit Deus atque habitat, seque ipse reqidrit. (Il, v. 105.) 

Quis cœlum possit , nisi cœli munere , nosse , 
Et reperire Deum, nisi qui pars ipse Deoriim est? 
Atque hanc convexi molem sine fine patentis 
Signorumque choros ac inundi jlamniea tecta 
Cernere , et angusto sub pectore claudere possit, 
Ni tantos aniniis oculos natura dedisset 
Cognatamque sut mentem vertisset ad ipsam , 

cœloque veniret , 

Quod vocatin cœlum, sacra ad commercia reruin? (II, 115.) 



ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 269 

hommes, disait-il, je n'ai jamais sacrifié pour eux, je ne 
sacrifierai jamais ; et je ne puis prier, lorsque j'aperçois un 
couteau et des victimes. » Philostrate lui prête même des 
paroles qui semblent plutôt appartenir à un ennemi qu'à un 
conservateur zélé de l'ancien culte. Un prêtre égyptien de- 
mandait à Apollonius pourquoi il ne sacrifiait pas comme 
les autres : « et moi , lui répondit-il , je te demanderai pour 
quelle raison tu peux sacrifier ainsi. — Qui donc aurait la 
présomption de corriger les rites sacrés des Egyptiens? — 
Tout homme sage qui viendrait de Hnde. Mais enfin , si tu 
le veux, je ferai brûler un bœuf aujourd'hui, et je t'invite à 
partager avec les Dieux l'odeur du sacrifice. Si les Dieux se 
nourrissent des vapeurs qu'exhale la graisse des victimes , 
tu ne pourras trouver mauvais un pareil festin. » Apollonius 
professait le plus grand respect pour les saintes images ; 
mais il voulait qu'elles imprimassent par leur beauté un 
sorte de religion aux sens mêmes et à l'imag-ination. «Pour- 
quoi présentez-vous aux hommes , demandait-il à un prêtre 
égyptien, des simulacres absurdes et ridicules de vos Dieux? 
Votre culte paraît plutôt celui d'animaux ignobles que de la 
divinité. — Et que sont donc vos statues de Jupiter olympien, 
de Minerve ou de la Vénus de Cnide? Phidias et Polyclète 
sont-ils donc montés au ciel pour y contempler les Dieux et 
pour en rapporter leurs images? Ou bien à quelle autre 
chose, qu'à l'imitation de la nature, ont-ils emprunté les prin- 
cipes de leur art ? — A une chose pleine de sagesse , répliqua 
Apollonius, à l'imaginalion qui est une meilleure maîtresse 
que l'imitation servile. L'imitation ne peut reproduire que ce 
qu'on voit ; l'imagination représente même ce qu'on ne voit 
pas. n faut que celui qui se figure par la pensée l'image de 
Jupiter voie dans son esprit le Dieu lui-même avec le ciel, 
les saisons et lès astres, comme Phidias a essayé de le faire. 
11 faut que celui qui veut représenter Minerve la conçoive 



270 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

elle-même avec des armées, les arts et la sagesse. Mais si 
vous mettez dans un temple l'image d'un épervier, d'une 
chouette, d'un loup ou d'un chien pour représenter Mercure, 
Apollon ou Minerve, vous ajoutez par ces représentations 
une certaine dignité à des bêtes viles ; mais vous ôtez toute 
majesté aux Dieux. Oui, vous semblez plutôt vous jouer de 
la divinité que l'honorer. — Tu me parais juger notre culte 
sans le connaître , dit l'Égyptien ; s'il y a quelque chose de 
sage dans nos institutions rehgieuses, c'est de ne pas oser 
représenter les Dieux en eux-mêmes, mais par des symboles 
qui les laissent concevoir — Oh ! reprit en souriant Apollo- 
nius , vous avez bien avancé la science religieuse , si vous 
avez fait qu'un chien, un ibis ou un bouc inspire plus de 
respect et soit plus conforme à la divinité qu'une belle statue? 
Mais je vous le demande, où est la majesté de ces représen- 
tations ? Quelle terreur, quel respect peuvent-elles inspirer? 
Si vos images sont vénérables par les idées qu'elles suggèrent 
à l'esprit, il vaudrait beaucoup mieux pour vos Dieux de 
n'être représentés par aucun simulacre ; et votre religion 
n'en serait que plus sage et que plus mystérieuse. Vous 
pourriez vous contenter d'élever des temples et des autels, 
de fixer les cérémonies que l'on doit faire , et de définir le 
temps, les paroles et les rites convenables à ces cérémonies, 
sans mettre aucune image dans les lieux saints * , et en 
laissant à chacun la faculté de se faire lui-même par la pen- 
sée une image du Dieu qu'il adore. Car les conceptions 

1. C'est quelque chose de voir les dieux, disait Ovide, et de croire qu'ils sont 
présents et qu'on peut vi aiment converser avec eux. (Pont. , liv. II, El. 9, v. 9.) 
Aussi les Dieux nous ont-ils donné de les connaître par les œuvres de l'art, eux 
que cache à nos yeux le haut et immense éther : on adore, au lieu de Jupiter, sa 
forme et son image. (II, 9, v. 6.) 

Est aliquid spectare deos et adesse putare. 

Et quasi cura vero numine posse loqui .... 
Sic (arte) homines novére deos, quos ardims cdher 
Occulit , et colitur pro Jove forma Jovis. 



ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 271 

et les images que se forme Tespril sont beaucoup plus 
parfaites que celles de l'art. Mais vous , vous avez fait que 
vos Dieux ne se présentent sous une noble forme ni aux 
regards ni à l'imagination. » Ce qu'il faut remarquer dans ce 
discours d'Apollonius, c'est moins la justesse et la profondeur 
des pensées, que la liberté d'esprit qu'elles supposent. Il est im- 
possible de critiquer plus finement l'absurde symbolisme des 
Égyptiens, et en même temps de mieux signaler le danger de 
toute représentation sensible de la divinité. Trop souvent l'a- 
doration s'arrête à l'idole, au lieu d'aller jusqu'à cette image 
plus belle et plus sainte que l'esprit doit se faire du Dieu. 
Or, selon Apollonius, les purs produits de l'imagination sont 
supérieurs aux œuvres de l'art ; ils nous impriment un 
respect plus profond et plus religieux que les peintures et les 
statues, et toute représentation sensible qui ne réveille pas en 
nous des images plus grandes et plus pures avec les sentiments 
qui les accompagnent, est plus nuisible qu'utile à la religion et 
doit être repoussée comme indigne de la majesté de Dieu. 

Mais c'est surtout au sujet de la prière qu'Apollonius 
exprime des idées incompatibles avec l'esprit des anciens 
cultes, et je ne connais que Sainte Thérèse et Fénelon 
qui aient poussé plus loin l'abnégation et la spiritualité. On 
s'informait de l'objet de ses prières, quand il s'approchait 

Mais on ne croyait pas, comme on l'a tant répété, que les idoles fussent les dieux 
mêmes, à moins qu'on ne prenne à la lettre le mot d'Horace (Sat. , I, 8, v. 1), 
si vivement imité par Lafontaine : 

Un bloc de marbre était si beau, 

Qu'un statuaire en fit l'emplette. 

Qu'en fera, dit-il, mon ciseau? 

Sera-t-il Dieu, table ou cuvette? 

Il sera Dieu ! 
Les Sceptiques ne s'y trompaient pas : ils savaient, comme Apollonius, que ce 
n'est point le ciseau des sculpteurs, mais l'imagination des croyants qui fait les 
dieux : 

Qui fimjit sàcios auro vel marmore vitllus , 

Non facit ille Deos; qui royal, ille facil. (Mari., liv. Vlll, ép. 25.) 



\ 



272 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

des autels. «Je demande aux Dieux, répondit-il, que la 
justice règne sur la terre , que les lois ne soient point 
violées, que les sages aient le cœur d'être pauvres, et que 
les autres possèdent tous les biens en abondance , mais in- 
nocemment.... Pour moi, je leur dis : donnez-moi, ô Dieux, 
ce qui me convient. Si je suis bon , j'obtiendrai plus que je 
n'espère et que je ne désire. Si les Dieux me mettent au 
nombre des méchants, je n'obtiendrai d'eux que les maux 
que je mérite , et je ne leur ferai pas un reproche de me 
juger digne de malheur, moi qui ne suis pas bon.» Avec ce 
désintéressement et cet abandon aux volontés de la Provi- 
dence, la divination change nécessairement de caractère. 
Elle ne prétend plus changer le cours des destinées , soit en 
tourmentant des idoles, soit par des sacrifices barbares, soit 
par des philtres ou par des incantations. Elle n'est qu'un 
avertissement divin que l'homme sage mérite par sa vertu, 
et qu'il suit avecune pieuse obéissance, loin de vouloir faire 
violence aux Dieux. Or , pour entrer en communication avec 
les puissances supérieures , il suffît au sage de ne point se 
souiller en mangeant des êtres animés, et de se conserver pur 
de tout plaisir qui entre par les yeux, et de toute haine qui, en 
faisant naître l'injustice, porte au crime la pensée et la main. 
D'ailleurs la sagesse et la vérité n'ont pas besoin des miracles 
ni de l'art magique*. C'est dans son cœur sans souillures 

1. Il y a beaucoup moins de charlatanisme et de superstition dans les paroles 
d'Apollonius que dans les faits merveilleux de sa légende. On peut lui reprocher 
d'avoir été trop entêté de la divination , et d'avoir été en proie à ces hallucina- 
tions et à ces rêves qu'on prend pour des inspirations célestes. Mais Apollonius 
repoussait la magie, et n'admettait pas qu'on put faire violence aux dieux par des 
pratiques ou absurdes ou sacrilèges. La divination est un don divin ; Dieu ne 
l'accorde qu'aux âmes pures, même quand elles ne la rechercheraient pas. Mais 
les hommes impurs ont beau appeler Dieu : la grâce de l'inspiration leur échappe 
avec la vertu. Cette communication de l'homme avec la divinité est qnelque chose 
de tout intime. On ne se rapproche de Dieu qu'en lui ressemblant par la pureté. 
Écoutez cette conversation d'Apollonius et de Damis : ils sont sur les hauteurs du 



ESSAIS DE KÉFORME : APOLLONIUS. 273 

qu'il porte , pour ainsi dire , le trépied sacré qui lui rend 
des oracles. 

Si vous passez du culte aux idées qui forment le dogme 
et les croyances , vous ne trouverez pas une moindre oppo- 
sition entre la théologie d'Apollonius et la religion qu'il 
prétendait restaurer. Il admet, comme presque tous les philo- 
sophes, le polythéisme, c'est-à-dire un être suprême et toute 
une série de Dieux, qui lui sont subordonnés, au ciel, sur la 
terre et dans les enfers. Mais la mythologie des poètes lui paraît 
fort inférieure, selon la morale et selon la vérité, aux fables 
d'Esope. Celles-ci ne vous trompent point; elles se donnent 
pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire pour de pures fictions; 
mais elles contiennent toujours un enseignement utile; 
tandis que les récits mythologiques, qui se donnent pour des 
vérités divines , ne sont propres qu'à corrompre les âmes en 
attribuant tous les vices aux Dieux. N'est-ce pas une impiété 
d'accorder dans les enfers le sceptre de la justice à Minos, 

Taurus. Hier, dit Damis, nous marchions dans les villages et dans les voies des 
hommes; aujourd'hui, nous montons dans une région non fréquentée et divine; 
et tu peux apprendre de notre guide que les barbares la regardent comme la de- 
meure des dieux. — Eh bien ! peux-tu nie dire en quoi tu comprends mieux les 
choses divines, depuis que tu marches si près du ciel? Quoi! tu n'as point des 
pensées plus claires sur le ciel, sur la lune, sur le soleil, que tu crois pouvoir 
bientôt toucher avec ton bâton de voyage? C'est que tu es toujours dans les bas 
lieux, mon cher Damis; tu n'a rien gagné h monter si haut: tu es toujours à la 
même distance du ciel. — Mais je croyais que j'en redescendrais plus sage, parce 
que j'avais entendu dire qu'Anaxagore avait contemplé les chose? célestes du haut 
du Mimas, et Thaïes, du haut du Mycale, et parce qu'on raconte que le Pangée et 
l'Athos ont servi d'école à beaucoup d'autres. — Mais qu'ont- ils appris que ne 
sachent les chevriers de ces montagnes? Ni l'Athos, ni l'Olympe tant célébré par 
les poètes n'enseigneront jamais à ceux qui gravissent leurs hauteur? , comment 
Dieu veille sur le genre humain, quel culte il nous demande, ce que c'est que la 
justice, la tempérance et en général la vertu, à moips que l'àme n'ait dissipé les 
ténèbres qui environnent cesvérités. Or, si l'àme qui approche de ces mystères 
est pure et sans souillure, sache, mon cher Damis, qu'elle s'envole bien plus 
haut que les cimes le? plus élevées du Caucase lui-même, fil, 5; VIII, 7.) 

II. 18 



274 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

le plus cruel des hommes , et de condamner Tantale à de 
longs supplices pour avoir été un homme de bien , qui fit 
participer ses amis à l'immortahté que lui avaient accordée les 
Dieux ? Qu'il y ait eu des géants et qu'ils aient souillé les 
temples et les statues des Dieux , on peut raisonnablement 
l'admettre; mais qu'ils soient montés au ciel, qu'ils en aient 
chassé les immortels, c'est une démence de le dire , une 
démence de le croire. 11 y a un sacrilège moins horrible dans 
les fables qui font de Vulcain un forgeron de l'Etna ou qui 
mettent des géants dans les cratères des volcans ; mais rien 
n'est plus absurde, puisqu'il se trouve beaucoup d'autres 
montagnes qui vomissent des flammes, et sous lesquelles on 
n'est pas tenté cependant de placer des géants ou un Dieu. 
Mais quelles étaient donc , hors de la mythologie , les tradi- 
tions rehgieuses sur lesquelles pouvait reposer une réforme 
du polythéisme?* 

D'ailleurs Apollonius qui disait « que les Indiens - Grecs 
sont supérieurs aux Grecs, comme les Grecs aux Egyptiens,» 
donnait dans un panthéisme, contraire au génie actif et tout 
humain des races de l'Occident.» La substance universelle, lui 
fait dire un historien moderne^, est comme le vase d'où la ma- 
tière s'écoule par un perpétuel mouvement. C'est une profonde 
erreur de croire à la causalité réelle des agents de la nature. 
La terre n'engendre pas ce qui sort de son sein ; le père ne 
donne pas l'être au fils qui procède de lui. Le père, la terre, 
les agents naturels ne sont que des antécédents dans le mou- 
vement immense et incessant de la génération ; la vraie cause 

* Philostrate, Vie d'Apoll., I, chap. M, 1 7 ; III, 1 7, 25, 34, 35, 42 ; IV, 31, 38, 
40; V, 13, 14, 16,25, 35; VI, 10, 11,13, 19,21,41; Vil, 4, 13, 14, 
17, 26, 30, 32, 34; VIII, 2, 4, 7 (gg. 8, 10, 11 , 22, 24, 32, 33, 44), 31. 

1. M. Vaclierot, d'après une lettre d'Apollonius, conservée par Philostrate. Je 
me fie à la traduction du savant et consciencieux historien de l'école d'Alexandrie. 
Cette lettre d'Apollonius est d'ailleurs le seul texte que je n'aie pas eu entre 
les mains et dont je n'aie pu faire ou vérifier la traduction. 



ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 275 

génératrice , la seule source de l'être et de la vie , c'est la 
substance universelle. La modification des êtres visibles 
n'appartient en propre à aucune cause individuelle : il faut 
la faire remonter au seul être universel, sujet unique des 
métamorphoses de la nature, principe de l'harmonie et de 
l'unité du monde, Dieu suprême, toujours un et identique 
sous la variété des noms et des représentations qui en 
altèrent l'essence. » 

L'Italie et la Grèce, vieillies dans l'anthropomorphisme, 
n'entendaient rien à cette doctrine d'Apollonius; elles étaient 
mieux préparées à recevoir la croyance d'un Homme-Dieu 
que celle du Monde-Dieu. Sans doute leurs traditions reli- 
gieuses plongent par leurs dernières racines jusqu'au natu- 
ralisme panthéistique de l'Inde; mais je ne connais rien de 
plus opposé à l'esprit hellénique et à l'esprit latin, que cette 
théologie indienne où régnent sous le nom de Dieu les puis- 
sances aveugles , brutes , impersonnelles et fatales de la na- 
ture; car l'Olympe est le trône de l'homme, de la conscience 
et de la personnalité. La philosophie avait suivi la voie ou- 
verte par le génie populaire , et jamais , dans ses élans les 
plus ambitieux, elle n'avait oublié son principe tout humain: 
«Connais-toi toi-même.» Platon était peut-être entraîné par 
les nécessités de sa dialectique à l'abîme de la substance infinie 
et universelle; mais son vif sentiment psychologique résista 
toujours à concevoir un Dieu dépourvu « de l'auguste et 
bienheureuse intelligence.» 11 n'y avait rien de supérieur 
pour Aristote à la pensée de la pensée par la pensée , c'est-à- 
dire à la raison s'entendant et se possédant pleinement elle- 
même. La métaphysique stoïcienne donnait incontestablement 
dans le panthéisme; mais si Dieu devait être pour les secta- 
teurs de Zenon, comme pour Apollonius, un être neutre, (fqui 
ne fût ni mâle ni femelle», il n'était point cet êlre indéfini, sans 
pensée et sans conscience, vers lequel penche le disciple et 



276 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

l'admirateur des prêtres indiens. Dieu est tout entier sens, 
vue, ouïe, âme, esprit, liberté: Totus est sensus, totusvisus, 
iotus audiius, totus animœ, totus animi, totus sut. Il n'est 
pas un être sans pensée qui arrive à prendre conscience de 
lui-même dans l'homme ; s'il s'y cherche et qu'il s'y re- 
trouve, selon l'expression de Manilius, c'est qu'il y descend 
lui-même , c'est que « Dieu porte Dieu et que la raison 
porte la raison dans l'âme de ses ministres et de ses adora- 
teurs. » Le dogme , au nom duquel Apollonius voulait ré- 
former la religion de son pays et de l'Empire, était donc trop 
contraire aux tendances naturelles et à l'éducation philoso- 
phique du génie de la Grèce et de Rome, pour que la ten- 
tative du théosophe ne fut pas impuissante. Mais elle n'en 
témoigne pas moins, ainsi que la vie d'Apollonius et que le 
mysticisme confus d'Apulée, d'un prodigieux entraînement 
des esprits vers les idées religieuses et vers le surnaturel.* 

Or, vous retrouvez partout ce phénomène aux deux pre- 
miers siècles de notre ère, non-seulement dans les écrits, 
mais dans la vie, non-seulement dans les philosophes, mais 
dans le monde pohtique et dans le peuple. Car l'ascétisme 
est partout, dans la vie privée ou dans l'empire, dans la liberté 
ou dans l'esclavage, aussi bien dans Marc-Aurèle, que dans 
Alypius, dans Sotion, dans Sénèque, dans Epictète, et dans 
Eucratès qui aspirent, eux aussi, à une réformation, comme 
l'inspiré de Thyane. Sotion n'apprend -il pas à Sénèque 
l'abstinence pythagorique ? Marc-Aurèle ne s'impose-t-il 
pas des privations comme Epictète? Adrien n'a-t-il pas un 
culte pour Apollonius ? Alexandre Sévère n'honore-t-il pas 
comme des êtres divins Socrate, Abraham, Jésus-Christ et 
d'autres personnages appartenant à toutes les nations? Seule- 
ment cette tendance à l'ascétisme paraît plus morale dans 

* rhilostrale, Vie d'Apoil., 11!, U. — Plin., Hist. nat. , L. II, chap. 5. — 
Manil., II, v. 105. 



CRÉDULITÉ, SUPERSTITIONS. 277 

les uns, plus religieuse dans les autres: Apollonius aime le 
merveilleux, et Eucratès s'en défie; mais tous, en réchaufl'ant 
leur foi morale à la pensée du divin, ils mêlent aux actes 
de la vie et de la vertu des pratiques indifférentes en elles- 
m;}mes, comme le jeûne et Tabstinence du vin ou de la chair 
de certains animaux. Car non -seulement ils sentaient le 
besoin d'une règle et d'une discipline, mais ils étaient comme 
enveloppés d'une atmosphère de crédulité et de supersti- 
tion. C'est le temps, en effet, de l'astrologie, de la magie, 
et de mille croyances étranges sur Dieu, sur les démons, 
sur l'âme et sur l'autre monde, qui de toutes parts débor- 
daient de l'Orient sur l'Occident. Les enfants perdus du Por- 
tique et de l'Académie et leurs adeptes de haut rang vou- 
laient à toute force pénétrer l'avenir, soit en hsant dans les 
astres, soit en se mettant en communication avec les Esprits, 
tandis que le petit peuple courait aux cultes étrangers. En 
vain les Césars à qui les sciences occultes inspiraient une 
féroce terreur, et qui, selon le mot deLucain, «défendaient 
aux dieux de parler » , sévissaient contre les imposteurs et 
leurs dupes, et faisaient détruire publiquement par le feu les 
livres de magie, déporter ceux qui en possédaient, brûler 
vifs les charlatans de la Perse ou de la Chaldée , exposer aux 
bètes ou mettre en croix les malheureux qui avaient la sot- 
tise de les consulter. En vain les hommes de sens soute- 
naient que tout l'art des devins n'est qu'une imposture pour 
soutirer de l'argent aux imbéciles; qu'il n'y a point de rela- 
tion entre une constellation et le sort si divers de tant 
d'homipes nés dans le même instant; que les dieux ne peu- 
vent être soumis à la puissance et à la volonté des mortels; 
qu'il faudrait être d'une nature surhumaine et porter en soi 
quelque image de la divinité pour avoir le droit de procla- 
mer les volontés et les ordres de Dieu. Il se trouvait tou- 
jours des hommes, ou avides, ou impatients de la destinée, 



278 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

qui avaient besoin d'être trompés, et Tacite pouvait dire de 
l'astrologie qu'elle serait toujours chassée de Ronie et qu'elle 
y régnerait toujours. Les Grecs étaient encore plus entêtés 
de la magie, qui leur était venue de l'Asie et d'Egypte. Tout 
leur paraissait rempli de démons bons ou mauvais, et 
comme les dieux étaient plus nombreux que les hommes 
dans certains cantons de l'Achaïe , les miracles y étaient 
aussi moins rares que les faits naturels. 11 faut voir dans 
Lucien jusqu'où était poussée la crédulité. Là c'est un ma- 
gicien qui vole dans l'air, qui passe au travers du feu, qui 
attire ou qui chasse les démons, qui guérit les malades ou 
qui ressuscite les morts. Ailleurs c'est un Babylonien qui 
rassemble, à l'aide de quelques mots sacrés, tous les serpents 
d'un pays, et qui les extermine de son souffle. Des malheu- 
reux sont fustigés toutes les nuits par de mauvais génies. 
Des statues marchent , parlent et mangent. On ne prononce 
qu'avec un respect plein de terreur les noms des morts, en 
ajoutant quelque formule qui pût leur plaire , comme le 
Bienheureux ou le Saint. Malheur à vous, si vous parais- 
siez incrédule à tant de contes ou de sottes superstitions ! 
Vous étiez un impie, et il n'eût pas tenu aux imposteurs ou 
à ceux qu'ils trompaient, que vous ne fussiez lapidé. A force 
de ne rien croire, on en était venu à ne plus croire que 
l'impossible et l'absurde. Je ne connaitrais rien de plus triste 
que ce retour des peuples à l'enfance par la décrépitude de 
la pensée, si je ne faisais réflexion que la vie germe toujours 
à côté de la mort, et que ces déplorables extravagances 
étaient le symptôme d'un besoin profond et irrésistible. 
Épicure et les Sceptiques avaient fait tous leurs efforts pour 
chasser le divin des esprits; et ils ne paraissaient avoir que 
trop réussi. Mais le divin y rentrait avec violence et par 
toutes les voies, au risque d'y porter le trouble et la démence. 
Voilà ce qui m'intéresse à ces honteux égarements de la 



i 



CRÉDULITÉ, SUPERSTITIONS. 279 

pensée; voilà ce qui m'éclaire sur l'entraînement de la foule 
.vers les dieux étrangers. Elle aussi, elle se sentait éprise 
pour l'inconnu et le mystérieux qu'elle prenait pour le 
divin. Elle voyait l'antique religion méprisée par les sages; 
elle reportait à Isis, à Sérapis, à Cybèle, à Mithra les res- 
pects et les adorations qu'elle n'avait plus pour Jupiter. 
Mais quelque grossières que fussent les superstitions qu'elle 
embrassait, elle avait un sentiment instinctif plus droit de la 
religion que tous ces hommes de haut rang, amoureux 
d'astrologie et de magie. Car cette règle supérieure de la vie 
que les vrais sages cherchaient dans l'idée et le cuKe philo- 
sophique de Dieu, le peuple la cherchait dans les pratiques 
et les observances reUgieuses. Sénèque , Ovide , Horace 
peuvent bien se moquer de ces hommes qui hurlent par 
les rues en se traînant sur les genoux et en se confessant 
publiquement de leurs péchés. Juvénal peut bien mépriser 
les esprits faibles , qui demandent grâce aux prêtres des 
dieux pour n'avoir point gardé la chasteté certains jours de 
fête, ou tourner en ridicule les terreurs de l'autre vie et 
les superstitions des coupables, qui tremblent au bruit de la 
foudre , comme à la voix d'un juge irrité. Le bon et pieux 
Plutarque lui-même, préférant l'athéisme à la superstition, 
peut bien s'élever contre l'impiété des pauvres gens qui, affu- 
blés d'un sac ou les reins ceints de quelques mauvais haillons en 
lambeaux, se vautrent dans la fange ou se jettent la face contre 
terre, font d'étranges et d'extravagantes contorsions, se frap- 
pent sottement la poitrine, se mortifient et se déchirent le 
corps, se proclament haïs et maudits de Dieu pour avoir 
mangé ceci ou cela, ou pour avoir été quelque part où Dieu 
leur défendait d'aller, et qui enfin, prolongeant leur supplice 
et leur folie au delà de la mort, n'imaginent que rivières de 
feu, que ténèbres remplies d'esprits en peine, que juges, 
que bourreaux, qu'abîmes de géhennes et de tourments. 



280 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Je n'en crois pas moins que ces insensés se faisaient une 
idée plus juste que beaucoup de sages de la religion, en y 
cherchant une règle pour leur conduite, une correction pour 
leurs fautes ou leurs faiblesses, un refuge pour leurs maux. 
Je n'aime pas plus les extravagances de la superstition que 
Plutarque; mais loin de m'écrier avec lui que les barbares 
avaient perdu la Grèce, je constate simplement que l'esprit 
religieux, qui ne trouvait plus où se prendre et se satisfaire 
dans les cultes décriés de la Grèce et de Rome , allait cher- 
cher une satisfaction et se retrempait dans les cultes asia- 
tiques. Il tombait, je le sais bien, d'un abîme dans un autre; 
il hvrait les âmes en proie aux insensés ou aux imposteurs. 
Mais enfin on retrouvait quelque ombre de l'adoration dans 
ces sentiments d'étonnement et de terreur qu'inspiraient les 
prêtres de Cybèle, d'Isis, d'Atis ou deMithra. On prenait leurs 
jeûnes, leurs mortifications et leurs cruautés sur eux-mêmes 
pour des signes d'une perfection surhumaine : est -il donc 
étrange qu'on crût recevoir par leur bouche les ordres deDieu? 
C'est une grave erreur de croire que les cultes asia- 
tiques , qui se répandirent dans tout l'empire romain , ne 
fussent que des scènes de désordre et de débauche, que des 
orgies qui flattaient les sens et la corruption. C'est au con- 
traire par ce qu'ils avaient de fantastique et de terrible, qu'ils 
séduisaient les esprits en les étonnant. Qu'on en juge par 
celte étrange scène, que décrit Apulée. Ce sont des prêtres 
de la déesse de Syrie, qui vont mendiant par les bourgades 
et recevant tout ce que la piélé publique veut bien leur don- 
ner, du vin, du lait, du blé, de la fleur de farine, ou quel- 
que menue monnaie. «Les bras retroussés jusqu'à l'épaule, 
dit Apulée, levant dans leurs mains des épées et des ha- 
chettes, ils s'élancent comme remplis des fureurs de Bacchus. 
Ils poussent des cris discordants, ils agitent leurs têtes de 
mouvements rapides, ils se déchirent par instant les bras de 



UNIVERSALITÉ DU BESOIN RELIGIEUX. 281 

leurs morsures, ils bondissent dans une démence fanatique, 
ils se frappent enfin les membres d'un fer à double tran- 
chant. Cependant l'un d'eux emporté d'un délire plus désor- 
donné que les autres, et tirant de fréquents soupirs du fond 
de sa poitrine, s'accuse d'indiscrétion sacrilège. 11 saisit un 
fouet, que portent ordinairement ces hommes efféminés, 
fouet composé de fines lanières terminées par de nombreux 
osselets de brebis; il s'en flagelle et s'en châtie à coups re- 
doublés, fortifié par une incroyable force de volonté contre 
le sentiment de la douleur.» C'était là sans doute des excès 
aussi ridicules que sauvages : mais la foule croyait y recon- 
naître une marque de sainteté, dans cette pensée juste d'ail- 
leurs que le sacrifice est le fond de toute vertu et de toute 
rehgion. Aussi s'empressait-elle, autant par instinct religieux 
que par attrait de la nouveauté, aux mystères d'Isis qui 
avaient leurs pratiques gênantes et pénibles, ou à ceux de 
Mithra, qui avaient leur baptême d'eau et de feu, leurs con- 
fessions, leurs pénitences et leurs purifications.* 

Il ressort de tout l'ensemble des idées et des faits que 
nous venons d'exposer une conclusion considérable et pleine 
de lumière pour l'histoire. C'est que l'Occident en était 
venu à ce point où l'humanité, divorçant avec les antiques 
croyances, s'agite et fait effort pour se mettre en possession 
de la foi nouvelle qui lui est nécessaire. Les esprits fermes 
et cultivés la cherchent et la trouvent dans la philosopliie; 
et encore ne sont-ils pas sans éprouver une sourde inquié- 
tude et des défaillances, inconnues aux âges précédents. Les 
esprits médiocres s'attachent ou à des curiosités religieuses, 

* Quint. , Dccl. IV, X. — Sén., Rh., p. 660. — Tac, Ann., II, 27, 28, 
32,49, 85; IV, 22; XII, 52, 59, 65; XV, 8; XVI, U, 30. - Hist. , I, 22; 
II, 62.— Suét. , Tib. , ch. 37, 63. — Lucien, le Menteur; Vie d'Alexandre. — 
Lucain, III, 115. — Stace, Th. III, 551, 559. — Ov., Pont., I, El. 1, v. ôl.- 
Plut., Superst. , cb. 3, 5, 7, 8, 10, 13. — Sén., Vie heur., 27. — PI-, Hist. nat., 
n,ch.5. — Juv., Sat. V, 511-615; XIII, 229-235. — Ap. Met., VIII, p. 164. 



282 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO- ROMAIN. 

qui les amusent et les enchantent, ou bien à des rites extra- 
ordinaires qui séduisent à la fois et captivent leur imagination 
errante, ou bien aux pratiques d'un ascétisme mesquin et 
superstitieux, qui leur tient lieu de foi et de règle, ou bien 
enfin à ces chimères de l'astrologie ou de la magie, présomp- 
tueuses infirmités de l'esprit humain, qui veut percer l'avenir 
par la contemplation des astres ou le conduire à son gré 
par un commerce familier et surnaturel avec les Génies. 
Quant au peuple, incrédule au passé, mais crédule à tout ce 
qui est nouveau, rebelle à des jougs surannés, mais avide 
d'adoration et de discipline, il se jette sur toutes les super- 
stitions qu'on lui montre, surtout si l'autorité les suspecte, 
en attendant qu'il rencontre une révélation capable de satis- 
faire son instinct religieux et de l'élever à la hauteur des 
idées nouvelles qui satisfont les philosophes. Car il n'a pas 
moins besoin de raison que de foi, et la plus grande folie 
des sages est d'espérer que le peuple demeurera dans les 
vieilles croyances qu'ils ont eux-mêmes abandonnées et 
qu'ils persifflent tous les jours. C'est l'honneur de l'espèce 
humaine, que la foule ignorante dédaigne les erreurs qui 
ont été une fois démasquées par les esprits éclairés , et 
qu'elle ne puisse donner son cœur et sa vie qu'à la vérité 
réelle ou apparente. Soit donc que l'on s'attache à considérer 
l'histoire des idées ou le spectacle de la vie humaine, soit 
que l'on interroge les méditations des philosophes ou les 
tendances accusées par les égarements des gens du monde 
et par ceux de l'instinct populaire ; l'Occident, au commen- 
cement de notre ère, présente partout le même phénomène 
moral : absence de croyances stables et précises , mépris et 
ennui de ce qui est, inquiétude vague vers l'inconnu, aspi- 
rations ardentes et désordonnées à un monde meilleur; puis 
au-dessus de toutes ces agitations stériles en apparence, 
parce que leur objet est mal défini, deux grandes conceptions, 



PROSÉLYTISME JUIF. 283 

encore obscures pour le peuple, mais plus ou moins claires 
pour tous les penseurs, le dogme de l'unité de Dieu et la 
théorie du Logos ou du Verbe, ou si l'on aime mieux, la 
double idée d'un premier principe unique et de la Providence 
universelle , lumière des esprits et attente des cœurs. 

Orient. — Par un étrange pressentiment, Rome et la 
Grèce s'habituaient à regarder du côté de l'Orient, comme 
si c'était de là que devait sortir la lumière qu'elles attendaient. 
Quelques hommes se laissaient séduire aux cultes orgiastiques 
et monstrueux de la Syrie et de la Phrygie. L'Egypte était 
pour d'autres la terre des miracles et des dieux. Beaucoup 
allaient aux devins de la Chaldée, ou s'initiaient aux mystères 
de Mithra, excroissance idolâtrique de la religion tout icono- 
claste de Zoroastre. Un petit nombre enfin embrassait en 
secret la foi méprisée et haïe des Juifs. C'est donc l'Orient 
qu'il faudrait connaître pour comprendre tout entier le 
grand mouvement religieux qui changea le monde et la 
civilisation. 

Mais rien de plus obscur pour nous que l'Orient. Le traité 
de Plutarque sur Isis et sur Osiris, quoique plein des rensei- 
gnements les plus curieux, est insuffisant, h^énée, TertuUien, 
Épiphane et surtout Clément d'Alexandrie fournissent les 
plus riches documents ; mais quelle confusion et quelle 
obscurité! Tous les courants d'idées, partis des traditions 
les plus diverses, s'y croisent et s'y mêlent sous le nom 
commun de Gnosticisme, et je ne connais pas d'entreprise 
plus hasardeuse que de porter la lumière de la critique dans 
ce chaos d'éléments ainsi confondus. Il y a un autre incon- 
vénient, un autre danger, le plus grave de tous, c'est de 
prendre pour des mouvements issus du christianisme tous 
ces mouvements spirituels, qui lui sont antérieurs, mais qui 
sont venus se mêler avec lui. Or, les pères de l'Eglise, 
préoccupés avant tout et avec raison des altérations que les 



284 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Orientaux apportaient à la doctrine du maître, n'ont vu que 
des hérésies, nées souvent des causes les plus frivoles, là 
où la critique doit voir avec Bossuet « des sectes purement 
païennes dans leur fond*, qui ne se sont rangées avec appa- 
rence au nombre des chrétiens que pour se parer du grand 
nom de Christ » l Heureusement nous rencontrons au milieu 
de ces ténèbres un peuple, les Juifs, dont l'histoire nous est 
assez connue pour nous guider dans l'histoire des autres 
peuples, malgré les différences et les haines qui l'en sépa- 
raient; et un écrivain, Philon d'Alexandrie, qui touchant à 
la philosophie grecque par son éducation, au christianisme 
par sa foi judaïque, à l'Orient par certaines traditions et par 
son mysticisme, jette quelque lumière sur le travail com- 
plexe de l'esprit religieux en Egypte et dans l'Asie gréco- 
romaine. Nul ne dissipera jamais la confusion et l'obscurité 
de l'histoire spirituelle de l'Orient, que s'il ose comprendre 
l'histoire des Juifs , et braver les ennuis d'une lecture atten- 
tive et d'une étude de Philon. 

Nous n'avons ni à toucher aux obcurs écrits de la Kabbale, 
postérieurs du reste par leur rédaction à l'époque qui nous 
occupe, ni à sonder les antiquités judaïques. Les faits les 
plus connus et qui sont avoués de tout le monde nous 
suffisent. Le Mosaïsme, quoique réduit à deux tribus, avait 
enfin cette force d'organisation qu'il avait si longtemps 
cherchée. Fermement assis après sa restauration par Esdras, 
inaccessible désormais aux influences polythéistes de ses 

1. Ou plutôt non -chrétiennes. Car ce mot de paganisme, insignifiant par lui- 
même , emporte avec lui une idée fausse : c'est que tous ceux qu'on appelle 
païens soient polythéistes et idolâtres. De la sorte , les Perses qui n'avaient point 
d'idoles, se trouvent confondus avec les Grecs ou les Egyptiens. 

2. Histoire des Variations, livre XV. 11 faut retrancher de ce jugement le 
calcul que Bossuet prête aux sectaires. C'est moins par calcul que par entraîne- 
ment qu'ils agirent , emportés dans le mouvement plus populaire et plus profond 
du christianisme. 



PROSÉLYTISME JUIF. 285 

voisins, n'ayant plus à craindre le penchant de la race sainte 
vers les divinités étrangères, débarrassé tant des divisions 
du peuple et du sacerdoce, que des querelles des prophètes 
et des rois, il semblait grandir et prospérer dans la paix. On 
n'entendait plus retentir la puissante voix des saints agita- 
teurs tels que Élie, Isaïe et Jérémie, mais la prédication s'é- 
tablissait aussitôt sur tous les points du globe où il y avait 
quelques Juifs réunis; et si littérale, si étroite qu'on la sup- 
pose, elle avait par sa perpétuité seule une influence, que 
n'avaient jamais eue les prophètes, pour faire l'éducation du 
peuple et pour imprimer à la nation et à la foi un indes- 
tructible caractère. Jamais le Mosaïsme n'avait donc été si 
fortement constitué; et cependant, précisément parce qu'il 
se développait, il commençait à être entamé de toutes parts, 
dans sa nationalité jalouse et dans son dogme, au dedans et 
au dehors. S'il l'était même en Judée et jusqu'au sein de 
Jérusalem , où s'élevait son temple unique, tant par la mul- 
tiphcité des sectes , que par la prépondérance illégale du 
rabbin sur le prêtre, de la synagogue sur le temple; il 
devait l'être bien davantage à Antioche, à Alexandrie, dans 
les îles de la Méditerranée, et comme disaient les anciens, 
sur tous les points de la terre habitable, par la propagation 
même dont se glorifiaient ses docteurs*. Toute extension, soit 
interne, soit externe, était une atteinte au Mosaïsme. Or, pour 
commencer par le côté matériel de la question, il y avait un 
accroissement remarquable de fidèles. Sur de posséder la 



1. L'Évangile, selon Matthieu, confirme le dire de Philon : « Malheur à vous 
scrihes et pharisiens hypocrites ! Vous courez la terre et la mer pour faire un seul 

prosélyte (XXIII, v. 15.) Bossuet (dans ses Méditations sur l'Évangile, 58"'''' 

journée) a développé ce verset de Saint-Matthieu et d'autres du même chapitre 
avec une singulière vivacité. On sent qu'il s'adresse à des pharisiens qui étaient 
là et sons ses yeux. Mais ses développements, ne se rappoitant pas au Imt de 
mon travail, je me contente de les signaler. 



286 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

loi de Dieu, le peuple d'Israël ne la gardait plus avec un soin 
jaloux pour lui seul : il s'efforçait de la répandre au dehors 
et de faire entrer les Gentils dans l'héritage de ses pères. 
Le Mosaïsme, d'après les ordres mêmes de son fondateur, 
avait toujours admis l'étranger qui demandait à participer à 
ses mystères; mais depuis que les événements politiques 
l'avaient mis en relation avec les principaux peuples de 
l'Orient et de l'Occident, il faisait plus : au lieu d'attendre et 
d'accepter les prosélytes, il courait au devant d'eux. C'est 
principalement parmi les Pharisiens que se faisait remarquer 
cette ardeur de propagande : ils cherchaient partout avec un 
zèle infatigable de nouveaux adorateurs au Dieu d'Abraham 
et de Jacob; et Philon n'était sans doute pas le seul à se 
réjouir avec orgueil de voir les dons abonder à Jérusalem 
de toutes les parties de la terre. Mais le Mosaïsme était-il 
fait pour cette extension, et toutes ces conquêtes n'étaient- 
elles par pour lui autant de dangers et de désastres? Pour 
mieux affermir l'unité nationale, il n'avait qu'un seul temple, 
celui de Jérusalem. N'était-ce pas là une gêne insupportable, 
surtout pour les nouveaux convertis qui voulaient, eux aussi, 
avoir le bonheur d'approcher du saint des saints? Les of- 
frandes, tribut annuel qu'ils payaient à une ville étrangère, 
ne devaient-elles pas peser à leur foi? S'ils pouvaient être 
admis au nombre des Juifs, étaient-ils au même rang et sur 
le même pied que les descendants de la race élue? N'y 
avait-il pas ce qu'on appelait les Juifs de la porle, inégaux 
aux Juifs par le sang et par la naissance? Ajoutez à cela les 
mille prescriptions minutieuses de la loi, la circoncision, les 
jeûnes, les ablutions, la défense arbitraire de manger la 
chair de certains animaux, que sais-je? tout cet attirail 
de mesures sacerdotales , excellentes pour tenir les Juifs 
séparés des autres peuples, mais gênantes et oppressives 
pour des hommes qui n'étaient point nés dans le Judaïsme , 



PROSÉLYTISME JUIF. 287 

et qui avaient des idées et des mœurs étrangères à ce 
formalisme local et national. Je veux bien le croire avec 
Philon, c'est la gloire du Judaïsme d'alors, <i que des croyants 
innombrables sortis d'innombrables cités, venant par terre 
et par mer, de l'Orient et de l'Occident, du Nord et du Midi, 
aient afflué aux grandes fêtes religieuses dans le temple de 
Jérusalem, comme dans le temple universel»; mais je crois 
aussi que ce progrès au-debors était funeste au principe 
tout national du Mosaïsme. Car les nouveaux convertis ne 
renonçaient pas à leur patrie et à ses usages, et s'ils avaient 
comme une patrie nouvelle par la foi qu'ils avaient embras- 
sée, ce n'était point la Judée même, mais la synagogue dont 
ils faisaient partie. C'est ici que l'on peut voir le danger de 
la prépondérance toujours croissante de l'autorité des rabbins 
sur celle du prêtre. A Jérusalem et dans ses environs, il 
pouvait être indifférent que l'influence des interprètes de la 
loi l'emportât sur celles des lévites ou des sacrificateurs : le 
sacerdoceyconservaitpar saprésencemême un prestige sacré. 
Mais ce prestige diminuait déjà pour ceux des Juifs qui étaient 
habitués à vivre à l'étranger. Que pouvait-il être pour les Gen- 
tils qui connaissaient à peine le temple, et qui ne lui devaient 
rien, tandis qu'ils devaient tout à la synagogue? Leur vrai 
temple, quoi que l'on fît, était la maison de l'assemblée, d'où ils 
tenaient leur instruction et leur foi. Cela ne réagissait-il pas 
sur les croyances mêmes? Je n'ai pas à chercher si les es- 
pérances messianiques sont ou non en germe dans le Penta- 
teuque : il est certain qu'elles étaient déjà une partie de la 
foi juive plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Or, pour le 
descendant de Juda, elles étaient la perspective du règne 
et de la domination effective et toute matérielle d'Israël sur 
les autres peuples. Ne pouvaient-elles pas facilement prendre 
un autre sens pour ceux qui n'avaient pas et qui ne pou- 
vaient pas avoir le patriotisme juif? Ce qui prouve avec la 



288 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN, 

dernière évidence, que mes opinions ne sont pas ici de 
simples inductions plus ou moins rigoureuses, c'est que le 
Christianisme , dans les premiers temps , se recruta surtout 
parmi les Juifs hellénistes, et parmi les Romains et les Grecs 
judaïsants. Un schisme' était donc inévitahle, et ce schisme 
devait s'appeler affranchissement, délivrance. Délivrance en 
effet dans tous les sens : la foi nouvelle n'affranchissait pas 
seulement du joug du péché; elle affranchissait encore du 
joug étroit et insupportable de la loi , en même temps qu'elle 
faisait cesser les prérogatives sacerdotales et la suprématie 
rehgieuse des Juifs sur les nations. Le sage seul est libre , 
noble, roi, prêtre, disait Philon d'après les Stoïciens, sans 
mesurer toute la portée de ces paradoxes. Les chrétiens 
sont tous égaux, tous rois, tous prêtres, disait à son tour 
Saint-Pierre, proclamant la grande nouveauté qui avait crû 
peu à peu dans le sein du Judaïsme, l'avénement de l'égalité 
de tous les peuples et de tous les hommes devant Dieu.* 

Le dogme lui-même était en progrès et s'étendait: soit 
qu'il eût subi des modifications et des influences étrangères, 
soit que certains germes presque imperceptibles qu'il rece- 
lait s'y fussent naturellement et spontanément développés, il 
est certain qu'il s'écartait de plus en plus de sa simphcilé 
primitive ; et sauf les Sadducéens , qui ne reconnaissaient 
d'autre règle que la lettre du Pentateuque, il n'y avait plus, 
je ne dis pas un sectaire, mais un docteur, qui ne fût plus 
ou moins infidèle à l'esprit tout national et tout sensible* du 
Mosaïsme. Depuis la captivité, les récompenses et les peines 
d'une autre vie s'étaient placées à côté des promesses et des 



1. Je prends ce mot dans sa signification première de séparation ; rien ne 
serait plus contraire à ma pensée que d'y attaclier un sens odieuic quelconque. 

