w^'' ^
\
> ^y
:^m
'X>'-^T
'4#;
-r^/^L >-
Ml,
"f-^,.
>/^Sx^-:^ :"\;
,/' I ^^
t?*
i*'*?.*
Ï^w8&' ^
af^H^v^. -—- -^ ^
flH^BBké^'^''^^^^
^O
;,'^<-»j'i
"\C1sMA
"R*"
i.vw:^
M-
?^ô¥'
,><!S-
r^'..^)
mm
'^ ^l
[U--^
^
m
llsi
^^W^^&^S^^^-^
F-'%:z..
ïw
^•la.
-^, V^^^f^'
%.aR^^
■K-r" ^-v
'•^-s
^taâ^
^ - i
êîiiiàaLïs
)^:,:>-
:^Â t:
HISTOIRE
DES
THÉORIES ET DES IDÉES MGR ILES
DANS L'ANTIQUITÉ
J. DENIS
ANCIEN ÉLÈVE DE 1,'ÉCOLE NORMALE.
(académie des sciences morales et politiques).
Et quasi cursores vildi lampada tradunt.
TOME SECOND.
PARIS
AUGCJSTi: DURA.'VD, lilBRAIREi,
7, rue (les Grès-Sorbonne (près le Panthéon)
1856. j)
HISTOIRE
DES
THÉORIES ET DES IDÉES MORALES
DAAS L'ANTIQUITÉ.
-ix>>»io«-
CICÉRON.
Destinée et génie de Rome. — Altération des mœurs romaines.
Cicéron : Loi et cité universelles ; justice et bienfaisance. —
Théologie : Polémique contre le polythéisme; négation de la di-
vination et des miracles. — Immortalité de l'âme. — Révolution
imminente: côté religieux; côté politique; Cicéron et Jules César.
C'est une remarque judicieuse de Polybe , que les vrais
héritiers d'Alexandre ne sont pas les Ptolémées ni les Séleu-
cides, mais les Romains. Le peuple -roi complète, à son
insu et comme fatalement, l'œuvre du grand homme qui
avait soumis la barbarie à la Grèce : il réunit le monde an-
cien presque tout entier sous une seule domination , et ce
que n'avait pu Alexandre , il fonde un vaste empire dans le-
quel les nations les plus diverses se mêlent peu à peu par
les idées et par les lois pour former en quelque sorte le
peuple universel : fait unique dans l'histoire et qui eut les
plus salutaires conséquences. Jusqu'alors l'humanité n'avait
cessé d'être déchirée par des querelles sanglantes : la con-
quête mit fin à la guerre ; les hostilités s'éteignirent avec les
nationalités; les séparations d'idées, de lois, de mœurs et
II. 1
2 CICÉRON.
de religions s'effacèrent dans l'unité de l'empire ; le com-
merce, les arts, les sciences, la philosophie, en un mot,
toutes les forces vives de la civihsation purent se développer
librement à l'ombre et dans la bienfaisante majesté de la
paix romaine. Il en résulta que les idées de la Grèce péné-
trèrent partout, et qu'en se soumettant le peuple vainqueur,
elles se soumirent l'univers. Déjà, par les efforts persévérants
des Ptolémées et des Séleucides, l'Egypte et l'Asie étaient
entrées dans le mouvement de la civihsation hellénique ;
Rome y entraîna l'Itahe, l'Espagne, les Gaules et l'Afrique
du nord : la grande théorie stoïque de la cité universelle
allait enfin recevoir un commencement d'accomplissement.
Il s'agissait moins de découvrir des principes nouveaux ,
que d'apphquer ceux qui étaient déjà découverts, et rien
n'était mieux approprié qu'une telle œuvre au génie de
Rome. Sans goût et sans spontanéité pour les spéculations
philosophiques, mais grave, austère, véhément, impérieux,
joignant à l'élévation et à la majesté du cai'actère l'opiniâtre
sagacité du bon sens, le Romain excellait dans l'art du com-
mandement et de la législation ^ Il ne vit, il ne chercha dans
la philosophie qu'une règle de conduite et qu'un moyen de
gouvernement. Sans doute, tous les systèmes eurent dans
Rome leurs représentants et leurs adeptes ; mais ceux d'Epi-
cure et de Zenon y obtinrent seuls une autorité dominante,
parce que leurs doctrines se réduisaient facilement en for-
mules, simples et impérieuses comme des lois. Qu'on se
rappelle le préteur Aquilius qui voulait renfermer ensemble
tous les philosophes de Gorinthe, pour qu'ils eussent enfin à
se mettre d'accord; il y a dans tout penseur latin quelque chose
de ce préteur, qui croyait qu'on arrange et termine une
discussion philosophique comme un vole et une délibéra-
tion du sénat. Il faut à ces esprits de légistes des décisions
1. Tu, regere imperiii populos , Piomane, mémento. (Virg.)
'I
DESTINEE ET GENIE DE ROME. 3
péremptoires et sans appel. On sent dans tout ce que les
Romains nous ont laissé, ce besoin de la règle, cet amour
de l'autorité, cette passion à la fois de l'empire et de la
discipline, et quelque chose du ton doctoral et affîrmatif des
Prudents , gravement assis dans l'atrium de leurs maisons
pour distribuer à qui venait les consulter leurs réponses
si pleines et si brèves. La poésie elle-même s'attache de
préférence aux matières didactiques, et quoique Horace et
Virgile sachent déguiser ce goût de l'enseignement par un
naturel plein d'abandon ou par une grâce enchanteresse,
on le saisit pourtant sous les charmants caprices de l'un et
sous la suave harmonie de l'autre, comme dans la raideur
pédantesque de Perse , dans les ardentes déclamations de
Juvenal ou dans le sublime enthousiasme de Lucrèce. Par-
tout des allures ou des inclinations magistrales'. Voilà pour-
quoi le dogmatisme tranchant de Zenon s'empara si souve-
rainement du génie romain, auquel il convenait d'ailleurs
par son élévation et par son énergie hautaine et superbe. Ne
croyez jamais un philosophe latin qui se vante de ne jurer
par la parole d'aucun maître. Toutes les fois qu'il s'agit non
d'observations de détail, mais d'idées générales et de prin-
cipes , les écrivains de Rome jurent par Ëpicure ou par Zenon.
Vous chercheriez vainement chez eux une théorie nouvelle,
quedis-je? quelque forte et originale déduction de doctrine.
Mais ne nous plaignons pas trop de cette incapacité philo-
sophique : elle tourna au profit même des idées. Les Stoï-
ciens d'Athènes avaient disputé sans fin; leurs disciples de
Rome dogmatisèrent. Les subtilités sérieuses ou frivoles,
les questions paradoxales et conlentieuses, dont Chrysippe
et ses pareils avaient brouillé la morale , semblaient éteindre
la lumière des plus belles vérités, tandis qu'un excès
1. Tibulle est peut-être le seul qui échappe à cette tendance générale. Maij
qu'y a-t-il de Romain dans Tibulle, moins l'idiome?
.4 CICÉRON.
d'abstraction en étouffait la vertu pratique. Les Romains,
grâce à l'inflexible droiture du génie national, et plus peut-
être par tempérament d'esprit que par force de raison,
écartèrent toutes ces discussions oiseuses et sophistiques,
que Gicéron appelle les broutilles et les épines du Stoïcisme.
A peine philosophes , ils excellèrent comme moralistes. Ils
se crurent censeurs des mœurs, médecins des âmes, direc-
teurs des consciences, maîtres et législateurs du genre hu-
main. Ils se mirent donc, au nom de principes qu'ils savaient
mieux répéter sans fin que démontrer, à exalter la vertu , à
humilier le vice. Jamais on n'avait proclamé avec plus de net-
teté et de précision les prescriptions pratiques de l'honnêteté.
Jamais on n'avait poursuivi avec une sagacité aussi pénétrante
toutes les bassesses, toutes les infirmités et tous les travers
du cœur humain , jusque dans ces replis obscurs , où il
se cache et paraît s'échapper à lui-même. Par là ils firent
descendre les abstractions morales au détail de la vie quoti-
dienne; et je ne connais point leurs pareils pour frapper en
maximes et en sentences les observations de tous les jours.