* riiilon , De la monarchie ; De la noblesse ; Ambas. à Call^. 

2. Les Pères disent : sensuel et clianiel. 



I 



DOGME , VERBE , ETC. , 289 

menaces toutes temporelles du législateur', et si le dogme 
de l'unité de Dieu n'avait point fléchi, il s'était modifié par 
la théorie du Verbe, sous l'incontestable influence de la reli- 
gion des Mages. Je laisse de côté cette conception toute per- 
sane des bons et des mauvais anges, qui se disputent 
l'empire du monde et la vie de l'homme. Quelque abus que 
les traditions rabbiniques fassent des êtres divins , ce n'est 
là qu'un de ces accessoires qui s'ajoutent à la doctrine et qui 
la surchargent , mais qui n'en forment point le fond et l'es- 
sence. Le grand fait spirituel du Judaïsme, c'est la place de 
plus en plus grande , que la résurrection et le Verbe se font 
dans les croyances populaires et dans le dogme. Qu'on y 
voie un commencement de l'influence grecque sur la pen- 
sée juive, qu'on ne veuille y retrouver que la trace du 
Masdéisme , ou qu'on suppose même que ce soit un simple 

1. L'immortalité de l'âme est ?i peu marquée dans les livres de Moïse que 
VVarburton a écrit un ouvrage tout entier sur ce fondement pour prouver que , 
puisqu'aucune législation ne peut exister sans la croyance à l'immortalité, la légis- 
lation de Moïse, qui en est dépourvue , a dû se soutenir d'une manière surnaturelle 
et divine. Bossuet reconnaît lui-même les deux faits sur lesquels je raisonne : 1" que 
l'immortalité tient peu ou point de place dans le Mosaïsme; S" que cette croyance 
se répandit après la captivité. « iXous avons vu, dit-il, l'àme au commencement 
faite par la puissance de Dieu aussi bien que les autres créatures, mais avec ce 
caractère particulier qu'elle était faite à son image et par son souffle, afin qu'elle 
entendit à qui elle tient par son fond, et qu'elle ne se crût jamais de même na- 
ture que les corps, ni formée par leur concours. Mais les suites de cette doctrine 
et les merveilles de la vie future ne furent pas alors universellement développées.. 
Encore que les Juifs eussent dans leurs écritures quelques promesses des félicités 
éternelles, et que vers les temps du Messie, où elles devaient être déclarées, ils 
en parlassent beaucoup davantage, comme il parait par les livres de la Sagesse 
et des Macchabées; toutefois cette vérité faisait si peu un dogme universel de l'an- 
cien peuple que les Sadducéens, sans la reconnaître, non-seulement étaient admis 
dans la synagogue , mais encore élevés au sacerdoce.» (II"^ partie, chap. VI.) 
Oui, mais c'était déjà, sinon un dogme, au moins une croyance populaire. « Les 
récompenses et les châtiments d'une vie future, qu'ils (les pharisiens) soutenaient 
avL-c zèle , leur attiraient beaucoup d'honneurs, (il"'*' partie , chap. V. Disc, sur 
l'hist. univ.) 

il. 19 



290 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

développement spontané de la foi du Pentateuque, ce n'en 
est pas moins un fait considérable et qui avait les plus graves 
conséquences. Il fallait retrouver de force ou de gré les nou- 
velles croyances dans Moïse, où il est constant qu'elles sont 
au moins fort obscures et enveloppées. Or, je ne doute pas 
que ces Pharisiens, dont on a coutume de trop médire, 
n'aient eu la plus grande part à ce travail d'interprétation , 
la seule manifestation de l'esprit philosophique que comportât 
l'état intellectuel de la Judée. Le texte de la Loi fléchissait; il 
perdait sa raideur étroite , et tout en conservant ses préjugés 
héréditaires contre les gentils , le Judaïsme se rapprochait 
d'eux sans le savoir et par une pente insensible. 

J'admets, pour couper court à toute diflîculté historique, 
que le mouvement n'ait pas été au delà dans le sein même 
de Jérusalem. Mais quoi qu'on fasse , tout le Judaïsme n'est 
pas renfermé dans cette ville. Sans sortir de la Judée , sur 
les bords mêmes du Jourdain , vivait la secte communiste 
des Esséniens , et l'on rencontrait sans doute parmi eux , en 
Palestine comme en Egypte , de ces ascètes et de ces con- 
templatifs, que Philon appelle Thérapeutes'. Or, la morale 
des uns et le mysticisme des autres achèvent le tableau des 
idées qui fermentaient dans les pays , berceau du christia- 
nisme. Je me contente de traduire sans réflexion ce que 
Philon nous dit des Esséniens. « Les Esséniens , au nombre 
de quatre mille environ, sont ainsi appelés pour leur extrême 
piété, servant Dieu sans lui immoler de victimes, mais en 
lui offrant la pureté de leurs cœurs. Ils habitent dans les 
bourgs et dans les villages, et fuient les villes pour éviter la 
contagion des vices qui y sont familiers. Ils vivent en partie 
d'agriculture, en partie de métiers utiles à la paix, bien- 
faisants envers les leurs et le prochain , sans posséder d'ar- 
gent ni de vastes fonds de terre, et se contentant de satisfaire 

i. Mal à-propos coiifondus avec les moines chrétiens par quelques auteurs. 



ESSÉNIENS. 291 

aux nécessités de chaque jour — L'abstinence et la fru- 
galité, voilà leur grande richesse. Vous ne trouveriez per- 
sonne parmi eux, qui fabrique des lances, des javelots, des 
épées, des casques, des cuirasses, ni quoi que ce soit qui 
serve à la guerre. On n'y connaît pas même en songe les 
marchands, les boutiquiers, les marins, ni aucun de ces 
métiers dont on fait si facilement abus pendant la paix et qui 
nourrissent la convoitise. Ils n'ont point d'esclaves ; ils sont 
tous libres et se servent les uns les autres. Car ils con- 
damnent le pouvoir du maître comme injuste , impie et 
contraire à la nature, qui nous a tous créés égaux et frères. 
Mais renversant et rompant cette fraternité naturelle, la 
cupidité a introduit la haine à la place de l'amour .... 
Négligeant la logique et la physique, les Esséniens ne s'at- 
tachent qu'à la morale , et les trois règles qui les dirigent 
sont l'amour de Dieu, celui de la vertu et celui des hommes. 
Leur piété se déclare par leur chasteté, par leur horreur du 
serment et du mensonge, et enfin par leur confiance en Dieu, 
à qui ils rapportent tout le bien , sans lui rapporter aucun 
mal. Leur amour de la vertu consiste à mépriser la richesse, 
les honneurs et les plaisirs , à mener une vie simple , uni- 
forme, modeste, frugale et laborieuse. Ce qui montre leur 
charité, c'est leur bienveillance, leur merveilleuse égahté, 
et la loi de tout mettre en commun. L'étranger de bonne 
volonté n'est pas exclu de leur communion. Si la maladie 
empêche l'un d'entre eux de gagner sa vie, il trouve des 
secours toujours prêts dans les biens de la communauté. 
Quant aux vieillards, les jeunes gens les traitent avec une 
vénération et une piété toutes filiales .... Les persécuteurs 
n'ont pu, ni par ruse, ni par violence , détourner un seul 
Essénien de ses voies : ils ont été vaincus et étonnés de leur 
courage et de leur sainteté. » Josèphe rapporte les mêmes 
détails que Philon, moins les persécutions que les Esséniens 



292 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

eurent à subir. Cette vie d'ascétisme devait avoir ses Parfaits 
et ses Purs dans les Thérapeutes qui se retiraient dans les 
solitudes par petites compagnies , mais chacun habitant dans 
son ermitage. On voyait parmi eux des femmes âgées et 
vierges , non point qu'elles eussent gardé une chasteté 
forcée, comme quelques prêtresses de la Grèce, nous dit 
Philon; elles s'étaient vouées à la virginité par amour de la 
sagesse, sans autre désir que celui de ces fruits immortels, 
que les âmes chères à Dieu enfantent toutes seules et d'elles- 
mêmes. La vie des Thérapeutes n'était qu'une longue suite 
déjeunes, de prières et de méditations solitaires: vivant 
seuls, quoique les uns près des autres, ils ne se rassem- 
blaient que tous les sept jours dans une cellule commune , 
prenaient ensemble un frugal repas, chantaient des cantiques 
et assistaient à des explications de l'Écriture. Philon nous 
indique le sens de ces instructions: les Thérapeutes croyaient 
que toute la loi n'est qu'allégorie et figure. Un dernier 
caractère, qui n'appartient pas sans doute à l'institution pri- 
mitive des Esséniens , mais qui devint peu à peu commun à 
tous, aussi bien à ceux qui se livraient à la vie active qu'à 
ceux qui s'adonnaient h la contemplation , c'est la pratique 
du célibat, si contraire aux habitudes juives. Nous voyons 
par Josèphe et par Pline que, de leur temps, la société essé- 
nienne ne se renouvelait plus par le mariage et la généra- 
tion : tant le repentir et le dégoût de la vie, nous dit Pline 
étaient féconds à remplacer sans cesse dans cette corporation 
les membres qui périssaient, par des membres nouveaux! * 
Toutes les tendances des sectes juives se résument dans 
Philon, où non-seulement elles sont plus nettement accusées, 
mais où elles sont encore expliquées par les idées de toute 

* Philon, Tout homme de bien, etc.; Vie contempl. — Josèphe. Ant. héb. , 
liv XVIII, chap. 2; G. des juifs , II, 7. — Phn., Hist. nat., VI, 15. — Porph., 
Abst.,!. IV, gg. Il, 12, 13, 14. 



piiiLON. 293 

nature et de toute provenance, qui vont se débattre avec 
tant de bruit autour du cbristianisme naissant , et qui agi- 
taient sourdement et obscurément l'esprit des sectaires. 
Philon, quoiqu'on ait voulu l'égaler au divin Platon, est un 
médiocre philosophe ; sa pensée à la fois servile et hardie , 
son mysticisme ambitieux et suivant terre à terre la tradi- 
tion, les raffinements, l'enflure et la puérilité de son style 
vous étonnent et vous rebutent. Mais Philon est sur les limites 
du Judaïsme et de la foi chrétienne; il est croyant et philo- 
sophe; il tient profondément à la religion de ses pères, et il 
mêle tant bien que mal dans son esprit Moïse, Platon, Zenon 
et je ne sais quelles traditions orientales, la plupart mas- 
déennes, mais dont quelques-unes auraient bien pu venir 
de l'Inde sur les vaisseaux d'Alexandrie : toutes les idées , 
toutes les aspirations morales et religieuses de son temps, 
la Grèce et l'Orient, la Judée et la Perse, le passé et l'avenir 
viennent pêle-mêle se réfléchir dans ses écrits; et c'est ce qui 
en fait un des monuments les plus bizarres de l'esprit humain, 
mais aussi l'un des plus propres à éclairer l'historien sur la 
partie purement naturelle des origines du christianisme et 
sur les origines de toutes ces sectes gnostiques qui l'ont si 
longtemps déchiré. Il importe donc d'exposer l'exégèse phi- 
Ionienne , l'esprit mystique qui anime tant d'interprétations 
arbitraires et forcées, les idées enfin solides ou fantastiques, 
par lesquelles le juif d'Alexandrie touche à la fois à Jésus- 
Christ et aux hérésiarques orientaux des trois premiers 
siècles. 

Nous ne prétendons pas toutefois raconter longuement ou 
même résumer les procédés et les résultats de l'exégèse de 
Philon: qu'il nous suffise de dire que les deux principes aux- 
quels il ramène sans cesse les textes de la Bible ^ sont la 
théorie du Verbe et l'opposition de l'intelligible et du vi- 
sible, de l'esprit et de la chair, l'esprit étant fils du Verbe, 



294 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

tandis que la chair est fille de la matière ou du néant. Que 
nous importe que Pliilon, ne comprenant pas la polygamie 
dans un si saint homme qu'Abraham, voie dans Agar la 
science encyclopédique, et dans Sara, l'extase supérieure à 
la science; qu'un cadet, préféré à son aîné, comme Jacob à 
Esaù, devienne pour lui la raison, qui naît après les sens, 
mais qui doit les primer ; que l'ivresse toute physique de 
Noé se transforme en ivresse intellectuelle , et les filles 
de Loth dans ces sophismes des sens et de l'imagination , 
qui corrompent une raison mal assurée et trop facile aux 
attraits des objets sensibles ? Ces subtils enfantillages et 
tant d'autres de même sorte n'appartiennent point à l'his- 
toire sérieuse de l'esprit humain. Ce que nous devons 
pénétrer et ce qu'il importe de savoir, se sont les causes 
et les tendances de cette étrange interprétation. Il fallait 
prouver que le peuple juif, loin d'être un peuple mépri- 
sable, est le peuple élu et que, par suite de son élection, 
toute la sagesse des autres peuples était en lui, mais plus 
complète et plus pure. Il est probable que le 3Iosaïsme se 
transformait déjà de lui-même et se spirituahsait avant de 
se rencontrer avec la philosophie grecque. Mais il est cons- 
tant qu'à l'époque de Philon et sans doute avant lui, les 
Juifs, craignant les objections et les railleries des Grecs con- 
tre les livres saints, sentaient de plus en plus la nécessité de 
ne plus prendre leurs traditions à la lettre et de leur cher- 
cher un sens profond et mystérieux. Nous pourrions citer 
dans Philon plus d'un exemple de cette préoccupation. Mais 
ce qui faisait un devoir impérieux aux rabbins et aux doc- 
teurs d'exphquer les antiques monuments de leur histoire 
nationale et religieuse, c'est que les railleries des Grecs 
étaient répétées par certains juifs qu'elles séduisaient. Philon 
nous parle à plusieurs reprises de ces gens «qui, mécon- 
tents de la constitution religieuse de leur patrie, imaginent 



EXÉGÈSE DE PHILON. 295 

sans cesse contre les lois sacrées de nouveaux blâmes et tle 
nouvelles accusations, et qui soutiennent leur impiété en 
disant : Qiioi ! faites-vous encore grande estime de vos lois, 
comme si elles contenaient la règle de toute vérité? Voyez 
pourtant : vos livres sacrés ne renferment-ils pas aussi des 
lictions et des fables, qui vous feraient rire de pitié, si vous 
les entendiez débiter par des étrangers?» L'initiation à d'autres 
idées que l'ancienne foi et le besoin d'échapper ou de ré- 
pondre à des railleries sacrilèges, hâtèrent et développèrent 
filus profondément, chez les juifs,.la nécessité morale d'accor- 
der leurs croyances avec les lumières de leur temps et avec 
leur propre raison. Delà, chez Philon et chez d'autres doc- 
teurs auxquels il fait souvent allusion , la manie d'interpréter 
jusqu'au moindre mot de la Bible. Ils se garderaient bien de 
prendre les phrases ou les faits les plus simples dans leur 
sens propre et naturel : tout devient pour ces esprits, préve- 
nus de la crainte d'être trop charnels, symbole, similitude, 
allégorie, figure; ils trouvent un monde d'idées dans un 
atome. C'était détruire l'esprit du Mosaïsme; mais on ne l'en- 
tendait pas ainsi; on voulait qu'on acceptât à la fois le sens 
propre et le sens figuré, de telle sorte que le Mosaïsme sub- 
sistât encore comme institution, lorsqu'il ne subsistait plus 
comme foi qu'en apparence et par les dehors. Voici un cu- 
rieux passage de Philon, où se révèlent dans toute leur naiveté 
les contradictions et les embarras des sages du Judaïsme. 
«Il y a des personnes qui, pensant que les lois écrites sont 
la figure des choses invisibles et spirituelles, s'adonnent avec 
zèle à fintelligible et négligent les lois. Je ne puis les ap- 
prouver. Ils devraient avoir à cœur l'une et l'autre de ces 
choses, de manière à pénétrer à force d'étude ce qui est 
caché, tout en observant ponctuellement ce qui est mani- 
feste. Mais comme s'ils vivaient dans un désert ou comme 
s'ils étaient de purs esprits, ils ne craignent pas de renverser 



296 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

les lois qui enchaînent la multitude, en ne recherchant, en 
n'adorant que la vérité toute nue et en elle-même. Quoi! 
parce que les fêtes ne sont qu'une figure des joies de l'âme 
et de sa gratitude envers Dieu , faut-il rejeter les solennités 
du culte! Parce que la circoncision n'a d'autre objet que de 
nous enseigner symboliquement l'extirpation des désirs vo- 
luptueux et des opinions impies, faut-il passer par-dessus 
la loi de la circoncision et ne conserver que la circoncision 
du cœur'? On devra donc abolir les cérémonies sacrées et 
tout le reste, si l'on ne veut accepter que ce qui est signifié 
par les figures, à l'exclusion de celles-ci? Non, regardons les 
vérités intelligibles comme l'âme, et les figures sensibles 
comme le corps , et par conséquent respectons fidèlement 
es lois écrites, comme nous soignons le corps, parce qu'il 
est l'enveloppe et la demeure de fâme-.» Ainsi pensaient Phi- 

1. Très-bien ; mais bientôt saint Paul rejettera et fera rejeter la circoncision 
physique comme inutile, et n'admettra plus que la «circoncision du cœur. « 

2. « Malheur à l'homme qui ne voit dans la loi que de simples récits et des 
paroles ordinaires! Car, sien vérité elle ne renfermait que cela, nous pourrions 
même aujourd'hui composer une loi bien autrement digne d'admiration. Pour ne 
trouver que de simples paroles, nous n'aurions qu'à nous adresser aux législateurs 
de la terre, chez lesquels on rencontre souvent plus de grandeur. Il nous suffirait 
de les imiter et de faire une loi d'après leurs paroles et à leur exemple. Mais il 
n'en est pas ainsi : chaque mot de la loi renferme un sens élevé et un mystère 

sublime Les récits de la loi sont le vêtement de la loi. Malheur à celui 

qui prend ce vêtement pour la loi elle-même! C'est dans ce .sens que David a dit : 
Mon Dieu, ouvre- moi les yeux afin que je contemple les merveilles de ta loi. 
Il y a des insensés qui, en apercevant un homme couvert d'un beau vêtement, ne 
portent pas plus loin leurs regards et prennent ce vêtement pour le corps, tandis 
qu'il existe une autre chose encore plus précieuse, qui est l'âme. La loi aussi a 
son corps. Il y a des commandements qu'on pourrait appeler le corps de la loi. 
Les récits ordinaires qui s'y mêlent sont les vêtements dont ce corps est recou- 
vert. Les simples ne prennent garde qu'aux vêtements ou aux récits de la loi; les 
hommes plus instruits ne font pas attention au vêlement, mais au corps qu'il en- 
veloppe; enfin les sages, les serviteurs du Roi suprême, ceux qui habitent les 
hauteurs du Sinaï, ne sont occupés que de l'âme, qui est la base de tout le reste, 
qui est la loi elle-même , et dans les temps futurs ils seront préparés à contempler 
l'âme de celte âme qui respire dans la loi. » (Zohar, cité par M. Franck, la Kabbale.) 



EXÉGÈSE DE PHILON. 297 

Ion el tant de docteurs juifs qui, par un respect superstitieux 
de la Bible, la dénaturaient sans cesse dans leurs interpré- 
tations. Mais nous qui pouvons juger de leurs tendances par 
les effets, nous avons peine à concevoir leur illusion. Ils 
avaient beau dire dans leur aveugle et superbe dévotion: 
« Notre loi seule est ferme, immobile, inébranlable et comme 
scellée du sceau éternel de la nature; elle subsiste entière 
et sans changement depuis le jour où elle a été écrite jusqu'à 
nos jours ; elle subsistera immortelle et dans tous les siècles, 
tant que dureront le soleil , la lune, le ciel et l'univers, sans 
qu'un seul commandement passe et tombe en désuétude.» 
Ils en détruisaient eux-mêmes la vertu, puisqu'ils l'interpré- 
taient, et quelques années après la mort de Philon, St. Paul 
battra en brèche le Judaïsme avec cette maxime toute phi- 
Ionienne : la lettre tue et l'esprit vivifie. 

Ce que Jésus-Christ reprochait aux Pharisiens et ce qu'on 
n'a point cessé de reprocher au Judaïsme, c'est de trop don- 
ner aux pratiques et aux cérémonies , et trop peu à la vraie 
foi, qui est la foi du cœur. Je ne suis pas de ceux qui s'éton- 
nent et se scandalisent du formahsme rigide et minutieux 
des Pharisiens. Mais je tiens pour un signe certain du pro- 
grès religieux dans un peuple la revendication des droits du 
culte en esprit contre les abus du culte extérieur. Or, Phi- 
lon n'était sans doute pas le seul à réprouver cette rehgion 
toute matérielle et, comme il dit, ce culte superstitieux. 
«Les hommes charnels, s'écrie-t-il , ont grand soin d'effacer 
les souillures de leurs corps par des ablutions et des purifi- 
cations; mais les passions de fâme, qui souillent toute la 
vie, ils n'ont ni souci ni volonté de s'en purifier. Ds entrent 
dans le temple avec des vêtements scrupuleusement lavés et 
blanchis; mais ils ne craignent pas d'apporter dans le sanc- 
tuaire une âme toute salie de vices. S'ils remarquent une 
victime, dont le corps ne soit pas entier et parfait, ils la 



298 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

rejettent de l'enceinte purifiée par des aspersions ; mais eux, 
l'âme blessée des maladies les plus graves, ou plutôt mutilée 
et châtrée par la malice, ils osent se mêler aux cérémonies 
saintes, comme si l'œil de Dieu n'atteignait que les choses 
extérieures.» Philon s'indigne contre ces hommes qui font 
consister toute la piété à immoler de grasses victimes et 
qui, volant, niant un dépôt, fraudant leurs créanciers, ac- 
cordent aux autels une partie de leurs larcins, afin de jouir 
du reste en toute sécurité de conscience. «0 vous, dit-il, 
qui que vous soyez, sachez que ce n'est point par de pareils 
dons qu'on apaise le tribunal de Dieu. Dieu détourne sa face 
des coupables , quand ils lui immoleraient tous les jours de 
riches hécatombes ; il aime au contraire et voit d'un œil fa- 
vorable les innocents, lors même qu'ils ne lui feraient aucun 
sacrifice. La plus belle et la plus irréprochable offrande qu'on 
.puisse lui présenter, c'est une foi pure, c'est la vérité. Il 
aime les autels sur lesquels ne brûle aucun feu terrestre, 
mais qu'environne le chœur sacré des vertus. » Ce qui ca- 
ractérise l'exégèse et la foi de Philon , ou pour mieux dire 
des esprits avancés parmi les juifs de la Palestine ou de 
l'étranger, c'est un penchant décidé vers la spirituahté. Ils 
n'admettent pas plus au sens propre et httéral les textes de 
la Bible, que Plutarque, Maxime de Tyr, Dion Chrysostome, 
Aristide et les sages du paganisme les traditions de la mytho- 
logie. Ce qu'ils poursuivent partout, à propos ou hors de 
propos, par la raison et par l'absurde, c'est l'idée, c'est un 
certain fonds moral et religieux, où il me paraît difficile de 
méconnaître et le Platonisme , et certaines doctrines per- 
sanes, fort analogues à celles de Platon, et mises en mou- 
vement ou ranimées par la dialectique des Grecs.* 

* Phil. (éd. Pfeiffer), t. I, Créât., p. 9, 15, 47, 57, 105.— Ail. de la loi, I, 
p. 123, 143, 145, 146, 153; II, 197; III, 247, 273, 355, 363, 385. — T. II, 
Ciiérubiiis, p. 5, 15, 25, 51; Sacr. d'Abel, III. — T. III, Agrlcult., 47, 59, 61. 



VERBE. 299 

Si vous y regardez d'un peu près, vous verrez que le fond 
de la pensée de Philon est en religion le dogme de la Tri- 
nité, dans lequel domine le Logos platonicien ou le Verbe, 
et en morale le cosmopolitisme et la philanthropie des Stoï- 
ciens, le tout mêlé de mysticisme et de traditions judaïques. 

Dieu est toujours le Jéhovah de la Bible, mais un Jéhovah 
dépouillé de ses passions nationales : il est beaucoup plus 
Celui qui est, que le Dieu particulier d'Abraham, d'Isaac et 
de Jacob. D'ailleurs, si le monothéisme juif subsiste dans sa 
stricte et jalouse intégrité , il est loin de conserver sa sim- 
phcité primitive. Il y a en Dieu deux vertus, selon Philon, 
la bonté qui crée l'univers, et la puissance qui le meut et 
qui le gouverne; et ces deux vertus sont unies entre elles par 
un médiateur ou par le Verbe. La bonté créatrice, c'est le 
Père ; le médiateur , c'est le Fils ; et la force vivifiante qui 
anime le monde, c'est l'Esprit. Une seule chose mérite notre 
attention dans cette trinité, la théorie du Verbe, qui a déjà 
dans Philon une précision étonnante. Idée des Idées, étoile 
supra-céleste, astre intelligible plus ancien que le soleil, lu- 
mière éternelle et divine qui ne se couche jamais et qui ne 
passerait pas, quand les feux qui illuminent le ciel vien- 
draient à passer et à s'éteindre, le Verbe est l'image de Dieu 
et le caractère primordial de son essence; c'est le Fils et le 
premier, né de l'Eternel, et sa naissance précède les temps 
et les créatures : c'est le Premier après le Premier, et cela, 
sans intermédiaire entre le Père et le Fils; et sans ressembler 
à aucune créature, il est l'exemplaire éternel de la création. 
Philon ne fait jusc[u'ici que répéter le mot profond de Platon, 
que le Bien en soi est le Père de l'Être et de l'Essence, de la 
Vérité et du Logos. Que le Verbe se communique aux hommes 
d'une manière ineffable; qu'il soit le médiateur entre nous et 
le premier Etre; qu'il réside dans nos cœurs comme conseiller 
ou roi , comme témoin ou comme juge ; qu'il devienne la 



300 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

nourriture intelligible dont les âmes se nourrissent; rien de 
mieux , et les Grecs auraient pu reconnaître dans tout cela 
la pensée et presque le langage de leurs philosophes. Mais 
voici quelque chose qui les aurait sans doute étonnés, et 
qui dépasse les sévères spéculations de la raison. Ce Verbe 
est un ange ou un envoyé*, l'archange par excellence et aux 
mille noms divers; c'est le Pontife, exempt de tout péché 
volontaire ou involontaire; c'est Israël le Voyant; ce n'est 
plus seulement l'objet et la fin suprême des efforts et de 
l'imitation de la vertu, c'est le type de l'humanité ou l'Homme 
même; un peu plus, et Philon l'appellerait du nom qu'il va 
bientôt porter, l'Homme -Dieu. «Le nom du Verbe, dit 
Philon, est l'Homme, et cet homme éternel habite en chacun 

de nous Il est dit, écrit-il ailleurs : Voici un homme qui 

a nom Orient : appellation étrange, si vous l'entendez d'un 
homme composé d'une âme et d'un corps; mais entendez-le 
de l'image incorporelle et intelligible de Dieu , et vous 
avouerez que c'est son vrai nom. Car cet homme est Celui 
que Dieu voulut faire naître le Premier de tous les êtres, 
et qui, à peine engendré, imite son Père, en formant les 
espèces sur les modèles divins qu'il voit dans le sein de la 
substance éternelle. » Voilà bien l'Adam khadmôn de la Kab- 

1. La forme de l'homme renferme tout ce qui est dans le ciel et sur la terre, 
les êtres supérieurs comme les êtres inférieurs ; et c'est pour cela que l'Ancien 
des anciens l'a choisie pour la sienne. Aucune forme , aucun monde ne pouvait 
subsister avant la forme humaine; car elle renferme toutes choses, et tout ce qui 
est ne subsiste que par elle; sans elle, il n'y aurait pas de monde, et c'est dans 
ce sens qu'il faut entendre ces paroles : L'éternel a fondé la terre sur la sagesse. 
Mais il faut distinguer l'homme d'en haut de l'homme d'en bas; car l'un ne pour- 
rait pas exister sans l'autre. Sur cette forme de l'homme repose la perfection de la 
foi en toute chose, c'est d'elle qu'on veut parler quand on dit qu'on voyait au- 
dessus du char comme la figure d'un homme; c'est elle que Daniel a désignée par 
ces mots : Et je vis le fds de l'homme qui venait avec les nuées du ciel , qui 
s'avança jusqu'à l'ancien des jours, et ils le présentèrent devant lui. (Zohar, cité 
par M. Franck, Kabbale.) 



b 



ESPRIT d'imyersalité. 301 

baie; voilà bien l'Homme, tel qu'on le rencontre plus tard 
dans les couples divins des Gnostiques. La conception du 
Verbe, sous cette forme moitié métaphysique et moitié con- 
crète, nous paraît une pure production du génie si précis, 
mais un peu matériel et tout positif de la Judée. Aussi 
devrait-on s'attendre à voir ce Verbe, homme éternel et 
divin, s'identitier avec le Messie, prophète, prêtre et roi, qui 
devait étendre Israël par toute la terre. Mais quoique Philon 
sache que Dieu « ne dédaigne pas de se communiquer au 
sens et d'envoyer son Verbe au secours de ses adorateurs 
pour guérir les âmes et pour établir des préceptes sacrés et 
des lois indestructibles»; quoiqu'il proclame d'un autre côté 
que « le Juste est une bénédiction publique et la rédemp- 
tion du méchant* », on ne trouve rien chez lui sur une in- 
carnation réelle du Verbe justiticateur et rédempteur.* 

Quoi qu'il en soit, il y a une correspondance étroite entre 
la théorie du Logos, et la tendance à l'universalité, qui 
commence à percer dans la religion toute nationale des Juifs. 
Tout homme est par l'âme et par la raison de la famille de 
Dieu; car tout homme a été fait à l'image du Verbe, Fils 
éternel de Celui qui est. Il n'y a pas loin de ces formules qui 
reviennent sans cesse dans Philon, à concevoir que ce n'est 
plus seulement la race d'Abraham, mais l'humanité tout 
entière, qui est le peuple de Dieu avec son Verbe pour père, 
pour législateur, pour roi et pour pontife; et que tous les 
êtres raisonnables forment une sorte d'Israël universel, dont 
les conducteurs spirituels, au lieu d'être pris exclusivement 



1. L'homme pur est par lui-même uo vrai saciifice, qui peut servir d'expiation ; 
c'est pour cela que les justes sont le sacrifice et l'expiation de l'univers, i Zohar, 
Kabbale par M. Franck.) 

* T. I, Créatioa, p. 9, 10, 15, 17, 19, 35, 45. 95. — Ail. de la loi, I, 
133, 139, 151, 157, 165, 167, 171, 173; II, 189, 299, 303, 337, 343, 
3-15. — T. II , Chérubins, 17, 29. — Que le plus mauvais, etc., 165, 199, 
201. — T. III, Agriculture, 25; Plantation, 91, 97. 



302 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAm. 

dans une tribu sainte, sont des prêtres selon l'ordre mysté- 
rieux de Melchisédec. «J'admire, s'écrie Pliilon, ceux qui 
nous disent : Nous sommes tous fils d'un seul homme et 
nous avons des sentiments pacifiques à fégard du prochain. 
Mais comment se foit-il donc qu'ils ne haïssent point la guerre 
et qu'ils n'aiment point la paix, lorsqu'ils confessent un seul 
père, non pas un père mortel, mais un père immortel, 
l'Homme de Dieu, qui est son Verbe éternel et incorrup- 
tible?» Philon ne proclame pas avec moins de force que les 
Stoïciens la famille ou la cité universelle des hommes, l'égalité, 
la charité et la paix. «Le monde, dit-il, est une grande ré- 
publique gouvernée par un droit unique. C'est la droite 
raison de la nature, la loi divine qui accorde à chacun ce qui 
lui est dû. S'il y a tant de lois diflérentes et opposées, c'est la 
cupidité, l'orgueil et fincurable ignorance née de forgueil, 
qui ont fait naître ce divorce entre les peuples et qui leur ont 
dicté des lois si contraires au droit naturel et éternel, qu'ils 
n'aperçoivent plus même en songe. L'égahté, voilà le carac- 
tère du droit véritable; l'égalité, voilà la mère de la justice. 
Mais on néglige l'égalité, et chacun veut usurper ce qui est 
à autrui, haïssant les hommes et haï d'eux, lent à aider, 

prompt à nuire Le sage est naturellement ami de la paix; 

il est né pour l'amour et le service du genre humain. » La 
même loi gouverne les hommes et les natures célestes; ils 
sont tous fils du Verbe , et le ciel est leur commune patrie. 
Que. si nous sommes tous égaux, concitoyens et frères, nous 
sommes tous naturellement aussi libres et aussi nobles les 
uns que les autres. C'est la violence qui a réduit les faibles 
sous le pouvoir des forts : mais le droit souverain et im- 
prescriptible de la nature rétablit les esclaves dans leur 
ingénuité originelle et divine. La seule passion qui soit 
bonne , c'est la pitié qui porte le fort à secourir le faible , et 
toute la sagesse consiste dans la piété à fégard de Dieu dans 



ESPRIT d'universalité. 303 

la JLisice et la charité à l'égard des hommes. La charité est 
la sœur jumelle de la piété. Voilà les principes que Philon 
veut à toute force trouver dans la Bible. Selon lui, les 
Israélites ont seuls des prêtres pour l'utilité publique du 
genre humain. Leur grand prêtre, appelant le Verbe à son 
secours comme avocat et intercesseur, prie Dieu et lui rend 
des actions de grâce, non-seulement pour l'humanité, mais 
pour la création entière , parce qu'il croit que l'univers est 
sa patrie. Tandis que les Européens ont des lois et que les 
Asiatiques en ont d'autres, tandis que toutes les cités et 
toutes les nations ont en horreur les coutumes des étrangers, 
le législateur des Juifs avertit de leurs devoirs tous les 
hommes, les Grecs comme les barhares, les Occidentaux 
comme les Orientaux, les habitants de la terre ferme comme 
ceux des îles, en un mot, tout l'univers jusqu'à ses limites 
les plus reculées. Rien de plus opposé sans doute que de 
tels sentiments à l'esprit exclusif et étroit du Mosaïsme qui 
rendit les Juifs odieux aux autres peuples, et qui leur fit 
regarder comme impur et abominable tout ce qui n'appar- 
tenait pas à leur nation. Mais le cosmopolitisme tolérant et 
humain des Stoïciens avait partout pénétré avec les conquêtes 
de la Grèce et de Rome, dont le résultat fut de rapprocher 
et de mêler tant de nations. Toutefois ce qui nous paraît 
incontestable , c'est qu'en passant par l'esprit des Juifs, ces 
idées acquirent une vie et des forces nouvelles. Le peuple 
juif avait beaucoup souffert; il donna donc aux abstractions de 
Zenon le ton passionné de la douleur qui gémit et qui espère. 
Le peuple juif concevait tout sous la forme religieuse; il 
communiqua donc aux idées d'amour et de bienveillance 
universelle, partout répandues, toute la véhémence et toute 
l'ardeur du sentiment et de la foi.* 

* T. I, Ciéalion, p. 97, 99; T. II, Chérubins, 59, 67; Que le plus mauvais, 
etc., 193, 247. 



301 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Mais il y avait un danger à côté de cet avantage. Si le 
sentiment religieux est une force, la plus active et la plus 
victorieuse de toutes les forces, il a une malheureuse tendance 
à absorber tout l'homme; et lorsqu'il tourne au mysticisme, 
il épuise plus les âmes qu'il ne les soutient, il les dessèche 
plus qu'il ne les vivifie; au lieu d'échauffer le cœur, la piété 
consume et dévore tous les sentiments humains, et la charité 
s'évapore en une tendresse ratfinée et stérile pour un objet 
ineffable. Or, le mysticisme couvait sourdement dans tout 
rOrient, qui est son origine, et devait bientôt passer jusque 
dans la philosophie grecque, dont il consomma l'irréparable 
décadence. Aspiration déréglée vers la science et négation 
de la raison, le mysticisme peut bien blesser quelquefois 
l'autorité, à l'ombre de laquelle il s'essaie et grandit; mais 
il est mortel pour la hberté et pour l'énergie de la pensée, 
lorsqu'au lieu d'être une préparation à la philosophie, il 
devient la philosophie même. 

C'est dans Philon que nous en trouvons non -seulement 
les premières traces, mais encore tous les développements 
et toutes les conséquences. Le souverain bien de l'homme , 
selon lui, est la possession de Dieu. Mais l'homme est par lui 
même incapable de s'élever à ce premier Être, et l'on ne 
saurait proclamer trop fortement la faiblesse de son intelli- 
gence et de sa volonté. Toute vérité nous vient de Dieu, et 
l'aveu de notre folie est la fin de toute science humaine et 
le commencement de la vraie sagesse. Pour se rendre capable 
de Dieu , il ne suffît pas de mépriser le corps , de faire taire 
les passions, de s'arracher au monde qui nous enveloppe 
de toutes parts et qui nous accable de mille nécessités ; il 
faut encore que la raison se défasse en quelque sorte d'elle- 
même. «Si tu désires, ô mon âme, hériter des biens divins, 
abandonne non-seulement la terre, le corps, les sens et la 
maison paternelle, abandonne non-seulement la science et 



MYSTICISME. 305 

la raison, mais fuis-toi toi-même, ravie hors de toi, animée 
d'une fureur surnaturelle, et ne rougissant pas d'avouer que 
tu es agitée et possédée de Elieu. Car pour l'âme transportée 
hors d'elle-même, inspirée d'un délire divin, échauffée d'un 
céleste désir, entraînée par la vérité qui écarte devant elle 
tous les obstacles et qui lui fraie la route", Dieu même est 
l'héritage qui l'attend. Courage, ô âme, et comme tu as quitté 
tout le reste, sors aussi de toi. . . Et le Seigneur t'ouvrira 
le trésor de ses biens, le ciel, d'où ce maître des largesses 
fait pleuvoir sur toi une abondance de joies accomplies. » 

Cet état bienheureux, supérieur à la sagesse et à la vertu, 
suppose : 1° le silence des sens et de la raison individuelle, 
2° l'extinction de la conscience , 3° la passivité, 4° l'impossi- 
biUté d'arriver par soi-même à la vertu , qui est cependant 
la condition de cette divine ivresse. Nous n'avons pas à 
revenir sur le mépris de la raison. Mais lorsque la raison 
humaine fait place à l'inspiration céleste, il faut que la con- 
science et la personnalité s'obscurcissent et s'éteignent. 
«Aussi, nous dit Philon, personne ne peut-il comprendre 
la migration de l'âme parfaite vers Celui qui est, non pas 
même l'homme , à qui il arrive d'être ainsi ravi en Dieu. Son 
âme ne peut se faire une idée des biens ineffables qui étaient 
alors son partage : car elle était toute possédée de l'esprit 
de Dieu. » Alors cessent les inquiétudes , les agitations et les 
peines; et sans art, sans effort, nous sommes comblés de 
grâces par la seule bonté de la nature. Cette production 
spontanée de toutes sortes de biens se nomme délassement 
et repos , parce que l'âme respire en effet de ses opérations 
propres qui la fatiguent , et se trouve délivrée de ses travaux 
par l'abondance des eaux célestes , qui l'arrosent et la vivi- 
fient. L'âme donc s'abandonne à la grâce divine qui la 
pénètre et l'inonde. Elle n'agit plus, elle ne pense plus, elle 
ne sent plus : elle n'est plus qu'un instrument sonore et 

II. 20 



306 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

docile SOUS la touche impérieuse et toute-puissante de l'Esprit. 
« L'âme qui enfante d'elle-même , avorte , dit Philon ; et telle 
est son impuissance absolue , que lorsqu'elle confesse son 
néant et la grandeur de Dieu, cette confession n'est point son 
œuvre, mais celle du Seigneur.... Qui pourrait reconnaître 
la grandeur de Dieu et chanter dignement ses louanges ? 
Quelle voix serait assez forte? quelle intelligence assez pure? 
Quand les astres se réuniraient en un seul chœur, ils ne 
pourraient égaler leurs chants aux mérites du Très - haut ; 
quand le ciel entier éclaterait dans un cri unanime de re- 
connaissance et d'amour , il ne pourrait raconter la moindre 
parcelle des puissances divines. » 

Mais la vertu qui nous prépare à recevoir l'action de 
Dieu , nous apparlient-elle au moins en propre ? Ici Philon 
flotte entre le bons sens et la fohe : tantôt, il parle comme 
si la vertu venait de nous et ne dépendait que de nous; 
tantôt, comme si elle n'était qu'un don gratuit et arbitraire 
de Dieu; et c'est évidemment vers cette dernière pensée 
que son mysticisme inchne. Préoccupé de l'idée de Dieu, 
il finit par anéantir Thomme devant cette majesté infinie. 
Il répète avec les Stoïciens que rien de grand ne se fait 
sans Dieu , mais il donne un tout autre sens à ces paroles. 
Aux yeux des Stoïciens, il y a tout au plus coopération de 
Dieu dans la vertu humaine ; selon Philon , c'est Dieu même 
qui produit la vertu. Car il est impossible que l'on quitte les 
choses mortelles pour les immortelles sans une faveur du 
ciel. «L'âme impie et amoureuse d'elle-même, dit Philon, 
pàtit quand elle croit agir. Quand Dieu plante et sème dans 
fàme tout ce qu'il y a d'honnête en elle, si elle dit: c'est 
moi-même qui plante , elle devient impie. Tu ne planteras 
point , dit la loi , quand Dieu plante. D est donc absurde de 
croire que quoi que ce soit vienne de fàme et soit son 
ouvrage : tout doit être rapporté à Dieu. Sinon , l'on mêle 



MYSTICISME. 307 

l'ivraie au bon grain ; on est surpris d'une grave maladie , 
d'une ig-norance sans remède ; on s'attribue l'œuvre du 
Seigneur. » Même le désir de la vertu se forme en nous par 
une action de Dieu , sans égard à nos propres mérites. Dieu 
a-t-il consulté dans l'élection de Melcbisédec ou d'Abraham 
sa grâce ou les mérites de ces saints personnages?. 