Cette transformation, je le sais, atteint moins le fond que la
forme des doctrines ; mais elle est telle cependant que les
opinions stoïciennes paraissent souvent des vérités nouvelles
en passant par la bouche des Romains ; et c'est ce qui a fait
illusion à beaucoup de modernes , qui sont allés chercher
l'origine de certaines idées déjà bien vieilles, non-seulement
en dehors du Stoïcisme, mais encore par delà même l'esprit
humain. Il y avait , après tout , un vrai progrès dans ce re-
maniement populaire des découvertes philosophiques. Car
la morale n'est point comme la métaphysique : il faut qu'elle
se répande et qu'elle passe dans les lois et dans les mœurs
pour devenir le commun patrimoine du genre humain. Or,
le genre humain est ennemi de toute apparence sopbistique:
dès qu'on raisonne trop et qu'on subtilise avec lui, il n'en-
DESTINEE ET GEME DE ROME. 5
tend plus; il veut qu'on lui commande; il aime à reconnaître
la voix simple et solennelle de la loi. Commander et donner
des lois au monde, telle fut la vraie destinée du peuple
romain. Mais c'est au Stoïcisme que revient, sans contredit,
la part la plus belle et la plus pure dans cette œuvre de civi-
lisation. En se dépouillant de ses subtilités et de ses para-
doxes, en se simplifiant et en s'éclaircissant, cette noble
doctrine devint non- seulement plus efficace sur les esprits,
mais encore plus vraie, plus vivante et plus profondément
humaine; et grâce à la nouvelle langue qu'elle apprit à
parler, elle acquit, avec je ne sais quoi d'incisif et de pres-
sant comme le bon sens et la satire, une gravité plus im-
posante, une grandeur plus sévère et plus souveraine, une
plus haute et plus impérieuse majesté. Elle sortit alors des
écoles pour se mêler aux intérêts de la vie et au gouverne-
ment de la société; et son résultat le plus utile et le plus
durable fut le Droit romain , monument immortel de la raison
pratique, et qui, malgré ses défauts où la tyrannie et la
fiscalité impériales ont laissé leur empreinte , a mérité de
servir à jamais de modèle à toutes les grandes législations.
C'est ainsi que Rome fut le complément nécessaire de la
Grèce et le génie organisateur du génie philosophique.
Mais Rome n'était qu'une cité, comme Sparte ou Athènes,
non moins jalouse de ses droits et de ses prérogatives que
toutes les autres cités antiques : elle ne pouvait devenir qu'en
dégénérant la ville universelle. Le luxe et l'Épicurisme se
chargèrent de détruire ce qu'on a appelé la vertu romaine.
Comme partout , comme toujours , ce fut la religion qui
reçut les premières atteintes et qui d'abord succomba. Elle
avait déjà beaucoup changé; en s'alliant aux superstitions
grecques, elle avait perdu le caractère sombre et ter-
rible qu'elle avait à l'origine, Ennius traduisit Évehmère, et
apprit aux Romains que ces dieux qu'ils adoraient au
6 CICERON.
Gapitole n'étaient que des hommes, anciens rois, anciens
généraux d'armée, ou anciens chefs de pirates , qui étaient
morts comme d'autres et dont chacun pouvait encore voir
les tombeaux. Peut-être ce hvre impie n'étonna-t-il que mé-
diocrement les patriciens , qui , sans être exempts de toute
superstition, étaient habitués de longue main à voir dans
la religion un instrument de politique. On connaît cette
parole du vieux Gaton : « J'admire que deux augures puissent
se regarder sans rire. » Mais la majorité des Romains était
extrêmement crédule, comme nous l'apprend Polybe, qui
voit dans cette foi superstitieuse une des causes du bon
gouvernement de Rome, et des livres, comme celui d'Ennius,
ne pouvaient avoir qu'une pernicieuse influence. Rientôl on
vit jouer sur le théâtre un Jupiter adultère et un Mercure
entremetteur, et l'on y entendit la belle morale que la Grèce
corrompue avait tirée des traditions grossières et naïves de
son Olympe. Comédie , tragédie , satire tournèrent en ridi-
cule ce qu'il y avait de principal dans la religion poUtique
des Romains , la science antique de la divination et des pré-
sages. «Pour ceux-là, disait Pacuvius, qui comprennent le
langage des oiseaux et qui puisent leur sagesse dans le foie
des victimes et non dans leur propre cœur, je crois qu'il
vaut mieux les entendre que les écouter. » Ennius écrivait :
«Je méprise et l'augure Marse, et l'aruspice Toscan, et les
astrologues qui se tiennent près du cirque, et les de\ins
d'isis, et les interprètes des songes. Us ne possèdent point
une science divine. Ge sont des prophètes superstitieux, des
charlatans impudents , des paresseux et des imposteurs
auxquels la pauvreté inspire de montrer aux autres leur
chemin, quand ils ne le connaissent point pour eux-mêmes.
Ils demandent piteusement une drachme aux gens auxquels
ils promettent des trésors. Eh bien! que sur ces trésors
imao-inaires ils prélèvent une drachme et qu'ils rendent le
ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES, T
reste, ces misérables, qui font métier du mensonge pour
quelque vile pièce de monnaie'! » Le poëte chevalier Lucilius
se moquait sans scrupule, malgré son goût pour les anciennes
mœurs et pour la vieille discipline , non-seulement des mi-
nistres du culte , mais de la foi des ancêtres. « Ces larves
difformes, ces inventions des Faunes et des Numa Pompi-
lius, le superstitieux en a peur; il y met toutes ses craintes
et ses espérances. Gomme les petits enfants croient que les
statues d'airain vivent et sont des hommes, le superstitieux
prend de vaines fictions pour des réalités : il croit qu'il y
a une âme dans les simulacres d'airain, galerie de pein-
tures, où rien n'est vrai, où tout est mensonge.» Voilà les
premières leçons que la littérature grecque, en se faisant
latine, donnait aux Romains à demi barbares.*
Caton grondait, et avec lui tous les représentants de l'aus-
tère génie du Latium: ils sentaient le péril de cette imitation
des arts et des mœurs-de l'étranger. Car s'il pouvait être bon,
pensaient-ils , d'effleurer les arts des Grecs , il était certaine-
ment mauvais de les approffondir. « Cette race , disait Caton,
est du monde la plus perverse et la plus intraitable; et crois
bien , mon fils Marcus , que c'est un oracle qui a dit : toutes
les fois que cette nation nous apportera ses arts , elle cor-
rompra tout ; et pis encore , si elle nous envoie ses méde-
cins'», n est certain qu'en se plaçant au point de vue pure-
ment romain , tout devait paraître dangereux et funeste dans
* Fragm. des Tiagiques latins; fragm. de Lucilius.
1, J'achève cette citation originale : «Ils ont juré entre eux, je pense, d'ex-
terminer par la médecine tous ceux qu'ils appellent barbares, et ils n'exigent le
salaire de leur métier que pour usurper la confiance et pour tuer plus à l'aise ....
Mon fils, je t'interdis les médecins. » Caton ne semble parler ici que par jalousie
de métier; car il nous donne dans son traité de l'économie domestique la plus
étrange médecine qu'on puisse imaginer: il guérit tout par l'emploi du chou,
comme d'autres par celui de l'eau. .Mais s'il eût regardé d'un peu près, il se serait
convaincu que son horreur pour les médecins ne le trompait pas ; ils étaient en
grande partie matérialistes et Épicuriens. Or, les médecins et les rhéteurs me
8 CICÉRON.
cette imitation d'un peuple poli jusqu'au raffinement par un
peuple encore rude et grossier ; car le bien ne contribuait
pas moins que le mal à altérer les mœurs et comme le tem-
pérament de Rome. Il y avait jusque dans l'humanité grecque
une indulgence facile et une sorte de mollesse , qui étaient
tout l'opposé de la rudesse et de l'austérité latines. A ne
prendre que ce qu'il y a de plus excellent dans les auteurs
que les Romains copièrent d'abord, ne retrouve-t-on pas dans
Ménandre et dans ses contemporains cette bienveillance uni-
verselle, cette douceur et celte facilité complaisante, cet
esprit d'égalité familière, ces effusions affectueuses et ce
laisser-aller plein d'aménité et de grâce, qui caractérisaient
l'amitié ou plutôt la sociabilité des Épicuriens ? Quel con-
traste de la sévère majesté du Pater familias avec la débon-
naireté des pères de comédie? Au lieu de cette piété crain-
tive et soumise, que la constitution de la famille romaine
imposait aux fils, voici des pères qui veulent être aimés, qui
prétendent à un pouvoir fondé sur la tendresse et non sur le
respect et la crainte, qui sont toujours prêts à donner et à
pardonner, sous prétexte qu'ils ont eu aussi vingt ans et
qu'ils avaient alors besoin d'indulgence; qui comprennent en
conséquence que le jeune homme ait ses droits et sa liberté,
ou (ce qui peut être est pis encore) qui gémissent et qui se
punissent eux-mêmes d'avoir usé de leur puissance légitime.