Les conséquences morales d'une pareille doctrine sont le 
quiétisme, l'indifférence pour les devoirs de la vie, et le retour 
par l'ascétisme aux œuvres ou plutôt aux pratiques inutiles, 
qu'on semblait d'abord mépriser. J'aime sans doute que l'âme, 
forte de sa bonne conscience et de sa foi en Dieu, s'écrie 
avec Philon : «Tous m'appellent bannie, fugitive, abandon- 
née, être vil et de néant; mais vous êtes, ô Seigneur, ma 
patrie , ma famille, ma richesse , mon honneur et ma gloire.» 
Mais je veux que la vertu soit agissante et qu'elle sente sa 
force. J'honore un fier et noble désintéressement qui ne 
connaît point d'inquiétudes empressées pour les choses de 
la terre. Mais je me défie de ces perfections si hautes, 
qu'elles laissent au vulgaire la pratique du devoir, qu'elles 
oubhent la vie pour méditer la mort, et qu'elles dédaignent 
de se mêler à la république des hommes pour émigrer 
plus vite et se recueillir dans le monde des intelligibles. 
Où manquent la tempérance d'esprit, la sobriété et la me- 
sure , je ne saurais reconnaître la beauté de la vertu. Il ne 
lui est pas plus nécessaire d'élire domicile dans l'extérieur 
mortifié des ascètes, que sous les haillons des cyniques ; et 
quoi qu'on ait pu dire, il est douteux qu'elle s'avoue et se 
retrouve elle-même dans ces hommes, dont nous parle 
Philon, «pauvres, sales, livides, semblables à des cadavres, 
et portant sur leur visage la détresse, la maladie et la faim. » 

* ï. I, Créât., 45; - Ail. de la loi, I, p. 137, 149, 167; III, 261, 263, 
265 , 269 , 271 , 289 , 291 , 339. - T. II, Ciiéiubins, 39, 43; Sacrifice d'Abel, 
97, 103, 133. - T. m. Plantation, 103; De l'ivresse, 171, 189, 219. 



308 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Philon n'en reste pas moins, avec tous les égarements de 
son mysticisme, un des écrivains les plus importants de l'an- 
tiquité, et ce n'est qu'à l'aide de ses ouvrages, dont la date 
est certaine (il naquit avant Jésus-Christ et dut mourir sous 
Claude), qu'on peut comprendre sûrement l'état général des 
esprits , je ne dis pas seulement parmi ses corréligionnaires , 
mais dans tout l'Orient. Cette exégèse si bizarre et si fausse 
mais qui modifiait profondément les vieilles traditions , ce 
spiritualisme ardent et à outrance, ces aspirations même 
chimériques vers un état plus parfait et un monde meilleur, 
ce mépris de la lettre et cette estime de l'esprit , ce dédain 
et je pourrais dire cette horreur pour les sens et pour la 
terre , cet amour exalté pour l'idéal et pour le ciel , ce cos- 
mopolitisme, qui brisait les barrières de séparation entre les 
peuples et les idées, cette doctrine du Verbe, loi universelle, 
et type de l'humanité : tout cela ne marque-t-il manifeste- 
ment la dissolution intérieure des anciennes religions et la 
métamorphose en même temps que la recrudescence des 
idées religieuses ? N'y voyons-nous pas déjà les caractères 
de spirituaUsme et d'universahté de la foi future , ainsi que 
l'idée qui en doit engendrer tous les dogmes, celle du Verbe, 
homme et Dieu tout ensemble ? Ces symptômes sont impor- 
tants à constater chez un juif, parce que la tradition juive 
était peut-être la seule assez vivante pour porter de nou- 
veaux rejetons, assez pure pour se modifier et se développer 
sans se détruire. Mais ils ne seraient guère moins importants 
à signaler dans le reste de l'Orient, où la nouvelle doctrine 
fit plus de bruit et de conquêtes que dans la Judée, Malheu- 
reusement je dois ici me borner à l'Egypte , parce que c'est 
le seul pays sur lequel nous ayons des documents certains , 
quoique trop rares et trop incomplets. Mais qu'importe, que 
le temps nous ait envié de plus amples renseignements , si 
nous retrouvons clairement dans le peu qui nous reste les 



1 



PLUTARQUE : MYTHE d'iSIS ET d'OSIRIS. 309 

mêmes tendances que dans les écrits de Philon ? Et d'un 
autre côté nous en savons assez sur le reste de l'Orient, si 
nous connaissons avec certitude le mouvement intellectuel 
et moral de l'Egypte : Alexandrie n'est-elle pas le principal 
foyer et comme le grand laboratoire des idées qui remuèrent 
alors le monde ? 

L'Egypte donc, si fière de son antiquité, si immobile dans 
ses croyances, en était alors à s'interpréter elle-même sous 
l'inlluence victorieuse de la philosopliie grecque. Ce travail 
d'interprétation rationnelle et spiritualiste des vieilles fables 
avait-il déjà commencé sous la domination persane, lorsque 
les premières brutalités de la conquête eurent cessé et que 
le matérialisme de l'Egypte fut en présence du spiritualisme 
des peuples Ariens? Je le croirais volontiers en voyant le 
goût des Alexandrins pour Pylbagore et pour Platon. Avait-il 
même commencé dans les temples avant toute influence 
étrangère ? Je ne voudrais pas le nier. Mais c'est constam- 
ment sous les Ptolomées, que le Dieu Ilarpocrate rompit son 
mystérieux silence , que les Sphinx se mirent à expliquer 
leurs énigmes^ et que les plus monstrueuses absurdités qu'ait 
adorées l'esprit humain, s'évertuèrent à se trouver d'accord 
avec la raison. On n'avait plus à craindre les fureurs et les 
persécutions d'un Cambyse, mais il fallait compter avec le 
bon sens railleur des Grecs, vainqueurs et tolérants. Ceux- 
là ne tuaient point follement le Dieu Apis à coups d'épée, 
mais ils savaient que l'ironie et le sarcasme sont mortels aux 
croyances superstitieuses et aux vains fantômes qui en sont 
l'objet; et du comique Ménandre au sceptique Lucien, les bons 
mots n'avaient point manqué sur les Dieux à tête de chien 
ou sur les divins taureaux de Memphis. Entrez dans les 
temples des Egyptiens, disait-on, l'architecture est magni- 
fique: partout des pierreries, de l'or, des peintures; mais si 
vous pénétrez dans le sanctuaire et que vous cherchiez le 



310 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

Dieu, vous ne trouverez qu'un singe ridicule, un chat, un 
bouc , un ibis ou quelque chose de plus vil encore, quel- 
que divinité croissant dans les jardins. Les croyants avaient 
beau répondre que le culte ne s'adressait pas aux animaux, 
mais à celui qui les a faits et dont la puissance vit dans 
toute la nature , et que des êtres animés nous présentent 
une plus fidèle image de Dieu , que des statues dénuées de 
vie et de sentiment. La raillerie, à force de se répéter, 
pénétrait insensiblement dans les âmes et y portait le doute 
et l'incrédulité et l'on ne vil rien de plus pétulant et de plus 
irrespectueux que l'esprit des Alexandrins. Les prêtres cher- 
chaient un appui à leurs erreurs ou à leurs impostures dans 
les traditions mêmes du peuple vainqueur. Orphée, Homère, 
les théologiens grecs et les auteurs des mystères n'avaient- 
ils pas emprunté leur sagesse à l'Egypte? Jupiter, Minerve, 
Bacchus et Hercule, n'avaient-ils pas béni les bords du 
Nil avant de visiter l'Uyssus et l'Eurotas? Ressource inutile! 
Jupiter était trop décrépit et trop mal sûr de sa divinité 
pour défendre celle d'Osiris. On était forcé de convenir que 
les histoires sacrées de l'Egypte n'étaient, comme celles des 
Grecs, qu'un tissu de fables, souvent injurieuses à la divi- 
nité. «Pour ceux, dit Plutarque à une prêtresse égyptienne, 
pour ceux qui regardent comme des histoires réelles et des 
vérités tous les points de la fable d'Isis et d'Osiris, même 
les plus exécrables , tels que le démembrement d'Horus et 
la décapitation d'Isis, il leur faut cracher au visage et rompre 
la bouche , comme dit Eschyle , s'ils ont de telles opinions sur 
la nature immortelle et bienheureuse qui est Dieu, et s'ils 
prétendent que de pareilles fables sont des faits réels, arrivés 
comme on les rapporte. Je sais que tu as en horreur et en 
abomination ceux qui ont des opinions si étranges et si bar- 
bares sur les dieux. Mais je sais bien aussi que ces fables ne 
ressemblent point à celles que les poètes imaginent. » Leur 



PLUTaRQUE : MYTHE D'ISIS ET d'OSIRIS. 311 

étrangeté donc, au lieu de les faire rejeter, doit donner à 
réfléchir aux fidèles : il faut qu'il y ait sous ces extravagances 
quelque chose de profond et de mystérieux. Et voilà l'esprit 
des Egyptiens en campagne. Grâce à l'allégorie , ils pourront 
retrouver dans leurs traditions tout ce qu'ils voudront, 
concilier la foi et la vérité , être tout ensemble absurdes et 
raisonnables. Sous prétexte que Pythagore et Platon s'étaient 
enrichis de leurs dépouilles, les prêtres de l'Egypte se mirent 
à piller sans scrupule toute la philosophie grecque. Il n'est pas 
jusqu'à Epicure dont quelques-uns n'embrassèrent les opi- 
nions, comme puisées à la source de leurs mythes indigènes. 
D'autres donnèrent dans les explications purement humaines 
d'Evehmère , ne voyant dans les dieux que des rois et des 
législateurs, que la créduhté avait placés au ciel, comme 
la flatterie y mit la chevelure de Bérénice. Un plus grand 
nombre adopta les explications toutes physiques qui avaient 
cours dans l'école stoïcienne. Mais je ne crois pas trop m'a- 
vancer en affirmant que ce qui domina de bonne heure 
dans cette confusion d'idées cosmiques et de fables tra- 
ditionnelles, ce fut le Platonisme. Voici quelques-uns des 
principaux résultats de l'exégèse égyptienne, rapportés par 
Plutarque. Il n'y a que deux principes, l'un bon, l'autre 
mauvais; le premier, représenté par Osiris, et le second, 
par Typhon. L'entendement, la raison^ le Lo^o^, voilà Osiris; 
c'est de lui qu'émane ce qu'il y a de bien ordonné sur la 
terre, au ciel, dans les saisons, dans le monde entier. En 
lui-même , il est l'invisible , qui voit sans être vu ; il est la 
parole divine , qui n'a besoin ni de langue ni de voix pour 
être entendue. 11 est le principe des Idées, éternels exem- 
plaires du monde. Isis , aux mille noms divers , ou la matière 
éternelle qui peut revêtir toutes les formes , est amoureuse 
du Logos ou d'Osiris; elle jouit de ses embrassements et 
enfante le monde visible ou Horus. Mais Typhon, jaloux du 



31"2 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

bien , s'efforce de troubler le bel ordre du monde; il disperse 
çà et là les membres divins d'Osiris, qu'lsis de son côté 
tâche de rassembler. N'est-ce point l'image du génie du mal, 
qui , enflé d'orgueil et d'ignorance, efface et dissipe la sainte 
parole , dont la déesse poursuit et rassemble les débris 
avec amour? Osiris n'est pas seulement le seigneur et le roi 
du ciel : il règne aussi dans les enfers; il est le maître des 
vivants et des morts. «Le commun peuple, dit Plutarque , 
lorsqu'il entend raconter que ce Dieu règne sur les trépassés , 
s'étonne et se trouble : le divin et sacré Osiris habiter sous 
la terre! Non, le Dieu est bien loin de la terre, sans tache 
et sans souillure , n'ayant rien en lui qui laisse place à la 
mort et à la corruption. Mais les âmes des hommes , tant 
qu'elles sont ici-bas enveloppés d'un corps et de passions, 
ne peuvent avoir aucune participation de Dieu; elles ne 
l'entrevoient qu'à peine et comme au travers d'un songe 
obscur, malgré l'étude de la philosophie. Ce n'est que lors- 
qu'elles sont déUvrées des liens corporels et qu'elles sont 
passées de ce monde dans un lieu saint, où il n'y a plus ni 
passions ni formes matérielles qu'Osiris, que Dieu devient 
leur conducteur et leur roi! Elles s'attachent à lui; elles con- 
templent et désirent insatiablement cette beauté parfaite, 
que nul homme ne saurait comprendre ni exprimer. » La 
vie d'ici-bas n'est qu'une purification, et ce n'est point 
l'habit de Hn et la tonsure qui font l'initié ou l'Isiaque : c'est 
l'inteUigence et la possession de la sainte parole. C'est avec 
elle que les hommes pieux ont vécu, et elle est avec eux 
lorsqu'ils sont morts : ils sont partis de ce monde en l'autre 
sans emporter autre chose que la parole divine.* 

Certes, nous n'avons ici qu'une esquisse bien incomplète 
de cette nouvelle théologie égyptienne, formée du mélange 
de la philosophie grecque et des traditions indigènes. Mais 

* Is. et Os. , ch. 1, 2, 4, 5, 6, 10, 15, 20, 22, 26, 28, 29, 31, 33, 37, 39, 40, 41 . 



GNOSTICISME ORIENTAL. 313 

tels qu'ils sont, ces lambeaux de doctrine n'en présentent 
pas moins tous les caractères que nous avons signalés dans 
Philon; la manie de tout interpréter au point de vue spiri- 
tuel , la passion du surnaturel et du divin , l'ascétisme et le 
goût de la contemplation, et au-dessus de toutes ces ten- 
dances la théorie du Verbe, parole éternelle de Dieu, lumière 
de Thomme , âme et loi de la nature. C'est par cette théorie, 
que rÉgypte et la Judée se rencontraient et que les religions 
polythéistes de la nature allaient au-devant du monothéisme 
qui devait les abolir \ Car, si le manque de documents certains 
et authentiques nous a forcé de Umiter nos recherches à 
l'Egypte, nous n'en sommes pas moins conduit à étendre 
ce que nous savons de ce pays à toutes les autres contrées 
de l'Orient helléniste. Supposez que les mêmes ferments , 
instincts ou idées, s'agitassent confusément au sein de toutes 
les religions orientales, et vous comprendrez le principe , 
sinon les détails , de ce phénomène étrange qu'on appelle la 
Gnose. A peine sortis de la Judée, les apôtres la trouvent 
devant eux, vivante et déjà organisée; ils la voient partout 
se lever sous leurs pas ; sans cesse vaincue , elle renaît sans 
cesse de ses défaites avec plus de force , d'emportement et 
d'empire. A Simon , le magicien , succède Ménandre ; à Mé- 
nandre, BasiUde, Valentin, Marcion, Bardesane, et enfin le 

1. C'est ce que Bossuet leconnait pour la Grèce. «Ce qui se passait même 
parmi les Grecs était uue espèce de préparation à la connaissance de la vérité. 
Leurs philosophes convinrent que le monde était régi par un Dieu bien différent 
de ceux que le vulgaire adorait et qu'ils servaient eux-mêmes avec le vulgaire. 
Les histoires grecques font foi que cette belle philosophie venait d'Orient et des 
endroits où les Juifs avaient été dispersés; mais de quelque endroit qu'elle soit 
venue, une vérité si importante, répandue chez les gentils, quoique combattue, 
quoique mal suivie même par ceux qui l'adoptaient, commençait à réveiller le 
genre humain, et fournissait par avance des preuves certaines à ceux qui devaient 
un jour le tirer de son ignorance. » (Bossuet, Disc, sur l'hist univ., II™e partie, 
ch. 5.) Tout est vrai dans ces paroles, moins la supposition gratuite que les 
Grecs aient été à l'école des Juifs. Toutes les histoires qui font foi de ce fait, 
selon Bossuet , se réduisent à quelques contes de la légende de Pythagore. 



344 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

plus terrible de tous, cet inconnu' qui rassemble, sous le 
nom de manichéisme, toutes les forces de l'esprit oriental, 
et qui semble tenir l'orthodoxie en échec jusqu'à la ruine du 
monde ancien; et même, si la Gnose paraît alors disparaître, 
elle est plutôt couverte qu'étouffée par les débris sur lesquels 
le christianisme gréco-latin surnage et triomphe : on put s'en 
apercevoir au moyen âge, lorsqu'il fallut noyer dans le sang 
et exterminer par le fer et le feu les différentes sectes des 
Purs ou des Cathares. Expliquer un phénomène si général , 
si constant, si uniforme dans sa diversité, ou par les caprices 
de l'amour-propre et d'une ambition trompée, ou par les 
révoltes de l'esprit individuel , c'est mettre des causes ou 
ridicules ou imaginaires à la place de la vérité. Les héré- 
siarques n'ont point fait les idées gnostiques ; ils ont été 
suscités par elles. Tous les éléments divers , qui fermentaient 
inaperçus dans l'Orient, apparaissent tout à coup et prennent 
des noms propres à la première annonce de la Bonne-nou- 
velle; et la commotion prodigieuse, dont tout l'Orient paraît 
alors ébranlé, ne témoigne pas tant de la spontanéité puis- 
sante des sectaires que de l'énergique vitalité des idées qu'ils 
représentent, ni de la force d'impulsion du christianisme 
naissant, que du mouvement accumulé pendant des siècles et 
qui se précipita enfin au premier choc. Je ne crois point qu'il 
y eût jamais une telle effervescence d'idées, ni d'espérances 
plus ardentes et de plus hautes ambitions. D ne s'agissait ni 
des intérêts d'une classe d'hommes à faire triompher, ni 
d'une nationalité à défendre , ni de droits terrestres à reven- 
diquer, ni d'un bonheur humain à conquérir : c'était à une 
perfection divine, à une félicité céleste qu'aspiraient les ima- 
ginations enthousiastes de l'Orient. Je sais et leurs illusions 
et leurs extravagances; et j'avoue que, tout compté, tout 

1. Est-ce Manès, Manas ou Mensch? Est-ce un nom d'homme? ou n'est-ce 
que le nom du Yeibe éternel , comme Manou ? 



GNOSTICISME ORIENTAL. 315 

rabattu , la richesse intellectuelle de la Gnose n'est au fond 
qu'une pompeuse indigence. Ces longues séries artificielles 
d'abstractions réalisées et accouplées sous le nom d'Éons, 
l'unité incompréhensible du Dieu xVbyme-Silence, à côté de 
ce polythéisme abstrait que forment les puissances surna- 
turelles du divin Plérôme , la vie active sacrifiée à d'inertes 
contemplations, un mysticisme qui marche sur les nues et 
les plus grossières pratiques, l'extase et les talismans : tout 
cela montre plus , selon nous , les convulsions et les infir- 
mités présomptueuses de la pensée , que sa féconde énergie. 
Mais si l'idée était faible et pauvre dans le gnosticisme , les 
tendances étaient trop puissantes pour ne pas laisser une 
trace profonde dans l'histoire morale de l'humanité. 

Oublions pour un moment le mysticisme confus et em- 
porté des Gnostiques , dont l'influeijce fut en effet singulîè- 
rement mêlée de bien et de mal, et voyons quelle fut l'action 
générale de la Gnose sur les développements de la révolution 
religieuse, à laquelle elle se rattacha. La nouvelle religion 
devait être universelle, et son essence, comme l'indique le 
nom qu'elle affecta plus tard, est le catholicisme. La Gnose 
contribua puissamment à consommer ce qu'avait commencé 
St. Paul avec tant de résolution et d'intelligence, le divorce dé- 
finitif de l'église et de la synagogue, de l'Évangile et delà Loi, 
Malgré son prosélytisme, malgré les tendances libérales et 
vraiment humaines de quelques-uns de ses docteurs ou de 
ses adhérents, la foi juive retombait comme de son propre 
poids dans un particularisme étroit et tout national. Or le 
christianisme ne se sépara pas en un jour de son origine. 
St. Justin nous apprend que, parmi les Juifs chrétiens il y en 
avait beaucoup qui observaient scrupuleusement les pratiques 
de la loi ancienne et qui tenaient pour infidèle quiconque 
les négligeait. Un peu plus tard Tertullien se plaint des Juifs 
de naissance ou des Grecs hébraïsants, convertis au christia- 
nisme: ils sont plus dangereux, selon lui, que les païens eux- 



316 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN 

mêmes. Les descendants de Jacob étaient toujom's le peuple 
élu; et ce n'était que par une sorte de tolérance et de grâce 
que les Gentils entraient dans l'héritage de la race sainte. 
Si donc les juifs de sang et les plus entêtés de leurs adhé- 
rents consentaient à partager leur foi avec ceux qui ne sor- 
taient qu'à peine des ténèbres de l'idolâtrie, ils prétendaient 
demeurer les premiers du peuple de Dieu: ils étaient, comme 
dit Philon, le peuple prêtre qui avait éclairé les autres, et 
ils ne se défaisaient que difficilement des privilèges et de l'or- 
gueil, qui s'attachaient à leur droit d'aînesse dans la foi et 
dans la vérité. La Gnose fut de la part des Gentils de l'O- 
rient une protestation contre cette suprématie morale de 
l'étranger. S'ils entraient dans le christianisme, c'était à la 
condition qu'il fût assez large pour les contenir, eux aussi 
bi'fen que les juifs, sans trop violenter leur conscience et leur 
génie. Leur foi consentait à se dénationaliser, mais non pas 
au profit d'une religion et d'une race qui leur avaient été si 
longtemps odieuses. C'est pourquoi l'on en vit quelques-uns 
rejeter absolument la tradition juive ^ quelques autres ho- 
norer Zoroastre, Pythagore, Platon et Aristote à l'égal de 
Moïse et de Jésus-Christ, tandis que les plus modérés, regar- 
dant les livres saints comme altérés par l'ignorance ou l'impos- 
ture, interprétaient l'Ancien et le Nouveau Testament avec 
la plus complète indépendance: tous, ils arrivaient par une 
voie ou par une autre à briser ce qu'il y avait de trop étroit 
et de trop particulier dans la primitive église. Qu'ils soient 
allés au delà du but, et que d'un autre côté, sans détruire 
l'unité du genre humain, ils aient péché contre l'égaUté et 
la morale par leur division des hommes en matériels, en 
psychiques et en spirituels , c'est ce qui n'a pas besoin de 
discussion; mais leurs excès mêmes contre le Judaïsme for- 
mèrent de plus en plus l'éghse à une salutaire indépendance. 
Sans rompre avec une tradition, qui était son origine et sa 
force, elle en secoua le joug pour tout ce qui gênait l'essor 



GNOSTICISME ORIENTAL. 317 

de son esprit universel, et l'on vit pour la première fois dans 
le monde une religion sans patrie et sans nationalité, aspi- 
rant avec la pleine conscience de ses destinées au saint et à 
la communion du genre humain. 

La foi nouvelle devait être, malgré ses instincts et ses prédi- 
lections populaireSjle spiritualisme le plus sévère et le plus pur. 
La Gnose la jeta décidément dans cette voie. Ce qu'il y a de 
profondément spiritualiste dans l'Evangile, c'est le sentiment; 
mais soit que le maître se soit conformé à l'esprit encore gros- 
sier de ses disciples, soit que la tradition n'ait conservé de ses 
enseignements que ce qu'elle en pouvait comprendre, l'idée et 
l'expression ne sont pas toujours au niveau du sentiment. On 
y retrouve sans cesse les habitudes matérielles du langage 
et de la pensée bibliques, et s'il y a dans St. Paul et dans 
St. Jean un effort, sous lequel la langue ploie et crie avec 
dissonance ', pour échapper à ces habitudes innées et invé- 
térées, il ne faut pas oublier que Paul était familier avec les 
doctrines les plus raffinées du Judaïsme, et que Jean est for- 
tement empreint des idées gnostiques, qu'il eut à combattre 
et dont il éludait le danger, en opposant un spiritualisme 
plus sobre à ce mysticisme intempérant. Quoi qu'il en soit, 
Origène convient que les hérésies ont beaucoup servi et 
peut-être étaient nécessaires au développement spirituel du 
christianisme. Les premiers fidèles avaient beau répéter 
qu'ils n'étaient point de ce monde, ils se détachaient avec peine 
des espérances temporelles et sensibles: témoin ces rêves, 
connus sous le nom de millénarisme, auxquels croyaient des 
hommes comme St. Irénée, et que vous retrouverez jusque 
dans le quatrième siècle, sous la plume élégante de Lac- 
tance. Jamais on n'eut une foi plus vive dans les destinées 

1. Je ne parle pas, bien entendu , de la vraie langue grecque, dont la souplesse 
se prête à toutes les exigences de la pensée, mais de l'hellénistique, patois raide 
et laborieux, qui, sous des mots grecs, garde les habitudes de la langue et de 
l'esprit hébraïques. 



318 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

immortelles de l'homme; jamais cette croyance n'eut une ac- 
tion plus dominante sur les mœurs et sur la vie humaine; 
et cependant à peine se faisait-on quelque idée de l'âme et 
de sa spiritualité: l'immortalité n'était encore que la résurrec- 
tion des corps. De là des questions, qui commençaient à 
agiter les consciences des fidèles, à mesure que l'on s'éloi- 
gnait des temps du Christ et que la fin du monde, qu'on 
avait d'abord attendue avec impatience, reculait devant les 
imaginations trompées. Que devenaient les morts en atten- 
dant le jour de la résurrection et du jugement? Etaient-ils 
par quelque partie de leur être auprès de Celui qui devait 
faire leur félicité? Ou bien dormaient-ils dans leurs tom- 
beaux ? Je le répète , le sentiment était ici supérieur à l'idée 
et la devançait. Que de martyrs voyaient, du milieu des tour- 
ments, le ciel ouvert devant eux et ressentaient dans leur 
âme exaltée par le combat un avant-goût des félicités divines, 
tandis que les docteurs disputaient sur fétat des fidèles dans 
l'intervalle de la mort et de la résurrection ! Les Gnostiques, 
qui s'attachaient moins que le commun des fidèles à la lettre 
de la parole du Christ, n'admettaient ni le règne de mille ans 
sur la terre avec ses grossières délices, ni la nécessité de 
revivre avec le corps, qu'ils traitaient en général comme un 
ennemi. Aussi Jusfin les accuse-t-il de croire plus à Platon 
qu'au Sauveur , et de préférer une chimérique immortalité 
des âmes à la vraie immortalité, qui nous est promise par 
la résurrection du corps. Leur spiritualisme, d'ailleurs exa- 
géré et plein de visions, scandalisait, et avec raison, parce 
qu'il était dénué de ce sentiment pratique et populaire , si 
essentiel à une religion toute morale et qui devait se faire 
toute à tous. Leur ambitieuse métaphysique leur faisait 
oublier fégalité, sans laquelle la morale se fausse; et c'était 
un sentiment bien éloigné de ceux du Christ, que ce mépris 
avec lequel ils traitaient de psychiques et de charnels des 



GNOSTICISME ORIENTAL. 319 

hommes dont le cœur peut s'élever jusqu'au dévouement et 
à l'héroïsme, sans que leur esprit soit capable d'atteindre 
aux abstractions supérieures de la pensée. Les hérétiques 
furent justement condamnés ; mais beaucoup de leurs opi- 
nions survécurent et finirent par prévaloir dans le sein même 
de l'orthodoxie. Les emportements, les bizarreries, les extra- 
vagances du spiritualisme oriental disparurent, et il sortit de 
ce travail désordonné, mais puissant des esprits, une doc- 
trine pleine à la fois d'élévation et de sobriété, où la pro- 
fondeur des idées s'unit merveilleusement à la profon- 
deur des sentiments les plus purs. Voilà , si je ne me 
trompe, l'immense service que rendirent les Gnostiques. 
Le spiritualisme dans les idées ne me paraît pas absolument 
indispensable à la vivacité de la conscience morale: témoin 
le Stoïcisme dont la morale si pure et si haute s'allie à une 
métaphysique assez grossière ; et , d'un autre côté , par une 
monstruosité qui n'est point rare , on peut voir loger dans 
une même âme la corruption et le spiritualisme spéculatif. 
Mais dans une doctrine, comme dans un homme, la con- 
science morale n'est complète que lorsqu'il y a accord entre 
les forces vives du cœur et celles de l'intelligence , et que 
lorsque la lumière s'ajoute à la chaleur du sentiment. Cela est 
surtout wâi des religions : à mesure qu'elles s'éloignent de la 
ferveur de leur origine, elles tendent par une pente nécessaire 
à dégénérer en cérémonies et à se matérialiser par les pra- 
tiques et par les rites, si le souffle de l'idée ne leur communique 
sans cesse une nouvelle vie. 11 était donc d'une souveraine im- 
portance que, spiritualiste d'instinct et d'aspiration, le chris- 
tianisme le devînt aussi par les doctrines: là Gnose eut l'hon- 
neur, malgré ses étranges égarements, de préparer* et de hâter 
ce progrès qui devait compléter la conscience chrétienne. 

1. Je dis préparer, parce que la Gnose, qui ne parait avec des noms propres 
qu'après ou avecla prédication des apôtres, est antérieure à cette prédication. S'-Paul 



320 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

L'Orient n'acheva rien : il remua confusément beaucoup 
de questions et d'idées, mais il laissa au génie plus logigue 
de l'Occident la tâche d'arrêter et d'organiser le dogme. Les 
populations européennes de l'empire étaient, par beaucoup 
de côtés, mieux faites que celles de l'Egypte et de l'Asie, 
pour accomplir cette œuvre difficile. Le bon sens, la mesure, 
la science de la vie, une sociabiHté plus développée, une 
conscience plus droite et plus ferme, née de la liberté et 
nourrie par la philosophie : tout semblait les avoir prédis- 
posées à saisir l'essence même d'une religion toute morale. 
Mais on n'apercevait nulle part ces puissantes facultés méta- 
physiques, capables de produire une théologie, qui égalât la 
profondeur du sentiment de la foi nouvelle. .Rome, la ville 
impérieuse et souveraine, était plus propre à prêter le ton 
décisif et magistral de l'autorité à des idées toutes faites 
qu'à en concevoir, et son Église, empreinte du même carac- 
tère, s'essayait déjà au commandement. L'Italie et les pays 
de langue latine étaient entrauiés dans le cercle des habitudes 
du génie romain. La Grèce, comme épuisée de génie et de 
spontanéité, vieillissait dans la contemplation stérile de son 
passé et dans d'éternelles redites. Et pourtant ce fut-elle, ou 
plutôt son esprit, qui eut la meilleure part. dans la grande 
œuvre du dogme. Tirée de sa langueur par les commotions 
intellectuelles de l'Orient, elle renaquit subitement au spiri- 
tualisme, et se ressouvint de son divin Platon, dont jus- 
qu'alors elle avait plus goûté les grâces et l'atticisme que les 
doctrines. Je n'entends point discuter ici le Platonisme ou 
le non-Platonisme des Pères. Je constate simplement le rôle 
des différents peuples dans la révolution religieuse, qui 

et S'-Jeaii appartiennent par leur spiritualisme à ce développement confus de la 
pensée, qu'on nomme Kabbale chez les purs Juifs, et Gnose, dans les populations 
gréco-orientales. Or, ils forment certainement dans la primitive église ce parti 
avancé, tant par les idées que par l'universalité de ses tendances, auquel on 
opposa S' Pierre, à tort ou à raison. 



l'orient, LA GRÈCE ET ROME. 321 

renouvelait la conscience de l'humanité. Or, c'est un fait 
incontestable que le mouvement parti de la Judée lui devint 
bientôt étranger, et passa par l'Orient pour prendre en Europe 
sa forme définitive. Après avoir hésité quelque temps entre 
les habitudes raides et positives du vieil esprit juif et le 
catholicisme^ spirituel, si hardiment inauguré par l'apôtre 
des Gentils , la foi chrétienne fut violemment entraînée vers 
sa destinée véritable par le fougueux mysticisme des sectaires 
orientaux; et bientôt, vers la fin du premier siècle, elle eut 
moins à craindre les défauts de son origine et la timidité 
étroite d'une loi écrite ou de la lettre, que les intempérances 
et les écarts d'un développement ultra - spirituahste , qui 
l'emportait hors des bornes de la réalité et de la raison. 
C'est à ce moment que parurent les Pères, tous Grecs par 
l'éducation et par l'esprit. Or, si les Grecs n'étaient point 
retenus par les préjugés nationaux et par les habitudes in- 
vétérées , qui pesèrent fatalement sur les églises judéo- 
chrétiennes , ils n'en étaient plus , comme les Orientaux , à 
ces impétueux élans de hberlé , qui accusent la jeunesse et 
les premiers essais de la pensée. Vieillis dans la dialectique, 
fatigués d'incertitude et de scepticisme, ils sentaient moins 
le besoin d'arriver par toutes les voies à l'émancipation de 
l'esprit, que celui de trouver une règle qui mît fin à leurs dis- 
cussions et à leurs doutes; ils devaient plutôt voir un soula- 
gement qu'un assujettissement et une gêne dans la lettre d'un 
texte précis et consacré. On sait combien les philosophes du 
premier siècle évitaient les discussions pour s'attacher à des 
formules sacramentelles, et que, plus avides de discipHne 
que d'indépendance, ils couraient d'eux-mêmes à la foi 
s'astreignant à des pratiques et à des exercices, comme des 
croyants et des ascètes qui possèdent la vérité, et non comme 

I. Je prends ce mot dans son gens grec d'universalisme (si universalisme était 
français). 

II. 24 



322 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

des penseurs qui la cherchent. Ce penchant, né du malaise que 
causait l'incertitude, devait être encore plus énergique dans 
les Grecs qui embrassèrent le christianisme. Aussi, tandis que 
les sectaires orientaux étaient surtout attirés à la foi nou- 
velle par l'indépendance qu'elle leur promettait, les Pères y 
étaient conduits par l'appât d'une tradition constante , uni- 
forme, invariable, qui les déhvrât de la maladive et fatigante 
liberté du doute. Ce qu'ils cherchaient, c'était un maître. 
«Je voudrais bien savoir, disait Justin, de qui Platon et 
Aristote ont appris ce qu'ils nous disent. Car s'ils n'ont pas ap- 
pris les vérités qu'ils ont enseignées d'hommes qui les savaient 
certainement, il leur était impossible ou de les savoir pour 

eux-mêmes ou de les enseigner aux autres Or, il n'est 

point possible de connaître naturellement ni par la seule force 
de la pensée des choses aussi sublimes que les choses divines. 
Cela ne se peut que par un don gratuit de Celui qui sait 
tout.» C'est donc Dieu seul qui doit être notre maître, et non 
des hommes mortels, fussent-ils des Aristotes ou des Pla- 
tons. Les Grecs s'attachèrent à la lettre de l'Évangile avec 
plus de docilité et de religion que les sectaires de l'Orient. 
Mais ils la défendirent plus habilement et avec plus de force 
que les Judéo-chrétiens contre les imaginations extravagantes 
et les dérèglements des Gnostiques , parce qu'ils pouvaient, 
avec leurs habitudes d'esprit, la recevoir dans un sens plus 
large et plus spirituel. Or dans cette lutte ils ne s'appuyaient 
pas moins sur la philosophie que sur la tradition. Ils con- 
naissaient Socrate, Platon, Aristote et Zenon; ils avouaient 
que les Stoïciens avaient dit des choses admirables sur les 
mœurs; ils reconnaissaient que le Verbe s'était en partie 
manifesté à Socrate , et que les enseignements de Platon , 
sans être complets ni absolument conformes à ceux du Christ, 
n'y étaient cependant pas étrangers; ils proclamaient enfin 
que, puisque toute âme humaine* est naturellement chré- 



1 



l'orient , LA GRÈCE ET ROME. 323 

tienne, lorsqu'elle ne suit que ses propres inspirations, tout 
ce qui avait été dit de bien par les philosophes , par les 
prêtres et par les écrivains, quels qu'ils fussent, appartenait 
aux chrétiens. C'est avec ces principes qu'ils se jetèrent 
dans la lutte entre les Judéo-chrétiens et les Gnostiques, 
ne ménageant guère plus les uns que les autres, mais res- 
pectant toujours le texte sacré, qu'ils regardaient comme 
le fondement de la délivrance et du salut. Le divorce de la 
foi nouvelle et du Judaïsme était consommé : aussi la po- 
lémique des Pères contre l'ancienne reUgion , à qui ils de- 
vaient le Livre, est-elle sans importance historique. Mais en 
sauvant le christianisme des innovations extravagantes des 
Orientaux, ce n'est pas seulement la cause de l'Evangile 
qu'ils gagnèrent : ils firent encore triompher celle de la 
morale universelle, de l'Occident et du progrès. De plus 
les Gnostiques se prévalaient surtout de Platon, au point 
que Tertullien l'appelle le patriarche de tous les hérésiar- 
ques ; les Pères retournèrent Platon et toute la philosophie 
grecque contre la Gnose, opposant spiritualisme à spiritua- 
lisme ; et leurs ennemis avaient beau les appeler des noms 
injurieux de psychiques et de charnels : il est certain que 
leur spirituahsme est non-seulement plus sobre, mais encore 
plus pur et plus décidé, que les abstractions naturahstes ou 
imaginaires du mysticisme oriental. La doctrine primitive 
ne cessa de s'éclaircir et de s'étendre dans ces luttes intel- 
lectuelles et religieuses , qui remplirent le II'"^ et le IIl'"*^ 
siècle, jusqu'à ce que, mûrie, éprouvée et consolidée par 
tant de débats, elle rendît ses ajTêts définitifs dans les grands 
conciles, qui ferment l'antiquité et qui ouvrent les temps 
modernes. 

Ainsi les Juifs qui, à ne considérer les choses qu'humaine- 
ment, méritaient par l'indomptable énergie de leur foi et de 
leurs espérances de voir se lever parmi eux la lumière de 



324 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN. 

lavenir, commencèrent la révolution chrétienne en léguant 
au monde le Monothéisme avec le dépôt sacré de leurs tradi- 
tions. Les autres Orientaux, trop entêtés de leurs traditions 
panthéistes et de leurs abstractions mystiques, parurent tout 
brouiller de leurs hérésies et n'eurent que des Eglises sans 
racines dans le sol; mais ils imprimèrent à la foi nouvelle une 
vigoureuse impulsion de spiritualisme, dont elle ne s'est 
plus départie. Plus habitués aux idées morales, plus dialec- 
ticiens, d'une imagination mieux réglée et plus solide, les 
Grecs surent formuler le dogme , auquel l'Église de Rome 
assura par sa discipline et son esprit de suite un empire 
incontesté. Et l'on peut dire que la Providence traita chaque 
peuple selon ses mérites et se servit de lui selon son génie. 
Les Juifs avaient un individualisme national trop prononcé 
et trop d'attachement à des formahtés mesquines pour ne 
pas repousser une foi qui ne prisait que le cœur, et qui leur 
ravissait le privilège d'être seuls le peuple de Dieu. Les 
Gentils de l'Orient étaient plus capables de concevoir l'uni- 
versalité du royaume prêché par le Christ avec ses devoirs 
et ses biens tous spirituels ; mais à force d'abstractions arti- 
ficielles et d'intempérances mystiques ils étouffaient le sens 
moral, c'est-à-dire l'esprit de vie de la sainte Parole. Ni 
le zèle, ni l'intelligence, ni l'inspiration ne manquèrent aux 
Grecs : ils eurent seulement le malheur d'apporter dans la 
foi et les habitudes disputeuses de leur philosophie et cet 
incorrigible esprit de division, qui fit toujours leur caractère 
et leur faiblesse. Rome, la dernière venue, fut bientôt la 
première, parce qu'avec des qualités moins brillantes peut- 
être, elle avait ce bon sens et cette conduite, qui entraînent 
à la fm toutes choses et qui fondent des œuvres durables. 
Quoi qu'il en soit, la foi nouvelle répondait aux besoins divers, 
nés du temps et de la philosophie : par sa tradition ininter- 
rompue et contemporaine des premiers âges du monde, elle 



l'orient, la GRÈCE ET ROME. 325 

faisait cesser les ennuis et les fatigues de l'esprit de doute ; 
par sa charité sans bornes et sans acception de personnes , 
elle consacrait la paix et la cité universelles , rêvées par les 
sages, et réalisées tant bien que mal par la politique au 
milieu des profondes misères matérielles et morales de 
l'Empire; par son spiritualisme enfin, elle attirait les esprits 
éclairés que dégoûtaient et les laideurs de la vie et le maté- 
rialisme de l'ancien culte; mais surtout elle relevait les faibles 
et les ignorants, en faisant revivre au fond de leurs âmes 
tous les nobles instincts refoulés par la misère , et qu'ils 
prirent dans leur naïve ignorance et dans leur enthousiasme 
reconnaissant pour de nouveaux dons et pour de célestes 
inspirations. Le droit romain ne changeait que timidement 
quelques rapports superficiels entre les hommes. La religion 
du Christ , en renouvelant les cœurs , transformait la vie 
tout entière, lentement, il est vrai, mais par une action 
continue et irrésistible , ranimant et perfectionnant les 
consciences individuelles pour régénérer à la longue la 
conscience même de la société. 



o>»<o*- 



I 



PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE, 



Dangers de la Gnose. — Néo -Platonisme , son but et ce qu'il devait 
faire. — Bien , liberté et vertu. — Des vertus et de leurs espèces. 

— Détachement et impassibilité ; quiétisme. — Contemplation , 
extase. — Grandeur et faiblesse du Néo -Platonisme; misères de 
l'empire romain ; appétit d'un monde meilleur. — Religion et 
théurgie ; opposition au christianisme. — Division de l'école : 
Porphyre; Jamblique. — Fausse dévotion des philosophes alexan- 
drins et des lettrés. — Julien. — École d'Athènes : son manque 
d'originalité.— Abdication de la philosophie. — Liberté et provi- 
dence, grâce— Théorie de Proclus sur l'amour; sur la prière. — 
Providence et mal. — Chrétiens et païens. — Tolérance religieuse. 

— Influence des Alexandrins. 

La Gnose, on ne peut le nier, rendit un immense service 
à la pensée ; elle ranima la philosophie grecque , qui péris- 
sait de langueur, et c'est elle qui renouvela et fit triompher 
le spiritualisme presque oublié de Pythagore et de Platon. 
Le chef de l'Académie n'avait pas eu de successeur , et ses 
sublimes idées semblaient avoir quitté la terre avec son di- 
vin génie. On ne comprenait que la partie la moins élevée 
des doctrines d'Aristote; et les disciples de Zenon, quoiqu'on 
reprochât à leur morale d'oublier le corps, n'admettaient 
pas en métaphysique un matérialisme moins grossier que 
celui d'Épicure. Il semblait que la pensée de l'Occident fût 
incapable d'aller plus haut que la matière et que ses lois. 
Mais ranimé tout à coup par la Gnose , le spirituaUsme passe 
de l'Orient helléniste dans la Grèce, et se répand de là en 
Italie et dans tous les pays soumis aux Romains. 