Est-ce là le père de Scipion l'Africain , arrachant de force
son jeune fils aux séductions des courtisanes? Prenez celle
des relations sociales que vous voudrez , et vous retrouverez
la même opposition entre les mœurs romaines et les mœurs
que les arts de la Grèce avaient si vivement exprimées. Rome
paraissent avoir été en général les maîtres et les propagateurs des idées philoso-
phiques à Rome. A ce titre, Caton pouvait proscrire les médecins, comme plus
tard Domitius et Crassus proscrivirent les rhéteurs qui enseignaient en latin , et
fermèrent leurs écoles en déclarant que c'étaient « des écoles d'impudence. »
ALTERATION DES MŒURS ROMAINES. y
iiolirrissait-elle beaucoup de jeunes filles aussi douces, sussi
tendres et aussi charmantes que l'Andrienne? Connaissait-
elle ces faiblesses et ce dévouement de quelques-uns des
amoureux de Térence ou même de Plante? Les riches elles
grands, quoiqu'ils eussent à ménager les petits et les pauvres,
depuis que le tribunal et la démocratie grandissante avaient
relâché les liens d'abord si étroits de la cUentèle , avaient-ils
jamais soupçonné le sentiment de pitié et d'humanité qui
respire dans ces mots si simples de Térence et de Plaute:
« Tous ceux qui sont malheureux sont je ne sais comment
portés au soupçon; ils prennent tout en mauvaise part et,
à cause de leur impuissance et de leur misère , ils se croient
toujours négligés et méprisés Dans ta fortune, tu te
moques de ma pauvreté. — Je suis homme et toi aussi.
Non , par Jupiter, je ne suis pas venu me moquer de toi, et
je ne pense pas que ton indigence le mérite.» Mais surtout
les durs et fiers descendants des Sabins avaient-ils jamais
soupçonné les tristes vérités que la comédie leur révélait sur
l'esclavage ? On pouvait rire aux sottes hâbleries de l'esclave
sur ses mauvais tours et à ses plaisanteries grossières sur
les atroces tourments qu'il bravait. Mais la gaieté durait-elle
lorsqu'on fentendait énumérer tous les instruments de son
éternel suppHce? On ne pouvait sans doute écouter sans une
douloureuse sympathie ces terribles et tristes dialogues « Mal-
heur à toi! — C'est l'héritage que la servitude m'a légué par
testament Je sais que la croix sera ma sépulture: c'est
là que sont ensevelis mes ancêtres ; c'est là que gisent mon
père, mon aïeul, mon bisaïeul et tous les miens....?» Le
poète comique ramenait sans cesse les plaintes trop légitimes
de l'esclave ou le souvenir de ses services ou le sentiment
vivace et inextinguible de ses droits et de l'égalité. « Quel
injuste arrangement ! toujours les pauvres qui donnent aux
riches ! Le pécule que le malheureux a ramassé sou par sou
10 • CICÉRON.
à grand'peine, à force de rogner sa pitance, de frauder son
estomac et ses besoins, la dame le raflera d'un coup, sans
songer à la peine qu'il aura coûté. Nouvelle saignée au pauvre
Géta, quand sa maîtresse accouchera. Encore une autre, le
jour natal de l'enfant, puis à chaque initiation: la mère em-
portera tout; l'enfant n'est qu'un prétexte.» Et cependant
que d'esclaves sont le soutien de leurs maîtres! .Combien
sont prêts à se dévouer pour ces familles , qui trop souvent
ne les regardent que pour les maltraiter! Qu'il serait bien de
pouvoir dire à ses serviteurs : « Depuis que je t'ai acheté
tout petit, tu sais combien ta servitude a été juste et douce
chez_ moi : j'ai fait que d'esclave tu devinsses mon affranchi ,
parce que tu servais avec une libre affection S). Car cet es-
clave a peut-être été libre autrefois : « Combien sont esclaves
maintenant, qui cependant sont nés libres!» Car cet esclave
est un homme et il s'en souvient: «Un esclave mal parler à
un homme hbre! — Quoi! tu diras des injures à un autre,
et tu ne veux pas qu'il t'en réponde! Je suis un homme aussi
bien que toi!»*
Ce mélange de gaieté et de tristesse, de rire et de larmes,
cette bienveillance et cette douceur pour tout le monde,
ces sentiments de justice et d'humanité que la Nouvelle Co-
médie avait fait connaître à la Grèce en décadence, et qui
sentent la vieillesse instruite à la bonté par la douloureuse
expérience de la vie, étaient certainement faits pour amollir
insensiblement et pour altérer l'humeur fière et sauvage des
Romains. Ils pouvaient y gagner, je ne le nie pas; et cer-
tainement , tout compté , tout rabattu , ils y gagnèrent. Mais
1. Serviebas liberaUler ; nous avons déjà trouvé ce mot dans Ménandre, voyez
t. I, p. 375.
* Ter., Ad., I, se. 2; IV, 3; - And., 1, 1, -4, 6, 7; V, 4; Phor., I, \.—
Plaut., Cure, v. 614.;-Asin., v. 290, 460, 470; 529-531 ; Rud., 825;-Mil.,
Cl., 374; - Trin. , 402.
ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES. Il
ils changeaient, ils quittaient les mœurs de leurs ancêtres
• pour des mœurs étrangères et nouvelles : ils se corrompaient
donc pour pai'ler le langage du censeur Gaton. D'ailleurs
comme on ne peut apprendre le bien sans apprendre le mal
du même coup, comme il se mêle toujours un peu de corrup-
tion réelle à la civilisation, l'innocence des mœurs aurait né-
cessairement fléchi, au moins pour un temps, quand même
les Romains auraient été à une école plus morale que celle
des Grecs. Or, quelle atteinte à la pudeur et à l'austérité
romaine que les spectacles qu'on voyait soit au théâtre , soit
dans la réahté parmi les peuples vaincus! Qu'est-ce que la
comédie de Ménandre et de Philémon , et par suite de Plante
et de Térence? Des maris débauchés; des femmes gron-
deuses et acariâtres, toujours prêtes à s'emporter contre
l'empire de l'homme; des pères complaisants jusqu'à la mol-
lesse ou débonnaires jusqu'à la sottise , lorsqu'ils ne luttent
pas de corruption et de désordres avec leurs fils; des en-
fants irrespectueux et voleurs; des esclaves fripons, plus
mahns que leurs maîtres et se glorifiant sans cesse de leurs
attaques à la bourse du patron pour exciter ou pour favoriser
la perte de l'innocence du jeune homme; des parasites gour-
mands et flatteurs ; des courtisanes impudiques et avides ;
des marchands d'esclaves ; des prostitueurs et des prosti-
tueuses : ^"est-ce pas là le spectacle le plus corrupteur qu'on
puisse donner à un peuple ? N'était-ce donc pas assez des
viles et séduisantes délices de Capoue et de Naples, de la
Grèce et de l'Asie? Ajoutez que toutes les maximes de la
fausse sagesse des sophistes ou de l'égoïsme raffiné d'Epi-
cure s'étalaient impudemment sur la scène, dans ces pièces
que les Latins copiaient d'Euripide ou des comiques. Aussi
lorsque la philosophie entra dans Rome avec les dépouilles
de la Macédoine et de l'Asie, la corruption et un faux Épi-
curisme n'étaient déjà plus chose nouvelle pour les Romains:
12 CICÉRON.
ces patriciens corrompus , contre lesquels s'élèvent Caton et
C. Gracchus, étaient Grecs par les vices, sans l'être encore
par la culture de l'esprit, par la politesse et par l'humanité.
As mêlaient les vices recherchés et honteux de l'étranger à
leurs défauts naturels, à l'orgueil, à l'avarice, à la violence
brutale et à la cruauté. Ils faisaient de folles dépenses, comme
nous l'apprend Polybe, pour des cuisiniers ou pour des
mignons ; mais en même temps ils se livraient à des rapines
et à des violences, qui n'ont rien à envier à celles des Gabi-
nius et des Verres; et l'on pouvait déjà voir un préteur,
Flaminius, donner à sa maîtresse dans un festin le hideux
spectacle de l'exécution d'un criminel. Ce sera là le triple
caractère de la corruption romaine: une cupidité effrénée,
des débauches monstrueuses et des cruautés inouies. Au lieu
de la mollesse élégante des Grecs , on verra tous les débor-
dements de la brutalité, et pour un Atticus ou pour un Ho-
race, on comptera des centaines de Verres et de Gatihna, se
vautrant dans les ordures de la débauche , aspirant au pou-
voir par toutes les voies pour jouir, tourmentant la nature
morte et la nature animée pour satisfaire leurs fantaisies, et
capables de mêler le sang des gladiateurs au vin des festins
et le râle des mourants aux cris de joie des convives.
C'est à partir des victoires de P. Emile sur Persée que la
dépravation fil des progrès rapides. Précipités subitement
dans la richesse et dans la philosophie , les Romains abu-
sèrent de l'une et de l'autre avec la rudesse farouche de
leurs mœurs. Passant de la pauvreté à l'opulence, de la fru-
galité au luxe, ils furent étourdis de leur fortune, comme
des parvenus grossiers qui ne savent point jouir et qui ne
s'assurent de leur bonheur que par des excès. Le plaisir
devint pour eux une fureur et une frénésie; et l'Epicurisme,
qui convenait par sa clarté apparente à ces esprits peu cul-
tivés , n'était point fait pour les arrêter sur la pente où ils
ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES. 43
étaient d'eux-mêmes entraînés. J'ai déjà dit que l'Epicurisme,
quelque corrupteur qu'il puisse paraître , n'était point une
morale de débauche et d'emportement. Mais le vrai Épicu-
risme était à la fois trop raffiné pour les Romains, et trop
fade pour leurs appétits encore jeunes et violents. Ce que
les Romains en comprirent, c'est que le plaisir est le seul
bien de la vie; c'est que les dieux ne sont rien; c'est que
les lois ne sont qu'une gêne ; c'est que la liberté ne con-
siste que dans la licence de tout faire pour jouir. En remuant
ce fonds de passions brutales et cupides qui fermentent
toujours dans un peuple de soldats , l'Epicurisme vint s'ajou-
ter à beaucoup d'autres causes pour perdre Rome avec ses
mœurs et ses institutions. Lucrèce, effrayé des calamités et
des horreurs delà guerre civile, prêcha avec enthousiasme
la morale d'Épicure, comme le seul remède des malheurs
de sa patrie et du monde: il s'en prit de tous les crimes aux
dieux et à la croyance d'une vie future. Eh bien ! la religion
fut foulée aux pieds; l'athéisme fut de mode dans la plus
grande partie de la noblesse romaine ; Cerbère , les Furies,
le Tartare et ses supplices ne passèrent plus que pour des
fables , auxquelles ne croyaient même pas les bonnes femmes
et les enfants. Mais ni les passions fougueuses, ni l'ambition,
ni l'ardeur insensée du plaisir, ni la cupidité qui mettait
l'univers au pillage, ni les massacres, ni les dissensions et les
guerres ne cessèrent. Partout on vit des scélérats débauchés
faire profession d'Epicurisme ; les Gabinius et les Pison ré-
véraient Epicure comme un Dieu, fêtaient le jour de sa nais-
sance, portaient son image sur leurs anneaux; mais ils n'en
étaient pas moins brouillons et factieux; ils n'en désolaient
pas moins les provinces par leurs dilapidations. L'épicurien
César conspira toute sa \'ie et finit par asservir Rome. Les
plus honnêtes de la secte, les sages comme Atticus, se ca-
chaient dans leur vie voluptueuse, indifférents à la perte de
14 CICÉRON.
leur patrie et aux calamités qui ne frappaient point leurs
personnes. Cicéron nous montre ces vieillards uniquement
occupés de leurs maisons de plaisance, de leurs statues, de
leurs tableaux et de leurs viviers, et selon son expression,
touchant du doigt le ciel , si quelque vieux barbeau venait
familièrement manger dans leur main , tandis que Glodius et
ses pareils, à la tête d'une jeunesse licencieuse el turbulente,
troublaient le sénat et le forum, faisaient trembler les hon-
nêtes gens, et cherchaient dans la ruine publique un moyen
de refaire leur fortune dissipée.
Cette épouvantable dépravation des derniers temps de la
répubUque était-elle nécessaire pour fléchir la dureté du
génie romain, et pour le préparer à son rôle pacifique de
civiUsateur universel ? Nous hésitons à le dire en face des
horreurs que nous révèlent Appien et Tacite. C'est cependant
une loi du monde moral comme du monde physique, que
la vie sorte de la corruption et que rien ne naisse et ne
s'élève que par la mort d'une autre chose. Or, plus ce qui
doit périr est fortement constitué , plus la crise est profonde
et violente. Rome est dans l'antiquité la cité par excellence,
c'est-à-dire la ville de la violence et de la guerre. Depuis long-
temps elle avait cessé de recevoir dans son sein les peuples
conquis, et les vaincus n'étaient que les sujets du peuple-roi.
De là un orgueil démesuré : un Romain était dans sa propre
estime plus qu'un homme ; les plébéiens aussi bien que les
nobles conservaient avec un soin jaloux pour eux seuls le
titre de citoyens. Ce qui perdit le dernier des Gracques ,
c'est qu'il eut la généreuse imprudence d'appeler les Italiens
au bénéfice comme au soutien de ses lois , et l'on sait qu'il
ne fallut pas moins que les dangers de la guerre sociale pour
faire ouvrir les murs de la cité aux peuples qui, depuis plus
de 300 ans, aidaient Rome de leurs richesses et de leur
sang. L'Épicurisme battit sourdement en brèche ce vieil esprit
ALTÉRATION DES MŒURS ROMAINES. 15
•
(l'exclusion et d'orgueil que cinq siècles de conquête et de
gloire avaient profondément cimenté et c'est ce qui l'absout
dans l'histoire de tous les désordres qu'il a pu produire ou
entretenir. Car bien que nous ne partagions pas ce mépris
superbe qu'on professe aujourd'hui pour les austères vertus
desFabricius et des Cincinnatus, nous sommes bien forcés de
reconnaître ou qu'elles devaient enfin périr ou que Rome
n'eût existé que pour le malheur des nations. Chose étrange!
c'est la doctrine égoïste d'Épicure qui ruine cet égoïsme na-
tional qu'on nomme le patriotisme , et c'est la doctrine uni-
verselle et si humaine de Zenon qui soutient les derniers
restes des vertus exclusives de la répubUque : le vice servit
mieux que la vertu les droits de l'humanité, jusqu'à l'avéne-
ment de l'empire. Le Stoïcisme, fortifiant et endurcissant
les âmes , formait de vieux Romains , comme Caton et
Brutus. L'Epicurisme, en amollissant les courages, formait
des indifférents qui n'appartenaient à aucun pays, comme
Atticus. Que leur importait les querelles du peuple et du
sénat , la république ou la monarchie ? Ils trouvaient moins
pesant d'obéir que de commander et tenaient pour folie
d'exposer leur repos afin de conserver quelques frivoles
privilèges. Que leur importaient les institutions et les lois ?
autres à Rome, autres à Athènes, autres à Sparte , variables
comme l'humeur des peuples et des temps , elles ne sont
que des conventions humaines, que le sage accepte, non
parce qu'elles sont fondées sur la nature et sur la raison^
mais parce qu'elles protègent sa tranquillité. Les préjugés
antiques pouvaient bien se conserver dans certains esprits
à côté de ces idées et de l'indifférence qu'elles engendraient;
mais ils n'avaient plus d'énergie, et n'étaient qu'une foi
d'habitude, inactive et morte. Pouvaient-ils résister aux
dispositions des nouveaux citoyens de la campagne, qui ne
demandaient que la paix et qui pour l'obtenir , étaient tous
46 CICÉRON.
prêts à se donner au premier maître qui voudrait se pré-
senter? Pouvaient-ils arrêter le mouvement invisible encore,
mais irrésistible des vaincus vers le droit commun et l'unité
de patrie ? La révolution politique qui changea le gouver-
nement de Rome n'était que le prélude d'une révolution
bien autrement profonde qui ne se fit que lentement, mais
qui était inévitable. La première s'accomplit brusquement par
la violence et les armes ; la seconde s'accomplit insensible-
ment par le droit et par le christianisme.