Tout cependant n'était pas également bon dans la Gnose, 
et les ténèbres s'y rencontraient à côté de la lumière , la 
folie à côté de la sublimité. Fille de l'Orient, la Gnose avait 
tous les défauts de son origine. Voyez au théâtre les habi- 



DANGERS DE LA GNOSE. 327 

tants d'Alexandrie ou d'Antioche. Au premier son de la flûte 
ou de la lyre, ils frémissent, ils s'agitent, ils trépignent, ils 
se récrient : vous les croiriez possédés de la fureur des Bac- 
chantes ou des Corybantes. Les Orientaux portent partout le 
même emportement; leur sagesse n'a jamais connu l'inspi- 
ration sévère et tempérée de la muse philosophique, et leur 
enthousiasme touche au délire de l'ivresse. Joignez à cette 
intempérance d'imagination la subtilité de la dialectique 
grecque, et vous aurez la pire espèce de fohe, une folie ex- 
tatique et raisonneuse, d'autant plus incurable qu'elle se 
donne pour une sagesse transcendante, émanée directement 
de Dieu et qui se rit avec dédain de la vulgaire raison des 
mortels. Le premier et le dernier mot, l'alpha et l'oméga de 
la philosophie de l'Orient est le mysticisme; et, malgré ses 
prétentions à une perfection surhumaine et toute divine , le 
mysticisme est la négation même de la raison et de la mora- 
lité. D est vrai qu'en recommandant sans cesse d'écouter le 
Verbe et de s'unir à lui dans le silence de l'imagination et 
des passions , il semble faire consister la vertu dans la con- 
formité de nos pensées, de nos sentiments et de nos volon- 
tés avec la raison éternelle. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Il 
y a sous l'identité des termes une grave différence entre les 
philosophes de la Grèce et ceux de l'Orient, lorsqu'ils parlent 
du Logos. Pour les Grecs , la Raison ou le Verbe est ce qu'il 
V a d'immuable et d'universel dans l'ordre des choses. Prin- 
cipe inflexible et impersonnel, le Verbe vit et se manifeste 
dans les lois naturelles avant de s'imposer souverainement 
à nos esprits, et nous ne pouvons pas plus le plier à nos 
vues, que changer l'ordre de la nature ou de la destinée. 
Se conformer à la raison, c'est donc pour les philosophes 
grecs se conformer à une loi qui n'a rien de capricieux ni 
de variable, qui ne dépend ni de l'imagination ni de la sen- 
Hbilité, et qui peut bien être identique avec ce qu'il y a de 



328 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

plus profond et de plus intime dans la raison individuelle, 
mais qui ne dépend que de la raison universelle et première, 
parce que la loi n'est que l'expression des rapports néces- 
saires qui dérivent de la nature des choses, et que toutes les 
raisons génératrices des choses, comme disaient les Stoïciens, 
sont contenues originairement dans l'intelUgence de Dieu. 
Au contraire le Verbe des Orientaux, quoiqu'on le déclare 
tout d'abord immuable et éternel par essence, a je ne sais 
quelle tendance secrète à s'accommoder à nos faiblesses; 
il converse familièrement avec nous ; il nous console , il nous 
plaint, il nous encourage, il nous soutient: un ami ne sau- 
rait avoir plus de tendresse et de condescendance pour son 
ami. Naïve et sublime conception, pleine de consolations 
infinies pour l'homme , mais qui , moralement sans danger 
pour les âmes dquces et droites , ne tombe pas impunément 
dans ces esprits ardents ou impérieux , toujours prêts à faire 
de leur volonté la règle suprême du bien et du devoir! 
N'est-il pas à craindre, en effet, que le Verbe ne se fasse 
trop tout à tous , ou plutôt qu'on ne prenne pour des ins- 
pirations d'en haut les visions de son esprit et les saillies de 
sa sensibilité ? Le mysticisme a une logique qui lui est pro- 
pre , cette logique qui passe par-dessus les conditions néces- 
saires des choses, et qui se joue sans aucun scrupule in- 
tellectuel dans les contradictions les plus manifestes. Il fait 
de l'homme un néant et un Dieu. Lorsque vous entendez ses 
paroles de mépris et son cri d'alarme contre le corps, ses 
plaintes contre la sensibilité et l'imagination, ses sorties et 
ses dédains contre l'imbécile présomption de la raison et 
contre l'impuissance superbe de la volonté , vous croiriez 
qu'il n'y a rien dans la nature de plus méprisable et de plus 
abject que l'homme. Car enfin tout ce que le mysticisme 
foule ainsi aux pieds comme de la boue, c'est l'homme même. 
Mais tout-à-coup cet être si vil se transfigure : il peut s'unir 



DANGERS DE LA GNOSE. 329 

à Dieu, non-seulement par ses pensées et par ses volontés, 
mais encore d'une union si intime et si substantielle, qu'il 
vive de la vie dinne et qu'il soit parfait de la suprême per- 
fection. Le mystique s'interdit tout et se permet tout. Il dé- 
clare une guerre furieuse au corps ; il court avidement au 
devant de la douleur; il se fait un monstre du plaisir; il 
pense sans cesse à des tentations impossibles, afin de n'être 
jamais pris au dépourvu , et son imagination toujours en 
travail , non contente de lui grossir les dangers réels , lui 
crée des ennemis que l'homme purement homme ne con- 
naît pas. Mais bientôt, oubliant cette défiance excessive con- 
tre lui-même : «rien ne souille le Sage et le Pur, s'écrie-t-il; 
tout lui obéit et lui appartient ; les choses de la terre ne 
peuvent pas plus altérer son âme , que les ordures des fleu- 
ves ne salissent la pureté de la mer. S'il craignait que quel- 
que chose le souillât , il le fuirait : mais il use de tout , mais 
il se permet tout, parce qu'il a conscience de son inviolable 
pureté.» Hélas! et trop souvent l'on a vu dans le même 
homme des austérités effrayantes elles emportements les plus 
inouïs de la sensualité. Le mystique enfin est épris de la 
religion intérieure jusqu'à paraître mépriser les pratiques 
comme de vaines superstitions ; et cependant il donne dans 
l'excès des plus minutieuses pratiques. Ce ne sont d'abord 
qu'effusions intimes et qu'épanchements ineffables dans le 
sein de Dieu: l'homme n'est plus qu'amour et qu'adoration; 
il voit Dieu face à face, il le contemple avec ravissement, il 
le possède, il le sent en lui. Qu'a-t-il besoin des œuvres ser- 
vies de ceux qui craignent un maître sévère et irrité? N'est- 
il pas le fils et le bien-aimé de Dieu ? Mais la contemplation 
a ses défaillances , et le pur amour a ses sécheresses et ses 
langueurs: comment plaire à notre divin père? Comment 
attirer ou même forcer ses grâces ? Comme si la vertu rai- 
sonnable n'était pas assez précieuse devant ses yeux, on 



330 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

s'ingénie à le séduire par toute espèce de sacrifices et 
d'iiommages; on se plonge et l'on s'abêtit dans de ridicules 
pratiques; et ces purs esprits , si délicats et si difficiles sur 
la piété, deviennent des machines à formules et à génu- 
flexions. Voilà ce qu'on vit dans le Gnosticisme ou dans la 
sagesse orientale : un spiritualisme poussé jusqu'au délire et 
des imaginations matérialistes, l'anéantissement et la déifi- 
cation de f homme , une austérité extravagante et une licence 
sans mesure , la plus grande liberté et la plus grande ser- 
vilité à4'égard des traditions, les ravissements surnaturels 
de l'extase et la dévotion aux talismans et aux amulettes, 
toutes les contradictions et tous les extrêmes unis en des 
spéculations ténébreuses et confuses , et par dessus tout les 
justes rapports de fhomme avec l'homme et avec Dieu per- 
vertis, la vie et la réalité méconnues, le bon sens foulé aux 
pieds jusqu'au scandale. Les Pères de l'Église en furent 
effrayés, et même les gens sensés qui n'étaient pas chrétiens 
s'en émurent. Les Grecs surtout, ces Grecs qui n'admiraient 
qu'eux-mêmes et leurs productions, s'étonnèrent d'une sa- 
gesse que n'avaient pas connue les Aristote et les Platon. 
Déjà les idées orientales s'étaient glissées timidement dans 
Plutarque, dans Apulée et dans le théosophe Apollonius. 
Elles régnent, elles s'étalent fièrement et en souveraines 
dans iSuménius , qui égale Philon à Platon et qui met les 
brames, les mages et les prêtres de la Judée et de l'Egypte 
fort au dessus des sages d'Athènes. La Grèce était envahie 
par l'Orient; le mysticisme se répandait à flots dans la phi- 
losophie, et ce n'était pas seulement le dogme chrétien, 
mais encore l'esprit humain que le Gnosticisme menaçait 
d'engloutir.* 

Les Néo - platoniciens crurent qu'ils pourraient arrêter le 
torrent qui les emportait eux-mêmes à leur insu. Ds se pro- 

* Porphyre, De l'abstinence, I, chap. 42. 



BUT DES NÉO-PLATOMCIENS, ETC. 331 

posèrent de relever ce qu'ils appelaient rHellénisme , et de 
réunir contre la barbarie qui les enveloppait toutes les forces 
de la philosophie grecque. Mais quels que fussent le génie 
dePlotin, l'esprit de Porphyre, et l'érudition deProclus, 
l'événement prouva que cette entreprise d'éclectisme et de 
restauration était au - dessus de leurs forces ou plutôt du 
génie de leur temps. Jetons un rapide coup d'œil sur l'état 
des questions morales dans l'antiquité : nous comprenrlrons 
mieux ce qu'auraient pu faire et ce qu'ont fait les Néo-plato- 
niciens d'Alexandrie et d'Athènes. Le problème du souverain 
bien que la philosophie grecque avait toujours agité , com- 
prend trois questions très-distinctes : i° celle du bien absolu, 
qui n'est pas et ne peut pas être le bien de l'homme ; 2° celle 
du bien moral, lequel réside tout entier dans là droiture 
de la volonté ; 3° celle du bonheur. L'Académie , le Lycée et 
le Portique avaient plus ou moins représenté chacun de ces 
points de vue , mais comme ils les brouillaient sans cesse l'un 
avec l'autre, la morale abondait en paradoxes et en so- 
phismes, qui en obscurcissaient les plus belles vérités. On 
pouvait certes, comme l'espéraient les Néo-platoniciens, con- 
cilier ensemble et corriger l'un par l'autre Platon , Aristote 
et Zenon. Mais à quelle condition ? A la condition qu'on sût 
distinguer ce que ces grands maîtres avaient confondu, et que 
l'on approfondît séparément et chacune à sa place les trois 
questions essentielles de la morale. AJors on aurait vu que 
les Stoïciens n'avaient pas suffisamment éclairci la nature de 
l'obligation et du devoir, et que même ils avaient oublié 
dans la question du mérite moral ce qu'il y a de plus im- 
portant pour la vie humaine, l'idée de récompense et celle 
d'expiation si magnifiquement développée par Platon. La 
liberté sans laquelle il y a encore du bien , mais sans laquelle 
il n'y a plus de vertu , eût été restituée dans le Platonisme , 
qui n'aurait plus confondu les qualités naturelles avec les 



332 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

vertus , ni la science avec la moralité. Les analyses si pro- 
fondes d'Aristote sur le bonheur se fussent étendues et com- 
plétées par les doctrines du Phédon sur l'immortalité morale 
de notre être. Avec quelle clarté se seraient ensuite coor- 
donnés sous ces principes tant de nobles préceptes sur la 
liberté intérieure et sur le respect de soi-même , sur le prix 
de l'activité , sur la force d'âme , sur la résignation , sur la 
confiance généreuse en Dieu et dans la vertu , tant de belles 
théories sur l'égalité des hommes, sur la tolérance mutuelle 
et sur la charité, enfin tant de vérités aussi élevées que pra- 
tiques sur les droits et la dignité des sujets , sur les devoirs 
et l'autorité des magistrats, sur l'essence des lois et la cause 
finale des gouvernements! Il serait sorti de cet éclectisme un 
vaste système, capable de lutter je ne dis pas avec succès, 
mais avec honneur contre le christianisme, auquel les nou- 
veaux Platoniciens eurent l'imprudence de s'attaquer. Et 
puisqu'il était impossible , surtout à cette époque , de ne 
point faire une large place aux tendances et aux idées reli- 
gieuses, n'eût -ce pas été un acte de profonde sagesse de 
démontrer que Dieu, qui nous est accessible comme pro- 
vidence et comme principe de la loi morale, nous est abso- 
lument impénétrable dans son essence infinie ? Mais ce qu'ils 
pouvaient faire, les Néo-platoniciens ne l'ont point fait. Ils 
n'ont rien débrouillé , rien éclairci. Au heu de faire avancer 
la science morale , ils l'ont jetée dans une fatale voie , dans 
cette voie séduisante et perfide du mysticisme, au bout de 
laquelle est la superstition avec tout son attirail matérialiste 
de pratiques et de symboles. Lorsqu'il eût fallu surexciter 
tout ce qu'il restait d'action et de vie dans la société , ils n'as- 
pirèrent qu'à mourir à eux-mêmes et au monde pour se 
rejoindre enfin à leur Dieu abstrait et indéterminé ; en atten- 
dant, ils rêvaient une vie angélique et céleste dans ce corps 
mortel. 



BIEN, LIBERTÉ, ETC. 333 

L'Empire n'en pouvait plus; le despotisme, la centralisa- 
tion , la fiscalité , la grande propriété et l'esclavage l'avaient 
épuisé et le laissaient ouvert et sans défense contre les 
attaques des barbares ; des paysans affamés et désespérés se 
soulevaient dans les Gaules et en Espagne pour courir sus 
aux riches qui les^avaient dépouillés par l'usure. Que trouve- 
t-on dans les Alexandrins sur les problêmes politiques et 
sociaux qui étaient alors des questions de vie et de mort ? 
Alypius rencontre Jamblique et lui demande pour éprouver 
sa science , s'il est vrai ou non « que le riche soit injuste ou 
fils d'injuste ; car, ajoutait-il, il n'y a pas de milieu. » Jam- 
blique^ffrayé du danger de la question ne trouve qu'une ré- 
ponse évasive. «Tout cela m'est étranger, dit-il, et je ne cherche 
point si un homme l'emporte sur un autre par la grandeur 
de ses biens , mais s'il abonde en véritables vertus. » Voilà 
l'esprit des Néo-platoniciens d'Alexandrie et d'Athènes ; ils 
ne sont pas de ce monde; ils ignorent ce qui intéresse la 
vie et la société. Ce qui leur plaît dans le Stoïcisme , c'est son 
impassibilité, qu'ils trouvèrent moyen d'exagérer encore; je 
ne saurais dire ce qu'ils ont pu emprunter à la morale si 
active d'Aristote ; et Platon lui-même leur eût paru trop po- 
litique et trop mondain, s'ils n'eussent imaginé je ne sais quels 
biais pour quintessencier ses moindres paroles et pour leur 
donner un tour de spiritualité. Quoi qu'ils disent et quoi 
qu'il fassent, les Néo-platoniciens sont plus près de la Grèce 
orientale que du vrai Hellénisme : ils passent à l'ennemi en 
prétendant le combattre. 

Sans nous enfoncer dans leur profonde et ténébreuse 
théologie, dans leurs divisions et subdivisions des dieux et 
des démons, dans la subtile multiplicité de \eurs Hé^mdes et 
de leurs Triades, il nous est impossible d'exposer leur morale 
sans dire un mot de leur métaphysique. Dieu est à la fois 
l'Un , l'InteUigence et l'Ame universelle. De l'Un émane 



334 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

l'Intelligence qui est aussi l'Être ; de l'Intelligence procède 
l'Ame universelle , d'où sortent toutes les âmes particulières. 
Les âmes tiennent à l'Ame universelle; l'Ame, à l'Être et à 
l'Intelligence; l'Intelligence et l'Être, à l'Un, au Premier, au 
Bien absolu. Or, chaque principe inférieur tend et aspire 
incessamment au principe d'où il émane, par un mouvement 
nécessaire de retour. Emportés d'un côté vers la matière, 
origine de la multiplicité et du mal, emportés d'un autre côté 
vers l'Un, qui seul est affranchi de toute matière et qui est 
le Bien même , tous les êtres flottent ainsi entre le bien et le 
mal, l'être et le néant. Échapper à la multiplicité de la ma- 
tière, c'est se sauver du mal; tendre à retourner à l'Un et y 
retourner en effet, c'est le bien pour tout ce qui n'est pas 
le Bien en soi. L'homme, jeté au miheu d'un monde infini 
d'âmes et de corps, incline au mal par le corps auquel il est 
lié; mais en tant qu'âme, il aspire irrésistiblement au Bien. 
Sa perfection , c'est de s'arracher au corps et à la matière 
pour se réduire à sa spirituahté essentielle et pour se sim- 
plifier, jusqu'à ce qu'il s'unisse au Bien ou à l'Un. Mais cette 
simplificcfti on, cette unification n'est possible que par l'inteUi- 
gence du Beau et du Vrai, qui conduisent l'âme au Bien, avec 
lequel elle se confond et où elle s'abîme par un suprême effort. 
Appétit nécessaire de l'être et de l'unité, appétit néces- 
saire du multiple et du néant, voilà les deux mouvements 
essentiels dont notre âme est agitée, et qui la conduisent à la 
félicité ou à la misère, selon que l'un ou l'autre domine en 
elle. On ne voit pas où pourrait se trouver la liberté entre 
ces deux inclinations opposées et nécessaires. Cependant l'âme 
est libre , selon Plotin et les autres Néo-platoniciens. En 
faisant l'homme avec le désir du bien , Dieu a voulu qu'il fût 
bon; en lui donnant la volonté , il a voulu qu'il le fût Ubrement. 
«D ne faut pas, dit Plotin, que la Providence soit telle que 
nous ne soyons rien.» Mais de quelle espèce de Hberté parle- 



BIEN, LIBERTÉ, ETC. 335 

t-il? Ne garde-t-il pas le mot en abandonnant la chose? Un 
être est libre, selon les Néo-platoniciens, lorsqu'il agit selon 
sa nature , pourvu qu'il soit raisonnable. Or, la nature de 
tout être raisonnable tend nécessairement au bien; la volonté 
et la liberté ne sont donc que l'acte même par lequel l'àme 
se porte au bien en vertu de son essence. Tout mouvement 
qui l'y pousse ou qui l'y conduit est volontaire et libre; tout 
mouvement qui l'en détourne et qui l'en éloigne est fatal. Il 
n'y a point de fataliste qui fasse difficulté d'admettre une 
liberté de cette sorte. 

Quoique l'être raisonnable ne puisse vouloir le mal, notre 
âme cependant obéit ou résiste à l'impulsion divine; elle 
incline vers Tintelligible ou vers le sensible. En soi , elle est 
pure, elle va spontanément à l'Intelligence. Que si elle fléchit, 
c'est que sa vue s'obscurcit et se trouble , c'est qu'elle arrête 
complaisamment ses regards sur la matière qui n'a rien 
d'intelligible , ou qu'eUe est comme emportée par le flot des 
choses sensibles et de la génération. Son malheur, c'est de 
ne point dompter les passions qui lui viennent du corps et 
de l'impression des objets extérieurs. Donc son premier pas 
dans la voie de la perfection est de se délivrer du trouble , 
de la corruption et de la fohe de la matière. On voit par là 
quel est le rôle de la vertu: autre chose est la vertu, autre 
le bien; autre chose est le mal, autre le vice. La vertu n'est 
qu'un moyen dont le bien est la fin; le vice est un faux 
mouvement dont le mal est le terme. Chacune des vertus 
n'est que l'action permanente de l'âme , imprimant aux fa- 
cultés inférieures, à la sensation, à l'appétit, à l'imagination , 
à la colère, une direction conforme au désir inné qui nous 
entraîne vers l'Être et le Bien. Elles n'aboutissent pas pré- 
cisément à la perfection qui est la vie pure de l'âme et 
de l'intelligence, ou plutôt quelque chose de supérieur à 
l'intchigence et à l'âme : elles nous y préparent en nous 



336 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

purifiant, en nous dégageant de la matière et du mal. Ces 
idées générales sur le vice et sur la vertu peuvent paraître 
d'abord fort innocentes : nous allons voir pourtant que leur 
conséquence nécessaire est un déplorable quiétisme. 

Porphyre (et quoique cette division lui appartienne en 
propre , il ne fait qu'exprimer clairement la pensée de l'école) 
distingue quatre espèces de vertus. Le sage ne s'élève que 
par degrés à la vie parfaite. Or, le premier degré est la vie 
politique, condition nécessaire de toute vertu et de toute 
perfection. La vertu politique consiste à être modéré dans 
ses passions et à suivre dans sa conduite les lois du devoir 
et de la raison. Son objet est de nous rendre faciles et bien- 
veillants dans notre commerce avec nos semblables , et d'unir 
les hommes entre eux dans la paix et dans l'amitié. Elle 
comprend quatre vertus : la prudence qui procède de la 
raison ; le courage qui procède du cœur ; la tempérance qui 
est l'accord de nos appétits avec la raison; la justice enfin 
qui consiste en ce que chacun des principes de notre être 
s'acquitte de ses offices de commandement ou d'obéissance. 
2° Les vertus purificatives sont en même nombre et portent 
les mêmes noms que les vertus politiques , mais elles sont 
déjà d'un ordre plus relevé. La prudence consiste à n'agir 
que par les facultés propres et essentielles de l'âme; résister 
aux influences, aux enchantements, aux sortilèges du corps, 
c'est la tempérance; ne pas craindre de mourir véritablement 
en se séparant du corps, c'est-à-dire de vivre comme si 
l'on était déjà mort, c'est le courage; la justice est le règne 
absolu de l'intelligence dans le silence ou l'anéantissement 
des sens et des passions. Le but des vertus politiques était 
de rendre nos appétits plus traitables et moins farouches 
pour nous former à la société; le but des vertus purificatives 
est d'arracher complètement l'âme à l'esclavage du corps et 
du monde pour préparer l'homme à la vie divine. 3° Lorsque 



DES VERTUS ET DE LEURS ESPÈCES. 337 

l'âme est ainsi purifiée , il s'élève un nouvel ordre de vertus 
qui consistent tout entières dans la connaissance de l'être 
véritable : la tempérance , le courage , la prudence et la 
justice n'ont plus pour objet que l'intelligible, et pour fin 
que la contetnplation. En parlant de cette troisième espèce 
de vertus , Porphyre n'inventait rien : il se contentait d'ex- 
poser plus méthodiquement les idées un peu confuses de 
son maître. Plolin en effet, après avoir expliqué les vertus 
politiques et les vertus purificatives, ajoutait: «Que si l'on 
attribue encore des vertus à la vie parfaite de l'àme, si 
l'on parle encore de tempérance, de courage, de justice 
et de prudence, les mots prennent un sens tout autre : la 
tempérance, c'est la conversion de l'âme toute entière en 
elle-même; le courage, c'est la persévérance de l'âme dans 
son indépendance et dans sa pureté; la justice, c'est le libre 
élan de l'âme vers ce qui lui convient; la prudence, c'est la 
contemplation des Idées en elles-mêmes. » 4^ Reste une qua- 
trième espèce de vertus, si toutefois ce nom de vertus n'est 
pas indigne des perfections d'une âme qui est toute à Dieu, 
toute en Dieu , qui est Dieu même : l'âme ne les possède 
qu'autant qu'elle est devenue une Intelligence pure, ou plutôt 
qu'elle s'est élevée au-dessus de l'Intelligence, comme l'Un 
ou le Bien est au-dessus de l'Intelligible ou de l'Être. Il y a 
donc quatre sortes de vertus : les vertus politiques qui font 
l'homme de bien; les vertus purificatives qui font l'homme 
divin; les vertus de l'âme pure, qui font le dieu , c'est-à-dire 
qui nous égalent aux dieux issus du Premier ; et enfin les 
vertus de l'Intelligence pure , qui font en quelque sorte le 
Père des dieux, c'est-à-dire qui nous unissent et nous iden- 
tifient avec l'Un, duquel émanent tout Être et toute Intelli- 
gence. Le caractère commun et le lien de toutes les vertus, 
c'est de ramener l'âme à son principe.* 

* Plot.. En. I, liv. II, ch. 1, 2, 3, 5, 6, 7. — Poiph., Sentences, art. XXXIV. 
II. 22 



338 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORÎEMALE. 

Remarquons, avant de passer outre, que les Néo-platoni- 
ciens se faisaient illusion à eux-mêmes , lorsqu'ils posaient 
la vertu politique comme un des degrés nécessaires de notre 
perfectionnement, et que c'est là simplement une de ces con- 
cessions, que les systèmes font de temps en temps au sens 
commun pour les retirer aussitôt. La pensée véritable des 
mystiques d'Alexandrie et d'Athènes est dans ce mot de Plotin : 
«Quiconque possède les vertus supérieures possède aussi 
les inférieures éminemment et en puissance.» A quoi bon 
s'occuper de celles-ci ? Ne sont-elles pas dans le perfection- 
nement de notre être un de ces degrés, par dessus lesquels 
il est possible de sauter tout d'abord? Aussi Plotin s'efTorçait- 
il de détourner des affaires ceux de ses amis qui s'y sen- 
taient portés, et leur donnait-il pour exemple Piogatianus, 
qui s'était affranchi de tout soin de cette vie, qui avait 
renvoyé ses esclaves et qui refusait obstinément les dignités 
publiques. La vertu politique ou sociale, c'est-à-dire la 
meilleure part de la vertu, ne figure que pour mémoire 
dans les théories des Néo-platoniciens : ce n'est qu'un vain 
mot qu'on peut effacer , sans qu'il y ait la moindre lacune 
dans la suite de leurs doctrines. A quoi serviraient à un Dieu 
les vertus dont les hommes font un si grand cas? Or, ce 
que Plotin se propose, c'est de ressembler aux dieux et non 
aux hommes; ou, comme il le dit lui-même, son but n'est 
pas d'être exempt de péché , mais d'être Dieu. De là une des 
plus graves illusions de ce grand esprit et de ceux qui l'ont 
suivi : ils font de la condition de la vertu quelque chose de 
plus précieux que la vertu même. Si c'est un devoir pour 
riiomme de s'affranchir, autant que possible, de la loi du 
corps et des passions , c'est qu'un être, né à la fois pour agir 
et pour penser, a pour loi suprême de n'agir que par raison 
et avec liberté. Se dépouiller du vieil homme, ce n'est pas se 
dépouiller de l'humanité; c'est mettre à la place de l'animal. 



IMPASSIBILITÉ, ETC. 339 

soumis à la fatalité de l'instinct, l'homme intelligent et libre, 
qui dans toutes ses démarches et ses actions, même dans celles 
qui lui paraissent communes avec la bête, ne prend plus pour 
règle et pour guide que la raison. Celui qui méprise l'action 
pour n'estimer que ce pouvoir sur soi-même, qui est la 
condition, mais non point le fond de la moralité, sacrifie, 
qu'il le sache ou qu'il l'ignore, la fin au moyen. Les Néo-pla- 
toniciens sont tombés dans l'erreur des ascètes de tous les 
temps et de tous les pays : lorsque la vertu sociale est pres- 
que tout l'homme, ils n'en ont fait qu'un accessoire superflu 
de leur chimérique perfection ; au lieu de sanctifier la vie, 
ils ont trouvé plus simple de l'anéantir. Aussi presque tout 
ce qu'il y a d'intelligible dans leur morale est-il purement 
négatif* 

Se purifier pour l'àme, c'est se séparer du corps pour se 
recueillir toute en soi. « Ce que la nature a lié, dit Porphyre, ' 
la nature le délie : l'àme seule déhe ce qu'elle a hé. La na- 
ture a lié le corps à l'àme, mais elle l'en sépare par la mort; 
c'est l'âme elle-même qui s'est attachée au corps, et seule 
elle peut s'en dégager par la mortification. Ce qui nous en- 
chahie et nous cloue au corps, c'est la sensation, ce sont les 
plaisirs et les douleurs que la sensation fait naître et que 
la mémoire et l'imagination perpétuent en les fortifiant. 
Ainsi, tantôt les sensations de l'ouïe nous amollissent et pro- 
voquent en nous des mouvements voluptueux , tantôt elles 
exaltent jusqu'à la fureur la parfie irascible de notre âme. 
On sait combien l'usage des parfums favorise la folle passion 
des amants. Peu s'en faut que le toucher ne transforme toute 
en corps l'âme dégénérée. La mémoire et l'imagination , 
échauffées par les sens, émeuvent en nous une multitude de 
passions, le désir, l'amour, le chagrin, la crainte, l'inquiétude 

* Plot., Enii. I, liv. II, chap. 6,7. — Porph., Vie de Plotin , H 1, 7. 



310 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

l'envie, la colère; et de ces passions naissent les opinions 
fausses , qui les irritent encore davantage. Les jeûnes , 
les privations, les austérités et la solitude peuvent seuls 
affaiblir la puissance du plaisir, qui nous soumet comme des 
vaincus et des esclaves à toutes les choses du dehors, et ce 
n'est que par l'abstinence et par la mortification que se forme 
et croît la bonté intérieure, c'est-à-dire notre ressemblance 
avec Dieu. Voilà ce que Porphyre développe éloquemment 
dans sa lettre à Marcella. «Il serait impossible aux âmes, 
destinées à préparer ici-bas leur retour vers le ciel, de 
quitter cette terre de passage et d'exil, si elle était un lieu 
de déhces et de volupté. On ne gravit pas au sommet d'une 
haute montagne sans effort ni fatigue: c'est par le suppKce 
continuel et par la mort du corps, que l'àme arrive à la vie 
véritable. La douleur est une chaîne de fer, qui pèse trop 
■lourdement sur nous pour ne pas nous faire désirer notre 
affranchissement, tandis que le plaisir est une chaîne d'or, 
dont l'éclat nous empêche de sentir tout le poids.» Celui qui 
fait trop souvent usage de ses sens, même sans apparence de 
plaisir et d'attachement, se distrait pourtant de sa véritable 
fin en se livrant au monde par la sensibilité. «Il fuit loin de 
Dieu, s'écrie Plotin , il fuit loin de lui-même. Et comment 
celui qui s'est perdu soi-même , serait-il capable d'en trou- 
ver un autre? Donc le fils, qui par une sorte de funeste délire 
s'est jeté tout entier hors de soi, ne saurait trouver et re- 
connaître son père.» Ce sont là certes de nobles erreurs, et 
quoique le plaisir ne soit pas .ce monstre dont nous parlent 
les Néo-platoniciens, on voit tant d'hommes lui sacrifier les 
fonctions auxquelles il est lié et dont il ne devrait qu'aider 
l'accomplissement, qu'on aime toujours à trouver dans un 
philosophe un ennemi de la volupté , un contempteur de la 
souffrance. 
Mais une chose me gâte toute cette hauteur de spiritualité 



IMPASSIBILITÉ, ETC. 3 il 

impassible : je vois toujours nu bout le quiétisme et l'iiiclifle- 
rence pour l'humanité. Porphyre, je le sais, paraît se souve- 
nir de la force et de l'énergie stoïqucs , et rien ne revient 
plus souvent dans sa lettre à Marcclla que des maximes 
telles que celles-ci: a La peine et le travail sont des néces- 
sités pour qui veut atteindre à la vertu. Ce n'est point dans 
le repos et l'oisiveté que s'acquiert le souverain bien , et l'on 
doit accepter les accidents de la vie, comme des exercices 

et des préparations à la vie future Agissez non par le 

ministère de vos serviteurs, mais par vous-même; ce qu'on 
fait ainsi se fait vite et bien , et l'on doit employer les 
membres à l'usage pour lequel ils ont été faits Le re- 
pos et la quiétude sont le partage des dieux et non des 
hommes.» Mais lorsqu'on regarde les occupations terrestres, 
■comme autant de tentations, n'est-il pas plus sûr de les 
éviter que de s'y engager intrépidement à ses risques et 
périls? « Eloignons-nous donc, dit Porphyre, des lieux où 
nous pourrions tomber au milieu des ennemis, et craignons 
de tenter le combat, de peur que par trop de confiance dans 
la victoire nous ne trahissions seulement notre impéritie et 
notre présomptueuse faiblesse.» Tout contact avec la matière 
est pour l'àme une souillure; tout commerce avec la vie 
nous attache davantage à notre enveloppe corporelle et pé- 
rissable. Mais celui qui veut combattre pour le prix olym- 
pique de la vertu doit entrer nu et pur dans la carrière. Le 
travail, dont nous parle Porphyre, est un travail tout inté- 
rieur et une activité qui se consume en elle-même; car la 
fin d'une action hbre , dit Proclus , est la liberté même 
de cette action. Or, ces peines, auxquelles l'homme doit se 
soumettre, ne sont que des peines factices et de fantaisie, 
qu'on s'impose à soi-même et qu'on choisit à son gré, qui 
flattent l'imagination et qui nous plaisent, parce qu'elles sont 
notre ouvrage, mais qui bien souvent, loin de nous apprendre 



34:2 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

la vie et ses devoirs ternes et monotones, parce qu'ils sont 
continus , nous laissent d'autant plus délicats et plus mous 
pour les peines réelles, qui dépendent des choses, et non 
de notre choix. Tel qui prend plaisir à s'ensanglanter à 
coups de disciphne ne voudrait pas supporter la piqûre 
d'une mouche; tel qui s'inflige les plus rudes jeûnes crain- 
drait de se déranger et de se fatiguer pour rendre un ser- 
vice obscur et vulgaire à un ami; tel qui brave les affronts 
et le mépris du monde entier s'impatienterait jusqu'à la 
colère à l'impertinente réponse d'une servante. Ne mettez 
pas trop à l'épreuve toute cette patience d'imagination et de 
luxe: elle pourrait n'être qu'une bi'illanle armure, inutile 
pour le combat. Porphyre, avec tout ce stoïcisme qu'on lui 
reprochait dans l'école, n'en admet pas moins la maxime 
favorite du quiétisme. « Il faut nous tenir éloignés et dés- 
œuvrés qui dissipent inutilement notre aciivité , et des pen- 
chants naturels qui nous y portent, et des passions qui nous 
y attachent.» Or, à force de ne s'intéresser ni à son corps ni 
au monde, il est à craindre qu'on ne finisse par ne plus 
s'intéresser au bien ni au mal d'autrui, et qu'en s'élevant 
au-dessus de la terre, on ne devienne étranger à l'humanité 
Dans le Stoïcisme, il y avait une tendance pratique et so- 
ciale, qui faisait contre-poids à l'impassibilité; mais ce contre- 
poids n'existe ni pourPlotin, ni pour Porphyre, ni en général 
pour les mystiques. Que Plotin se dise à lui-même : «De 
quoi gémis-tu? De la souffrance? c'est la condition de la 
victoire. De l'injustice? qu'est cela pour un immortel? De 
la mort? c'est la délivrance, et si une bonne vie est un bien, 
une bonne mort est encore préférable; » il pourrait n'y avoir 
là que la vigueur et la confiance d'une âme qui se sent 
supérieure à la matière et aux accidents de la nature. Mais 
l'indifférence du philosophe allait plus loin. Nous voyons 
dans sa vie écrite par Porphyre, qu'il n'aimait pas à dire 



IMPASSIBILITÉ, ETC. 3i3 

(le quels parents il était né, dans quelle patrie, en quel 
temps, comme s'il eût rougi et se fût indigné de se voir jeté 
dans un corps, lui, âme céleste et pur esprit. Le sage a-t-i! 
une patrie? des parents? des enfants? Sa patrie est au ciel; 
son père, c'est Dieu; et sa famille, les âmes pures qui con- 
templent sans fin l'essence première et ineffable. S'inquiétera- 
t-il en laissant sa dépouille mortelle à la terre de la conduite 
future de ses enfants? S'ils sont raisonnables et dignes de 
lui, ils agiront bien; sinon, en quoi méritent-ils l'attention 
du sage? Il ne gémira ni sur la perte de ses amis les plus 
chers, ni sur la mort même d'un fils. Que lui font les mi- 
sères des hommes? Les épidémies et les guerres ne sont ni 
des fléaux pour l'espèce, puisqu'en poussant des milliers 
d'êtres hors du monde , elles y font place pour d'autres 
acteurs, ni des maux pour celui qu'elles enlèvent, parce qu'il 
échappe par une prompte mort à la vieillesse et aux infir- 
mités. La mort est si peu de chose que la guerre même se 
fait avec pompe et comme en cérémonie. Ce ne sont que 
jeux de théâtre. Il faut assister comme à un spectacle aux 
meurtres, aux carnages, aux prises et aux pillages des villes : 
changements de personnages et de scènes, comédies de 
pleurs et de gémissements. Dans tous les actes de la vie, ce 
n'est point l'homme véritable qui pleure et qui gémit; c'est 
l'ombre extérieure de l'homme, c'en est le personnage et le 
masque. Les enfants ne se lamentent-ils pas pour des maux 
ridicules et sans réahté?* 

On chercherait vainement un tel mépris de la vie et de 
l'humanité dans tous les philosophes grecs qui ont précédé 
Plotin : pour le trouver, il faudrait aller 'jusqu'à l'Inde et à 
ses grands poëmes panthéistiques. Aussi tandis que tous les 

* Plot., Enn. I, liv. II, chap. 1, 3, 4, G, 7; liv. IV, U; II, liv. IX, 0;- 
III, liv. II, 15; - VI, liv. IX, 7. — Porph., Sent., art. VIII, IX, XLIX-LV.- 
khit, I.chap. 1, 2, 3, 30, 31, 32, 33. - Lett. à Marcella, chap. 5, 6, 7, 
9, 26, 35. 



3-44 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

antres moralistes de la Grèce sont pleins d'enseignements 
sur la société antique, les Néo-platoniciens, à l'exception de 
leur lutte contre le Christianisme, ne présentent rien qui 
rappelle qu'ils ont vécu à une époque plutôt qu'à une autj-e. 
Socrale, Platon, Aristote sont des citoyens: nous retrouvons 
en eux toutes les grandeurs et toutes les misères de la société 
grecque. Nous voyons se dresser à côté de Sénèque et d'Épi- 
ctète les Néron et les Domitien, les Pallas, les Tisellin et les 
Narcisse; nous entendons l'humanité réclamer en faveur des 
gladiateurs et des esclaves; et nous sentons, jusque dans la 
fière impassibilité du sage , les indignations et les cris étouffés 
de la liberté qui expire. L'homme a presque disparu de la phi- 
losophie des Alexandrins. L'administration, le palais impérial 
et la fiscalité dévoraient la substance des peuples; des pro- 
vinces se dépeuplaient et faute de culture n'étaient plus habi- 
tées que par les bêtes fauves; les curiales étaient attachés par 
les lois à leur propriété, comme à un instrument de supplice; 
des bandes de colons, d'esclaves fugitifs et de propriétaires 
désespérés se formaient en Gaule et en Espagne, toutes 
prêtes à se joindre aux barbares, qui avaient commencé 
leurs incursions sur les terres de l'Empire : jeux d'enfants! 
changements de scènes et de décorations! Tout cela valait-il 
la peine qu'on détournât son cœur et sa pensée du ciel qui 
nous attire? Le mysticisme est en apparence tout sentiment, 
tout amour : d'où viennent donc cette sécheresse de cœur 
et ce défaut d'entrailles qui nous rebutent dans toute philo- 
sophie mystique? N'est-ce point surtout de ce mépris ou de 
ce désintéressement indiscret de la vie, dont Plotin et ses 
disciples font tant 'de gloire? Porphyre avait raison : le fon- 
dement sur lequel s'élève la piété véritable est la philan- 
thropie ou l'amour de l'humanité; mais où donc ce sentiment 
a-t-il sa place dans l'orgueilleux et oisif ascétisme des 
Alexandrins? 



contemplation; extase. 345 

Cette négation de la vie et c'e tout ce qu'il y a criiumain 
dans l'homme est pour l'histoire morale la seule partie 
vraiment importante du Néo- platonisme. Nous ne sommes 
cependant qu'au second degré de l'échelle que l'àme doit 
monter pour arriver à la perfection. Au-dessus des vertus 
sociales et des vertus pui'ificatives est la contemplation ; 
au-dessus de la contemplation, l'extase. Nous avouons 
ici notre embarras : comment faire connaître deux états 
de l'âme que nous ne connaissons point? Rêves ou non , il 
faut pourtant que nous en disions quelque chose, ne se- 
rait-ce que pour faire voir dans quelles imaginations s'en- 
dormait ce qui restait de vie intellectuelle dans le monde 
anti(|ue. Oue Plolin donc nous explique la contcm|)lation et 
l'extase. 

La vertu est la condition, mais non l'intermédiaire de la 
contemplation : ce qui conduit l'àme à rintelligible ou à 
l'intelligence, c'est la beauté. Nous allons, comme le disait 
Platon, d'un beau corps à un beau corps, de la beauté phy- 
sique à la beauté des mœurs, puis à celle des vertus et des 
sciences pour arriver à l'Intelligence. C'est donc par le 
spectacle du beau hors d'elle et en elle-même, dans la nature 
et dans la conscience que l'âme parvient à la contemplation 
du monde intellii-ible ou de la beauté véritable. De la beauté 
corporelle qui l'inquiète et qui l'agite, elle va à la beauté des 
vertus et des sciences, qui la remplit d'une douce ivresse, 
sans toutefois la satisfaire entièrement; car elle sent que cette 
beauté supérieure n'est encore qu'une beauté empruntée. Ne 
pouvant s'arrêter là, l'âme est plutôt enlevée qu'elle ne s'élève 
à l'Intelligence, principe de toute beauté. Alors non-seule- 
ment elle est transportée, ravie par ce niagnitique spectacle; 
mais elle est comme transfigurée par la lumière divine 
qui l'enveloppe et la revêt tout entière. De belle qu'elle était, 
elle devient la beauté même; de puissance contemplative, 



3-i6 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

elle devient objet de contemplation; elle se confond avec 
l'Intelligence ou le Verbe de Dieu. «C'est par cette vision 
bienheureuse, dit Piotin, qu'on atteint la béatitude : celui 
qui en est privé est malheureux. On n'est pas misérable 
pour ne pas voir de belles couleurs ou de belles formes, ni 
pour ne pas acquérir le pouvoir et la royauté; on est misé- 
rable, lorsqu'on est privé de la possession du seul objet, 
auprès duquel les royaumes et l'empire de la terre, de la 
mer et du ciel ne méritent que nos dédains.» Cette félicité 
est un acte pur qui ne consiste point dans le mouvement, 
mais dans le repos ; elle n'a rien de commun avec les vo- 
luptés des sens, quoique la pauvreté du langage nous force 
de dire qu'elle est unie au plaisir, à peu près comme les 
poètes parlent de l'ivresse du nectar, des festins de l'Olympe, 
et du rire des dieux et de Jupiter lui-même. 