Or, quels sont les principes de la grande révolution
qui allait se faire, ou si l'on aime mieux, quels sont les
principes de la religion du Christ , à ne considérer que ses
dogmes rationnels ? C'est l'unité de Dieu ; c'est la vie future
dont la vie actuelle n'est que la préparation ; c'est l'unité
du genre humain ; c'est la justice et la charité universelles.
Voilà ce que nous rechercherons dans les écrits de Cicéron,
tant pour nous rendre compte de la transformation qui
s'opérait aux approches du Christ dans la société ancienne,
que pour établir la fihation qu'il y a de Chrysippe à Cicéron ,
et de Cicéron aux Stoïciens de l'empire.
Dieu est : sa pensée toute-puissante anime et gouverne
l'univers ; elle est la loi unique , la loi véritable. « La vraie
loi , dit Cicéron , est la droite raison , conforme à la nature,
partout répandue , constante , éternelle. Elle nous appelle
au devoir par ses commandements, elle nous détourne du
mal par ses défenses. Il n'est permis ni d'en rien retrancher,
ni d'y rien modifier, ni de l'abroger. Ni le sénat ni le peuple
n'ont le droit de nous en délier ; elle n'a pas besoin de
commentateur et d'interprète. Elle n'est pas autre à Rome ,
autre à Athènes, autre aujourd'hui, autre demain. Mais
éternelle et immuable , la même loi embrasse tous les temps
* Cic, Lett. à AU., I, 16, 18 ; Il , 1 ; VII, 7. — Lucr., V, 126. — Corn.
Ncp. , préf.
• LOI ET CITÉ UNIVERSELLES. 17
et tous les peuples. Il n'y a qu'un seul être qui puisse égale-
ment l'enseigner et l'imposer à tous , c'est Dieu , ou celui
qui l'a conçue, discutée, portée. Quiconque ne s'y soumet
pas , se dépouille par là de la nalure humaine et , en quelque
sorte, de lui-même. » Que si à côté de cette loi suprême,
céleste et divine , qui est la même pour tous les hommes ,
nous rencontrons chez les différents peuples tant de lois
diverses et souvent opposées, c'est que les esprits corrom-
pus par l'éducation, par les discours qu'ils entendent, et
surtout par les passions , n'aperçoivent pas toujours la loi
universelle : mais qu'ils rentrent en eux-mêmes , qu'ils y
consultent dans l'absence des passions et des préjugés ces
idées innées, que Dieu a mises dans toutes les âmes, ils y
retrouveront cette loi première et maîtresse. Elle est le fon-
dement de tout droit; elle est la règle et la mesure des
législations humaines. Puisque la vraie loi n'est que la raison
même, puisqu'elle est une comme la vérité, tous les hommes
•par cela seul qu'ils participent à la vérité et à la raison,
participent à la même loi. Il y a donc entre eux une com-
munauté naturelle, une véritable société. Ce droit de cité
existe même entre les hommes et les dieux ; et tous les êtres
raisonnables ne forment entre eux qu'une seule république.
Les hommes sont donc tous civilement égaux. « S'il est im-
possible d'égahser les fortunes, si tout le monde ne peut
posséder une intelligence et des forces égales, il doit y avoir
égalité de droit entre ceux qui sont citoyens d'une même
république. Car qu'est - ce qu'une cité ou qu'un état , si ce
n'est l'égalité et la communauté des droits.» Qu'on ne vienne
point justifier les inégalités sociales, soit par la différence
qu'il y a d'un homme à un homme, soit par la division du
genre humain en Grecs et en barbares. Nulle chose n'est
aussi semblable à une autre que nous ne le sommes entre
nous, et personne n'est plus égal à soi-même qu'un homme
IL 2
18 CICÉRON.
ne l'est à un autre homme. Jamais d'ailleurs, dans aucune
nation, on ne trouvera personne qui soit vraiment inca-
pable de prendre la nature pour guide et de parvenir à la
vertu. «Que si, comme le prétendent les Grecs, il faut qu'on
soit ou Grec ou barbare, dit Cicéron, je crains bien que
nous autres Romains, nous ne soyons, à ce compte, que des
barbares ; mais si ce nom doit venir de la différence des
mœurs, et non de celle des langues, je crains que les Grecs
ne soient pas moins barbares que les Romains. » Egaux par
le droit, parce qu'ils participent tous à la raison et à la vérité,
les hommes appartiennent à la môme famille ; car, par' la
raison, ils sont tous de la race de Dieu*. L'amour qui nous
est inné pour les êtres sortis du même sang que nous,
s'étend peu à peu à nos proches, à nos voisins, à nos con-
citoyens, jusqu'à ce qu'il embrasse tous les hommes; et le
suprême effort, le dernier progrès de la sociabilité et de
la vertu, c'est l'amour du genre humain. Egalité, commu-
nauté, amour, charité universelle, voilà les premiers prin-
cipes du droit naturel ou divin. *
La conséquence nécessaire de cette théorie de la cité uni-
verselle, c'est que chacun doit regarder l'intérêt du genre
humain comme son propre intérêt. La vertu de l'être social ^
1. Le mot de frère ni celui de fraternité ne sont prononcée par Cicéron; mais
l'idée de la fraternité humaine se trouve partout dans ses ouvrages philosophiques.
D'un côté, il épuiserions les termes de la langue latine pour indiquer notre parenté
avec Dieu -. slirps , genus, alpines, arjnati , cognati; et de l'autre, nous avons
les termes de civis, de socius , de suus, de communio, communitas et autres
pour désigner les rapports naturels de l'homme avec l'homme.
* Nat. des Dieux, I, U; II, 31; -Lois, I, 5, 6, 7, 10, 11, 12, 13, 15,
16, 19, 23, 33; II, 4, 10; - Rép. , 1 , 6, 7, 9, 10, 13, 32, 37; 11,27; III,
17; - Des Fins, II, U; 111, 19, 20; IV, 2, 5; V, 23; - Des Devoirs, I, 5, 7,
16,41.
2. Cicéron ne sait comment ti'adnire le mot par lequel les Grecs exprimaient
la même chose que nous par le terme de sociabilité : aussi, dans le l*"" livre
du traité des Devoirs parait-il y avoir cinq vertus cardinales, tandis que Cicéron
n'en annonce que quatre.
SOCIABILITÉ : JUSTICE. 19
comprend donc deux espèces de devoirs, les devoirs de
justice et ceux de bienfaisance, l'obligation de ne faire
d'injure à personne , et l'obligation de faire tout le bien dont
nous sommes capables.
La justice nous défend de nuire à qui que ce soit, excepté
dans le cas de légitime défense , et nous commande impérieu-
sement de prêter main forte à tout homme injustement
attaqué. Entreprendre sur les intérêts d'autrui, soit par con-
voitise, soit par colère, soit par toute autre passion, c'est
porter la main sur son allié naturel. Le laisser sans défense ,
quand il est victime d'une injuste aggression, c'est commettre
un crime semblable à celui d'abandonner ses parents , ses
amis ou sa patrie. Il y a donc entre tous les hommes une
solidarité, qui doit les empêcher de se nuire les uns aux
autres et qui leur ordonne de se protéger mutuellement. 11
est plus contre nature de la briser ou de la mettre en oubli
que de souffrir la pauvreté, la douleur, la perte de nos biens,
l'infamie ou la mort; car c'est détruire la société humaine.
Quelle absurdité de dire, comme quelques-uns, que jamais,
dans un intérêt personnel, ils ne nuiront à leurs parents ou
à leurs proches, mais que c'est autre chose, s'il ne s'agit
que de leurs concitoyens ! A leur compte, il n'y a donc
entre les citoyens aucune communion, aucun droit naturel.
Quant à ceux qui consentent bien à respecter les droits de
leur compatriotes , mais qui ne veulent pas que rien nous
oblige envers les étrangers, ne commettent-ils pas la plus
funeste des impiétés, en abohssant la société universelle
formée parles dieux entre les hommes? Or, la communauté
humaine ne se maintient que par la justice qui laisse ou
rend à chacun ce qui lui appartient ou ce qui lui est dû. C'est
un grand corps qui périrait, si chacun de ses membres attirait
à lui ce qui fait la vie et la santé de son voisin. La justice
vulgaire ou l'égoïsme s'écrie, selon le mot de Térence : « mon
20 CICÉRON.
plus intime prochain, c'est moi-même ! . . Mais n'est-ce pas,
reprend le même poëte, une perversité incroyable, inouie,
que d'être assez dépourvu de sens et de cœur pour se
réjouir du malheur d'autrui et pour chercher du profit dans
ses maux et dans ses pertes?» L'obligation de ne point faire
de mal s'étend si loin qu'alors même qu'on est provoqué
par l'injustice, on doit s'arrêter dans la punition et la ven-
geance qu'on pourrait en tirer. Car en réalité l'homme juste ne
se venge pas; il prévient par l'intimidation de nouvelles in-
jures, soit de la part de celui qui l'a attaqué, soit de la part de
ceux qui voudraient faire comme lui. Il ne cherch donc en
aucune manière le mal d'autrui; il se défend. Car la justice
lui prescrit non -seulement de ne point léser les droits des
autres, mais encore de ne jamais nuire, ni en action, ni en
parole \ L'injustice effective ou celle qui consiste à faire tort
au prochain s'exerce de beaucoup de manières, mais princi-
palement par violence et par ruse. Sous l'une ou l'autre de
ces formes, elle est étrangère et contraire à la vraie nature
de l'homme; mais la fraude est plus odieuse, et l'iniquité
la plus détestable est celle qui colore ses trahisons d'un vernis
de probité. La justice et l'injustice ne se mesurent pas ici
aux décisions étroites des lois ou des tribunaux. On peut
nuire, on peut faire tort aux autres légalement. Quoi de
plus commun que de se glisser par toutes sortes de voies
dans les testaments afin de dépouiller à son profit les héritiers
légitimes? «Pour moi, dit Cicéron, je pense qu'un héritage,
acquis légalement et sans supposition, n'est ni juste ni hon-
nête, lorsqu'il a été capté par des caresses perfides et au
détriment des vrais héritiers . . . L'homme de bien, quand
1. Distinclion stoïcienne qui a une graïuio poitée. Celui qui se venge ne com-
met pas, à proprement parler, une injustice. Cependant il nuit : or, on ne doit
nuire à l'agresseur que dans un seul cas, lorsque c'est une nécessité pour se dé-
fendre soi ou les siens. Quant au désir de rendre mal pour mal , uniquement pour
se soulager le cœur, c'est une faiblesse qui fait partie de l'injustice.
SOCIABILITÉ : JUSTICE. 21
même il n'aurait qu'à claquer des doigts pour glisser son
nom dans les testaments des plus riches citoyens , n'userait
pas de cette faculté, fùt-il assuré de n'être jamais soupçonné
de personne . . . Développons les notions premières et innées
qui sont au fond de nos âmes. L'honnête homme n'est-il
pas celui qui fait tout le bien qu'il peut, et qui ne fait de mal
à personne, si ce n'est pour repousser une injuste agression?
Quoi donc! Ce n'est point faire du mal que d'évincer, par
une espèce de sortilège, les héritiers naturels et légitimes pour
se substituer à leur place? » La bonne foi, sans être le fon-
dement de la justice , comme le dit Gicéron , en est au moins
une partie essentielle. Or, il faut entendre par bonne foi la
fidélité à ses engagements et la sincérité dans ses paroles.
On manque à ses promesses et à sa foi, non-seulement
lorsqu'on les viole ouvertement et d'une façon grossière ,
mais encore lorsqu'on s'attache à une interprétation trop sub-
tile et hypocrite des termes: summum jus , summa injuria.
Car on peut paraître dans son droit sans y être, si l'on ne
consulte que la lettre de certains contrats sans en considérer
sincèrement le fond. Or la véritable foi repose sur l'intention et
non sur les paroles. On ment, non-seulement lorsqu'on dit
le contraire de la vérité, mais encore lorsqu'on la dissimule
et qu'on trompe les autres par ses réticences. La justice in-
terdit toute interprétation artificieuse, toute réticence, toute
restriction mentale, toute feinte et toute dissimulation; elle
veut un homme ouvert, simple et ingénu, et non pas un
homme double, ténébreux, subtil, artificieux, fourbe et
vieilli dans la science maligne des supercheries illégales ou
légales. Combien y a-t-il peu de gens vraiment justes et
probes ! Et si le dol consiste ou dans la feinte ou dans la
dissimulation, combien y a-t-il peu d'actes dans la vie, qui
soient exempts de cette injustice hypocrite !
La justice est par excellence la qualité de l'être sociable :
22 CICÉRON.
sans elle, il n'y a pas plus de vertu ni d'honneur que de
société. « Cette fierté d'âme, dit Cicéron, cette force ou cette
élévation de caractère qui se montre dans les dangers et les
travaux, marche-t-elle sans la justice? L'intérêt particulier,
remplaçant le salut de la patrie, devient-il le but de ses
efforts? Elle n'est que le plus dangereux des vices. Loin 'de
mériter le titre de vertu, elle n'est qu'une férocité qui ex-
clut tout sentiment humain. Les Stoïciens ont donc raison
de définir la force ou le courage une vertu armée pour la
défense de l'équité. Aussi nul de ceux qui doivent leur répu-
tation de courage à la fraude et à de coupables moyens , n'a
acquis une véritable gloire. L'honneur ne peut exister sans
la justice. Platon a dit admirablement : non-seulement la
prudence sans la justice doit prendre le nom de subtilité
artificieuse et de fourberie, mais encore l'intrépidité dans
les périls, qui a pour mobile l'ambition personnelle et non
l'intérêt public, est indigne d'être appelée du courage : l'au-
dace brutale est son nom. A la bravoure, à la magnanimité
il faut donc unir la bonté, la simplicité, l'amour du vrai,
l'horreur de la perfidie : qualités inhérentes à la justice.
Mais il est déplorable qu'une funeste ténacité et la fureur de
dominer naissent le plus souvent de la force et de la hauteur
du caractère. Le cœur du Spartiate, dit Platon, ne brûlait
que pour la victoire : il en est de même d'un homme qui a
l'âme grande : être le premier, disons mieux, être le seul ,
tel est son but. Or, pour celui qui veut s'élever, il est bien
difficile de ne pas blesser l'équité sans laquelle il n'y a pas de
justice. Alors ces hommes veulent que l'autorité publique et
légitime se courbe devant eux; alors surgissent au sein delà
république des ambitieux qui prodiguent l'or et organisent
des factions, pour fonder l'empire de la force sur les ruines
de l'égafité. Mais plus la modération est difficile, plus elle
est glorieuse; car la justice a des droits sur tous les instants
SOCIABILITÉ : JUSTICE. 23
de la vie. . . . Malheureusement plus on a l'àme haute et
fière, plus la soif de la gloire et l'amour des applaudisse-
ments nous entraînent aisément à l'injustice. » Il faut dire
de la bienfaisance même ce que nous venons de dire du
courage. « Nuire à celui-ci pour être généreux envers celui-
là, c'est une injustice, c'est un vol. Beaucoup d'hommes
cependant, surtout ceux que tourmente le besoin de la
grandeur et de la gloire, dépouillent les uns pour donner
aux autres. . . Rien au monde n'est plus contraire au devoir.
Faisons-nous donc une générosité profitable à nos amis
sans nuire à personne. Ainsi, lorsque Sylla et César faisaient
passer une fortune de son possesseur légitime sur la tète
d'un étranger, ils n'étaient nullement généreux : où la justice
n'est pas, la générosité ne saurait être. »
Or, ce droit naturel qui défend de nuire, existe entre les
peuples comme entre les particuliers. Il ne faut jamais faire
la guerre que lorsqu'elle est déclarée régulièrement, ni la
déclarer que pour les plus graves motifs. Tant que la paix
n'est pas dangereuse , on doit tout faire pour la conserver.
Car les naufrages, les famines, les pestes, les tremblements
de terre et tous les fléaux ensemble n'ont pas fait périr
autant d'hommes que la manie de la guerre *. Il y a deux
manières de vider ses querelles, l'une par la raison et la
parole, l'autre par la force; la première appartient à l'homme,
et la seconde aux bêtes féroces. Il ne faut donc recourir aux
armes qu'à la dernière extrémité, lorsqu'il est impossible
de s'entendre, et qu'il n'y aurait dans la paix ni sûreté ni
honneur. Ajoutons que tout n'est point permis à la guerre.
Quand les hommes combattent entre eux, ce ne doit pas
être une lutte d'animaux sauvages. Le droit des gens exige
que même , quand le bélier a commencé de battre les
1 . Cicéron nous apprend ici qu'il existait sur ce sujet un livre du péripatéticien
Dicéarque.