Mais là n'est pas encore le terme de la perfection et de la 
félicité absolue : il y a un degré plus sublime d'abstraction 
et de simplicité. La contemplation implique deux choses , ce 
qui contemple et ce qui est contemplé, la raison qui nous 
parle, et nous qui l'écoutons dans le ravissement. Il faut que 
cette dualité disparaisse pour que l'àme soit au bout de ses 
forces et pour qu'elle s'abîme dans le Bien. Mais comment se 
fait cette union complète et cet anéantissement bienheureux? 
C'est ce que Piotin ne daigne pas nous dire: c'est là le mystère 
que la parole ne saurait exprimer, et qui est aussi incom- 
préhensible qu'ineffable, même aux initiés. Piotin affirme 
seulement que l'Un apparaît dans l'àme, qu'elle le contemple 
face à face, qu'elle le possède et qu'elle en est possédée, 
qu'elle s'identitie pleinement et absolument avec lui; et telle 
est l'intimité de cette union que l'àme ne se sent plus distincte 
de l'objet de sa contemplation et de son amour. Dépouillée 
de toutes ses facultés, des sens, de la passion, du mouve- 
ment, du désir, de la pensée, môme de la conscience et de 



contemplation; extase. 347 

la personnalité, elle se fond, elle se consomme en un avec 
Dieu: sa perfection et son bonheur sont accomplis, puis- 
qu'elle est parfaite de l'absolue perfection du premier Être, 
heureuse de sa béatitude. *.(Ceux à qui cet état supérieur est 
inconnu, nous ditPloiin, peuvent s'en faire quelque idée 
par les amours d'ici-bas , lorsqu'on aime ardemment et que 
l'on obtient ce qu'on aime. Mais les amours de ce monde 
ne s'adressent qu'à des objets mortels et à des fantômes. Ils 
passent et changent, parce que nous n'aimions pas réellement 
et que nous nous étions attachés à ce qui n'est pas notre 
bien, le but de nos désirs. Là-haut seulement est le véritable 
objet de l'amour, avec lequel on peut s'unir, parce qu'il n'est 
pas recouvert d'une enveloppe extérieure de chair. Là il 
n'y a plus rien entre ce qui aime et ce qui est aimé ; ils ne 
sont plus deux; mais tous deux, ils ne sont qu'un. » L'union, 
oui, l'union complète, absolue, substantielle avec l'Un sans 
forme et sans essence, mais qui est supérieur à toute forme, 
à toute essence et, par conséquent, à l'hitclligence et à la 
Beauté : voilà le souverain bien et la Cm suprême de l'âme. 
Ainsi la fin de notre activité est quelque chose d'indépen- 
dant de notre activité et (jui dépasse infiniment sa portée 
et ses forces ; la perfection de la pensée et de la vie est 
l'anéantissement même de toute vie et de toute pensée. îl ne 
faut donc point se fatiguer à poursuivre l'objet infini qu'on ne 
peut atteindre , mais qui se donne lui-même. Il faut attendre 
en repos qu'il apparaisse, comme l'œil attend le lever du 
soleil qui, surgissant de l'Océan au haut de l'horizon, s'offre 
tout à coup et de lui-même aux regards éblouis. C'est ce que 
Plotin exprime encore par cette vive image. Lorsque l'àme 
est parvenue aux dernières limites de l'Intelligible, voilà que, 
soulevée par le flot de l'Intelligence qui s'enfle et comme 
portée sur la cime d'une vague, l'àme aperçoit soudain le 
Bien infini sans savoir comment: l'intuition rcmpUt nos yeux 



348 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

de kiraière, et cette lumière ne nous fait pas voir un autre 
objet qu'elle-même; mais elle est elle-même et la vision et 
son objet. On ne peut en clouter, c'est Dieu qui fait tout dans 
cet acte suprême. J'ajoute que Dieu est tout , et que 1 ame a 
disparu pour se transformer en lui ou plutôt pour lui faire 
place. Seule à seule avec Dieu, ou plutôt tout entière h Dieu 
et en Dieu, elle ne se sent plus, et dans le silence extatique 
où elle s'abîme, elle n'affirme plus rien d'elle-même, ni 
qu'elle est homme, ni qu'elle est animée, ni qu'elle est être 
et pensée, ni quoi que ce soit au monde. Ce transport, ce 
ravissement, cette absence de tout mouvement, de tout 
désir et de toute pensée, cette absorption sans conscience 
dans l'unité, tel est le comble du bonheur, telle ia fin divine 
à laquelle toute intelligence aspire. Ne dites pas à Plotin qu'on 
ne saurait comprendre un bonheur sans conscience. Pour- 
quoi non? répondrait-il. L'homme de bien n'est-il pas heu- 
reux, même quand il dort? «La conscience paraît se pro- 
duire, quand l'acte spirituel se réfléchit et se répercute, 
comme un objet sur une surface pohe. L'image a heu, lors- 
qu'un corps est devant un miroir; mais le corps n'existe pas 
moins, quand il n'y a pas de miroir qui le réfléchisse. De 
même , l'acte sjiirituel n'en existe pas moins , quand son 
image est absente. Il n'est pas nécessaire, lorsqu'on ht, de 
réfléchir qu'on lit, surtout si on lit avec la plus profonde 
attention; et celui qui fait une action énergique ne se dit 
pas nécessairement à lui-même qu'il fait une action éner- 
gique. Même ces réflexions ,. qui accompagnent quelquefois 
les actes, loin de les rendre plus parfaits, ne font que les 
affaibhr et que diminuer leur intensité.» La vie, comme le 
bonheur, est dans l'énergie pure et parfaite de l'essence , et 
cette énergie ne s'endort point dans le sommeil, ne se perd 
point dans l'absence de tout sentiment. Nous l'avouons 
toutefois, nous n'en comprenons pas mieux, malgré les 



GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATONISME, ETC. 349 

explications de Plotin, ce que peut élre une félicilé dénuée 
de conscience, et nous désespérons de faire entendre ce que 
nous n'entendons pas.* 

A Dieu ne plaise que nous méprisions et que nous tour- 
nions en ridicule cet amour du divin, qui anime et tourmente 
les Néo-platoniciens d'Alexandrie, et après eux, ceux d'Athènes 1 
Certes, aucun philosophe n'a plus vivement senti ces vagues 
et puissantes aspirations, qui emportent les âmes au-dessus 
des choses changeantes et périssables , et Platon , le divin 
Platon n'est point ravi d'un plus saint enthousiasme; aucun 
n'a écarté avec un soin plus religieux toutes ces imaginations 
et tous ces anthropomorphismes, qui dégradent la haute 
majesté de Dieu ; aucun n'a mieux et plus fermement établi 
l'inlînité incompréhensible et l'ineffable perfection du premier 
Etre; aucun enfin n'a parlé plus fortement de la spiritualité 
de l'âme, de sa céleste origine et de ses immortelles espé- 
rances. Ce qui manque aux Alexandrins, ce n'est pas la 
grandeur, c'est la mesure; ils n'ont jamais su s'arrêter, ni 
connu la sobriété de la sagesse. Dieu, disaient-ils avec 
raison, est l'Incompréhensible; mais au heu de conclure 
avec la sagesse, qu'il ne faut pas chercher à le comprendre 
en lui-même, mais qu'on doit se contenter de l'entrevoir et 
de l'aimer dans les œuvres de son Verbe éternel, ils allaient 
imaginer au-dessus de la raison je ne sais quelle puissance^ 
par laquelle l'àme entre en commerce et en communion 
avec ce Dieu caché. L'adoration , ce sentiment qui abat et 
anéantit le cœur de l'homme devant la perfection infinie de 
l'Être suprême, en même temps qu'il l'élève et le vivifie 
par le désir de retracer quelque ombre de la sagesse et 
de la bonté de Celui qui est toute sagesse et tout bien , ne 

* I.liv. VI, 1. 2, i, 5, 7, 8, 9;- IV, liv. 111,24; IV, 3; VII, H;- V, 
liv. V, 7, 12; Vlil, 10; IX, 10, 12; - VI, liv. III, 11; Vil, 11. 22, 30, 33, 
34 35; IX, 8, 9, 10, 11. — Porph. , Sent. , XXVll. 



350 PHILOSOPHIE CnÉCO-OFJENTALE. 

suffisait pas à leur enthousiasme : ce n'est plus en imitant 
Dieu dans nos actions, c'est en aspirant à nous abîmer en 
lui, que nous devons l'adorer. De là ce qu'il y a d'austérité 
excessive , d'ascétisme inhumain et d'oisiveté contemplative 
dans les nouveaux Platoniciens, Ils ont beau dire que la 
vertu est ce qu'il y a de plus grand après Dieu, et que devant 
son éclat pâlissent l'étoile du soir et l'étoile du matin : ils 
mettent cependant le délire et la quiétude de l'extase au- 
dessus de la sagesse et de la vertu. Ils répètent sans cesse que 
c'est la vertu qui nous mène à comprendre et à sentir Dieu, et 
que sans elle il n'est pour nous qu'un vain nom; toute leur 
doctrine se réduit en fin de compte à cette maxime que Plotin 
relève si vivement dans les Gnostiques : Contemplez Dieu. 

A force de penser à cette contemplation sublime, dont 
on s'enivre par avance, ne court- on pas risque d'oublier 
le moyen lent et pénible qui y conduit ? La vertu est agis- 
sante; elle lutte contre les événements et les hommes; elle 
s'efforce de servir le droit et la société. Mais ce monde vaut- 
il qu'on se dérange et qu'on se fatigue pour lui? Ce vil 
troupeau des hommes, comme l'appelait Proclus, est -il 
digne qu'on expose la sérénité de son ame ? On s'est créé 
un monde imaginaire où l'on aime à se retirer et à tout 
oublier. Auprès de la vie parfaite et bienheureuse après la- 
quelle on soupire , celle-ci est bien pâle et bien méprisable. 
Elle ne peut exciter que nos dégoûts et nos ennuis : la 
perfection idéale nous dégoûte de la vertu , comme la vie 
divine de la vie humaine. Porphyre se fût tué pour échap- 
per à ce monde et pour revoir la patrie dont il gémissait 
d'être exilé, si Plotin ne lui eût fait honte de ce dessein pu- 
sillanime. Ainsi l'on s'endort en des rêves , inutile à sa fa- 
mille, inutile à son pays, inutile à l'humanité, et pesant à 
soi-même. On n'a point le courage de dire avec cet empereur 
romain près de monrir : « J'ai été toutes choses, et rien ne 



i 



GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATOMSME , ETC. 351 

vaut. Travaillons. » On préfère la molle quiétude du rêve à 
l'éneraie de la lutte et de reffort. Il se cache au fond de tout 
mysticisme un dégoût profond pour les œuvres , qui mène à 
l'indiflerence pour la vertu. « L'homme n'est ni ange ni bête, 
a dit Pascal , mais le malheur est que qui veut faire l'ange 
fait la bête.» Les ]Séo-platoniciens n'ont pas échappé à cette 
fatale nécessité du mysticisme , et s'ils ne sont ni des bêtes 
ni des Dieux, il ne sont certes plus des hommes. Qu'on ne 
se méprenne point sur ma pensée. Je ne suis pas de ceux 
qui ont peur des esprits et qui proscrivent toutes les hautes 
pensées et tous les instincts supérieurs comme des hallu- 
cinations. C'est encore le sentiment du divin qui est la 
meilleure partie et la grandeur de l'àme humaine, et j'ai 
peine à reconnaître la philosophie là où je ne le trouve plus. 
Mais lorsqu'il règne seul , à l'exclusion et au préjudice de 
tout le reste; lorsque l'homme, impatient de sa condition, ne 
sait plus se tenir dans la région moyenne, où réside sa per- 
fection ici bas; lorsqu'il s'enfonce sans cesse dans des pensées 
sans bornes et des aspirations infinies : il est saisi de vertige , 
la raison et la vertu lui échappent , et le feu sacré que Dieu 
a déposé dans son âme , au lieu de l'échauffer et de le forti- 
fier en l'éclairant, l'énervé et \e consume. 

Mais d'où venait chez les Grecs si amis du mouvement et 
de l'action ce triste détachement de la vie ? La contagion 
de l'indolence contemplative des Orientaux suffit -elle pour 
expliquer une telle altération du génie grec et de la philo- 
sophie de l'Occident '. Il n'est pas douteux que le mysticisme 
des Néo-platoniciens n'ait beaucoup emprunté au mysticisme 
purement oriental , et que Plotin et ses disciples n'aient subi 

1. Sans doute, Plotin, Porphyre, Jamblique sont des orientaux; le Néo-plato- 
nisme est né dans la ville demi -grecque et demi -orientale d'Alexandrie; mais 
Plotin prêcha longtemps à Piomc, où il avait de nombreux auditeurs; et lui et ses 
disciples, ils ont contribué plus que personne à importer dans l'Occident cette 
maladie du nivsticisme. 



352 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

la secrète influence des idées qu'ils voulaient combattre. 
Mais telle est la tendance active et morale de l'Occident , qu'il 
eût victorieusement repoussé un quiétisme antipathique à 
sa nature et à ses habitudes , si les circonstances n'avaient 
puissamment aidé à sa défaite. On peut établir comme un 
fait général de l'esprit humain , que les mystiques ont surtout 
abondé dans les pays et dans les temps, où les âmes, refoulées 
sur elles-mêmes soit par les calamités publiques, soit par 
le triste spectacle de la décadence des civilisations vieillies, 
ne savent plus où se prendre et se jettent de désespoir 
dans l'abîme de l'infini. Or, quelle époque fut jamais plus 
désastreuse que celle où s'éleva l'école d'Alexandrie? Un mo- 
ment l'empire avait respiré des extravagances et des fureurs 
du pouvoir impérial , et les contemporains des Antonins 
avaient célébré à l'envi la paix romaine et la civilisation uni- 
verselle qui l'accompagnait. Des espérances et des sentiments 
jusqu'alors inconnus avaient fait battre les cœurs et frappé 
les imaginations : l'Empire devait être éternel pour la paix. 
et pour le bonheur toujours croissant du genre humain. 
Mais à Marc-Aurèle avait succédé Commode ; les guerres 
civiles avaient suivi la mort de ce monstre , et le monde 
avait eu à subir un Caracalla et un Héliogabale, moins , 
funestes encore que l'anarchie qui bouleversa tout par 
l'usurpation et la lutte des trente tyrans. Il se produisit au 
miheu de cette effroyable convulsion un mépris de la vie 
et du monde, qu'on avait ignoré jusqu'alors dans l'Occident. 
Depuis longtemps le patriotisme et ses fortes passions n'exis- 
taient plus ; le spectacle de la servitude universelle avait 
éteint tout sentiment de dignité politique ; les désastres et 
les guerres civiles sans objet , qui remplirent la première 
partie du lîl^ siècle , détruisirent la sécurité , qui pouvait 
seule donner quelque prix à une vie égoïste et mesquine. 
Si l'on sentait toute la vérité de la grande maxime d'Epicure, 



GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATONISME ; ETC. 353 

on ne pouvait plus la pratiquer comme autrefois en se cachant 
dans un bonheur obscur et trancfuille : tout vous échappait , 
la volupté et rinsouciance , comme le reste. Le détachement 
d'un Epicurien consistait à ne vivre que pour soi ; mais qui 
donc eût conservé ce dernier attachement dans le trouble 
et l'ébranlement d'une société qui menaçait ruine jusque 
dans ses fondements ? Il ne restait qu'un seul refuge , celui 
d'un monde meilleur. Aussi le sentiment qui faisait déjà 
désirer à Cicéron et à Sénèque l'immortalité de l'àme , tourna 
alors toutes les pensées de l'homme vers la féhcité sereine 
et toujours sûre du monde invisible, 

L'égoïsme désespéré désertait la terre pour le ciel. Oh! si 
• délivrée de l'esclavage du corps «l'âme pouvait dès cette vie 
s'unir à l'assemblée des bienheureux, où régnent la concorde, 
les saints désirs, la joie et l'amour tout entier attaché à Dieu! 
Elle y trouverait les fils des dieux, Minos, iEaque et Rhada- 
manthe et tous ceux avec qui la divinité aime à converser. 
Elle y jouirait de la société de Pythagore , de Platon et de 
tous ceux qui ont formé , pour ainsi dire , le chœur de 
l'amour immortel et divin. Elle s'y mêlerait à ces démons 
tout heureux qui tirent leur origine et leur vie du ciel et 
qui passent leur existence en des fêtes et des joies sans fin. 
Elle y glorifierait les dieux qui la glorifieraient eux-mêmes 
à leur tour, a Quel jour béni que celui de la mort! Le divin 
s'y dégage de la génération ' et de la mortahté. Nous avons 
déjà rencontré cette passion pour la mort et pour un autre 
monde dans les Stoïciens de l'Empire. Mais ils y mêlaient 
autant d'indignation contre Finjustice et la tyrannie que de 
dégoût pour la vie et pour les choses d'ici-bas. C'était pour 
apprendre à vivre libres et avec dignité, qu'ils embrassaient 
avec amour la pensée de la mort et d'une autre vie. « Selon 

1. Le terme de génération, empiuiité au langage de Platon, signifie choses qui 
naissent et qui passent. 

IL 23 



354 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

l'autorité des druides , dit Lucain , les ombres ne vont pas 
dans les demeures silencieuses de la nuit, et dans les pâles 
royaumes du dieu infernal. Le même esprit anime nos corps 
dans un autre monde, et la mort n'est que le passage à une 

vie éternelle Peuples heureux par cette erreur même, 

si toutefois c'est. une erreur! Vous n'êtes pas obsédés de la 
plus grande des craintes, de celle de la mort!» C'était donc 
pour ne point perdre le droit moral et les vraies raisons de 
vivre , que les derniers Stoïciens dédaignaient la vie. 11 n'y a 
plus rien de cette énergie dans les Néo-Platoniciens. Ils veulent 
une autre vie, parce que celle-ci les dégoûte et les ennuie, et 
leur mépris , quoi que dise Plolin * , s'étend à la création 
entière. La nature n'est véritablement que l'effet d'une chute;* 
l'Un déchoit en passant à l'Intelligence, l'Intelligence à l'Âme, 
l'Âme au Monde. Chute nécessaire si l'on veut, mais dont 
s^ contriste et s'indigne ce qu'il y a en nous de plus divin. La 
vie n'est pour ces âmes lasses et ennuyées qu'un long et fasti- 
dieux supplice", comme le monde n'est pour l'infinité de leurs 
désirs indiscrets qu'une œuvre de folie et de malheur. * 

On ne riait plus des idées religieuses et le vent était plus 
à la superstition qu'à l'incrédulité. Le frivole scepticisme 
d'un Lucien avait pu faire fortune à une autre époque, mais 
au temps de Plotin, la misère avait chassé la raillerie et le 
doute. Chrétiens et païens, tous séparés qu'ils étaient par 
leurs croyances , se rencontraient dans le même dégoût de 

1. On peut voir dans les Ennéades (III, liv. II, chap. 2 et 3) ou dans l'histoire 
de l'école d'Alexandrie par M. Vacherot (Vol. I, p. 470 et 4.98) les magnifiques 
idées de Plotin sur le monde, lorsque, révolté des extravagances des Gnostiques, 
il abandonne son superbe mépris pour tout ce qui n'est pas l'Un. 

2. Séncque dit dans la Consolation à Marcia : Omnis vita supplicium est. Ce 
n'est point là un sentiment stoïcien, mais une de ces aberrations orientales, qui 
avaient filtré, on ne sait comment, dans les livres des Grecs et des Romains, et 
dont on peut voir déjà des traces dans les fragments d'Enipédocle. 

* Porph., Vie de Plolin, |g. 2, 23. 



GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATOXISME ; ETC. 355 

la réalité, dans le même penchant au surnaturel, dans le 
même ennui plein de vagues inquiétudes, qui emportaient 
les âmes bien loin de ce monde de misères. On eut voulu 
voir, comme dit Porphyre, une apparition des dieux pour 
obtenir le repos contre les doutes. Nulle part cette mysté- 
rieuse inquiétude n'a été plus fortement peinte que par 
l'auteur chrétien des Clémentines \ «Dès ma plus tendre 
jeunesse, fait-il dire à un nommé Clément, j'étais travaillé 
de doutes qui étaient entrés, je ne sais comment, dans mon 
âme. Ne serai-je plus rien après ma mort, et nul ne se sou- 
viendra-t-il plus de moi, puisque le temps engloutit dans 
l'oubli toutes les choses humaines? Ce sera donc comme si 
je n'étais jamais né! Quand le monde a-t-il été crée, et qu'y 
avait-il auparavant? S'il a eu un commencement, aura-t-il 
une fin? Et qu'y aura-t-il après la fm du monde, si ce n'est 
le silence de la mort? Tandis que je portais en moi ces idées, 
j'étais si fort tourmenté , que je pâlissais et que je me con- 
sumais Et ce qu'il y a de plus effrayant, c'est que si je 
voulais me défaire un moment de mes doutes inutiles, cette 

souffrance se ranimait en moi plus violente et plus vive 

Je visitai donc les écoles des philosophes pour connaître 
quelque chose de certain, et je ne vis là que construction 
et destruction de thèses, que contradiction et combat. » Ne 
pouvant arriver par la raison à une conviction ferme et as- 
surée, Clément partit pour l'Egypte, cette terre des mystères 
et des visions, et chercha un magicien qui ptit lui faire ap- 
paraître un esprit. Voilà de quel désir étrange il fut tour- 
menté jusqu'à ce qu'il se reposât dans la foi du Christ. Je le 
sais, ce n'est là qu'un roman, mais de combien d'âmes n'était-il 

1. Ouvrage faussement attribué à Clément, auditeur de S'-Pierre. Il appartient 
probablement à la fin du second siècle. Le morceau que nous citons est à peu prés 
le seul qui ait quelque intérêt. Le reste n'est qu'une série de récits plus ou moins 
fabuleux, sans aucune lumière ni pour l'histoire des faits, ni pour l'histoire morale. 



356 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

pas l'histoire ? Les Alexandrins , avec toute leur subtile 
dialectique, ressentaient les mêmes inquiétudes et les mêmes 
désirs que Clément. Eux aussi, ils étaient possédés de la 
manie de voir des esprits, et ils en virent ^ Eux aussi, ils 
étaient plus occupés de ce qui devait arriver après la mort 
que des devoirs et des intérêts de celte vie. Eux aussi , ils 
n'aspiraient qu'à fuir les impuissances et les agitations de 
leur âme au sein de Dieu. 

Quoique l'ascétisme mystique me paraisse une grave erreur 
morale et la négation même de la vertu, j'y trouve pourtant 
quelque chose de respectable à certaines époques, parce 
qu'il témoigne de la noblesse impérissable de notre être. 
Dans les temps de corruption et de décadence , lorsqu'aucun 
grand intérêt n'anime plus les esprits, lorsque de toutes 
parts éclatent des symptômes de mort sociale et de la fragilité 
es choses humaines, qu'est-ce qui prouve mieux la divine 
puissance de l'àme que le dédain de tous les biens périssables 
et la constante pensée de rÉternel ? Si l'action nous pèse et 
que nous nous laissions aller à l'oisiveté séduisante de la 
contemplation ; si la vie ne nous paraît plus qu'une vanité 
fatigante ; si les âmes aspirent à la mort et s'arrangent pour 
vivre comme si elles étaient déjà mortes; si, trouvant ce 
monde trop étroit dans son immensité, elles courent s'abîmer 
dans l'infini de Dieu : c'est qu'il n'y a plus rien qui mérite 
de tenter l'active ambition des cœurs élevés. C'est une ma- 
ladie sans doute ; mais il y a dans cette maladie autant de 
force que de faiblesse : la vie répugne à la mort, l'être au 
néant, et c'est pourquoi l'àme fait effort pour s'élancer hors 

1. Un prêtre égyptien, nous dit Porphyre, étant venu à Rome et voulant mon- 
trer sa sagesse à Plotin, qu'un ami lui avait fait connaître, lui demanda s'il ne 
voulait pas voir son démon familier. Plotin, consentant à la chose, l'invocation fut 
faite dans le temple d'Isis. Mais au lieu d'un démon , ce fut un Dieu qui parut 
devant Plotin. «Tu es heureux, lui dit l'Égyptien , d'avoir un Dieu pour génie, 
et ton démon familier n'o^t pas d'une basse espèce.» Vie de Plotin, |. 10. 



GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATOMSME ; ETC. 357 

des objets mortels et ruineux qui Tcntourent et qui la con- 
tristent. «Fuyons, s'écrie-t-elle avec Plotin, fuyons dans 

notre chère et véritable patrie Notre patrie , notre père 

sont aux lieux bienheureux et immortels que nous avons 
quittés. Nos pieds sont impuissants pour nous y conduire; 
ils ne sauraient que nous transporter d'un coin de la terre 
à l'autre. Ce ne sont pas non plus des navires qu'il nous 
faut, ni des chars emportés par des chevaux rapides : laissons 
de côté ces inutiles secours. Pour revoir notre chère patrie, 
il n'est besoin que d'ouvrir les yeux de l'esprit en fermant 
ceux du corps. » * 

Mais si je reconnais volontiers ce qu'il y avait de grandeur 
dans le spiritualisme des nouveaux Platoniciens, je n'en dois 
point dissimuler les petitesses et les misères. Oui , pour 
vouloir s'élever au-dessus de la raison , on tombe au-dessous, 
avait dit Plotin , et les folies théurgiques de Jamblique et de 
ses pareils en sont un triste et mémorable exemple. Le but 
de la vie est pour les philosophes Alexandrins d'aspirer à 
se fondre en Dieu et à ne faire qu'un avec lui. On com- 
prendra à combien d'imaginations étranges une pareille 
théorie ouvrait la porte , quand on saura ce qu'est le Dieu 
premier. C'est l'ineffable, c'est l'incompréhensible : voilà ce 
que les Alexandrins répétaient à satiété. Selon leur doctrine, 
il faut, pour concevoir ,Dieu, écarter de sa nature tous les 
attributs qu'une fausse analogie y transporte, l'intelligence, la 
vie, la volonté, la liberté, la providence. Que peut-on affirmer 
de lui ? On ne doit pas même dire qu'il est; car toute essence 
a une forme, soit sensible, soit intelligible, de manière à 
pouvoir être définie. Mais toute forme étant engendrée, l'Etre 
premier ne peut avoir de forme ni d'essence. Le seul nom 
qui lui convienne, l'Un , n'est que la négation en lui de tout 
nombre et de toute détermination. L'Un des Alexandrins, 

* Enn. I, liv. VI, chap. 8. 



358 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

comme l'avouait un des derniers philosophes de l'école, Da- 
mascius, n'est sous une autre forme que le Dieu Abyme et 
Silence des Gnostiques. Aspirer à se perdre dans son im- 
mensité , n'est-ce pas aspirer à s'enfoncer dans le gouffre 
muet et ténébreux du néant? Comment Plotin a-t-il vu face 
à face cet incompréhensible? Ne comblait -on point par de 
vaines imaginations cet intervalle infini qu'on avait mis entre 
le Premier et les autres êtres , et qu'on prétendait pourtant 
franchir dès cette vie ? Il est impossible qu'il en soit autre- 
ment : l'esprit humain ne saurait demeurer dans le vide, et 
quand la raison lui manque, il y supplée par l'imagination. 
Aussi qu'est-ce que l'extase ? « L'àme , dit Porphyre , connaît 
l'intelligence par la concentration de ses forces intellectuelles; 
mais comment atteindre au principe supérieur à l'intelli- 
gence? Par la suspension de toutes nos puissances intellec- 
tuelles, par le repos et le néant de l'intelligence. C'est en 
sommeillant que l'àme connaît le sommeil ; c'est dans l'extase 
ou l'annihilation de toutes les facultés de son être, qu'elle 
connaît ce qui est au-dessus -de l'être et de la vérité.» 
Porphyre l'a dit : l'extase , cette suprême perfection après 
laquelle soupirent les Alexandrins , n'est qu'un sommeil in- 
tellectuel, traversé par des rêves plus ou moins beaux, plus 
ou moins sensés. * 

D'ailleurs on n'est pas ravi en Dieu, comme on le veut et 
quand on le veut; l'Esprit souiïle où il lui plaît, et les âmes- 
ne sont pas toujours prêtes à fuir ce monde à leur gré pour 
s'envoler dans un autre. Quoi qu'elles fassent, elles sont 
enchaînées ici-bas parle corps et par la nécessité: il faut 
qu'elles y demeurent. Les Alexandrins, dans cette impatience 
et cette impétuosité qui emportent toujours leur pensée 
au delà du réel, ne pouvaient manquer d'arriver à la théur- 

* Ennéades V, liv. V, chap. 4., 6; - VI, liv. YII, cli. 18, 32. — Porph., 
Sent. , art. XXVI. 



RELIGION ET THÉURGIE. 359 

gie , qui fournit les moyens d'entrer en communication avec 
Dieu. Pour Plotin et pour Porphyre , la vertu et la science 
sont les seuls degrés qui nous élèvent près de Dieu , sinon 
jusqu'à lui : ensuite Dieu descend dans l'àme assez pure pour 
le recevoir. Mms quel long détour pour arriver au but de 
tous nos vœux! N'y aurait-il pas une voie abrégée qui y 
menât les plus faibles esprits comme les plus puissants? Quoi! 
la science avec sa laborieuse dialectique n'est encore qu'un 
acheminement et qu'une introduction? Quoi! même pour 
nous préparer à cette science qui ne nous promet pas de 
nous donner enfin le bien que nous cherchons , il faut faire 
comme l'artiste , qui retranche, enlève, polit, épure sans 
relâche jusqu'à ce qu'il ait orné sa statue de tous les dons 
de la beauté ? Et encore ni la vertu ni la science ne nous 
sont de sûi'S garants , que Dieu voudra bien se laisser voir 
à nos regards avides ! C'a toujours été une erreur répandue 
parmi les hommes et surtout dans les populations de l'Orient, 
qu'on pouvait attirer Dieu jusqu'à soi par certaines paroles 
et par des pratiques mystérieuses. Les pliilosophes d'Alexan- 
drie finirent par tomber dans cette grossière illusion par la 
nécessité même de leur mysticisme. Car la théurgie est la 
morale pratique des mystiques, comme le quiétisme en est la 
morale spéculative. Ils se mirent donc à invoquer l'Esprit, 
et au besoin à l'évoquer. Dès lors la philosophie grecque 
n'exista plus que de nom : la morale fit place à la superstition, 
et la science aux pratiques théurgiques et à l'interprétation 
des symboles. 

Les circonstances, non moins que la logique, poussèrent 
le Néo-platonisme à cette dégradation. Dans la lutte du paga- 
nisme et du christianisme, il était difficile de ne point prendre 
parti pour l'un ou pour l'autre, et les Alexandrins, au heu 
d'avoir la sagesse et la force de rester neutres , se jetèrent du 
côté de l'erreur et de la mort. Etait-ce parce que la vieille 



360 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

religion , qui n'avait point de dogme précis et qui d'ailleurs 
n'existait déjà plus que dans le passé, gênait moins leur 
pensée et leur indépendance ? Mais quel rapport nécessaire 
V a-t-il donc entre le mensonge et la liberté? Pouvaient-ils en 
toute sincérité de conscience accepter les puérilités, les tur- 
pitudes, les extravagances et le grossier matérialisme de la 
mythologie et du culte, parce que leur métaphysique était 
comme un vaste pandémonium, où toutes les traditions et tous 
les Dieux entraient à l'aise et sans trop de contradiction? Je 
n'en crois rien, et je ne veux pour preuve de mon doute, 
que la nécessité où furent les Alexandrins d'interpréter de 
la façon la plus arbitraire cette tradition sacrée , qu'ils pré- 
tendaient respecter et défendre. Si Jupiter, Bachus, Saturne, 
Vénus , Junon , les dieux et les déesses peuvent entrer dans 
le ciel inteUigible des Alexandrins, ce n'est qu'à la condition 
d'être défigurés , mutilés, ou pour mieux dire anéantis jus- 
qu'à n'être plus que de simples noms. Si étendue que fût la 
métaphysique des nouveaux Platoniciens, elle était trop 
raffinée et trop spiritualiste pour se concilier facilement avec 
les grossièretés de la fable. Ne cherchons pas à donner de 
belles couleurs et de grandes apparences à ce qui fut l'œuvre 
de l'impuissance et de la passion. Plotin n'aurait pas reconnu 
un de ses disciples dans Jamblique, et Porphyre rompit 
ouvertement avec le parti de la créduhté et de la thauma- 
turgie, parce que son esprit sincère et généreux ne sup- 
portait point de voir traîner la philosophie dans les bas 
fonds de la superstition et de l'imposture. Il combattait le 
christianisme, il aimait à revêtir sa pensée des allégories 
ingénieuses et des belles images que la fable lui fournissait, 
il citait trop volontiers les oracles et parlait beaucoup trop 
des dieux et des démons, sur lesquels la raison ne lui donnait 
certes aucune lumière ; mais il aurait cru mentir à sa con- 
science de mettre la vérité au service et dans la dépendance 



RELIGION ET TIIÉURGIE. 361 

d'une religion, qu'il n'acceptait que sous les plus grandes 
réserves. Si la victoire du christianisme l'affligea, le chagrin 
])assionné qu'il put en ressentir ne changea rien à son libre 
et sévère rationalisme. Jamblique, Edésius, Maxime, Chry- 
santhe et tant d'autres n'eurent point de ces scrupules phi- 
losophiques. Soit emportement de passion, soit médiocrité 
de cœur et de génie, ou plutôt pour l'une et l'autre de ces 
causes, ils préférèrent le rôle d'hiérophantes ridicules à 
celui de penseurs ; ils dévorèrent toutes les absurdités d'une 
religion de poètes et d'enfants; au Heu des armes de la raison, 
ils n'employèrent que celles de l'exorcisme et de la magie 
contre l'Évangile victorieux, et toute leur opposition à ce 
qu'ils appelaient une superstition barbare se réduisit à une 
créduhté incomparablement moins sincère et plus puérile 
que celle de leurs ennemis. Quant à cette liberté de penser, 
qu'ils voulaient défendre et sauver, à ce qu'on assure, par 
une savante manœuvre, je défie qu'on en trouve l'ombre* 
dans ces opérateurs de prophéties et de miracles. C'est 
Jamblique avec ses pareils, qui entraîna la philosophie dans 
la voie ténébreuse, d'où Proclus et l'école d'Athènes ne 
surent point la tirer. 

Il faut distinger pourtant dans l'œuvre des derniers 
Alexandrins ce qui regarde le culte et ce qui se rapporte aux 
croyances ou au dogme. Pour le culte , il n'y a pas de pra- 
tique superstitieuse qu'ils ne justifient et qu'ils ne cultivent 
avec une respectueuse ferveur. Mais on pourrait croire qu'ils 
conservent encore quelque philosophie dans les exphcalions 
qu'ils donnent des fables traditionnelles. Ce n'est qu'une 
apparence. Car les principes de cette interprétafion peuvent 

1. Je reconnais volontiers une certaine subtilité de dialectique et une logique 
apparente dans les successeurs de Plotin et de Porphyre. Mai.> ces habitudes 
raisonneuses peuvent très -bien s'accorder avec la servilité dogmatique et le 
manque de toute raison et de toute liberté. 



362 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE, 

être ingénieux, et même raisonnables et profonds, sans qu'on 
se propose pour cela une fin vraiment philosophique. Les 
Alexandrins voulaient -ils simplement se rendre compte de 
l'ancienne religion et d'un fait général de l'esprit humain? 
Quoique ce soit là une science bien aventureuse, ils mé- 
riteraient encore le nom de philosophes. Voulaient-ils expli- 
quer l'absurde pour le pallier et pour le maintenir? Us ne 
sont plus que des apologistes et des sectaires. Je ne nie donc 
point que Salluste, Proclus et Olympiodore, sans interpréter 
sérieusement et solidement la mythologie, n'aient cependant 
posé les principes généraux de la philosophie du mythe. 
C'est là une partie originale de leur doctrine, je l'avoue; 
mais je ne puis que l'indiquer en passant. Ce que je veux 
faire remarquer, c'est qu'ils poursuivent moins les raisons 
scientifiques des phénomènes religieux, qu'ils ne cherchent 
des motifs de croire et de s'enfoncer davantage dans leur 
puérile adoration du passé. N'y avait -il pas assez longtemps 
que les philosophes ne respectaient que trop des traditions 
contraires à leurs idées et à la raison? Fallait-il qu'ils don- 
nassent encore le scandale de s'en faire les soutiens et les 
esclaves? L'exégèse des Alexandrins, quoi qu'on puisse en 
dire et quelle que soit ou la solidité de ses principes ou 
l'exactitude de ses résultats, n'était point une œuvre sérieuse 
de la libre pensée, mais l'informe produit de la manie et de 
la servilité théologique. Elle avait pour principe l'amour 
secret de l'erreur et de l'imposture, pour procédé, les sub- 
tiles fantaisies de l'imagination, et pour terme, l'imbécile 
imraorahté de la théurgie. 

L'école se divisa : Porphyre, effrayé des absurdités intro- 
duites dans la philosophie par quelques-uns de ses disciples 
et de ses amis, se déclara hautement contre l'efficacité des 
pratiques théurgiques ; Jamblique les défendit avec la plus 
grande vivacité. Ennemis tous les deux des chrétiens, l'un 



PORPHYRE. 303 

prêtait au polythéisme l'appui de la philosophie, l'autre ne 
faisait plus de la philosophie qu'un accessoire de la religion. 
Tout l'esprit du temps est dans leur querelle : d'un côté , la 
sagesse antique résistant de toutes ses forces aux ténèbres 
qui commençaient à obscurcir les intelligences; de l'autre , 
la crédulité et la superstition débordant de toutes parts; le 
bon sens vaincu par la folie, comme le philosophe Porphyre 
le fut et devait l'être par le divin Jamblique. 

Plotin dédaignait le culte. Ce n'est pas à moi d'aller aux 
Dieux, dit-il un jour à son disciple AméUus, qui lui con- 
seillait de fréquenter les temples ; c'est aux Dieux de venir 
à moi. Porphyre ne sait s'il doit approuver ou blâmer cette 
parole de son maître, mais au fond il pense comme lui. 
Hors de la vertu et de l'amour de Dieu, il n'y a, selon Por- 
phyre, que ténèbres, impiété et néant. Dieu n'a besoin de 
rien , et le vrai culte est de s'unir à lui par la pureté du cœur 
et par la pensée. «Cependant, dit Porphyre, nous aussi, 
nous aurons nos sacrifices, mais ils seront différents, comme 
cela convient, selon les différentes puissances auxquelles ils 
s'adresseront. Au Dieu suprême, nous n'offrirons rien, nous 
ne consacrerons rien de sensible. Car il n'y a point de chose 
matérielle qui ne soit impure pour l'être dégagé de tout con- 
tact avec la matière. Aussi, ni le discours qui s'exprime par 
des paroles ne lui convient, ni même le discours intérieur , 
s'il n'est exempt de la souillure des passions. C'est par un 
silence pur et par de chastes pensées qu'on l'honore. Il faut 
donc, nous attachant à lui et nous formant à sa ressemblance, 
lui offrir notre perfectionnement comme un saint sacrifice, 
qui le glorifie et qui nous sauve. De même il faut célébrer 
ses enfants, les dieux intelligibles, par des hymnes intellec- 
tuelles comme eux\)) Les victimes que sacrifient les méchants 

1. C'est-à-dire, par la sagesse ou par de bonnes pensées. 



364 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

ne sont que des aliments pour les flammes, et les offrandes 
de l'impie qu'une proie pour les voleurs et les sacrilèges. 
On doit faire de son cœur un temple de Dieu. Que si Dieu 
veut être honoré à la fois en esprit et par des sacrifices , 
il faut mesurer nos offrandes à nos moyens ; mais quant au 
devoir de l'adoration en esprit, il faut l'accomplir même au- 
dessus de nos moyens et de nos forces. Et ce culte doit être 
constant et sans interruption. « Aussi, dit Porphyre à Mar- 
cella, quand tahouche parle d'autre chose que de Dieu, ta 
pensée et ton âme se doivent encore tourner de son côté, et 
tes paroles seront alors éclatantes de vérité et pleines de 
Dieu.» Les bonnes œuvres, voilà la preuve certaine des 
croyances, et chacun doit vivre selon ce qu'il croit, pour 
être aux yeux de ceux qui l'écoutent le fidèle témoin de ses 
paroles. Ce n'est donc point la langue du sage , mais ses 
actions qui sont agréables à Dieu. Le sage honore Dieu même 
sans rien dire ; l'insensé le souille par ses prières et par ses 
sacrifices. La prière avec de mauvaises œuvres est impure 
et horrible à Dieu. Car Dieu est plus grand que la vertu, 
mais elle est ce qu'il y a de plus grand après lui. 11 ne faut 
demander à Dieu que des choses dignes de sa sainteté, et qui 
méritent qu'il nous les accorde. Demandons lui donc d'ob- 
tenir après le travail les biens que le travail précède avec la 
vertu. Ne lui demandons pas ceux que l'on peut perdre après 
les avoir obtenus; les véritables dons de Dieu ne sauraient 
jamais se perdre ni nous être ravis. Méprisons les biens 
dont nous n'aurons plus besoin quand nous serons libres 
du corps ; mais ceux dont nous aurons encore besoin après 
l'accomplissement de la destinée , implorons Dieu pour qu'il 
nous aide à les acquérir. En un mot, on deviendra digne de 
Dieu, on l'honorera en lui ressemblant, si on ne fait, si on 
ne dit, si on ne désire , si on ne pense rien qui soit indigne 
de lui , et si on lui attribue tout ce qu'on fait de bien, tandis 



PORPHYRE. 365 

qu'on ne s'en prend qu'à soi-même et à ses choix dépravés 
du mal qu'on peut commettre. * 

Rien de plus pur que toute cette morale religieuse de 
Porphyre. Il ne veut même pas qu'on importune les dieux 
inférieurs, ni les démons, de ses sacrifices et de ses prières. 
«Car le sage, dit-il, ne cherche qu'à se détacher des faux 
biens qui font recourir aux devins. Ce qu'il souhaite de 
savoir, ni les devins , ni les entrailles des victimes ne pour- 
raient le lui découvrir ; il n'a besoin que de lui-même pour 
s'approcher du Dieu qui habile dans ses propres entrailles.» 
Dieu n'a besoin de personne ; l'homme sage n'a besoin que 
de Dieu. Celui qui pratique la sagesse pratique la science de 
Dieu, et sans être toujours en prières et en sacrifices, il 
montre sa piété par ses œuvres et par la pureté de ses pen- 
sées. 11 faut donc se persuader qu'on ne peut se faire une 
idée assez élevée de Dieu, de sa béatitude et de son incor- 
ruptibihté. Dieu est au-dessus des outrages , des flatteries et 
de la séduction. Il ne s'émeut point de nos lamentations et 
de nos larmes ; la multitude des victimes ne lui est pas un 
honneur, ni la multitude des offrandes un ornement. Mais 
l'âme bien réglée et pleine de l'esprit divin entre en union 
avec lui, et c'est le seul honneur qui lui plaise. Aussi le sage 
est-il seul prêtre, seul pieux, seul capable de prier. Il est 
le prêtre de tous les dieux, mais surtout du Père. Le ministre 
d'un Dieu particulier sait comment il faut faire son image ,, 
par quels mystères, par quels rites, par quelles purifications 
on lui plait et on l'honore ; le ministre du Père sait par 
quelles lustralions on se purifie pour l'approcher, et quelle 
image on lui doit consacrer. Or, la philosophie nous enseigne 
que Dieu est présent partout, et que l'àme du sage est le 
plus beau ou plutôt le seul temple, qui lui soit dédié parmi 

* Porph., Vie de Plolin, g. 10. - De l'abst., liv. 11, chap. 3, A. - Leltr. à 
Marcella.ch. 9, 12, 13, 15, 16, 23. 



306 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

les hommes. Car le sage bâtit un temjDle à Dieu dans son 
intelligence, et il le décore d'une statue animée où brille 
l'éclat de la vertu. * 

Porphyre est-il donc l'adversaire de toute religion positive 
et de tout culte? Non, car il voulait sincèrement défendre 
le paganisme en le détruisant par le spiritualisme de ses sen- 
timents religieux, et d'un autre côté, il trouva les plus vives 
paroles pour établir la nécessité d'un culte. « Nous devons 
un culte aux dieux et aux démons, écrit-il, pour les honorer, 
pour les prier, pour les remercier. » Il n'y a que des athées 
ou des contempteurs de la Providence , qui rejettent la prière : 
elle est sainte et raisonnable pour tous ceux qui admettent 
la providence des dieux. « Ils sont nos véritables pères , et 
nous devons leur demander instamment de nous aider à 
rentrer dans la maison paternelle, d'où nous sommes exilés. 
Ceux qui refusent de prier les dieux et de tourner leurs 
pensées vers ces modèles de toutes les vertus , ressemblent 
à des enfants sans père et sans mère. » On remercie les dieux, 
car ils sont bienfaisants , et c'est d'eux que nous vient tout 
ce qui nous arrive d'heureux. On les prie , parce qu'ils 
peuvent nous envoyer les biens dont nous avons besoin , ou 
nous délivrer des malheurs qui nous accablent ou nous me- 
nacent. On les honore enfin, à cause de l'excellence de leur 
nature. Or, comme le remarque Porphyre, le plus grand 
fruit de la piété , c'est d'honorer la divinité et notre patrie 
céleste; non que Dieu ait besoin de notre culte; mais sa 
sainte et bienheureuse majesté nous invile à lui offrir nos 
hommages, parce que c'est une chose belle et profitable pour 
l'âme que d'adorer ce qui est parfait. Celui donc qui honore 
Dieu dans la pensée qu'il a besoin de notre culte, se déclare, 
sans le savoir, supérieur à Dieu. Celui qui croit le séduire par 
ses dons et par ses offrandes, ne fait pas attention que toutes 

* Lcttr. à Marcella, cli. 11, 10, 17, 19. - De l'abst., liv. H, ch. 50, U. 



PORPHYRE. 367 

choses apparliennent à Dieu, et méconnaît par cela -même 
ses bienfaits. Ce qui nous fait tort, c'est d'ignorer les dieux et 
non d'irriter leur colère ; car la colère est étrangère à leur 
nature. N'altérez point l'idée de la divinité par les vains pré- 
jugés de l'homme, et alors il ne peut être nuisible de sacrifier 
sur les autels , ni utile de s'en abstenir. Mais si Porphyre 
reconnaît la nécessité morale du culte, il est d'ailleurs in- 
différent sur les cérémonies: ce ne sont pas, dit-il, certains 
rites , certaines croyances qui donnent du mérite à nos 
hommages. Il veut de plus que le culte soit simple et pur, 
et non point souillé par l'idolâtrie , par le sang des victimes 
et par de somptueuses oblations. Pour lui , l'idolâtrie est le 
culte des démons malfaisants, et l'impie n'est pas tant celui 
qui n'honore point de vains simulacres , que celui qui mêle 
à l'idée de la divinité toutes les imaginations superstitieuses 
du vulgaire. Il faut bien se persuader qu'on n'enchaîne point 
les dieux par des présents. Tant de riches sacrifices , établis 
pour entretenir et accroître la piété, ne font que fomenter la 
superstition en répandant l'idée qu'on peut corrompre l'in- 
flexible justice des Dieux. Les offrandes doivent être simples et 
peu coûteuses, pour que l'on puisse les renouveler souvent et 
quele culte soit accessible à tout le monde. Quant aux sacrifices 
sanglants, ce sont les prêtres qui ont inventé ces hommages 
qui profanent et déshonorent la divinité. Quoi! des hommes 
qui se croient pieux et sages s'empresser autour de grossières 
idoles, au milieu du sang et des membres palpitants des victimes, 
pour chercher dans ces hideux débris l'avenir et la volonté 
des dieux! Ces philosophes iraient donc se souiller de sacri- 
fices humains, si l'horrible coutume en subsistait encore ? 
Avant qu'il n'y eût des brigandages et des guerres , avant 
que les hommes n'eussent goûté le sang comme des bêtes 
féroces, et que la nature humaine n'eût perdu sa pureté et 
son innocence, on n'offrait sur les autels que des fleurs et 



368 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

des fruits. Puis vinrent les aromates , les encens et les libations 
de vin , et à mesure que la corruption et la sensualité aug- 
mentèrent, on attribua aux dieux ses désirs et ses vices, et 
l'on crut qu'ils aimaient à savourer les vapeurs du sang et 
la graisse des victimes, comme on faisait soi-même ses 
délices de la chair des animaux. Il faut sacrifier à chaque 
Dieu les prémices des biens qu'il nous donne; et tandis que 
le laboureur apportera sur l'autel les premiers fruits de 
ses récoltes , le sage offrira de saintes pensées. * 

Les sacrifices sanglants ne conviennent qu'aux démons 
malfaisants qui nous en ont inspiré l'idée. Violents et rusés, 
ces esprits de malice et de mensonge accablent de maux la 
vie humaine, et nous font croire que ces calamités nous 
viennent des dieux irrités, afin de pouvoir se repaître eux- 
mêmes des vapeurs des sacrifices. Ce sont eux qui causent 
les tempêtes, les sécheresses, les famines, les pestes, les 
tremblements de terre et tous ces fléaux qui nous jettent 
par la terreur dans la superstition. C'est à eux que nous 
sacrifions, quand nous croyons sacrifier aux Dieux. De là ces 
pratiques détestables, les immolations d'animaux, les enchan- 
tements, les invocations , les évocations et tous les prestiges 
de la magie. De là les philtres , les moyens mystérieux d'in- 
spirer l'amour, toute espèce d'intempérance, fespoir des 
richesses , l'ambition de la gloire et les plus funestes erreurs. 
L'homme sage et dont l'âme est bien réglée se gardera du 
culte de ces êtres malfaisants et ne fera pas aux dieux des 
sacrifices qu'ils réprouvent. iMais il travaillera à purifier son 
âme pour échapper aux pièges et aux fascinations des génies 
de l'erreur et du mal. Car ils n'attaquent point les âmes 
pures. Si les villes veulent leur rendre pubUquement des 
hommages pour les flatter et les adoucir, cela ne nous regarde 

* De l'abst., II, chap. 5, 6, 13, 24, 25, 27 , 34; 35. - Lett. à Marc, 17, 
18. — Pioclus, Com, de Timée, p. 128. 



PORPHYRE. 369 

pas , nous qui aspirons à la perfection et à la vérité. Les 
villes estiment les richesses et d'autres avantages extérieurs 
que la foule prend pour les plus grands des biens; mais elles 
ne se soucient guère des soins de l'àme. Nous au contraire, 
nous devons aspirer de toutes nos forces à n'avoir jamais 
besoin des faux biens que procurent les mauvais génies, et 
à ressembler à Dieu et à ses enfants , tant pour ce qui regarde 
l'àme, que pour les choses extérieures. Or, cette perfection 
pure et sainte est le fruit non de la magie , mais des saines 
opinions sur les êtres et de la mort des passions. 

Porphyre, on le voit, ne prêtait son appui au polythéisme 
expirant, que parce qu'il ne voulait pas subir le joug de la 
foi nouvelle : par le fond tout spiritualiste de ses idées, il 
appartenait d'ailleurs plus au Christianisme qu'à la religion 
païenne. Mais tel était l'esprit du temps que ses alliés , en 
le voyant combattre la Bible et l'Evangile , supportèrent 
patiemment ses incursions sur leurs propres croyances, 
jusqu'au moment où il lança sa lettre à Anébon. Il n'y disait 
rien de plus que ce qu'il avait dit dans ses autres ouvrages. 
Mais il avait ramassé dans un court espace ce qui est ailleurs, 
dispersé, et c'est à peine si l'on y trouvait un mot qui sentît 
encore l'adorateur des anciens dieux, tandis qu'il n'y en avait 
pas un qui ne fut un doute ou plutôt une décision accablante 
contre la théologie si chère à l'école et contre les supersti- 
tieuses pratiques de ses adeptes. Les dévots du paganisme 
y virent une défection , et c'en était une d'autant plus irri- 
tante, qu'au fond de leurs consciences ils sentaient bien qu'ils 
la partageaient malgré eux. Qu'était-ce que cette lettre à 
Anébon? Sous la forme modeste de questions et de doutes, 
c'était l'aveu catégorique et hardi du divorce qui existait 
depuis Socrate entre la pensée et la tradition , mais qu'on 
s'obstinait à ne point déclarer, autrefois par circonspection , 
aujourd'hui par haine du Christianisme triomphant. On se 

II. 2i 



370 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

forçait à croire ce qu'on ne croyait plus; on se livrait à des 
pratiques contraires aux idées qu'on professait; on cherchait 
à s'éblouir de grossiers sophismes et d'une érudition arbi- 
traire et menteuse; comment ne se fùt-on pas scandalisé 
contre l'importun qui venait vous demander si tout cela 
n'était pas illusion ? On se perdait en d'incroyables subliUtés 
d'imagination pour distinguer les dieux, les démons, les 
héros, les âmes et toutes les espèces et variétés inconnues 
des êtres surnaturels : il voulait savoir à quel signe certain 
vous distinguiez les dieux soit enlre eux, soit des démons, et 
ceux-ci des âmes proprement dites. Il doutait de la vertu 
des images, que vous commenciez à vénérer avec autant de 
superstition que le vulgaire. Il osait parler des turpitudes 
des phallophories. Il opposait aux prières, dont on fatiguait 
les dieux, leur inflexible impassibilité. Il interrogeait iro- 
niquement les nouveaux prophètes sur la faculté transcen- 
dante de la divination. Y a-t-il là présence réelle des dieux 
et inspiration véritable , ou simple exaltation de la faculté 
naturelle d'imaginer? N'est-ce qu'une passion surexcitée 
par les fumigations, par le bruit des cymbales et des tam- 
bours, par certaines mélodies, par la lumière, parles ténè- 
bres, par des pratiques et des circonstances matérielles, qui 
diffèrent selon les devins? N'est-ce pas une fohe et une ahéna- 
tion causée par les m.aladies, par les veilles, par les al^slinences, 
par toutes sortes de moyens physiques , qui affaiblissent le 
corps, qui hébètent les sens, et qui irritent l'imagination? 
Pourquoi les individus les plus simples et les plus jeunes sont- 
ils les plus propres à recevoir l'esprit prophétique? Pourquoi 
la divination se manifeste-t-elle dans le sommeil, quand 
l'intelligence a moins de lumières? Et lorsqu'elle se produit 
dans la veille, pourquoi n'opère-t-elle que lorsque les inspirés 
ne sont plus maîtres d'eux-mêmes, ou du moins que lors- 
qu'ils ne se possèdent plus aussi pleinement qu'auparavant? 



PORPHYRE. 371 

A ces questions et à d'autres non moins sceptiques et 
embarrassantes, Porphyre ajoutait ces graves paroles : «Je 
suis profondément troublé, quand je me demande comment 
les dieux, ces êtres supérieurs, sont soumis et obéissent à 
des êtres inférieurs comme les hommes; comment ceux qui 
commandent à leurs adorateurs d'être justes se laissent forcer 
à faire des choses injustes. Ils n'écoutent pas l'homme qui 
les prie, s'il n'est pur de tout attouchement charnel, et ils 
n'hésitent point à pousser les premiers venus à des accou- 
jdements illégitimes. Ils défendent aux devins de s'abstenir 
de certains objets inanimés, dont les exhalaisons sont im- 
pures, et eux-mêmes, ils se laissent allécher par les vapeurs 
du sang et de la graisse des animaux immolés. L'initié ne 
doit point toucher un cadavre , et pourtant la plupart des 
évocations se font par des tueries d'êtres animés. Peut-on 
croire enfin que les prêtres menacent les dieux et aient des 
moyens efficaces de leur faire violence?.... Je doute qu'il 
faille regarder aux opinions des hommes en ce qui concerne 
l'art divinatoire et la théurgie : ce ne sont pas des sciences, 
mais des imaginations étranges à propos du moindre acci- 
dent. En quoi la théurgie et tout son appareil de pratiques 
peuvent-ils servir à notre félicité ? Si ceux qui se sont créé 
par des opérations théurgiques un commerce avec les dieux, 
négligent la question du souverain bien, c'est en vain que 
leur prétendue science s'exerce sur l'acquisition d'un ter- 
rain, sur un mariage ou sur un négoce , et qu'ils essaient 
de troubler de leurs prières l'intelligence divine. S'ils pour- 
suivent au contraire le bonheur et qu'ils n'atteignent rien 
de sûr à cet égard, ils se seront vainement livrés à de labo- 
rieuses méditations inutiles à l'homme , et ils n'auront eu 
affaire ni à des dieux ni à des démons bienfaisants, mais 
seulement à ce qu'on appelle le démon du mensonge ; et 
tout ce beau commerce avec les dieux se réduit à une 



372 PHILOSOPHIE GFiÉCO-ORIENTALE. 

invention chimérique des hommes et à la fiction d'une na- 
ture mortelle. » 

Les anciens amis de Porphyre trouvèrent qu'il devenait 
vieux, qu'il baissait, qu'il tombait dans des contradictions, 
parce qu'il ne les suivait point dans leurs extravagances. 
Porphyre restait fidèle à lui-même. Il avait déjà montré dans 
son livre sur l'abstinence que la divination et toutes les pra- 
tiques théurgiques n'ont d'autre fondement que les passions 
mauvaises, et non la piété. «Si les personnes qui se livrent à 
la magie et à toutes les pratiques analogues avaient la pureté 
de cœur des vrais théosophes, ils n'auraient jamais recours 

à ces arts sacrilèges; ils n'y auraient même point pensé 

Le plus grand mal que nous fassent les démons, lorsqu'ils 
nous poussent à des pratiques impies par de vaines craintes 
et de fausses espérances, c'est d'obscurcir fidée de Dieu 

dans nos esprits et de répandre la superstition Leur 

caractère propre est le mensonge et l'imposture. Ils désirent 
passer pour des dieux, et fesprit malin qui leur commande 



* 



voudrait être adoré comme le Dieu suprême. » 

Cette sage protestation en faveur de la morale et des 
vrais sentiments rehgieux ne fut point écoutée, et la thé- 
urgie remporta. Jamblique repousse, à l'instar de Porphyre, 
l'idolâtrie comme une superstition , et la magie comme une 
coupable pratique. Hors de là , il n'y a point d'extra- 
vagances dans lesquelles il ne donne. Je vais exposer 
d'étranges égarements, et quoique j'en aie suffisamment in- 
diqué forigine psychologique *, je sens le besoin d'en don- 
ner une raison morale , qui les excuse sans les justifier. 
Quel est le principal défaut du mysticisme, comme règle et 
comme fin de la vie ? C'est d'être une religion de privilège 
et de luxe. Porphyre ne le dissimule pas. « Je ne m'adresse 

* Lettre à Anébon. - De l'abstinence, liv. II, cbap. 40, 4-2, 43, 45. 
1. Page 357, 358, 359. 



JAMBLIQUE. 373 

point, dit-il, aux artisans, aux athlètes du corps, aux sol- 
dats, aux matelots, aux rhéteurs, aux gens d'affaires, mais à 
celui qui s'inquiète de la nature de l'homme, de son ori- 
gine et de sa destinée. On ne tient pas le même langage à 
ceux qui dorment et qui ne s'occupent en quelque sorte 
qu'à leur sommeil, et à celui qui s'efforce de secouer la 
torpeur du corps et qui dispose tout autour de lui pour 
l'éternel réveil. A l'un , la vie austère , la solitude et les lon- 
gues contemplations; aux autres, l'ivresse et ses pesanteurs, 
l'assouvissement des appétits, une chambre bien close, un 
lit mol et chaud, et toutes les autres délicatesses qui amènent 
la stupeur de l'âme et qui produisent la paresse et l'oubli.» 
Il a quelque chose de moins dédaigneux et de moins inhu- 
main dans la folie de Jamblique. Si les subtiles jouissances 
de la contemplation sont réservées à quelques savants soli- 
taires, fatigués de penser et de vivre, si les raffinements de 
l'amour pur et les délices de la mortification conviennent à 
quelques seigneurs età quelques grandes dames, qui portent 
jusque dans la piété la satiété difficile de leurs désirs , ce 
luxe de pensées par de là les nues et de sentiments quint- 
essenciés ne va pas à la foule. Devra-t-elle donc se passer 
de ce qu'on vante comme le bien de l'homme? Sera-t-elle 
déshéritée de tout commerce avec le ciel ? Jamblique était 
un visionnaire et un superstitieux, mais il n'excluait du sanc- 
tuaire que ceux qui ne voulaient pas y entrer, et sa théurgie 
ouvrait à l'ignorant comme au sage , à l'homme de ])eine 
comme à l'homme de loisir, les trésors de la divinité. C'est 
là son excuse et celle des sectaires qui le vénérèrent comme 
un homme divin, si l'on peut excuser les plus tristes égare- 
ments de la pensée.* 

Jamblique (ou l'auteur quel qu'il soit du livre sur les 

* Porph., De l'abstinence, liv. I, chap. 30. 



374. PHILOSOPHIE GRÉCO-OniENTALE. 

mystères égyptiens) pose en principe non-seulement que l'âme 
humaine possède l'idée innée de Dieu , mais encore qu'elle 
est unie d'une union essentielle avec le divin, c'est-à-dire 
aussi bien avec les dieux , les démons , les. héros et tous les 
êtres qui composent la hiérarchie céleste, qu'avec le Dieu 
premier et unique. «L'idée de la divinité, dit-il, est em- 
preinte dans l'essence même de l'âme, idée supérieure à 
toute critique et antérieure au jugement, à la raison et à la 
démonstration.... Et même, à parler rigoureusement, ce 
n'est point par cette idée que nous atteignons le divin. Car 
elle implique distinction et séparation. Or , antérieurement à 
cette idée, il y a une union irréfléchie, spontanée, consub- 
stantielle de l'âme avec les dieux. Ce n'est point là une hy- 
pothèse qu'on puisse accorder ou non; et nous ne sommes 
point dignes d'examiner ce fait incontestable du contact 
divin, comme si nous avions le droit et la liberté de l'ap- 
prouver ou de l'improuver, de l'admettre ou de le rejeter. 
Nous sommes enveloppés de la présence divine; c'est elle 
qui fait notre plénitude, et nous ne sommes rien, nous ne 
possédons rien, que par cette science originelle de la divi- 
nité.» Nous voilà donc, selon Jamblique, en communication 
immédiate et nécessaire , je ne dis pas avec la cause pre- 
mière et universelle , mais avec toutes les variétés réelles ou 
possibles du monde divin. Avec un pareil principe, il n'y a 
point de pratique superstitieuse ni d'hallucination qu'on ne 
puisse justifier et autoriser. Jamblique répète avec ses devan- 
ciers que la vraie destinée ou le bien de l'âme est de revenir par 
l'enthousiasme à ce qu'il y a de premier et de plus abstrait et 
en nous-mêmes et dans l'être universel. Mais tandis que la 
science et la vertu , sans être les causes efficientes de cette 
union intime et substantielle avec Dieu, en sont l'indispen- 
sable condition pour Plolin et pour Porphyre; il n'y a pour 
Jamblique qu'un seul moyen de rentrer dans le divin et de 



JAMBLIQUE. 375 

jouir de la communion déifique', c'est la théurgie. «Ce n'est 
point la connaissance qui unit aux dieux leurs adorateurs. 
Car alors qu'est-ce qui empêcherait les philosophes d'ar- 
river par leurs spéculations à l'union déifique? Il n'en va pas 
ainsi. La seule chose qui produise cette union, c'est l'accom- 
plissement de certains actes mystérieux et divins, dont la 
production et les effets sont au dessus de toute pensée; c'est 
la puissance et la vertu de certains symboles inexphcables 

et que les dieux seuls comprennent Et ces divins 

symboles achèvent en nous leur opération mystérieuse par 
eux-mêmes et sans que nous pensions.» Les prêtres sont 
seuls en possession des rites et des mystères que les Dieux 
nous ont transmis et qui opèrent de si heureuses merveilles; 
et comme aucune opération théurgique n'est efficace et lé- 
gitime, qu'autant qu'elle est faite selon les rites antiques et 
divins, il s'ensuit qu'il y a toujours entre Dieu et l'âme hu- 
maine cet homme déifié qu'on nomme le prêtre; on ne peut 
donc plus dire avec Porphyre : « Dieu seul n'a besoin de per- 
sonne ; l'homme n'a besoin que de Dieu.» * 

La religion ou, pour mieux dire, le culte, voilà toute la 
sagesse, selon le hvre des mystères. Or quel est le but du 
culte? Ce n'est point de faire descendre les dieux jusqu'à 
l'homme, ni d'apaiser leur colère, ni même de les remercier 
et de les honorer, mais de faire remonter l'âme au principe 
éternel et simple d'où elle est émanée. Jamblique admet, 
comme Por[)hyre, que les dieux n'ont pas besoin de nos 
hommages et de notre encens. Il ne veut pas que les dieux 
se courroucent. « Leur colère n'est pas, comme on le croit, 

1. Pour traduire des idées et un style barbares, je nie permettrai moi -même 
des mots barbares. La théurgie est la science de faire des choses divines ou plu- 
tôt de se faire Dieu; l'union théurgique est l'union de l'action himiaine à l'action 
divine, à ce point que l'homme opère avec Dieu et par Dieu, parce qu'il n'est 
plus homme, mais Dieu. 

* Des Mystères, sect. I, ch. 3; II, 1 1. 



376 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

un ressentiment; mais en faisant ce qui pourrait les irriter, 
si la passion convenait à leur nature , nous écartons de nous 
leur bienveillante providence ; ou plutôt nous sommes comme 
des hommes qui s'éloigneraient des clartés du soleil de midi : 
c'est nous-mêmes qui nous taisons nos ténèbres et qui nous 
privons de la grâce des dieux.» Aussi ne doit-on pas dire 
que la prière incline la volonté des dieux vers les hommes, 
mais qu'elle rend la volonté des hommes capable de rece- 
voir les dons divins. « Car l'illumination qui nous éclaire 
pendant la prière se produit spontanément et opère par elle- 
même , précédant tout libre mouvement de notre part, puis- 
que la volonté de Dieu pour le bien prévient nécessairement 
les élections de la volonté humaine.»* 

C'est avec ces restes de spirituahsme que Jamblique se 
cache à lui-même le matérialisme grossier de sa théurgie. 
Je n'entends pas entrer dans le détail infini et presque in- 
intelligible pour moi de la prétendue science transcendante 
des prêtres païens. Je me contenterai de citer sur la prière, 
sur la divination, sur les sacrifices, sur l'impuissance de la 
raison et la vérité indiscutable et immuable de la théurgie 
quelques passages étendus, qui feront mieux connaître, je 
pense , qu'une exposition suivie , le disciple de Plotin et 
l'élève superstitieux des prêtres égyptiens, avec son double 
langage et ses éternelles contradictions. 

La prière est le sujet qui me paraît avoir inspiré à Jam- 
blique les idées les plus philosophiques et les plus saines. « La 
conscience de notre néant, dit-il, quand nous nous compa- 
rons à Dieu, nous dispose et nous tourne naturellement à là 
prière. Or l'invocation nous rapproche en peu de temps' de 
l'objet adorable que nous supplions; nous nous formons à 

* Sect. I, chap. 12, 13; V, 5. 

1 . Le Moyen court , selon le titre d'un ouvrage mystique du XVII"^ siècle , a 
toujours été une des prétentions du mysticisme. On est impatient devoir Dieu; on 
veut arriver vite et sans qu'il en coiite trop, à la contemplation béatifiante. La 



JAMBLIQUE. 377 

son image dans cette conversation intime et face à face avec 
lui, et nous acquéroris peu à peu la perfection divine, autant 
que le permet notre infirmité Je dis donc que le pre- 
mier degré de la prière est de nous tourner vers le divin et 
de nous procurer la connaissance et comme le contact des 
dieux. Le second est de nous affermir dans cette commu- 
nion et cette amitié sainte , et de nous inviter aux grâces 
que les Dieux nous envoient avant même que nous ayons 
laissé échapper une parole , et qui achèvent en nous leur 
opération avant même que nous n'y pensions. Le troi- 
sième et le plus parfait est caractérisé par cette union 
ineffable, qui édifie souverainement notre tout en Dieu et 
qui donne à notre âme de se coucher et de reposer parfai- 
tement en lui. A ces trois degrés, qui mesurent toute l'éten- 
due des choses saintes, la prière forme les liens de notre 
amitié avec Dieu et nous procure dans ce commerce trois 
précieux avantages ; l'un , qui a trait à l'illumination ; le se- 
cond, à la coopération de l'homme et de Dieu; le troisième, 
à la parfaite réplétion de l'âme par le feu sacré. Tantôt 
l'oraison précède le sacrifice, tantôt elle s'y mêle, tantôt elle 
le termine et le consomme. Il n'y a point d'opération sainte 
sans l'intercession de l'oraison. L'oraison longtemps et habi- 
tuellement pratiquée nourrit l'intelligence , rend l'âme plus 
capable du divin , révèle aux hommes les saints et ineffables 
mystères , accoutume leurs yeux à la splendeur de la lumière 
céleste, est un moyen court de mettre notre faiblesse à 
même de supporter l'attouchement de Dieu , jusqu'à ce 
qu'elle nous élève au dernier degré de l'enthousiasme. Elle 
attire doucement en haut les habitudes de notre pensée , et 
nous communique celles de la pensée divine. Elle excite et 
prodm't la persuasion, l'union et une indissoluble amitié avec 

vertu et la science sont des moyens trop longs et qui coûtent trop à notre fai- 
blesse : le mysticisme promet des Moyens courts à l'impatience peu morale de 
ses adeptes. 



378 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

les natures supérieures. Elle nourrit le pur amour et enflamme 
tout ce qu'il y a dans notre âme de divin. Elle nous purifie 
de tout ce qui s'oppose en nous à notre perfectionnement. 
Elle expulse de la nature éthérée et lumineuse de l'esprit 
tout ce qui participe au monde de la génération. Elle nous 
inspire une bonne espérance et la foi dans la lumière. En 
un mot, la prière procure à ceux qui en usent fréquemment 
une conversation familière avec la divinité. »* 

Il n'y a rien jusqu'ici qui soit trop contraire à la spiritualité 
intempérante , mais élevée de Plotin. Malheureusement , 
comme le dit Jamblique , la prière se mêle à toutes les opé- 
rations sacrées; et ces opérations, soit sacrifices, soit art 
divinatoire, ravalaient souvent le pur esprit du théurge aux 
illusions et aux réalités les plus grossières de la terre. Il ne 
faut pas se laisser éblouir par les grands mots que Jamblique 
prodigue avec une déplorable facilité. Qui ne l'aurait lu qu'au 
hasard et par fragments pourrait croire que les pratiques et 
les sacrifices tous matériels qu'il recommande n'ont d'autre 
but que la vie divine et inteUigible. « Celui qui consacre des 
offrandes et des sacrifices, nous dit-il, doit le faire avec une 
âme incorruptible et pure de tout intérêt , selon les pro- 
priétés des Dieux et leur affinité avec les objets qu'on leur 
offre , afin que cette amitié , que cette sympathie universelle 
qui lie le ciel à la terre , les hommes aux natures supérieures , 
les démons et les héros aux dieux , les âmes libres de corps 
avec les héros et les démons, opère et consomme notre 
union avec la divinité par un commerce mystérieux et inef- 
fable. » Mais Jamblique et les sectaires superstitieux dont 
il était le chef et le héros, savaient bien que les sacrifices 
disparaîtraient, s'ils n'avaient d'autre cause que ce besoin de 
communication spirituelle avec Dieu , et d'autre but, que la 
satisfaction de ce qu'il y a de profond et de vrai dans l'instinct 

* Sect. I, 15; Y, 26. 



JAMBLIQUE. 370 

religieux, «Si quelque saint, dit Jamblique, a assez de force 
pour s'élever jusqu'aux dieux supra-mondains, ce qui arrive 
bien rarement, celui-là peut dans le culte des dieux aban- 
donner et le corps et la matière pour s'unir avec le divin 
par une force supra-mondaine. Mais ce qui arrive à peine à 
an seul homme, et cela, au suprême degré de l'initiation et 
du sacerdoce, ne serait-il pas nuisible de l'imposer à tous 
comme loi générale , quand cet état de perfection est inac- 
cessible aux novices en théurgie et même à ceux qui ne sont 
encore arrivés qu'à la moitié de la carrière?» Jamblique dis- 
tingue donc trois espèces de vie : la vie naturelle, à laquelle 
des sacrifices matériels peuvent seuls convenir; la vie pure- 
ment spirituelle , qui veut un culte tout intellectuel et inté- 
rieur ; et la vie intermédiaire entre l'une et l'autre , qui 
exige des sacrifices moitié sensibles et moitié spirituels. On 
a beau nous dire que la fin dernière de toutes ces cérémo- 
nies est la purification de fâme et son retour au monde 
divin , d'où elle gémit d'être exilée : je vois que f on fatigue 
les dieux de prières et de sacrifices ridicules pour conjurer 
la peste, les maladies, les famines, l'indigence, la pluie et 
la sécheresse hors de saison , ou pour obtenir des biens qui 
n'ont rien de commun avec la vertu et la vie de l'âme. Ces 
avantages, dit-on, ne sont que des conséquences secondaires 
des sacrifices, institués pour des fins plus hautes et plus 
adorables. Mais je crains bien que les fidèles ne s'arrêtent 
dans leurs vœux à ces biens de second ordre, au lieu d'as- 
pirer, comme le veut Plotin, à une perfection de vie intérieure, 
devant laquelle s'anéantissent et les trésors et les empires et la 
possession même du ciel, comme j'ai peur que Jamblique 
et ses imitateurs, tout en parlant sans cesse et pour mémoire 
du Dieu suprême , ne se soient surtout attachés dans leur 
culte aux êtres secondaires de la hiérarchie divine, * 

* Sed., V, 6, 10, 18, 20. 



380 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

Aussi fait-on des efforts incroyables pour identifier la 
contemplation , l'amour et l'extase avec les impostures ou 
les folies de la divination. C'est parce que l'âme pénètre par 
la contemplation jusqu'à l'essence des choses qu'elle peut 
voir l'avenir, comme on voit le présent; et cette vision est 
encore plus lumineuse et plus profonde , lorsque l'âme par- 
vient à s'unir à l'âme de Funivers par la partie d'elle-même 
qui en est émanée. Otez l'enthousiasme, il n'y a plus de di- 
vination. « Or, dit Jamblique , il faut savoir ce que c'est que 
l'enthousiasme et comment il se produit. C'est à tort qu'on 
le croit un transport de la pensée avec une inspiration dé- 
monique. Car lorsque la pensée humaine est vraiment pos- 
sédée, il ne saurait y avoir de mouvement et de transport. 
L'inspiration ne vient pas des démons, mais des dieux. 
L'enthousiasme n'est point proprement l'extase, mais un 
retour et une conversion au meilleur, tandis que le transport 
ou la simple extase est une chute vers le pire. Ne parler que 
de l'extase, c'est dire ce qui arrive accidentellement aux 
inspirés, mais ce n'est point toucher à la nature et au caractère 
principal de l'enthousiasme. Ce qu'il y a de principal et d'es- 
sentiel, c'est la possession complète des inspirés par la divi- 
nité, possession dont l'extase n'est qu'une suite et qu'un 
accompagnement. On ne peut raisonnablement supposer que 
l'enthousiasme soit le fait de l'âme ou de quelqu'une de ses 
puissances , de l'intelligence ou de ses opérations , de la 
santé ou d'une maladie du corps. Car le ravissement divin 
n'est pas une œuvre humaine, ne se fonde point sur les fa- 
cultés humaines et sur leurs opérations. Ces opérations et 
ces facultés peuvent être des sujets et des instruments dont 
se sert le Dieu; mais c'est le Dieu qui consomme l'œuvre de 
la divination : seul , sans mêler son action à celle d'aucune 
autre chose, sans le ministère ni du corps ni de l'âme, il 
opère par lui-même. C'est donc une nécessité que les divina- 



JAMBLIQUE. 381 

lions telles que je viens de les décrire, soient vraies et légi- 
times. Mais lorsque l'àme est agitée ou avant ou pendant 
l'opération, lorsqu'elle se mêle et se confond avec le corps, 
et qu'elle trouble ainsi la divine harmonie, la divination est 
elle-même pleine de trouble et de mensonge, et l'enthou- 
siasme n'a rien de vrai ni de divin. » Si c'est réellement un 
Dieu qui remplit l'àme de l'inspiré, si la divination, avec 
ses extases ou réelles ou feintes, n'est pas simplement l'œuvre 
de l'imagination exaltée et dérangée, d'où viennent ces 
théophanies sensibles et matérielles, ces auréoles lumineuses, 
ces parfums, ces concerts, toutes ces images et tous ces 
spectacles, qui n'ont rien de divin ni d'intellectuel, et qui 
cependant accompagnent toujours l'inspiration? Pourquoi 
la préparer, la solliciter, la forcer, l'exalter jusqu'au déhre 
par des procédés purement artificiels et physiques. Où ten- 
dent ces jeûnes qui communiquent une surexcitation fé- 
brile au cerveau en l'épuisant, ces ablutions, ces douches, 
ces fumigations et toutes ces épreuves qui affaiblissent les 
organes et qui les étonnent ? Que veulent ces cymbales , ces 
tambours, ces flûtes, et ces mélodies énervantes et trans- 
portantes? Jamblique admet et explique ce qu'il trouvait 
employé dans les sacrifices et dans les scènes de divination. 
Mais nous prouve-t-il qu'un Dieu ait besoin , pour rendre 
visite au Dieu qui est en nous, de toutes ces cérémonies de 
théâtre et de tout cet appareil d'histrion? Qu'un homme, 
qui aurait l'ardente imagination de Plotin sans en avoir la 
puissance philosophique, se laissât emporter à de pareils 
écarts, j'accuserais sa raison sans mettre en doute sa sincé- 
rité. Mais je ne puis me défendre, je l'avoue, d'un mouve- 
ment d'incréduhté soupçonneuse en Hsant de telles aberra- 
tions, écrites dans un style froid et dogmatique, où le 
raisonnement est souvent subtil jusqu'au sophisme, et dans 
lequel abonde cependant l'image sans chaleur et sans vie , 



382 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

parce qu'elle sort moins de la vivacité du sentiment que des 
monotones habitudes de la mémoire. Je ne sais si je me 
trompe, mais l'auteur du livre des Mystères, me paraît un 
de ces vieux théologiens, dont l'esprit s'est flétri dans la dis- 
pute, et qui se sont habitués à vouloir qu'on les croie sur 
parole, parce qu'ils n'ont cru eux-mêmes qu'à force de vo- 
lonté. Aussi tout ce replâtrage de spiritualité mystique et de 
matérialisme populaire, s'il fascinait les jeunes adeptes, ne 
devait-il tromper son auteur qu'à demi.* 

Le mysticisme a d'autres allures dans les âmes exaltées 
et sincères. Il ne passerait pas avec une légèreté aussi dé- 
daigneuse que notre prêtre Egyptien sur les accusations 
d'immoralité et d'imposture. Porphyre reproche aux devins 
d'ordonner des actions injustes ou impures; son adversaire 
lui répond froidement par ces phrases banales : «J'ai quel- 
que raison de douter de ce que tu appelles justice, et je 
pense que la définition en est différente pour nous et pour 
les dieux... Si les injustices et les impuretés dont tu parles 
se font contrairement aux lois humaines, elles se font selon 
une autre loi et selon un ordre divin, supérieur à toutes les 
lois '. » Ainsi vous commettez de par les oracles un parri- 
cide ou un inceste : autre est la justice pour nous, autre pour 
les dieux; la raison humaine doit se soumettre. A l'absurde? 
Oui, à l'absurde; Jamblique ne sait ni hésiter ni marchander. 
Porphyre avait insinué qu'il pourrait bien y avoir du men- 
songe et de l'imposture dans certains modes de divination , 
employés par les plus vulgaires charlatans ; cela ne trouble 

* Section III , 9. 

1. C'est sans doute en vertu de ces lois supérieures, que les phallophories, les 
images de Piiape et les paroles obscènes qu'on se permettait dans certains sacri- 
fices, «sont destinées à guérir notre àme, à lui rendre plus tolérables les maux qui 
lui proviennent de son contact avec le monde de la génération , à la dégager et à 
la délivrer insensiblement de ses cliaines terrestres « ( sect. I, chap. 11). Purs 
sophismes d'une obstination absurde et qui n'est pa> complètement dupe d'elle-même! 



JAMBLIQUE. 383 

en rien le fanatique qui lui répond : cet apparent charlata- 
nisme est une des choses divines qu'il faut le plus admirer. 
« Si la divinité, dit- il, pour nous donner des signes, descend 
même dans les objets inanimés tels que des baguettes, des 
dés, des pierres, du blé, des gâteaux de farine, c'est un des 
mystères qui méritent le plus notre respectueuse admiration, 
puisqu'elle comnmnique pour nous instruire une âme à ce 
qui est inanimé, le mouvement à ce qui est immobile, une 
raison à ce qui est dépourvu de toute raison. Mais il y a une 
plus grande merveille, un plus grand mystère que Dieu veut 
nous révéler par ces étranges événements. Comme il choisit 
souvent un idiot pour lui faire prononcer les plus sages pa- 
roles (car alors il est évident que ce n'est pas l'œuvre de 
l'homme, mais celle de Dieu qui éclate); de même il nous 
découvre par les objets dénués de toute connaissance cer- 
taines choses supérieures à toute connaissance. Cela montre 
aux hommes et que ces signes sont dignes d'une entière 
créance, et que Dieu est supérieur à la nature et ne dépend 
point d'elle dans ses opérations. Ainsi ce qui est naturelle- 
ment inintelligible devient intelligible; ce qui n'a point d'in- 
telligence prend une intelligence; et par là Dieu nous suggère 
la sagesse, et nous apprend la vérité des choses qui sont, 
qui ont été et qui doivent être. » Cela touche à la démence 
ou à la fourberie. Oh! que Plolin avait raison de dire : 
«Quiconque prétend s'élever au-dessus de la raison, court 
risque de tomber au-dessous!»* 

Le mysticisme a l'ambition de secouer le joug importun 
de l'intelligence et de la logique; mais il ne voit point, 
dans son amour de l'indépendance, qu'il court se jeter sous 
un joug plus étroit et plus lourd, en acceptant, au lieu 
des lois de la liberté, l'aveugle servitude de la tradition. 
Les païens obstinés en étaient là : on leur commandait, au 

* Sect. 111,4, 5, 12, 17. 



38-4 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

nom de la théurgie, de se mettre à genoux devant des mots 
vides de sens. » Tu parais croire, dit Jamblique à Porphyre, 
que les mots barbares, qu'on affecte dans les mystères et 
dans les choses saintes , sont dénués de toute signification. 
Eh bien! qu'ils soient tous inconnus et inintelligibles pour 
nous; ils ont un sens pour les dieux, non pointa notre 
manière, mais selon l'intelligence divine ou plutôt d'une 
façon mystérieuse et ineffable'. Ecartons d'ici toutes les 
pensées humaines, et les règles de la logique et les con- 
venances naturelles qui donnent un sens aux sons. Nous 
devons toujours supposer dans les noms hiératiques tous 
les caractères divins et spirituels qui représentent symboli- 
quement la nature et fessence de la divinité. Et toutes les 
fois qu'un mot sacré est inintelligible pour nous , il doit 
nous paraître d'autant plus adorable, puis qu'il est trop au- 
guste pour tomber sous l'analyse et sous notre connais- 
sance. Ces noms obscurs contiennent la notion complète de 
la puissance, de la vertu et de la hiérarchie des dieux.... 
Il y a de ce fait une autre raison mystique. Plus une ma- 
nière de parler est antique, plus elle est sainte, et ceux qui 
les premiers ont appris les noms des Dieux , nous ont trans- 
mis une règle traditionnelle qu'il faut garder inviolablement, 
comme plus appropriée aux choses divines. Car si quelque 
chose convient aux dieux, c'est évidemment ce qui est 
éternel et immuable, et par là même plus conforme à leur 
nature. » C'est là, ce semble, la pensée fondamentale du 
livre que nous tâchons de faire connaître , et sans aucun 
doute de tous les hommes qui s'entêtèrent dans une religion 
décrépite, en désaccord avec leurs véritables pensées. Aussi 
ne craindrons-nous pas de citer encore. «Persévérons, dit 
Jamblique , dans les observances que nous ont transmises 

1. Raison suprême de ceux qui n'ont aucune raison : aussi revient-elle perpé- 
tuellement dans le livre des Mystères. 



JAMBLIQUE. 385 

ceux qui ont établi les premiers les lois de la sainteté. Car si 
quelque chose convient aux institutions divines , c'est avant 
tout la constance et l'immutabilité. Il faut donc, comme si 
les anciens rites étaient des asiles sacrés , les conserver tou- 
jours les mêmes et de la même manière, sans y rien ajouter, 
sans en rien retrancher. Si tout est perdu , si les mots sacrés 
et les prières n'ont plus leur vertu , c'est que les Grecs pro- 
fanes et mobiles n'ont cessé et ne cessent de les changer 
capricieusement et au hasard '. Légers et amoureux de nou- 
veautés, les Grecs voltigent de côté et d'autre, comme des 
navires sans lest. Ils ne savent point conserver les saintes tra- 
ditions qu'ils ont reçues d'ailleurs, mais ils les dédaignent 
aussitôt et les transforment sans cesse dans leur mobile 
amour pour les mots nouveaux. Les barbares , plus graves 
dans leurs mœurs, sont aussi plus fidèles aux anciennes 
manières de parler. Aussi sont-ils bien vus des dieux, et leur 
offrent-ils des discours qui leur agréent, parce que chez 
eux ils n'est permis à personne de changer les termes con- 
sacrés. )) * 

Ainsi, spirituahté mystique et grossier matérialisme dans 
le culte et dans les manifestations du sentiment rehgieux , 
superstitions ridicules , mépris de la raison , haine du pro- 
grès , immobilité et adoration du passé , voilà les caractères 
de cette restauration païenne , morte-née de vétusté , dont 
le hvre, attribué à Jambhque, est le plus éclatant manifeste. 
Cherchant surtout ce qui intéresse l'humanité et ce qui la 

I. C'est peut-être la seule .illusion à la victoire du christianisme. Encore est- 
elle bien obscure et bien voilée. Le reproche parait d'autant plus ridicule que les 
Égvptiens avaient varié sur la religion, en adoptant le christianisme avant ou 
avec les hommes de la Macédoine et de l'Achaïe. Mais l'empereur qui donna 
officiellement la victoire à l'Évangile régna dans une ville grecque. Cela suffit 
pour expliquer la mauvaise humeur et la sortie de l'auteur contre les Grecs, qui 
n'en pouvaient mais. 

* Sect. VII, -i, 5. 

II. 25 



386 PHILOSOPHIE gréco-orientale. 

fait connaître, nous avons mieux aimé nous attacher à 
quelques points particuliers, que de donner une analyse 
détaillée d'un ouvrage, qui n'a certainement qu'une valeur 
historique. Qu'aurions -nous pu en tirer pour la vérité 
morale ? L'auteur sait tout, excepté l'homme et ses devoirs; 
il connaît les dieux et les démons , leur hiérarchie , leurs 
noms, leurs fonctions, et les merveilles dont ils s'entourent, 
quand ils apparaissent à l'inspiré ; il nous dit l'état physique 
et moral de celui dont un Dieu s'empare, sa taille plus 
qu'humaine, son visage radieux, l'insensibihté absolue de 
son corps et les rêves divins qui obsèdent et ravissent 
son âme. Il n'ignore même pas les transformations que les 
matières des sacrifices ont à subir pour devenir plus sym- 
pathique§ avec les corps des démons. Voilà sa science divine. 
Nous n'avons pas affaire à un philosophe ni à un morahste, 
mais à un thaumaturge. 

Sans doute ces égarements sont une conséquence néces- 
saire du grand principe mystique , que la science et la raison 
sont incapables d'atteindre Dieu , mais que c'est par sa propre 
présence qu'il se fait connaître et qu'on le possède. Sans doute 
les absurdités les plus manifestes sont irréfutables et invin- 
cibles dans une doctrine qui proclame , que « dans l'état 
d'extase ou dans le commerce immédiat de l'âme avec Dieu, 
l'illusion n'est plus possible, que l'âme est nécessairement 
tout ce qu'elle affirme, qu'elle l'est même avant de l'affirmer, 
et qu'elle le témoigne non par la parole , mais par un sen- 
timent muet et infailhble d'ineffable félicité. » Que répond 
aux objections de Porphyre l'auteur du traité sur les Mys- 
tères ? C'est qu'il y a dans la théurgie quelque chose de mys- 
térieux, d'ineffable, qui dépasse infiniment la raison humaine 
et la philosophie. Qu'on ne lui dise pas que sa science sur- 
naturelle pourrait bien n'être qu'un amas d'imaginations 
étranges à propos du moindre accident. « Où donc serait le 



JAMBLIQUE. 387 

commencement de la fiction et de l'illusion dans les choses 
qui existent véritablement? C'est l'imagination qui forme les 
fantômes, elle ne saurait produire des réalités. Or, lorsque la 
vie intellectuelle opère parfaitement, l'imagination est absolu- 
ment muette.... Et la vérité effective et absolue n'est- elle 
pas auprès des Dieux et avec eux ? » Mais quoique Jamblique 
soit bien certainement issu de Plotin et de Porphyre, ce 
n'est point la logique et les principes tous métaphysiques 
du mysticisme, qui firent sa force et qui férigèrent en 
grand-prêtre et en prophète d'une petite église de lettrés 
superstitieux. La cause de son influence et de sa réputation 
bien supérieure à son génie est toute entière dans l'état des 
esprits. II n'y eut jamais de siècle plus théologique que 
celui de Constantin et de Julien. Les hommes d'état se fai- 
saient docteurs , les philosophes et les lettrés aspiraient à 
devenir hiérophantes et ne parlaient que de la divinité; les 
gens du monde et le peuple prenaient part à toutes les 
querelles, à toutes les passions, à toutes les espérances 
vraies ou fausses de ceux qui passaient pour être en com- 
munion plus intime avec Dieu. Jamblique n'est point respon- 
sable de ce mouvement; il en fut plutôt une des victimes 
que l'auteur. Ce qui le prouvé, c'est qu'il poussait moins 
ses disciples à fillusion qu'il n'y était poussé par eux. Ses 
admirateurs voulaient absolument qu'il fût un être divin et 
qu'il fit des miracles. « Avides et insatiables des jouissances 
divines, nous dit Eunape, ils le tourmentaient sans cesse, 
et ils lui dirent un jour: — Pourquoi donc, ô maître divin, 
opères -tu seul et pour toi-même, sans nous communiquer 
ce qu'il y a de plus parfait dans ta sagesse ? Un bruit est 
venu jusqu'à nous, répandu 'par tes serviteurs, que, tandis 
que tu priais les dieux, tu as été enlevé de terre à plus 
de dix coudées ; ton corps et tes vêtements brillaient de 
l'éclat de l'or, et lorsque tu cessas ta prière, ils redevinrent 



388 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

semblables à ce qu'ils étaient auparavant, et tu redescendis 
sur la terre pour te mêlera notre société. — Quoiqu'il n'eût 
pas l'habitude de rire , Jamblique sourit à ces paroles et leur 
dit : — Celui qui vous a trompés n'était pas un homme sans 
esprit et sans invention. Mais il n'y a rien de vrai dans son 
conte. Du reste, rassurez -vous, je ne ferai jamais rien sans 
vous. » — Dupe de son imagination et de ses désirs, Jam- 
blique n'avait pas besoin de duper les autres; ils n'étaient que 
trop disposés à se leurrer eux-mêmes. * 

iMalgré mon peu de penchant à remuer les hontes de la 
pensée, je ne saurais me dispenser d'insister sur les tendances 
superstitieuses du quatrième et du cinquième siècle. Que 
s'était-il donc passé d'Auguste à Constantin, et comment 
pouvait-on en être venu du mépris et de la moquerie des 
dieux à l'adoration et presque au fanatisme? On est tenté, 
lorsqu'on lit les grands écrivains de Rome, de se demander 
où est la religion; mais où n'est-elle pas dans les écrivains 
de la décadence? Athée ou sceptique sous les premiers 
Césars, la httérature laissa échapper quelques accents reli- 
gieux sous les Antonins , sans rien toutefois , qui accusât dans 
les philosophes la manie du culte et l'engoûment du mer- 
veilleux. Apulée n'est qu'une bizarrerie ; Apollonius de 
Tyane, qu'un prodige. Mais à mesure que le christianisme 
fait des progrès, les idées orientales se répandent, et l'on 
voit partout s'insinuer avec elles la crédulité , les pratiques 
occultes, la superstition sous toutes ses formes, et le goût 
dominant du merveilleux, jusqu'à ce qu'enfin parût la plus 
énorme des étrangetés, une sorte de paganisme spirituel et 
dévot. Qu'un Epictète et qu'un Marc-Aurèle aient éprouvé 
un sentiment analogue à la dévotion des chrétiens, cela se 
conçoit : ce qu'ils adoraient de cœur et en esprit , ce n'était 

* Plotin, Enn. VI, liv. VII. cli. 34. — Eui ap. (édit. Didol), Vie de Jan.bl., 
p. 458. 



FAUSSE DÉVOTION DES PAÏEXS. 3S9 

ni Jupiter, ni Vénus, ni quelque autre fantôme de rimagi- 
nation des premiers âges ; c'était la Raison universelle , 
origine de la beauté et de l'ordre dans le monde, principe 
et fin suprême de la vertu. Mais transporter ce culte de la 
pensée à des dieux fantastiques, qui ne parlaient qu'à la 
partie la plus superficielle et la plus puérile de l'imagination, 
associer violemmentPlalon et Hésiode, chercher des mvstères 
infinis dans les fables d'Homère et demander la vie de l'âme 
aux enfantillages charmants ou scandaleux des anciens poètes ; 
il y a là un de ces renversements de la raison qu'on ne sau- 
rait trop admirer. Disons -le toutefois, cette dévotion si 
nouvelle aux dieux de l'Olympe n'était le fruit légitime ni de 
la pensée philosophique , ni des instincts du peuple ; on ne 
peut y voir que l'informe produit de l'hypocrisie et d'un 
pédantisme sophistique. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est 
que ce sentiment bâtard devint sincère à la fin et put se 
glorifier d'avoir aussi ses martyrs. Tant que le paganisme fut 
la religion de l'état, on joua la piété sans en être dupe. On 
parlait des dieux avec un respect et un enthousiasme de 
commande, on vantait leurs prophéties et leurs miracles; 
au fond, on se moquait de la grossièreté de l'ancien culte, 
et l'on ne voulait pas de la religion nouvelle. Quand le chris- 
tianisme fut devenu le maître, la comédie cessa pour faire 
place à quelque chose de plus ridicule encore. Ce ne fut plus 
de l'hypocrisie ni de la politique ; ce fut de la manie. On 
s'éprit de tendresse et l'on se passionna pour ces dieux qu'on 
avait tant méprisés. La colère et la haine pour le présent, 
un amour aveugle et puéril pour le passé , d'inconcevables 
illusions pour l'avenir ranimèrent la foi depuis si longtemps 
éteinte, et le paganisme s'étonna de retrouver, quand il 
n'était plus rien , de zélés et fervents adorateurs. Religiosité 
purement littéraire! Révolte bizarre des beaux esprits contre 
l'ascendant victorieux de l'Evansile ! Les dévots de la fable 



390 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

n'eurent point d'écho dans la multitude. St. Martin et d'autres 
portaient le marteau de la destruction sur les temples et sur les 
idoles; «des moines, dit Eunape, des hommes noirs qui n'a- 
vaient jamais entendu parler de la guerre, s'attaquaient brave- 
ment à des pierres, les assiégeaient en règle, démolissaient le 
Sérapéum et s'emparaient des oflrandes ; » le peuple restait in- 
différent et immobile. Mais un gouverneur de province faisait- 
il mine de vouloir rendre aux dieux leurs honneurs échpsés, 
les sophistes abondaient de toutes parts : c'était un concours, 
un empressement, une joie, des espérances inouies. On ne 
peut douter du caractère tout pédantesque et sophistique de 
la rénovation inattendue du paganisme. « Que faisait-on , dit 
Libanius, pour les favoris de Mercure et des Muses? Jamais 
Constance ne les appelait auprès de lui , jamais il ne leur 
adressait un mot d'éloge , jamais il ne daignait leur parler 
ni les écouter. Ses amis, son cortège ordinaire, c'étaient les 
barbares, les eunuques, gens étrangers aux lettres, détrac- 
teurs de ceux qui les cultivaient, mettant toute leur habileté 
à les écarter de la personne du prince, pour l'entourer uni- 
quement d'ennemis des dieux, d'adorateurs des tombeaux , 
de contempteurs d'Apollon et de Jupiter ... Il y a entre les 
choses sacrées et les arts de la parole une étroite et naturelle 
parenté.» Le Jupiter de Phidias était si majestueux; la Vénus, 
de Praxitèle, si gracieuse et si chaste; les vers d'Homère, si 
harmonieux : pouvait-on quitter le culte 'des Grâces et des 
Muses? Évidemment Socrate, Platon, Aristote, les Stoïciens, 
la morale et la raison avaient tort, ou devaient parler comme 
la religion qui avait inspiré tant de merveilles. Les beaux 
esprits s'attachaient donc au paganisme en dépit de la raison, 
comme ils voulaient à toute force être Atliques en dépit du 
temps. 

J'honore certes la fidélité à la tradition et au passé , mais 
à condition qu'elle ne soit point poussée jusqu'au fétichisme 



JULIEN. 



391 



et à rabètissement. Malheureusement l'esprit et le cœur s'ha- 
bituent comme le visage à grimacer et prennent insensible- 
ment le ph des mensonges qu'ils s'imposent. A force de fein- 
dre la foi , les païens finirent par la ressentir , mais factice, 
puérile, sans force et sans vertu, froide et misérable comme 
la caducité de la vieillesse, imbécile et inconséquente comme 
l'enfance, sans en avoir la grâce et la simplicité. Quel triste 
et humiliant scandale pour la raison que les biographies des 
sophistes et des philosophes par Marinus , par Eunape et par 
Damascius! Ce ne sont que rêves, que visions, qu'enchan- 
tements et que miracles. Porphyre, le sage Porphyre chasse 
des démons. Jamblique est soulevé par l'Esprit comme par 
une machine de théâtre. Sosipatra est élevée et décorée de 
tous les dons de la sagesse par deux Génies qui lui servent 
de pères. Des enfants, qui meurent en bas âge, sont ha- 
bités par des dieux , dont la grandeur fatigue et tue leurs 
corps fragiles. Les ennemis des philosophes périssent de 
morts miraculeuses. Partout le théiasme, selon le terme de 
l'époque , remplace les phénomènes ordinaires et réguliers 
de la nature. Mensonges et impostures que tout cela? Non; 
mais égarement et démence ! C'est avec le plus grand sérieux 
et avec une affligeante bonne foi, que les Maxime, les Edé- 
sius, les Chrysante , et dirons -nous? les Jamblique et les 
Proclus se livrent à leurs dévotions sans fin et à leurs opé- 
rations théurgiques. Us voulaient voir des démons et des 
esprits, et je ne doute pas qu'ils en aient vu; ils se sont 
évertués à être fous, et ils le furent!* 

Ces folies amenèrent une révolution éphémère. Julien, 
dont la vive imagination était toute nourrie d'Homère et 
d'Hésiode, se laissa séduire par le paganisme spiritualisé des 

* Libanius, t. II, p. 591-593. — Himerius, Disc. IV, chap. 4; XXI, 2; 
XXlIi, 11. — Euiiap., Edés., 464, 467-469, 470, 472; Max., 475, 480, 
481; lonicus, 499; Chrysantlie, 501, 503, 504. 



392 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

Alexandrins et poursuivit la vaine gloire de défefre l'œuvre 
de Constantin. Nous ne raconterons point ses anxiétés et ses 
démarches pour son cher Hellénisme qui ne voulait pas 
revivre, ses processions et ses sacrifices dont les païens 
eux-mêmes se moquaient, sa polémique railleuse contre la 
Bible et l'Evangile, ses injures et ses mesquines taquineries 
contre les Galiléens. Tout cela a été dit mille fois et n'a 
qu'une médiocre valeur historique. Mais n'est-il pas étrange 
qu'un homme , qui pouvait être un grand empereur et qui 
avait avec des vertus un incontestable génie pour les affaires, 
ait préféré la gloire de restaurateur d'un culte vieilli à celle 
de restaurateur du bien public et de l'empire ? Comment 
n'a-t-il pas compris qu'aux approches des barbares, c'étaient 
des soldats qu'il fallait, et non des manières de prêtres et 
de magiciens? Comment n'a-t-il pas vu que les doctrines du 
mysticisme ne pouvaient faire que des enthousiastes indo- 
lents ou des superstitieux imbéciles? Général, empereur, 
défenseur de la civilisation gréco-romaine, il n'entendait van- 
ter autour de lui que des vertus inutiles à la société, et il 
ne s'inquiétait ni de la cause de ces prédications, ni de l'effet 
déplorable qu'elles avaient sur les âmes et sur les affaires. 
Si les chrétiens regardaient les fortes vertus civiques de 
l'antiquité comme des vices brillants, et si les philosophes 
n'en faisaient pas beaucoup plus d'estime; si les uns et les 
autres, indifférents à la patrie, ne rêvaient qu'à la cité de 
Dieu; si, tandis que les panégyristes de JuUen portaient aux 
nues son lit plus chaste que celui d'une jeune fille, les doc- 
teurs de l'Eglise se réjouissaient qu'il y eût plus de vierges 
consacrées au Seigneur, que de mères de famille; en un 
mot, s'il y avait un concert universel pour priser les vertus 
stériles au préjudice des bonnes œuvres et de l'activité, 
c'était moins par fanatisme que par excès de misère. Les 
peuples étaient opprimés de tant de maux qu'ils ne pou- 



JULIEN. 393 

valent plus respirer que du côté du ciel. Un sage prince eût 
compris , ce qu'un sectaire ne pouvait comprendre , c'est 
qu'en général le ciel ne nuit à la terre, que lorsque la terre 
est un insupporlablc lieu d'opjjression et de douleur. Pour 
faire tomber tout ce mysticisme , qui énervait les courages 
et qui désarmait l'empire contre, les barbares, il eût suffi 
d'une bonne administration et d'une loi bardie , qui trans- 
formât tous les esclaves des campagnes en colons attacbés à 
la terre , mais jouissant d'ailleurs de tous les droits des bom- 
mes. Julien cbassa du palais impérial les courtisans, les eu- 
nuques et toute cette valetaille dorée et pourprée, qui vivait 
de la substance du peuple , mais il y introduisit à la place 
ses sophistes et ses prêtres. Il ne dépensait rien en maîtresses 
et pour sa table, mais il ruinait le trésor en cérémonies et 
en sacrifices. L'état de l'empire demandait des réformes éco- 
nomiques et sociales qui, trancbant dans le vif, missent 
enfin un terme aux dilapidations qu'entraînaient les jeux 
publics, et à la plaie toujours croissante de l'esclavage. 
C'était à la fois consommer l'œuvre du cbristianisme, rani- 
mer le travail libre et la culture , donner des hommes à 
l'empire et détourner les esprits des vaines questions dog- 
matiques qui les agitaient. Julien s'occupa de chercher de 
dignes prêtres à ses dieux. Il fallait dominer et contenir les 
passions religieuses par une conduite ferme et impartiale 
entre les païens et les chrétiens, entre les orthodoxes et les 
hérétiques : Julien aima mieux être l'instrument des petites 
passions du polythéisme vaincu, et loin d'apaiser les haines 
que les persécutions avaient fait naître, il les envenima soit 
par des tracasseries aussi imprudentes que sournoises , soit 
en s'amusant à mettre aux prises les partisans d'Arius et 
ceux d'Athanase. Il n'y avait de vraiment vivant dans l'em- 
pire que le clergé, qui possédait le sens et l'autorité du 
gouvernement; il s'en fit un irréconciliable ennemi par son 



394 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

apostasie. Cœur de sage et de héros, esprit de sophiste! 
C'est ainsi qu'avec des qualités supérieures il perdit tout ce 
qu'il voulait sauver, et lorsqu'il périt frappé de la main d'un 
chrétien ou de la flèche d'un Parthe, il pouvait s'écrier, 
comme ses adversaires le lui ont faussement prêté : « Gali- 
léen , tu l'emportes. » 

L'empire revint naturellement aux chrétiens ; le nom 
d'apostat s'attacha à Julien, comme un opprobre éternel et 
que la justice de l'histoire ne doit pas effacer, parce qu'il 
renia la \Taie cause de la civilisation et du progrès pour 
celle d'une réaction, aussi impossible que ridicule. Ses amis 
furent persécutés ou inquiétés ; la philosophie fut considérée 
comme un acte de magie qui méritait la mort ; le Serapéum 
et beaucoup d'autres temples célèbres furent détruits; des 
bibliothèques, des statues, de magnifiques chefs-d'œuvre de 
l'art antique périrent par la main des vainqueurs; et les di- 
visions théologiques, qui étaient de véritables guerres ci- 
viles, épuisèrent ce qui restait de force et de courage à 
l'empire : les barbares pouvaient venir; l'empire et la civili- 
sation antique n'en pouvaient plus; il n'en restait que le 
nom et l'ombre : Met gai slat nominis timbra. 

L'école d'Alexandrie s'éteignit dans son impuissance et 
dans la persécution; l'école d'Athènes lui succéda, comme 
s'il était marqué par le destin que la'philosophie devait mourir 
aux lieux où elle était née. Nous ignorons ce que firent Plu- 
tarque et Syrianus; mais Proclus, SimpHcius, Iliéroclès, 
Damascius, Olympiodore n'inaugurent pas un système nou- 
veau dans la philosophie : ils reprennent, chacun dans la me- 
sure de ses forces, l'œuvre de Plotin, de Porphyre et de 
Jamblique. Aussi bien les circonstances étaient peu favo- 
rables au développement de la pensée. L'Empire se démem- 
brait de toutes parts; la Gaule, la Grande-Bretagne, l'Italie» 
l'Espagne et l'Afrique étaient aux mains des barbares; la 



ABDICATION DE LA PHILOSOPHIE. 395 

Grèce, foulée par les Golhs, était toute palpitante encore des 
menaces d'Attila; partout l'inquiétude et une vie précaire: 
nul n'osait s'assurer du lendemain pour lui-même et pour 
la civilisation. Qui n'eût point détourné involontairement ses 
regards de ce spectacle universel de désolation et de ruine? 
Si les docteurs chrétiens, qui avaient foi dans les promesses 
éternelles de la divine Parole, et qui , maîtres de l'esprit des 
peuples nouveaux comme de celui des peuples anciens, pos- 
sédaient partout la réalité du gouvernement, n'aspiraient 
cependant qu'à fuir ce monde dans le silence et la paix des 
monastères ou des solitudes, que pouvaient faire les philo- 
sophes païens, que de s'ensevelir dans la contemplation de 
Dieu et dans les souvenirs du passé? C'est dans Homère el 
dans Platon, c'est dans le monde intelligible, qu'ils vivent 
tout entiers. Mystiques et commentateurs , ils fuient plus la 
vie qu'ils ne la connaissent, et sans être soumis à la règle 
de l'autorité, comme plus tard les Scholastiques , ils n'ont 
plus cette indépendance et cette spontanéité d'esprit gui font 
les philosophes. Leur mysticisme n'a rien de l'ardeur et de 
la puissante originalité de Plolin; s'il dédaigne le corps pour 
l'esprit, la matière pour l'idée, la terre pour le ciel, il mar- 
que plus la lassitude et l'ennui de ce qui est, que la vive 
aspiration et l'ivresse de l'àme pour une chimérique perfec- 
tion. Aussi présente-t-il sans cesse je ne sais quoi d'artificiel 
et de pédantesque, qui rebute et qui attriste. On sent que 
le génie antique se meurt avec le monde gréco- romain qu'il 
avait illustré. 

Voilà pourquoi nous passerons rapidement sur l'école 
d'Athènes. Qu'y trouverions- nous, que nous n'ayons déjà 
rencontré dans celle d'Alexandrie? C'est le même mépris 
pour la terre et pour la vertu active, le même engoûment 
de contemplation et de quiétisme, la même ambition de 
s'unir substantiellement à Dieu par la puissance surnaturelle 



396 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

de l'extase, dirons -nous? la même superstition dans l'ab- 
sence de toute religion positive. Proclus unit ensemble Plo- 
iin et Jamblique. Hiérophante et philosophe , il mêle la Ihé- 
urgie à la science: seulement il admet la magie, que Jam- 
blique avait repoussée , comme celui-ci avait admis la tlié- 
iirgie que Plotin et Porphyre dédaignaient. Oui, tandis qu'un 
pouvoir ombrageux et crédule faisait périr dans les plus 
affreux supphces ceux qui lui étaient dénoncés comme en- 
chanteurs et comme magiciens ; tandis que les ennemis de 
la philosophie, docteurs ou peuple, acceptaient avec empres- 
sement contre elle les accusations de commerce coupable 
avec les puissances invisibles; des hommes, qui se don- 
naient le nom de philosophes, avaient l'impardonnable tort 
d'appuyer de leur creuse métaphysique les absurdités de l'as- 
trologie et de la magie, et léguaient aux âges suivants ces 
théories superstitieuses qui ont fait tant de victimes. Mais 
n'insistons pas sur ces déplorables aberralions. 

Toutes les innovations que les mystiques d'Athènes appor- 
tèrent aux doctrines de leurs devanciers d'Alexandrie se 
réduisent à deux principales, qui peuvent être justement re- 
gardées comme l'abdication de la raison antique. Proclus 
met la foi au dessus de l'amour et de la science, et Damascius 
pousse le Dieu abstrait des Alexandrins jusqu'à l'indétermina- 
tion la plus absolue et jusqu'au néant. Gomme il y a en Dieu 
trois hypostases, dit Proclus, la Bonté qui produit, la Sagesse 
qui conserve, et la Beauté qui ramène les êtres contingents à 
leur principe , il y a dans l'âme trois mouvements successifs, 
l'Amour qui la tourne vers le Beau, la Vérité qui perçoit l'In- 
telligence et l'Être, la Foi qui nous place et nous affermit 
dans le Bien. C'est dans le Bien seul que l'àme se repose. 
L'amour nous convertit et nous attire vers le Beau, sans nous 
mettre en possession du Bien ; la connaissance n'est qu'un 
mouvement autour de l'Intelligible, auquel elle ne peut nous 



ABDICATION DE LA PHILOSOPHIE. 307 

unir qii'imparfaiiement. A la foi seule il appartient de nous 
édifier pour ainsi dire dans le Bien , essence même de Dieu. 
Cette éditication, ce ferme établissement, ce repos en Dieu, 
voilà le salut. Ce n'est point par la pensée qu'on doit recher- 
cher le Bien : poursuite impuissante et toujours imparfaite. 
C'est en se Hvrant à la lumière divine et par un religieux silence 
de la bouche et de la pensée qu'on s'identifie avec l'unité 
mystérieuse et inintelligible. Si Proclus répète avec Plotia 
qu'on ne se sauve ou qu'on ne s'unit aux causes premières 
que par le délire divin de l'amour et par la philosophie , la 
foi n'en est pas moins la plus parfaite des initiations et le 
suprême moyen de salut. Or la foi est le produit de la puis- 
sance théurgique, qui est supérieure à toute sagesse hu- 
maine, et qui renferme en soi tous les biens de la divination, 
toutes les vertus purifiantes et toutes les opérations, source 
de l'enthousiasme. A cet acte supérieur de la foi, union mys- 
térieuse, inefiable, incompréhensible avec l'Être premier, 
devait répondre la conception d'un Dieu non moins inintel- 
ligible. C'est Damascius qui imposa hardiment cette dernière 
conséquence au Néo-platonisme. A son gré , Porphyre et 
Jamblique n'avaient pas assez insisté sur l'incompréhensibi- 
lité de Dieu. Il est tellement au dessus de toute pensée qu'on 
ne peut pas même savoir s'il peut ou ne peut pas être connu. 
Il est insaisissable à toute idée et même à tout pressentiment. 
Le Chaos , la Nuit, l'Abyme, le Vide ou le Néant , voilà donc 
le premier principe des choses, objet suprême de l'intelli- 
gence et de l'amour, et que Damascius trouve comme ori- 
gine de toutes les religions. Que restait-il après celte belle 
découverte , qu'à s'anéantir dans le silence de la stupeur et 
dans l'idiotisme de la superstition? Car l'homme se sentait 
condamné à confesser qu'il est incapable de connaître Dieu 
et à adorer stupidement ce qu'il ne connaît pas.* 

* Prod., Corn, sur l'Alcibiade, p. 51, 63. - Tliéol. plat., p. Cl, 6-2, 63.— 
Damas., Des principes, p. 9, 20, i23, 1"22, 3a3, 351. 



398 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

Dernière et triste conclusion d'une philosophie qui, pré- 
tendant franchir les bornes de l'esprit humain , avait eu l'am- 
bition de sonder jusqu'au fond l'impénétrable essence de 
Dieu! L'Orient triomphait de la Grèce, et la tradition de la 
science, dans ceux-là même qui s'étaient d'abord donné pour 
lâche d'opposer aux superstitions barbares toutes les forces 
de l'Hellénisme et de la raison. Jamblique met la sagesse 
divine des prêtres égyptiens fort au dessus de la dialectique 
toute humaine des Grecs, et les rites grossiers de la Ihéurgie 
remplacent pour lui les procédés lents et réguhers de la 
pensée. Proclus cite je ne sais quels oracles chaldéens avec la 
même confiance qu'il citerait Aristote ou Platon, et préfère la 
foi à la vérité, composant d'ailleurs des hymnes et ne se livrant 
guère moins, si l'on en croit sa biographie, aux pratiques de 
la théurgie que les Jamblique et les Maxime. Les vrais maîtres 
de Damascius sont les Babyloniens, les Egyptiens, les Phéni- 
ciens et les Mages ; son Dieu le Néant ou les Ténèbres pre- 
mières; sa sagesse, le silence de la pensée et l'inertie. Si 
l'on veut trouver l'esprit de la Grèce et de l'Occident, il ne 
faut point le chercFier dans les prétendus défenesurs de l'Hel- 
lénisme: il est tout entier dans ceux qu'on accusait d'avoir 
passé aux barbares, et de trahir les traditions nationales et la 
philosophie pour se mettre à la suite d'un Crucifié. Jean 
Chrysostome, Basile, Grégoire de Naziance, Salvien, Am- 
broise et Augustin ne reconnaissent d'autre maître qu'un 
homme de Judée ; mais ils sont plus près de l'esprit moral 
de Platon, de Zenon, de Sénèque et d'Épictète, que Proclus 
ci que Damascius. Ils n'admettent qu'un Dieu; mais ce Dieu 
est la raison éternelle ou le Logos, qui était depuis longtemps 
le seul vrai Dieu des philosophes. Ils parlent beaucoup et 
trop peut-être du mépris du monde, mais par la nécessité 
même de leurs fonctions et par la vertu du principe de la 
charité, que les discussions et les subtihtés théologiques 



LIBERTÉ. 399 

n'étouffèrent jamais , ils connaissent la vie ; ils s'intéressent 
à ses misères et à ses devoirs ; ils se mêlent par leurs véhé- 
mentes sorties contre les riches, contre l'usure, contre l'es- 
clavage, contre la paresse improductive et dévorante, à des 
questions sociales , qui remuaient les esprits et que Jambli- 
que, avec toute sa science des dieux et des démons, n'avait 
même pas soupçonnées. Enlin si leurs ouvrages ont tous les 
défauts d'une époque de décadence , au moins ne sont-ils 
point des Muséum de curiosités antiques, où les débris d'une 
sorte de paléontologie morale de tous les siècles viennent 
pêle-mêle s'entasser sous le nom d'éclectisme, mais où il ne 
reste plus de place pour l'esprit toujours vivant de l'humanité. 
La pensée de Proclus ' est sans cesse enfouie sous une éru- 
dition indigeste, ou s'évanouit en des subtilités, que je veux 
croire très-profondes, mais dont il m'est impossible de saisir 
la plupart du temps ou le sens ou la valeur. Cependant si 
les vastes travaux de Proclus me paraissent moins un per- 
fectionnement qu'un remaniement artificiel et impuissant des 
doctrines diverses de ses devanciers; si j'y sens de toutes 
parts la déchéance et la mort de l'esprit philosophique, 
je reconnais volontiers qu'il a porté une rare pénétration 
dans certaines questions de détail. On trouve chez lui , aussi 
bien que dans Hiéroclès, dans Simplicius et dans Olympio- 
dore, des aperçus ou profonds ou ingénieux , mais toujours 
élevés , sur la liberté , sur l'amour et sur la prière , sur le 

1. Cette manière de traiter Proclus peut paraître étrange; mais j'ai pour moi 
l'autorité de Leibnitz, qui estime beaucoup le mathématicien et assez peu le phi- 
losophe dans Proclus. L'exposition que M.M. Vacherot, Ravaisson et Jules Simon 
ont donné de l'éclectique alexandrin , quoiqu'elle sauve beaucoup des défauts de 
Proclus, m'avait déjà laissé une impression conforme au jugement de Leibnitz ; 
et la lecture de la Théologie selon Platon, des Institutions de théologie platoni- 
cienne, du Commentaire sur l'Alcibiade, a été loin de détruire cette impression 
défavorable. En général, les Néo-Platoniciens, moins Plotin, me paraissent avoir 
été considérablement surfaits dans ces derniers temps. 



400 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

mal et sur la Providence. Il y aurait de l'injustice à ne pas 
les exposer au moins rapidement; et d'ailleurs ces idées nous 
éclairent sur les préoccupations morales des païens, au mo- 
ment où la civilisation qu'ils voulaient sauver, allait s'éteindre 
avec leurs dernières espérances. 

C'est une chose remarquable qu'à l'époque de la grande 
querelle de Pelage et de saint Augustin, la question du libre 
arbitre et de la grâce ait été discutée dans les écoles philo- 
sophiques comme dans l'Eglise, sous une forme très -diffé- 
rente, il est vrai, mais dans un esprit analogue et presque 
avec les mêmes arguments. C'est ce qui ajoute une nouvelle 
importance au beau traité de Proclus sur le libre arbitre. 
Car si ce philosophe est postérieur à saint Augustin, nous 
savons par lui-même qu'il ne fait que développer les idées 
de Jamblique, qui frappé du peu de place que Plotin faisait 
à la liberté, s'élevait fortement contre cette erreur, et sou- 
tenait que l'homme est le véritable auteur de ses œuvres, 
qu'il est à lui-même son propre démon. 11 est certain que le 
déterminisme absolu de Plotin supprimait complètement la 
liberté; que par là il portait une grave atteinte à la moralité 
humaine et à la justice divine ; que les mots de punition 
et de récompense n'avaient plus de sens dans la bouche du 
philosophe Alexandrin; et que, s'il eut été conséquent, il 
aurait dû, pour justiher la Providence, répéter avec le poëte 
ManJlius ces dures et atroces paroles : « Pourquoi dire que 
ceux qui sont méchants nécessairement, sont injustement 
malheureux? Ne suffît-il pas qu'ils soient haïs et condamnés 
par les Dieux? N'en sont-ils pas d'autant plus haïssables? » 
Proclus s'efforça d'échapper à ces funestes conséquences. 
Selon lui, nous sommes les maîtres de nos choix et de nos 
élections; et c'est ce qui nous rend capables de vice ou de 
vertu : car l'intention est tellement ce qui communique à 
nos actes la bonté ou la méchanceté, que si l'acte est bon 



LIBERTÉ. 401 

en lui-même, mais qu'il soit accompli dans une intention 
mauvaise, il devient par cela même mauvais. Il ne faut pas 
confondre le libre arbitre avec la volonté. La volonté va na- 
turellement au bien , la liberté peut pencher et se détermi- 
ner pour le mal. Placés pour ainsi dire entre le corps et 
l'esprit, la sensation et la raison , nous sommes mus d'un 
double mouvement, l'un propre à l'âme', et qui nous mène- 
rait toujours au bien, sans fatigue et sans choix ; l'autre , qui 
nous vient du corps , et qui nous entraîne au mal ou vers le 
monde inférieur de la matière. La liberté consiste à pouvoir 
suivre par choix l'un ou l'autre de ces mouvements : elle 
nous a été donnée pour que nous puissions nous perfection- 
ner et nous rendre dignes des dieux qui sont nos modèles 
et nos pères. Ce pouvoir est tout personnel; il est tellement 
uni à notre nature qu'au lieu de dire qu'il est à nous, il est 
plus juste de dire qu'il est nous-mêmes. L'homme, c'est la 
liberté. Voilà pourquoi nous sommes responsables de nos 
œuvres et capables de mériter récompense ou punition. Sim- 
plicius, dans son commentaire sur Épictète, ne voit rien 
au delà de la détermination volontaire : aussi peut-il affirmer 
absolument, comme le fait Julianus, disciple de Pelage, que 
nous sommes les seuls artisans et les seuls arbitres de notre 
destinée. Mais Proclus et Olympiodore sont moins stoïciens. 
Ils admettent à côté du libre arbitre une sorte de grâce sans 
laquelle nous ne pourrions faire notre salut. « Nous n'avons 
pas seulement besoin des dons de la bonne fortune pour 
les choses de l'extérieur, dit Proclus; nous en avons en- 
core besoin pour les élévations intérieures. » La Providence 
intervient jusque dans nos choix, et sans le secours de 
Dieu nous nous laisserions trop facilement entraîner au mal 

1. L'aiilokinésie de Proclus correspond à Y autonomie de Kant, et Vllétéro- 
kinésie à Vhéléronomie. La vraie liberté, celle de l'agent moral , consiste à faire 
dominer l'autokinésie sur l'hétérokinésie. 

IL 26 



402 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

par la faiblesse de notre nature. L'homme vertueux est 
donc esclave de Dieu, comme l'a dit Platon; mais cel escla- 
vage est la plus parfaite liberté. Les Stoïciens avaient tort de 
penser que l'homme n a aucun besoin de la bonne fortune; 
il faut croire que l'âme seule n'aurait pas assez de force pour 
surmonter le flot de la génération : il faut que Dieu lui- 
même la soutienne dans ses efforts , et qu'en l'attirant il la 
soulève jusqu'à lui. Ce n'est pas que Proclus et Olympiodore 
reconnussent cette grâce insurmontable, irrésistible, victo- 
rieuse, dont St. Augustin a donné la théorie. Dieu nous attire 
par l'amour et nous fournit les occasions de notre salut: 
l'âme fait le reste; il y a concours de la Providence et de la 
hbcrté, mais non pas anéantissement de celle-ci par celle- 
là. «De même qu'il y a un heu déterminé pour chaque 
corps , dit Proclus , de même chaque portion du temps est 
propre à une œuvre; et comme dans l'ordre universel il y a 
des temps pour la bonne ou la mauvaise naissance des plan- 
tes et des animaux, de même des temps différents convien- 
nent aux différentes actions pour leur accomphssement et leur 
perfection. C'est pourquoi la cause première, d'où vient à 
chaque chose son bien , était appelée par les Pythagoriciens 
l'Occasion.» Dieu donc fournit à chaque être les moments 
favorables pour arriver à sa perfection ; mais les êtres hbres 
profitent de l'occasion ou la laissent échapper, selon les dis- 
positions de leur cœur et le choix de leur franc arbitre.* 

Si l'âme est hbre , elle peut par elle-même s'élever ou 
retourner à Dieu. Et les movens de ce retour, comme nous 
l'avons déjà dit, sont la foi, la vérité et l'amour. La foi et 
la vérité ne sont autre chose sous une forme moins philo- 
sophique que la contemplation et l'extase , telles que les 
décrit Plotin. Mais Proclus innove véritablement sur l'amour. 

* Piocl., Piov. et dest., p. 32, 33, 45, 46, 58, G4, 65; 69; - Com. sur 
l'Aie, 11, 289; -Coin, sur le Timée,61. — Man., .\st. V, 105. — Sinipl., ch. I. 



AMOUR ET PRIÈRE. 403 

Si l'amour n'est le plus souvent pour lui, comme pour ses 
devanciers, que le sentiment du beau, il est aussi quelque- 
fois un sentiment d'une autre nature, ce ([ue nous appelons 
la charité. N'est-ce pas lui qui unit tous les hommes dans la 
divinité? N'est-il pas une vertu bienfaisante, qui aide ceux 
qui veulent être sauvés; qui inspire l'intelligence et la vie 
selon l'intelligence; qui, en un mot, fait des hommes vertueux 
la providence de ceux qui sont moins parfaits ? Ne court-il 
pas après ceux qui s'égarent pour les ramener dans la droite 
voie, comme Socrate était sans cesse à la piste d'Alcibiade? 
Ne les suit-il pas tranquillement et en silence, jusqu'à ce 
que le moment soit venu de leur ouvrir les yeux, et de les 
détourner doucement des abîmes où ils allaient trébucher, 
faute de guide et de lumière? On ne peut le nier, voilà la 
charité dans son expression la plus haute et la plus pure. 
L'amour est doux, patient, discret et plein d'une bienveil- 
lance à toute épreuve, parce qu'il est désintéressé; il sup- 
porte doucement le mépris de l'objet aimé, parce qu'il est 
sur de sa conquête , ou tout au moins du bien qu'il veut 
faire. Mais comment Proclus conciliait-il cette théorie de 
l'amour avec l'ancienne théorie platonicienne, qui le définis- 
sait le sentiment de la beauté ? Le voici : Proclus considère 
l'amour comme une chaîne immense qui, descendant du 
ciel à la terre , unit les êtres supérieurs aux êtres inférieurs 
et réciproquement. «Les êtres supérieurs, dit-il, aiment 
les inférieurs, non parce que ceux-ci sont beaux et par suite 
aimables, mais par providence. Les êtres inférieurs, au con- 
traire, aiment les supérieurs, non par providence (car quel 
bien pourraient-ils faire à ceux cpii sont meilleurs et plus 
parfaits qu'eux?), mais parce qu'ils ti^ouvent dans les êtres 
supérieurs le modèle vers lequel ils peuvent se tourner. 
Ainsi la bienfaisance et la bonté dans les êtres supérieurs, 
et dans les êtres moins bons , le sentiment de leur propre 



iOi' PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

indigence et l'admiration des natures qui sont au-dessus d'eux, 
voilà les deux grandes manifestations et comme le double 
courant de l'amour. C'est de cette manière ingénieuse et pro- 
fonde, que Proclus concilie la théorie platonicienne de l'amour 
et la théorie stoïque et chrétienne de la charité.* 

A la doctrine platonicienne de l'amour se rattache celle de 
la prière. La prière n'est pas une invocation aux dieux pour 
en obtenir des faveurs; elle est pure de toute espérance; 
c'est l'élan de l'âme vertueuse vers le divin , source de toute 
perfection. Ce qui procède des dieux, tout en s'en dis- 
tinguant, n'en est pas tout à fait séparé. En vertu de l'affinité 
qui l'unit encore à son principe, il tend à y revenir, et 
l'acte d'amour et d'intelligence qui le porte vers un Dieu 
est la prière. L'essence de la prière , c'est une conversion de 
l'âme vers la divinité; son effet immédiat, une plus grande 
vertu ; son terme suprême , l'absorption en Dieu. Les hom- 
mes se trompent étrangement; ils s'imaginent que Dieu se 
retire d'eux ou qu'il s'en rapproche , et que la force de la 
prière est de l'attirer et de le faire descendre à eux. Dieu 
est toujours et partout présent; il est intime à nos âmes, ou 
plutôt nos âmes sont en lui. Lorsque nous croyons qu'il se 
rapproche de nous , c'est nous qui par la vertu , l'amour et 
la prière nous rapprochons de lui , en nous unissant plus 
intimement à sa pure essence par la partie de notre être, 
qui lui ressemble. Dieu ne descend pas vers l'âme: c'estl'âme 
qui se relève jusqu'à lui. Nous ne croyons pas qu'il ait ja- 
mais été rien écrit de plus exact et de plus profond sur la 
prière. ** 

Mais la grande question de cette époque de ruine, celle 
qui paraît avoir occupé le plus vivement tous les esprits, et 

* Corn. sm-rAlc, I , p. 52, 64, 68, 70, 86, 88,96, 102, 112, lU, 
118, 132, 134, 138, 142, 148, 150, 152, t56, 164, 166, 170, 172,210. 
** Com. du Timée, 64, 65, 66; - Com. du Parménide, IV, 68. 



MAL ET PROVIDENCE. 405 

qui a été traitée avec le plus de soin et d'étendue par les 
philosophes, comme par les docteurs chrétiens, c'est la ques- 
tion de la Providence. i°. Si l'être souverainement bon est 
l'auteur et le maître de l'univers , d'où vient donc tant de 
désordre , d'inégalité et d'injustice dans le gouvernement 
du monde ? 2°. Si l'homme est l'œuvre de Dieu , pourquoi 
est-il méchant? 

Voici la réponse solide que Proclus et Simphcius font à la 
première de ces questions. On se trompe lorsqu'on dit que 
la Providence ne sait pas répartir ses faveurs proportionnel- 
lement aux mérites des éti-es moraux. L'homme qui veut 
atteindre à la vertu y parvient toujours , tandis que ceux 
qui recherchent les biens extérieurs échouent souvent dans 
leur poursuite. L'un est heureux de sa seule vertu; les 
autres sont malheureux, lors même qu'ils arrivent au but 
de leurs désirs. D'ailleurs la privation des biens extérieurs, 
la souffrance, la maladie, la pauvreté sont des secours plutôt 
que des maux véritables pour l'homme vertueux: elles ac- 
coutument l'âme à mépriser le corps et tous ses avantages, 
à estimer la vertu et les vrais biens à leur prix. 11 ne faut 
pas que l'homme s'attache trop à ce monde: en lui montrant , 
la vertu dans sa noble simphcité , et le vice au milieu de sa 
vaine pompe, la Providence lui fait comprendre la vraie 
beauté de la vertu et toute la laideur du vice; elle lui 
apprend que sa fm n'est pas plus ici-bas que son origine. 
Qu'on ne dise pas que Dieu laisse le méchant impuni ou 
que sa justice est trop lente. C'est alors qu'il paraît le plus 
prospérer , que le méchant est le plus sévèrement frappé. 
L'inquiétude , les soucis , les agitations vaines et les remords 
s'attachent aux faux biens dont il est comblé ; et plus il tient 
aux avantages de la fortune , plus les tourments qui en sont 
inséparables lui font payer cher cette trompeuse félicité. 
Quel terrible malheur que cette impunité, qui enfonce 



406 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

davantage le coupable dans la souillure de sa faute et dans 
sa misère ! Ce n'est pas que Dieu lui tende un piège et se 
complaise à le conduire à sa perte par de fallacieuses appa- 
rences. Non : Dieu veut le salut de tous les êtres raison- 
nables, et c'est pourquoi il permet que ceux qui courent 
après les faux biens, les atteignent le plus souvent, atin de 
les fatiguer de leur vain bonbeur et de préparer lentement 
leurs âmes à une guérison volontaire. D'ailleurs qu'est-ce 
que la vie humaine, qu'est-ce le temps pour l'éternelle 
justice'? 

Mais c'est le crime même et l'existence du mal qui accu- 
sent la Providence et qui troublent notre raison. Proclus, 
qui semble n'avoir point connu les Manichéens, et Simplicius, 
qui les réfute avec vivacité, soutiennent tous les deux égale- 
ment que le mal n'est pas une essence, mais un accident 
nécessaire, et qu'il n'existe pas en lui-même, mais dans les 
natures contingentes. 11 n'est donc pour eux qu'un moindre 
être, qu'un néant, que l'imperfection originelle et nécessaire 
des êtres finis , de sorte que ceux qui voudraient le voir dis- 
paraître complètement, ne demandent pas moins que l'anéan- 
tissement de la création l Si tel est le principe du mal, si 
telle est son essence, il n'est pas diCûcile d'expliquer le péché, 
et de faire voir la vanité des objections qu'il a soulevées 
contre la Providence. L'homme est imparfait et c'est pour- 
quoi il est capable de pécher. Placé comme un intermédiaire 
entre les dieux et les animaux, il peut monter ou descendre, 
mais c'est librement, et non par contrainte et par nécessité, 
qu'il monte ou qu'il descend. Voilà pourquoi il est capable 

1. Proclus complique cette idée si simple de son hypothèse des pério(îes et 
d'une autre hypothèse , celle de la transmigration. 

2. Je suis ici beaucoup plus l'expression de Simplicius que celle de Proclus. 
Dans son traité sur l'existence du mal, Proclus enveloppe sans cesse la solution 
de cette question d'un verbiage qui la rend indécise et qui souvent même la 
détruit. 



MAL ET PUOVIDKNCE. 407 

de vertu ou de vice , de mérite ou de démérite. Vouloir que 
Dieu ne lui permît point de s'égarer dans ses choix et dans 
sa volonté , c'est vouloir que l'homme ne soit point lihre, ne 
soit point homme. « Retranchez de la nature des choses, dit 
Simplicius, Tinclination lihre de l'âme vers le bien ou vers le 
mal, et du même coup vous retranchez la vertu et la nature 
même de l'homme. Ni la tempérance ni la justice humaine ne 
subsistent plus, si l'àme n'a le pouvoir de se pervertir. Que si 
elle ne pouvait plus se pervertir, elle serait une âme angélique 
ou divine, mais non une âme humaine. Ce qui prouve donc que 
la faculté de pécher est nécessaire, c'est que sans elle les vertus 
et le genre humain devraient disparaître de l'univers.» De 
quoi nous plaignons-nous donc? Accuserons-nous Dieu de 
nous avoir faits, et de nous avoir accordé avec la liberté le 
subhme privilège de la vertu?* 

Qu'on Hse la Cité de Dieu de St. Augustin et le Gouvernement 
de la Providence de Salvien, on y trouvera plus d'éloquence, 
mais non pas certes plus d'élévation et de vérité, que dans 
Simplicius et dans Proclus. Les docteurs chrétiens, par cela 
seul qu'ils sont plus mêlés aux affaires et à la vie de tous les 
jours , ont quelque chose de plus vif et de plus pénétrant. 
Les philosophes d'Athènes, plus recueillis dans l'abstraction 
de leur pensée, ont l'avantage d'être plus précis et plus 
rigoureux, et de ne produire, en général, que des arguments 
que la plus sévère raison peut avouer. Mais les uns et les 
autres ont la même foi profonde en Dieu. Dans le bruit de 
l'empire qui s'écroulait, au miheu des ruines que faisaient de 
toutes parts et l'iropéritie des empereurs et la fureur des 
barbares, lorsque les bibliothèques et les plus beaux monu- 
ments du génie antique étaient détruits , lorsque la civilisa- 
tion gréco-romaine, qui avait coûté tant de sang et qui s'était 

* Proclus, Dix doutes, VI, VII;-Exist. du mal, p. 231, 2i0, 241 , 242,251, 
370,283,584. — Simp., Corn, sur le Man.d'Ëp., p. 179, B-i81, 184, A-186G. 



408 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

illustrée par de si magnifiques travaux, menaçait de dis- 
paraître , lorsqu'enfin toutes les choses humaines étaient 
comme le jouet de la capricieuse brutalité de lo fortune : les 
âmes élevées se rattachaient fermement à Celui dont les 
desseins et les promesses ne périssent pas. Chrétiens et 
payons s'occupaient tout entiers à justifier la justice et la 
bonté de Dieu, les uns en accusant la folie des hommes pour 
laccabler, les autres en exaltant la Providence pour échapper 
à des pensées désolantes et pour braver, au nom de Dieu, 
les événements et les tyranniques décrets des empereurs. 
Quelle que soit l'éloquence d'un Augustin et d'un Salvien, 
nous ne savons si les mots qui terminent le commentaire de 
Simphcius sur Épictète , n'égalent point en foi et en dignité 
leurs plus magnifiques paroles. Ils sont, eux, victorieux avec 
les barbares ; ils triomphent plus des misères de leur temps 
qu'ils n'en sont émus; ils oublient trop les droits de l'homme 
devant la toute-puissance divine. Mais Simplicius est admi- 
rable , lorsque , finissant un hvre où partout respirent la 
dignité de l'homme et la foi en Dieu, il laisse parler la dou- 
leur de son âme, en rendant grâce à Dieu de lui avoir inspiré 
de commenter Épictète en présence de cette tyrannie impé- 
riale , qui fermait les écoles et qui prétendait étouffer la 
liberté de la pensée. 11 ne dit qu'un mot de plainte, et puis 
il adresse cette simple prière au Dieu dont on invoquait le 
nom pour défendre à des hommes d'être des âmes libres et 
raisonnables : « Je t'en supplie , ô iMaître, père et guide de 
notre raison, fais que nous nous souvenions de la noblesse 
dont tu as daigné nous honorer; prête-nous ton aide, à nous 
que tu as fails autonomes, pour que nous puissions nous 
purger des affections brutales et de la contagion, pour que 
nous domptions nos appétits et que nous en soyons maîtres, 
pour que nous ne nous en servions que comme d'instru- 
ments nécessaires, selon la raison. Assiste -nous pour re- 



PAÏENS ET CHRÉTIENS. 409 

dresser notre esprit et pour l'unir à l'être véritable par la 
lumière de la vérité. Père (et c'est de cela que dépend tout 
notre salut), je t'en supplie, écarte des yeux de notre esprit 
tout nuage et toute obscurité, pour que nous connaissions 
bien l'homme et Dieu!» Quelle foi dans la Providence! Quel 
amour de la vertu et des choses divines! Quelle digne pro- 
testation contre cet empereur imbécile', qui fermait les 
écoles d'Athènes, comme des écoles de corruption et d'im- 
piété*. 

Le commentaire de Simplicius sur Epiclète est le dernier 
adieu de l'antiquité au monde nouveau dont l'ingratitude la 
proscrivait. La philosophie y revient à cette forte morale 
qui, digne également de l'homme et de Dieu, n'eût jamais dû 
être reniée par l'Hellénisme pour ces aspirations mystiques, 
dont la fausse subhmité n'était qu'un symptôme et qu'un prin- 
cipe de consomption et de mort. L'empire, épuisé de res- 
sources à force d'administration , énervé de courage par les 
doctrines toutes contemplatives des philosophes, mieux fourni 
de moines et de théologiens que de citoyens et de soldats, 
s'était dissous de lui-même. L'Occident appartenait à la bar- 
barie ; il ne subsistait qu'un fantôme d'empire dans l'Orient : 
toute la vieille énergie de la Grèce et de Rome n'était plus 
qu'une vaine agilité de langue et de dispute. L'exposition que 
nous avons donnée du mysticisme suffit pour montrer com- 
bien l'esprit de détachement et de contemplation, propagé 
par les philosophes en même temps que par les docteurs de 
l'église, a été funeste à l'ancien monde qu'il désarmait; nous 
ne reviendrons pas sur ce sujet. Il est plus intéressant de 
faire voir quels services la philosophie d'Alexandrie et 
d'Athènes a rendus à la véi'ité rehgieuse. 

1. Ce Justinien est un des plus médiocres personnages que l'histoire, on ne 
sait comment, a hissés sur un piédestal. Je ne connais rien de plus sot que le 
début de ses Novelles. 

* Simplicius, Com. sur le Man. d'Ép., chap. LUI, p. 332, A. 



410 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

La lutte était entre le polythéisme et la croyance à un 
seul Dieu. Les Alexandrins qui prirent parti pour le poly- 
théisme, battirent cependant en brèche, par la spiritualité 
de leurs doctrines, les derniers remparts de ce culte déjà 
vaincu. Les payens parlaient encore des dieux, mais ils ne 
croyaient plus qu'au Dieu unique, qui a fait le ciel et la 
terre. Thémistius , Libanius , Maxime de Madaure et Sym- 
maque ne sont séparés du christianisme que par des sou- 
venirs et des habitudes ; mais d'ailleurs , comme l'a fait re- 
marquer Chateaubriand , ils parlent plutôt en chrétiens qu'en 
payens du vrai Dieu ou du Dieu universel. «Qu'il existe, dit 
Maxime, un Dieu souverain, sans commencement, sans 
postérité, qui est le père tout-puissant de la nature, il n'y a 
personne d'assez déraisonnable et d'assez aveugle, pour ne 
pas le reconnaître avec certitude. Eh bien ! les vertus de ce 
Dieu, répandues dans l'œuvre de la création, nous les in- 
voquons sous des noms divers, parce que nous ignorons le 
nom propre qui lui convient à lui-même. En effet, le mot 
Dieu est un nom commun à tous les cultes; ainsi donc , tandis 
que nous adressons aux différentes parties de ce grand être 
différents hommages, nous l'adorons tout entier.» Ce lan- 
gage est encore plus singuher dans la bouche de Symmaque 
qui défend le polythéisme devant un empereur. Il demande 
la paix pour les dieux de la patrie, pour les dieux indigènes, 
et il ajoute, sans être embarrassé de la contradiction de ses 
paroles : « Il est juste de reconnaître sous tant d'adorations 
différentes une seule divinité. Ne contemplons -nous pas les 
mêmes astres? Le même ciel ne nous est-il pas commun? 
Le même monde ne nous enferme-t-il pas? » Sans doute , 
beaucoup de Grecs et de Romains avaient reconnu depuis 
longtemps l'absurdité de leur religion nationale; beaucoup, 
avant même l'apparition du christianisme , étaient ou déistes 
ou athées. Mais au IV® siècle de notre ère, on peut dire que 



TOLÉRANCE RELIGIEUSE. 411 

tous les payens éclairés , quoiqu'ils s'obstinassent à con- 
server les dieux et les démons, ne reconnaissaient plus que 
l'Être suprême. De là cette facilité singulière avec laquelle 
beaucoup d'entre eux passaient au christianisme , surtout 
lorsque les honneurs ecclésiastiques tentaient leur ambition 
ou leur cupidité. Qu'avaient-ils à renier en effet, que quel- 
ques habitudes sans valeur et auxquelles ils ne tenaient souvent 
que par orgueil ? Or, ce qui avait ainsi rapproché les deux 
croyances, c'étaient les écoles philosophiques d'Alexandrie 
et d'Athènes, dont les écoles de rhétorique ou de grammaire 
n'étaient que des succursales. Ce qu'on entendait de la 
bouche de Plotin ou de Porphyre, on pouvait l'entendre, sous 
une autre forme, de Libanius, de Thémistius ou de Plu- 
tarque'; et c'était le même fonds de doctrines qu'on retrou- 
vait dans les Pères de l'Église. Un seul Dieu et une foule 
d'êtres intermédiaires entre Dieu et l'homme, voilà ce qu'on 
enseignait de tous côtés; de sorte que ceux-mêmes qui 
mêlaient à leurs idées religieuses de ridicules superstitions 
sur les démons, trouvaient largement, lorsqu'ils se faisaient 
chrétiens , de quoi se dédommager par les saints et par les 
anges de ce reste de polythéisme, dont leur mémoire ne 
pouvait se déhvrer. Combien de temps eût encore duré la 
séparation hostile des payens et des chrétiens , si les persé- 
cutions et les barbares n'eussent donné raison à la foi nou- 
velle, c'est ce qu'il est impossible et sans importance de 
savoir. Mais il est certain que, grâce aux idées, les différences 
étaient insignifiantes : le progrès religieux était accompli. * 
La philosophie d'Alexandrie contenait un autre principe 
qui eût épargné bien des crimes à l'humanité, s'il avait pré- 
valu , c'est le principe de la liberté de conscience. Voyant 

1. Ce n'est pas, bien entendu, l'auteur des Biographies, contemporain de 
Trajan. 

* Syrmuaque, Relat. — Lett. de S'Augustin, 233, n° 3. 



412 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

les religions de haut, Plotin et Proclus les admettaient tou- 
tes par respect pour le sentiment religieux , et ils ne furent 
ennemis du christianisme , que parce qu'il laissait déjà 
voir tout ce qu'il pouvait contenir d'esprit d'intolérance 
et d'exclusion. Sans cela , ils n'auraient pas été eraharassés 
pour lui trouver une place dans le vaste panthéon que leur 
érudition construisait. Or, jamais l'antiquité païenne n'avait 
été mise en demeure de se prononcer sur la liberté de 
conscience jusqu'à l'apparition de l'Évangile. Chacun était 
libre de croire ce qu'il voulait, pourvu qu'il n'attaquât point 
l'ordre établi; et si, après la scandaleuse affaire des baccha- 
nales, le sénat romain ne voulut plus souiïrir dans l'enceinte 
de Rome que les cultes autorisés par l'état, il faut moins 
voir dans ce fait un acte d'intolérance et de fanatisme, qu'une 
simple mesure de police et d'ordre public. Ce furent les 
juifs qui initièrent la politique romaine à la funeste manie 
des persécutions et qui commencèrent la lutte sauvage dont 
le Christianisme sortit à la fin victorieux. Rome, une fois 
engagée dans cette détestable guerre, alla jusqu'au bout, pour 
ne point céder à ce qu'on appelait l'obstination chrétienne. 
Dès lors, ainsi qu'on peut le voir dans Justin et dans Athé- 
nagore , la question de la Hberté de conscience fut posée par 
les opprimés : un seul païen de l'époque de Marc-Aurèle la 
traita dans les termes mêmes où elle fut reprise plus tard 
parle paganisme persécuté. Tout culte est un hommage plus 
ou moins raisonnable que les hommes rendent à la divinité; 
quelques graves erreurs qu'il puisse s'y mêler, il repose sur 
le sentiment le plus élevé de notre nature; il est respectable, 
parce qu'il est une tentative de la faiblesse humaine pour 
adorer Dieu. Voilà les idées que développait Maxime de Tyr 
au second siècle; voilà les idées que les Alexandrins embras- 
sèrent , et après eux, tous les païens éclairés. Ces sages 
maximes bridèrent la fougue et la haine de Julien contre le 



TOLÉRANCE RELIGIEUSE. 413 

Christianisme, et lorsqu'il voulut passer de taquineries, aussi 
innocentes que puériles, à des actes plus graves, elles inspi- 
rèrent à Ammien Marcellin et à Libanius un juste blâme 
contre leur héros. Mais Julien mort, elles furent oubliées 
par ceux qui les avaient émises les premiers, et ne purent 
arrêter ni les persécutions des chrétiens contre les païens, 
ni celles des orthodoxes contre les hérétiques, et des héré- 
tiques contre les orthodoxes. Quoiqu'elles aient eu peu 
d'effet, nous ne devons pas moins les signaler comme une 
heureuse conséquence de la philosophie Alexandrine. N'é- 
teignirent-elles pas d'ailleurs le fanatisme des païens etn'em- 
pèchèrent-elles pas les représailles qu'ils auraient pu souvent 
exercer contre leurs ennemis? Voyez avec quelle tolérance 
courtoise Maxime de Madaure écrit à Saint Augustin. « Puis- 
sent te conserver les dieux , par l'entremise desquels nous 
tous mortels, qui habitons la terre , nous honorons et nous 
adorons, sous mille modes divers et dans une discordante 
harmonie, le père commun des dieux et des mortels!» Mais 
le païen qui a le plus fortement exprimé le principe de la 
liberté religieuse, cette grande et simple vérité qui ne devrait 
jamais sortir du cœur des hommes , c'est Thémistius , 
s'adressant à l'empereur Constance. «Vous avez fait, lui dit- 
il, une loi pleine de sagesse, en assurant à chacun, avec le 
droit de prendre une croyance de son choix, le calme et la 
paix de l'âme. Mais cette loi ne date pas de vous ; elle est 
contemporaine de l'humanité; c'est l'éternel décret de Dieu, 
n dépose l'idée de la divinité dans toute âme, même dans 
celle du barbare et du sauvage, et cette idée est si souve- 
raine en nous, que la force ne peut rien contre elle. Quant 
à la manière de l'exprimer, il l'a laissée à la volonté de 
l'homme. En appeler à la force contre la conscience, c'est 
donc entrer en guerre avec Dieu , puisqu'on essaie de ravir 
violemment aux hommes un droit qu'ils tiennent de Dieu 



AU PHFLOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

même.» C'est d'ailleurs une entreprise insensée autant que 
cruelle. « Il y a des bornes , ajoute Thémistius , où expire le 
pouvoir de la force. Les décrets et la colère des rois sont 
obligés de reconnaître la liberté des vertus et, par dessus 
tout, du sentiment religieux. On commande, on impose les 
mouvements du corps, mais aux sentiments de l'âme et de 
la pensée appartient une indépendance absolue. Un despo- 
tisme insensé a déjà osé cette violence sur des hommes, et 
méprisant leurs justes résistances, a prétendu imposer à 
tous les opinions d'un seul. Mais il ne réussit qu'à une chose, 
c'est que tous dissimulaient en face des supplices leurs sen- 
timents véritables sans se convertir à sa doctrine. Ce qui est 
hypocrite ne saurait durer. Or, une religion née de la 
crainte, et non de la volonté , qu'est-ce autre chose qu'une 
hypocrisie.*» Oui, il faut le répéter avec Thémistius, Dieu 
veut que nous le méditions chacun avec notre intelligence et 
non avec celle d'autrui. «La hberté et, par conséquent, la 
variété est pour la religion comme pour les arts et pour les 

1. « Nos persécuteurs se figurent que, par leur violence, ils nous 

amènent à la pratique de leur religion; ils se trompent; ceux qui paraissent avoir 
changé de culte sont restés tels qu'ils étaient. Ils vont avec les Chrétiens aux 
églises; mais en faisant semblant de prier, ils ne prient point, ou c'est à leurs 
anciens dieux qu'ils s'adressent en secret. ... En matièie de religion, laissez 
tout à la persuasion , rien à la force. Les Chrétiens n'ont-ils pas une loi connue 
en ces termes : Pratiquez la douceur; tâchez d'obtenir tout par elle; ayez horreur 
de la nécessité et de la contrainte.» (Libanius, des Temples, éd. Reiske, p. "167.) 
Libanius prit sous sa protection plusieurs Chrétiens qui avaient démoli ou pillé les 
temples et que l'on poursuivait à cause de ces faits déjà anciens. « Prends garde, 
écrit-il à Bélœus , préfet de la Phénicie , que tes mesures ne fassent ])eaucoup de 
martyrs à la façon de Maïc d'Arélhuse , qui a souffert tant de tortures et qui 
maintenant est vénéré comme un demi-dieu. Délivre Orion plutôt que d'en faire un 
saint. Il assure n'avoir rien dérobé aux dieux; et quand il l'aurait fait, main- 
tenant qu'il n'a lien, crois-tu trouver une mine d'or dans sa peau? Par Jupiter, 
épargne le, ou, s'il doit être puni, que ce soit sans supplice (lett. 730^. Il écrit 
au préfet Alexandie en faveur d'un nommé Eusèbe : « Absous-le, ou si tu ne veux 
pas l'absoudre, viens, si tu l'oses, l'arracher de chez moi, car il est dans ma 
maison, et , par les dieux, je ne me crois pas un lâche. « (Lett. 1057.) 



INFLUENCE DU NÉO-PLATONISME. 415 

sciences , la condition du progrès et de la vie; et l'accord 
absolu de toutes les opinions, ce rêve des hommes ignorants , 
ne peut que déplaire à l'auteur de la nature, parce que cet 
accord absolu n'est pas autre chose que la mort et l'extinc- 
tion delà pensée.» Voilà les idées libérales que la philoso- 
phie inspirait à un rhéteur; et l'école d'Alexandrie n'eùt-elle 
mis en lumière que cette grande vérité de la liberté reli- 
gieuse , on devrait pour cela seul lui pardonner les intem- 
pérances de sa théologie et de son mysticisme. Mais c'est 
précisément ce que ses ennemis pouvaient le moins lui 
pardonner, et Justinien la proscrivit en fermant les écoles 
d'Athènes.* 

Les philosophes se dispersèrent; la plupart s'exilèrent en 
Perse où ils croyaient trouver un asile pour la philosophie, 
mais frustrés dans leurs espérances, ils revinrent bientôt 
mourir silencieusement dans leur patrie. L'école était détruite 
et la liberté de la pensée paraissait avoir succombé avec elle. 
Il n'en était rien. Le mysticisme Alexandrin, dont l'influence 
moins utile que nuisible à l'humanité disparaissait d'ailleurs, 
tant qu'il eut ses docteurs et ses chaires, dans l'action plus 
générale de la religion chrétienne, ressuscita tout à coup 
au moyen-âge sous le nom respecté de Denys l'Aréopagite* 
et ralluma dans les esprits quelques étincelles de liberté. 
C'est lui qui fut condamné dans Scot Erigène, dans Amaury 
de Chartres , dans David de Dinant et dans Arnauld de 
Brescia. C'est lui que les docteurs orthodoxes retrouvèrent 
un peu plus tard dans les partisans d'.\verroës et qu'ils pour- 
suivirent à outrance sans jamais pouvoir l'extirper. Tandis 
qu'une phrase de Xlsagoge de Porphyre suscitait le duel 
sans fin des Réalistes et des Nominaux, le livre des Noms 

* Thémist. (éd. Pélau.), Disc. XII, p. 280-284. — .\ra. Marc, liv. XXII, 
chap. 10. 

1. Introduction à VOrganum ou à la logique d'Aristote. 



416 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

divins où se retrouvent, sous une apparence chrétienne et 
avec l'autorité d'un disciple des apôtres, toutes les ambitions 
ultra-spiritualistes des Néo-platoniciens, ébranlait avec moins 
de bruit , mais plus profondément peut-être , l'édifice sacré 
de la théologie. L'indépendance des novateurs s'accrut en- 
core, lorsque la philosophie arabe sortit de Séville et de Cor- 
doue pour se répandre dans toute l'Europe. Il n'y eut point 
d'espérance chimérique qui ne remuât les esprits, point de ré- 
volte qui ne les tentât. La magie, l'astrologie, l'alchymie, le 
théisme et même l'athéisme' se mêlèrent de la façon la plus 
bizarre à l'amour de la science, à l'exaltation de la piété, à 
des vœux d'égalité et de justice, à des protestations et à des 
attaques contre toutes les puissances établies, qui ne pesaient 
pas moins sur la vie et sur le cœur des hommes que sur leur 
pensée. Or, il est incontestable que la philosophie d'Averroës 
et, par conséquent, le mysticisme n'a cessé d'être, pendant 
le moyen -âge, la cause active de tous ces mouvements 
d'indépendance. 

Il y a deux courants, très-distincts dans la Scholastique; 
l'un tout logique, qui vient de Boèce et d'Aristote; l'autre 
tout mystique , qui vient de Scot Erigène et d'Averroës et 
qui remonte par eux jusqu'aux Néo- platoniciens d'Alexan- 
drie et d'Athènes. Or quelles que soient les témérités d'Abé- 
lard et de tous les hommes de l'école qui sont plus ou moins 
nominalistes , elles paraissent bien timides à côté de celles 
d'Amaury, de David, des Frères du libre esprit et de ces 
sectaires français, qui attaquèrent ouvertement les princi- 
paux dogmes du christianisme et qui soutenaient que Dieu 



4. Au moins la négation des religions positives. Les Trois imposteurs, tel est 
le titre d'un ouvrage qu'on attribue à Averroès , quoiqu'il n'ait probablement 
jamais existé. Ce titre exprime cependant, je n'en doute pas, certaines tendances 
des Averroïstes à riiidépeiidance religieuse. 



INFLUENCE DU NÉO-PLATONISME. 417 

est dans toutes les âmes, aussi bien dans celle d'Ovide', que 
dans celle de Saint Augustin. Ce mysticisme hardi n'est pas 
une explication plus ou moins spirituelle et raffinée de l'or- 
thodoxie, comme celui de Richard de St. Victor, de Bonaven- 
ture, de Gerson et de l'auteur, quoiqu'il soit, de l'Imitation : 
c'est une protestation et une révolte. On y sent un amour 
indiscret, mais puissant, de l'indépendance, qui n'existe 
jamais à ce degré dans le mysticisme, lorsqu'il n'est que la 
libre pensée s'élevant peu à peu et furtivement à l'ombre d'une 
religion ; et si l'on ne savait certainement de quelle source 
il est venu, on ne s'expliquerait pas mieux une audace si 
extraordinaire dans ces temps d'obéissance et de foi, qu'on 
ne comprendrait, sans Aristote et St. Augustin, l'étendue et 
la maturité d'esprit de St. Thomas à l'origine et dans l'en- 
fance de l'esprit moderne. Le mysticisme, malgré ses écarts 
et ses chimères, retrouva alors son véritable rôle philoso- 
phique , s'il est vrai que qui dit philosophie dise progrès et 
liberté. Ce n'est donc pas à Alexandrie et dans la Grèce, 
mais dans l'Italie, dans la France et dans l'Allemagne du 
moyen -âge qu'il faudrait chercher la profonde et salutaire 
influence du Néo-platonisme. En Grèce, il n'eut d'autre ré- 
sultat que d'éteindre dans l'adoration stérile du passé et dans 
la superstition les derniers restes de la pensée antique; et 
quoiqu'il ait concouru au développement, d'ailleurs néces- 
saire et spontané, du spiritualisme chrétien, je ne puis m'em- 
pècher de croire, qu'en somme il aurait fort mal servi les 
progrès de la pensée, si, dans sa mort officielle et apparente, 

I. Il faut Favouer, 

On ne s'attendait guère 

A voir Ot'ide en cette affaire. 
Mais Ovide est un des maîtres laïques du raoyen-àge. Il est cité par Abéiard; il 
est cité dans certaines ordonnances royales; et son Art d'aimer défraie une partie 
considérable de la littérature des troubadours et des trouvères. 

II. 27 



41S PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE. 

il n'eut poussé des rejetons inattendus. Mais le moyen-âge 
est en dehors des limites de mon travail; je dois donc me* 
contenter d'indiquer en passant cette influence posthume 
des Plotin, des Porphyre et des Proclus, afin de ne point 
paraître sévère jusqu'à l'injustice envers une philosophie 
considérable, mais trop vantée. 



-• t>Nft y-< 



CONCLUSION. 



Vraie origine de la civilisation ou de l'humanité. — Grèce ; idée de 
la civilisation et ses progrès. — Rome ; réalisation des idées 
grecques ; unité. — Ruine nécessaire de la civilisation gréco- 
romaine. ■ — Qu'en est-il resté? 

En arrivant à la fin de cette histoire des idées morales 
dans l'antiquité, je me contenterai, pour toute conclusion, de 
dégager l'idée principale et unique, que j'ai poursuivie sans 
relâche sous la confuse variété des faits et des systèmes. 
Cette idée est celle même de la civilisation ou de ce que les 
Romains appelaient si justement l'humanité. Chez quelle 
peuple a-t-clle réellement commencé et de quel point est-elle 
partie? Quels ont été ses phases diverses et ses progrès? 
Quelle part revient aux Grecs, et quelle revient aux Romains 
dans la civilisation ancienne? Enfin, qu'est-il resté de leur 
œuvre , lorsque l'Empire succomba sous les coups des bar- 
bares ? 

Si Ton jette les yeux sur le monde antique vers le sixième 
siècle avant Jésus-Christ, on ne voit que diversité, inégahté, 
confusion et désordre; car partout règne souverainement le 
principe de la force. Nulle trace de civilisation véritable, si 
ce n'est sur un point à peine perceptible , je veux dire dans 
les pays habités par les Grecs Ioniens. Je sais que j'exprime 
une opininon qui paraît aujourd'hui à beaucoup de savants 
un paradoxe ou un préjugé suranné. Mais je favoue, il m'est 
impossible de reconnaître même une ébauche de civilisation 
là ou je cherche vainement les premiers principes du droit. 
Quand je veux juger d'un homme, je ne demande pas s'il 
est savant ou s'il a du génie, mais s'il est juste, fort et bon; 
ces quahtés sont la perfection essentielle de l'homme; les 



420 CONCLUSION. 

autres n'en sont que des accessoires et des ornements. De 
même quelques découvertes mécaniques ou scientifiques, 
des monuments plus prodigieux que les Pyramides ou plus 
élégants que le Parlhénon , des langues d'une structure ad- 
mirable, de belles poésies et même de profondes idées 
religieuses ne font pas à mes yeux la civilisation et l'humanité 
d'un peuple. L'égalité du droit, la liberté, le respect de 
l'homme pour l'homme, le sentiment de la dignité indivi- 
duelle, le mouvement et la vie, voilà l'unique mesure de la 
civilisation. 

Les Grecs , quelle que soit leur infériorité sous d'autres 
rapports, ont sur leurs prédécesseurs de l'Orient l'immense 
avantage de se faire une idée juste de l'État ; car la petite 
cité hellénique, avec tous ses défauts, est déjà la justice et 
l'humanité en raccourci. La loi, si vous ne la considérez que 
par rapport aux citoyens, y est ce qu'elle doit toujours être, 
égale pour tous et seule souveraine. Par conséquent, l'obéis- 
sance n'avait chez les Grecs rien d'humiliant ni de servile; 
elle relevait plutôt qu'elle n'abaissait la valeur morale de 
l'individu. D'un autre côté, la loi faisait de l'État, non quelque 
chose d'analogue à ces corps bruts qui ne sont formés que de 
parties juxtaposées les unes à côté des autres, mais un corps 
un et animé, dont chaque membre vivait à la fois d'une vie 
propre et de la vie de tout l'ensemble. Étendez l'état oriental 
sur la surface entière du globe, vous n'avez qu'un immense 
troupeau; étendez-y la cité grecque, prise dans ses principes 
vraiment organiques , et vous avez l'humanité. Les Hellènes 
me paraissent donc, par excellence, le peuple élu, digne de 
porter le ministère sacré de la pensée et de la civilisation. Or, 
plus le principe de la liberté, qui est l'âme de toute vraie société 
d'hommes , était prépondérant dans une cité grecque, plus 
cette cité méritait d'être la lumière de l'univers. Voilà pourquoi 
la ville de Minerve devint entre toutes les autres la ville du 



VRAIE ORIGINE DE LA CIVILISATION. 421 

génie et de la philosophie. Ce n'était pas ici un de ces États, 
comme ceux de l'Orient , qui peuvent se remuer beaucoup 
sans avancer jamais. Une fois qu'Athènes a pris sa vraie forme 
politique par la législation de Solon, toutes les facultés hu- 
maines s'y développent avec une prodigieuse énergie : elles 
aspirent sans cesse au mieux et à la perfection, et le mouve- 
ment devient progrès. 

La civilisation, sans doute, n'en était pas à ses premiers 
essais; et même, si l'on va de l'hide à l'Arie et à la Perse, 
et de ces pays à la Grèce, on peut se convaincre qu'il y a un 
mouvement continu , s'élevant du prêtre au guerrier, et du 
guerrier au citoyen, avant d'arriver enfin jusqu'à l'homme. 
Je veux croire que la religion indienne renferme la plus 
sublime métaphysique. Mais alors la métaphysique n'est point 
la vie ni la vertu. Qu'est-ce que l'homme dans l'Inde ? Un 
néant qui a^aindrait d'être quelque chose, et qui aspire à se 
perdre dans le vide inerte et ténébreux de la substance uni- 
verselle. Le fidèle n'est plus, en Perse, un religieux ou un 
ascète avide de l'anéantissement; c'est un soldat toujours sous 
les armes contre le génie du mal; il lui résiste, il l'attaque, 
il le combat, il le poursuit, non plus par ces mortificaUons 
monstrueuses qui sont la folle sainteté de l'hidien, mais par 
des actes utiles à la vie et à la société. Si l'on pouvait oublier 
un moment le despotisme oriental et l'institution de la poly- 
gamie, aussi énervante pour l'homme que dégradante pour 
la femme , on croirait descendre en passant de la Perse à la 
Grèce : tant les fables religieuses d'Homère et d'Hésiode 
paraissent des jeux d'enfants à côté de la foi idéaliste des 
mages! Mais que l'on considère les droits du citoyen grec, 
son dévouement aux lois et à la patrie, son enthousiasme 
pour la liberté, son intelligence et son activité toujours 
en éveil, et l'on conviendra que toute la supériorité est, 
au contraire, du côté des Hellènes. C'est que le citoyen 



422 CONCLUSION. 

est déjà un homme, qui a conscience de lui-même et de ce 
qu'il vaut. Platon fait dire à un Egyptien que les Grecs seront 
toujours des enfants, parce que leur amour du changement 
et de la nouveauté ne donne à rien le temps de vieillir. C'est 
le contraire qui est vrai : les Grecs arrivèrent rapidement à 
la maturité et à l'âge d'homme, parce que chez eux les idées 
enfantaient les idées et que tout progrès était suivi d'un autre 
progrès. Il n'en est point de leur génie, comme de celui des 
peuples pétrifiés de l'Orient. Semhlable au dieu Apollon qui, 
à peine sorti du sein de sa mère, saisit son arc et sa lyre, et 
s'avance fièrement au milieu des immortels qu'il étonne, la 
race hellénique nous paraît , dès les temps les plus reculés , 
affranchie des entraves saintes qui arrêtent et immobilisent 
l'humanité sous prétexte de la soutenir; et l'on peut déjà 
voir dans Homère qu'elle fait consister la vie dans le mou- 
vement et la liberté. C'était pour elle comme une nécessité 
physique de se remuer et d'aller en avant. On comprend que 
les Perses, sous la mortelle influence du sérail et du despo- 
tisme, se soient vite arrêtés dans la route de la civilisation : 
on comprendrait à peine que les démoci'aties grecques n'en 
eussent point fourni toute la carrière. 

Mais jusqu'au moment où l'humanité prit en Grèce pleine 
conscience d'elle-même par la philosophie, le progrès lent 
et obscur semble plutôt l'œuvre d'une force naturelle et 
Maie que de l'homme , parce qu'il vient de l'instinct, des 
nécessités du climat , de mille circonstances physiques ou 
politiques, et non de la pensée libre et sûre d'elle-même. 
L'homme s'agite mené par une force inconnue : il n'est pas 
encore capable de sa propre conduite. Tout change à partir 
de Socrate : il ne se produit plus un progrès dans les mœurs, 
dans le droit et dans la religion , (|ui n'ait été prévu, réclamé, 
préparé, mûri par la i)hilosophie. La justice éternelle est 
sans cesse proposée aux esprits, comme un modèle qu'ils 



GRÈCE : IDÉE DE LA CIVILISATION , ETC. 423 

doivent suivre , comme un idéal sur lequel doivent se mo- 
deler les particuliers et les sociétés; et malgré la fatalité, qui 
pèse toujours par quelque endroit sur les choses humaines, 
rhomme devient vraiment l'arbitre et l'artisan de sa destinée. 
Le mot latin dlmmanilas pour exprimer la civilisation est 
excellent : c'est, en effet, l'humanité elle-même qui, se déga- 
geant et de la nature et des langes théocratiques, commence 
à se développer librement avec une énergie et une conscience 
de soi, qui ne s'éteindront plus, malgré quelques défaillances 
et quelques éclipses apparentes. Mais quelque remuante et 
aventureuse qu'on se figure la race grecque , elle me paraît 
aussi timide et lâche à l'application que hardie à la théorie ; 
et si quelques hommes, se façonnant et se taillant en quelque 
sorte, comme de belles statues, sur l'idéal qu'ils se sont 
formé, s'offt-ent à notre admiration comme les types les plus 
simples et les plus accomplis de notre nature, il faut avouer 
que la société , soit par la force d'inertie de l'habitude , soit 
par la nécessité des circonstances politiques , s'est bien peu 
modifiée et perfectionnée sous l'influence des idées. Aux 
Grecs de concevoir! Aux Romains de réahser! Telle est la 
fonction et la destinée des deux peuples anciens, promoteurs 
de la civilisation. / 

Voyons d'abord le progrès de l'idée. Il faut distinguer 
deux époques dans ce mouvement , la philosophie avant 
Alexandre et la philosophie après Alexandre, et si l'on veut 
les définir par ce qui les caractérise plus particulièrement, 
la philosophie politique et toute grecque, la })hilosophie 
cosmopolite et tout humaine. 

A pari certains principes très-généraux, qui dépassent 
évidemment le cercle de la vertu politique, que font Socrate, 
Platon et Aristote , que d'exprimer l'idéal de l'État et du ci- 
toyen? La souveraineté exclusive de la loi et l'égalilé de 
tous les citoyens, tels sont les principes fondamentaux et 



424 CONCLUSION. 

organiques de la cité; la liberté et la concorde, voilà sa fin. 
Les législateurs et ceux qu'on a appelés les sept sages avaient 
fait de nobles efforts, non-seulement pour faire régner la 
justice et l'égalité dans l'État, mais encore pour y développer 
tous les germes de cette sociabilité ou de cette philanthropie 
naturelle, qui ne permet pas à l'homme d'être indifférent et 
étranger à l'homme. La philosophie n'eut qu'à marcher dans 
cette voie ouverte par le génie des populations helléniques. 
Elle put se tromper souvent sur les moyens de resserrer 
entre les membres de l'Etat les hens de la solidarité sociale 
ou de la fraternité; mais l'idée qu'elle se forma des rapports 
mutuels des citoyens est si vraie et si solide , qu'on a pu 
l'étendre , mais non point la changer. Dès ce moment 
la perfection d'une société fut aux yeux des penseurs ce 
qu'elle est encore aujourd'hui pour nous. Une société véri- 
table est une communauté d'égaux et de frères , selon l'im- 
mortelle définition d'Aristote; et cette communauté serait 
parfaite si tous n'avaient qu'un cœur et qu'une âme, de 
sorte qu'on fut aussi sensible aux biens et aux maux d'autrui 
qu'à ses biens et à ses maux personnels. Ces principes , je 
le sais bien, sont encore renfermés dans l'enceinte delà 
cité ; et c'est là le tort de la philosophie antérieure au Stoï- 
cisme; mais il faudrait un étrange aveuglement pour ne pas 
y reconnaître tous les traits essentiels du vrai droit et de la 
véritable humanité. 

Toutefois , quoique l'Etat grec fut fondé sur l'égalité dans 
la justice et dans l'amitié, les croyances morales et les habi- 
tudes se ressentaient souvent de la rudesse et de la violence 
des passions primitives. Le premier cri de la justice dans 
l'enfance des peuples est «Bien pour bien, mal pour mal», 
et la première de toutes les lois semble celle de la récipro- 
cité ou du talion. Les législateurs s'étaient efforcés de faire 
disparaître de l'intérieur de la cité cet esprit de vengeance, 



GRÈCE : IDÉE DE LA CIVILISATION , ETC. 425 

d'autant plus implacable , qu'il a les dehors de la justice. 
Mais comme ils étaient d'ailleurs obligés de favoriser tout ce 
qui entretient et fomente l'énergie des courages, on ne doit 
point s'étonner que des populations, belliqueuses et ardentes 
aux luttes politiques , fissent d'abord consister la vertu dans 
le courage et le zèle à servir ses amis et dans la puissance 
de faire du mal à ses ennemis. De là une estime exagérée 
des vertus m.àles et guerrières. L'homme bon par excellence, 
c'est toujours le brave , comme aux temps héroïques; et le 
brave, c'est le fort, capable de porter une pesante arm.ure 
et d'endurer patiemment la fatigue; il faut seulement ajouter 
à ces qualités purement physiques le respect de la discipline, 
le dévouement aux lois et à la liberté , le sentiment de 
l'honneur et l'ardente passion de la gloire. Bientôt, à la justice 
qui compense le mal par le mal pour satisfaire le res- 
sentiment naturel de l'injure, la philosophie opposa cette 
justice supérieure, qui cherche à guérir et à corriger le 
coupable en lui rendant le bien pour le mal. La vertu, en 
effet, est faite pour aimer, et non pour haïr. Homme, ne 
doit-on pas avoir compassion de l'ignorance et de la faiblesse 
humaines? Tout se tient dans les choses m.orales : c'était une 
chose belle et magnanime de se venger, parce que , la vertu 
n'étant que la force, la marque la plus certaine de la vertu 
était de tenir son ennemi abattu à ses pieds. Mais si la dou- 
ceur et la mansuétude deviennent les témoignages les plus 
irrécusables de la magnanimité, c'est que la philosophie met 
surtout la vertu dans l'harmonie et la paix de l'âme. Les 
passions étaient brutales et violentes, et par suite la douceur, 
la facilité, le pardon de l'injure et la clémence difficiles à 
pratiquer, même quand on ne les eût pas considérés comme 
des signes de faiblesse et de néant. Pourquoi ? C'est que 
l'inexpérience de la vie faisait prendre pour les plus grands 
des biens la richesse , la puissance, la beauté, la réputation et 



i26 CONCLUSION. 

tous les objets naturels de nos désirs. Mais voilà qu'en re- 
gardant en eux-mêmes les philosophes découvrent des biens 
plus précieux : la beauté de l'âme devient supérieure à celle 
du corps, l'intelligence à la force, les vertus modestes et 
pacifiques aux qualités éclatantes et guerrières. Dès lors la 
vertu n'est plus le privilège d'un sexe plutôt que de l'autre; 
la femme ne paraît plus incapable d'y participer, ni, par 
conséquent, indigne de respect et d'amour. L'égalité s'étend 
et se généralise même dans le sein de la cité grecque ; la 
communauté poHtique se ressouvient de la moitié de ses 
membres, qu'elle connaissait à peine; et de plus, comme la 
vertu s'est substituée à la force, et la paix à la guerre, le 
principe de l'amitié domine et règle celui d'une étroite justice 
pour adoucir ce que le droit strict peut avoir d'âprelé dure 
et sauvage. Les rapports réciproques des citoyens aboutissent 
donc à une véritable fraternité. 

Toutefois, tant que ces rapports de justice, d'égalité, de 
liberté et d'union n'existent pas entre les peuples, comme 
entre les citoyens d'une même état, ce n'est qu'une demi- 
civilisation , qu'une demi -humanité. Aristote et Platon, 
admettant que l'État est fait pour la paix, et non point pour 
la guerre ni la conquête, étaient sur la voie du droit inter- 
national; mais ils s'arrêtèrent à moitié chemin: Platon, on 
ne saurait dire pour quelle raison ; Aristote, parce qu'il 
était entêté jusqu'à l'absurde de la supériorité naturelle des 
Grecs sur les barbares. Aussi n'arrivèrent -ils tous les deux 
qu'à l'idée de la patrie grecque ; et ce progrès est théorique- 
ment si peu considérable, qu'à peine mériterait-il d'être 
signalé sans les principes mis en avant par les deux philo- 
sophes et bientôt adoptés par les orateurs. Selon Aristote, 
ce devrait être une maxime pour les États comme pour les 
particuhers, de ne point faire aux autres ce qu'on ne vou- 
drait pas souffrir soi-même. Les orateurs attiques disaient 



GRÈCE : IDÉE DE LA CIVILISATION, ETC. -427 

encore mieux : les cités puissantes doivent secourir et pro- 
téger les cités faibles, d'après ce principe qu'il faut faire à 
autrui ce que vous voudriez qu'on vous fît. Car, suivant 
Platon, les Grecs sont naturellement amis et frères des Grecs. 
Ainsi la justice et la fraternité s'étendaient des citoyens aux 
cités elles - mêmes , pourvu qu'elles appartinssent à la race 
privilégiée des Hellènes. 

La logique de la conscience était arrêtée et faussée, dans 
les plus grands esprits, par des ménagements politiques ou 
par des préjugés nationaux que nous avons peine à com- 
prendre. Aussi vous retrouvez jusque chez les philosophes 
la défiance, sinon le mépris et la haine des étrangers. Platon 
ne va pas sans doute jusqu'à leur interdire l'entrée de sa 
Répubhque ; il les exempte des humiliations dont ils étaient 
l'objet dans les cités grecques, même les plus Hbérales; mais 
il leur refuse de rester dans la cité au delà d'un terme 
prescrit , comme si un État avait plus le droit de s'isoler que 
les particuliers , dans le vain espoir de conserver une per- 
fection et une pureté chimériques. Dans son respect jaloux 
pour les droits des citoyens, il défend que l'esclave affranchi 
puisse jamais se mêler au peuple, et son génie si péné- 
trant ne voit point que ce ridicule orgueil de l'autochthonie 
n'était pas moins nuisible aux États grecs , qui périssaient 
faute d'hommes, que contraire à la nature et à la justice 
éternelle. Enfin Platon, qui reconnaît tous les inconvénients 
et l'iniquité de l'esclavage, n'ose pas cependant l'attaquer par 
une prudence toute politique, tandis qu'Aristote s'évertue à 
le