24 CICÉRON.
murailles, le vainqueur veille à la conservation des vaincus,
s'ils s'en remettent à sa foi et à son humanité. La cruauté
n'est jamais utile, et la nature humaine, qu'on doit suivre
en toute occasion, est surtout ennemie de la cruauté.*
La bienfaisance ou plutôt la bonté est le complément de
la justice, et toutes deux ensemble elles forment la vertu de
l'être social. La générosité, dit Cicéron, la libéralité et la
bienveillance sont plus conformes à la nature humaine que
la volupté, que la richesse et même que la vie. » Aussi voit-
on les plus grandes âmes se sacrifier à l'utilité commune.
Ambitieuses de servir et de secourir les hommes, elles
aiment mieux affronter les dangers et les travaux à l'exemple
d'Hercule, que de vivre dans la solitude, au milieu de tous
les biens et de toutes les délices. Et même , quelle que soit
la beauté de la science, il n'y a pas de cœur vraiment élevé
qui ne préférât le salut de sa patrie ou du genre humain
aux plus magnifiques découvertes. Que dire après cela de ces
hommes qui par crainte de se faire des ennemis ou par
misanthropie, ne veulent, disent-ils, se mêler que de leurs
affaires, se contentant de ne point nuire, sans faire de bien
à personne? Cicéron n'hésite point à les ranger parmi les
hommes injustes ; car la vraie justice est inséparable de la
bonté. «La justice, dit-il, est une vertu pleine de munificence
et de libéralité; elle aime mieux les autres qu'elle-même, et
c'est pour le bien d'autrui, plus que pour soi, qu'elle est née.»
Éclairé par le Stoïcisme et par l'humanité naturelle de son
caractère , il se plaît à répéter ce beau mot de Térence :
a. Homo siim : nihilhumani a me alienum puto.))
Il se plaint que «nous jugions des intérêts de nos sem-
blables autrement que des nôtres , et qu'en général nous
sentions mieux ce qui nous arrive de bien et de mal , que
les biens ou les maux d'autrui, qui ne se montrent à nous
* Des Dev., I, 6 7, 10, II, 12, 23, 24; II, U; III, 5. 6. — Rép.. 111,9.
SOCIABILITÉ : BIENFAISANCE. 25
que dans une sorte de lointain.» Ah! si les jugements des
hommes s'accordaient avec la nature, si chacun pouvait se
persuader que les biens et les maux d'autrui ne lui sont pas
étrangers, on verrait alors régner partout le vrai droit et la
M-aie justice. Car toutes choses sont communes entre amis,
selon le proverbe ; et la société humaine serait unie par les
liens des services mutuels et de l'amour. Or qu'est-ce que
l'amitié, si ce n'est l'égale participation à toutes les choses hu-
maines et divines, ^"écoutons pas les philosophes qui, sous
prétexte que le point essentiel pour le bonheur est la paix et la
sécurité, nous défendent de nous trop intéresser aux affaires
des autres , parce qu'il est impossible qu'une âme soit
tranquille , lorsqu'elle s'expose à souffrir seule pour tout
le monde le travail et les douleurs de l'enfantement. Car
vouloir exempter l'homme de tout soin et de tout souci,
c'est vouloir le dégager de toute vertu. Écoutons encore
moins ceux qui osent prétendre que le penchant à l'affec-
tion ne vient que de la faiblesse. Car plus une âme est vrai-
ment grande et forte, c'est-à-dire moins elle a besoin des
secours étrangers , plus elle se sent portée à aimer et
à faire du bien : tout le fruit de l'amour est dans l'amour.
Aussi la bienfaisance s'accroît-elle d'elle-même par l'habi-
tude et comme par l'exercice des bienfaits. Son caractère
propre est de s'oublier pour ne penser qu'à l'avantage d'au-
trui. Elle est si peu dirigée par l'unique mobile de l'intérêt
personnel, que nous voyons les vieillards se fatiguer à des
travaux dont ils ne doivent jamais recueillir les fruits. Le
vieillard , dit Statius dans ses Synéphébes , plante des arbres
qui ne seront utiles qu'à une autre génération '. » « Et
1. Est-ce là l'origine de ces admirables vers de Lafontaine ?
(I Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Hé bien! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d'autrui?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui.
.26 CICÉRON.
l'agriculteur, déjà vieux, ajoute Cicéron, n'hésiterait pas à
répondre si on lui demandait pour qui il plante à cet âge :
pour les'dieux immortels, qui ont voulu non-seulement que
je tinsse ces biens de ceux qui m'ont précédé , mais encore
que je les transmisse à la postérité. »
On voudrait que Cicéron eût moins mêlé ces nobles idées
des préoccupations de l'égoïsme politique^ qui cherche
toujours dans ceux qu'il oblige des créatures et des appuis.
Il avait dû sentir la fragilité de ces amitiés, surtout de celles
des grands qui, selon sa remarque, ne haïssent rien tant
que de se sentir obligés à la reconnaissance, ou qui même
s'imaginent vous rendre service quand ils daignent en rece-
voir. Mais lorsqu'il aurait encore plus insisté sur les avan-
tages que l'homme public peut tirer de la bienfaisance, il
faudrait un étrange aveuglement pour ne pas voir toute
l'humanité des principes, qu'il proclame si magnifiquement
après Panétius et le Stoïcisme. Je ne dirai point qu'il consi-
dère partout l'homme public comme se devant tout entier
aux autres , et qu'il veut que ceux qui sont puissants par
leur fortune ou par leur talent soient comme l'asile universel
des malheureux et des opprimés. Mais ne pose-t-il pas en
règle que la bienfaisance doit considérer, non les personnes
ni leur condition, mais leurs besoins; qu'elle préfère avant
tout la cause de ceux qui sont dans l'indigence et la détresse;
et qu'elle s'exerce envers tout le monde, mais surtout en-
vers les faibles et les petits? Ne reconnaît-il pas d'ailleurs
dans cette vertu tous les caractères de la vraie bonté? L'affa-
bihté qui sait descendre à ses inférieurs pour ne pas les
1. Encore est-il juste de dire que les considérations toutes politiques et égoïstes
qu'on lui a reprochées , ne se trouvent point dans ses chapitres du 1" livre des
Devoirs sur la bienfaisanse, mais dans le livre II qui traite de l'utile. Quel mal
y aurait-il que l'homme politique fût persuadé qu'il vaut mieux se faire aimer que
redouter, et que le plus sur moyen d'acquéiir la bienveillance des hommes est de
leur faire du bien ?
SOCIABILITÉ : BIENFAISANCE. 27
humilier, el qui peut et doit d'autant plus s'abaisser que
l'on est placé plus haut? L'oubli des injures et cette indul-
gence équitable, qui nous fait pardonner aux autres ce
que nous voulons qu'on nous pardonne à nous-mêmes? La
bienveillance, la serviabilité, et une certaine facilité à nous
relâcher de la stricte rigueur de nos droits? Enfin la dou-
ceur dans l'homme privé, et la clémence dans l'homme
public? «Il ne faut pas écouter, dit-il, ceux qui pensent
qu'on doit être implacable envers ses ennemis, et que le
ressentiment et la vengeance sont des marques de grandeur
d'âme. Rien ne mérite plus d'éloges, rien n'est plus digne
d'un grand homme que la facilité à s'apaiser et la clémence.»
Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle trouveront des paroles
plus pénétrantes que Cicéron , mais ils ne feront que dé-
velopper les mêmes principes. Ce qu'il veut surtout qu'on
estime et qu'on pratique, ce sont les vertus douces et bien-
veillantes. Car la force et la grandeur d'âme sont souvent
trop impétueuses et trop violentes dans les hommes qui ne
sont pas arrivés à la perfection; et toutes les vertus douces
semblent caractériser plus particulièrement l'homme de
bien. C'est par elles qu'on peut vivre en paix et amicalement
avec les hommes. Il faut donc écarter de notre commerce
avec nos semblables tout ce qui peut les heurter et les
blesser, tout ce qui sent l'âpreté et la colère. «Apportons
tous nos soins, dit Cicéron, à témoigner du respect et de
l'amitié aux personnes avec qui nous conversons. Mais par-
fois les reproches sont nécessaires. Il faut alors élever un
peu la voix et se servir d'expressions plus vives, sans toute-
fois laisser échapper de signes de colère. Ce sont des re-
mèdes violents comme le fer et le feu, dont il ne faut user
que rarement, malgré soi, jamais sans nécessité, et seule-
ment quand il ne reste plus d'autre ressource. Mais je le
répète, loin de nous la colère : avec elle on ne fait rien de
28 CICÉRON.
bon, rien de mesuré. En général on peut admettre quelque
douce réprimande, d'un air grave qui impose et qui n'exclut
pas la sévérité, mais qui écarte toute ombre d'outrage. Faisons
plus : montrons que ce qu'il peut y avoir d'amertume dans
nos reproches, n'a été provoqué que par l'intérêt même de
la personne qui les mérite. Même dans les contestations
qu'on peut avoir avec son plus grand ennemi, il est bien,
si l'on est indignement outragé, de garder un noble sang-
froid et de repousser toute colère.» Cette gravité, toujours
maîtresse d'elle-même, est surtout nécessaire dans l'homme
public. Car si la colère monte au tribunal avec le juge et
qu'elle dicte ses arrêts, il ne pourra jamais garder cette
modération également éloignée du trop ou du trop peu , qui
sait proportionner la punition à la faute et aux intérêts de
la république et de l'humanité. Ce qu'il faut désirer, c'est
de voir les chefs de l'État ressembler aux lois, qui pu-
nissent parce qu'elles sont justes et non parce qu'elles
sont irritées. En un mot, le grand principe qui domine dans
tout le traité des Devoirs et qui revient sans cesse dans les
autres écrits philosophiques de Cicéron , c'est que les hommes
sont nés les uns pour les autres, qu'ils doivent s'aider et se
servir mutuellement, et que l'homme de bien pratique et
cultive tout ce qui peut resserrer les hens de cette société
et de cette union naturelle, parce que le fondement du droit
est le penchant inné que nous avons à nous aimer les uns
les autres : JSatura propensl siimus ad diUgendos homines ,
quod fundamentum jiiris est*
La conception de la loi et de la cité universelles entraîne
nécessairement l'idée d'un seul Dieu , dont les dieux infé-
rieurs et les hommes ne sont que des émanations ou des
* Des Dev., I, 7,9,11, U, 15, 19, 20, 25, 26; II, 15, 16, 18, 20;
III, 5, 6, 12.— Des Fins, I, 35; III, 19, 2U; V, 23.— Rép., 1,2.— Lois,
1,15. — De la vieill. , chap. 7. — De l'amitié.
THÉOLOGIE. — NÉGATION DU POLYTHÉISME. 29
œuvres. Cicéron incline visiblement vers la théologie de
Platon, d'Aristote et des Stoïciens; mais toute cette partie de sa
pensée n'a rien de fixe ni d'original. La seule chose qui
mérite ici notre attention, c'est la polémique des païens contre
leurs traditions religieuses, parce qu'on y retrouve tous les
éléments de la polémique des chrétiens contre le paganisme.
Nous l'esquisserons rapidement. Cicéron reproche aux poètes
d'avoir introduit des dieux enflammés de colère ou furieux
de passion, et de leur avoir attribué des haines, des discordes,
des combats, une naissance et une mort, des plaintes et des
lamentations, toutes sortes d'intempérances, des amours
avec nos femmes, des viols, des adultères et des incestes.
n compare ces fables aux opinions monstrueuses des mages
et aux folies des Égyptiens, et, selon lui, on ne peut y croire
que par un excès de démence et d'impiété. Mais nous con-
naissons déjà toutes ces objections de la philosophie contre
les habitants de l'Olympe. Ce que nous trouvons de nouveciii
dans Cicéron , c'est une discussion aussi remarquable par la
sagacité que par la hardiesse sur la pluralité des dieux et
l'antropomorphisme , sur la divination et le merveilleux.
Nous ne reproduirons ici que cette partie importante et
curieuse du De naturel deorum.
Eenouvelant une vive et pressante argumentation de Car-
néade' : si les dieux existent, dit Cicéron, devrons nous dire
aussi que les Nymphes sont des déesses? Et si l'on croit à
l'existence des Nymphes, faudra- t-il encore admettre les
Faunes, les Panisques et les Satyres? Celui qui reçoit la
divinité de Jupiter et de Neptune, ne peut repousser celle
de l'Orcus ou de Pluton, et de Caron, et du Styx, et du Cocyte.
Les fils de Saturne sont dieux : vous devez accorder le même
privilège à leur père, et à Cctlus qui a engendré Saturne, et à
1. On la trouve dans Sext. Empiiicus (Contre les Physiciens, I, cliap. 2,
Il 182-194).
30 CICÉRON.
ses parents /Ether et Hémèra, et à leurs frères et leurs sœurs,
l'Amour, la Douleur, le Travail, la Misère, la Crainte, l'Érèbe
et mille monstres semblables. Pourquoi ne pas mettre au
rang des dieux Esculape, Thésée, Sarpédon, Rhésus et tant
d'autres qui sont nés de quelque dieu , tout aussi bieu
qu'Apollon, que Bacchus, que Vulcain et que Minerve? Dans
le droit civil, les bâtards suivent la condition de leurs mères;
les fils des déesses, les Achille, les Mnée, les Orphée et les
Memnon ne doivent-ils point partager les droits maternels?
Ce n'est pas assez que nous ayons rempli le ciel de tout le
genre humain : nous y avons encore placé toutes les affec-
tions du cœur de l'homme. Ce n'est pas assez que nous
ayons dressé des autels aux Vertus : la Peur, la Fièvre, la
mauvaise Chance, ITmpudence et l'Injure ont aussi leurs
temples et leur culte. Que si l'on admet les dieux de la Grèce
et de Rome, pourquoi ne pas admettre ceux de l'Egypte et
de tous les barbares? Voici donc venir à la suite d'Isis,
d'Osiris et de leur fidèle suivant Anubis, les bœufs, les chevaux,
les éperviers, les chats, les crocodiles, les nuées, les fleuves,
les sources et toutes sortes d'objets qui , loin de posséder
les perfections divines, ne participent même pas à la raison
ou simplement à l'âme et à la vie. Quelle multitude! Quelle
presse! Quelle chaos ! Nos dieux me semblent bien nom-
breux pour être des dieux véritables M\Iais non-seulement les
dieux se multipherit sans fin : le même dieu semble se mul-
tipUer lui-même pour déconcerter la foi et la raison. N'avons-
nous pas trois Diane, trois Cupidon, quatre Vénus, quatre
Vulcain, cinq Mercure, cinq Apollon et cinq Minerve, pour
ne point parler des autres ? Ou bien il faut rejeter toutes ces
traditions, ou bien cela va à l'infini, sans raison de s'arrêter
jamais dans celte série continue de superstitions et de fables,
1. Le Sévère de Corneille semble se souvenir de Cicéron :
« Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux. »
NÉGATION DU POLYTHÉISME. 31
aussi impies que ridicules. Quant à la figure des dieux , quel
est le physien assez ignorant pour ne pas savoir que toutes
ces formes humaines ont été logées au ciel ou par la super-
stition de la foule, ou par la sagesse des politiques pour
conduire et pour enchaîner le vulgaire ? Puis on a fabriqué
des idoles afin de voir plus près de soi l'objet de ses adora-
tions. Mais les formes des dieux et leurs images ne sont que
des inventions de l'imbécillité humaine , sur lesquelles les
poêles, les peintres et les sculpteurs ont encore renchéri.
La pièce principale de tout l'édifice religieux des païens
était la divination. Cicéron n'y louche pas avec plus de mé-
nagement qu'à la pluralité des dieux et â l'idolâtrie. Une
polémique très-vive s'était engagée sur ce point entre Chry-
sippe et Carnéade , entre le Stoïcisme et la nouvelle Acadé-
mie. Dans leur zèle très-louable, mais assez indiscret contre
l'incrédulité et l'athéisme, les Stoïciens avaient mal à propos
confondu la cause des devins avec celle de la Providence,
que les Epicuriens appelaient pour cette raison la vieille pro-
phétesse du Portique*. S'il y a des dieux, disaient-ils, et
qu'ils ne fassent pas connaître aux hommes les événements
futurs, il faut en conclure ou qu'ils n'aiment pas les hommes,
ou qu'ils ignorent ce qui arrivera, ou qu'ils pensent qu'il
ne nous importe point de connaître l'avenir, ou qu'ils ne
croient pas digne de leur majesté de nous en avertir ou
enfin qu'ils n'ont pas la faculté de nous l'indiquer. Or, on
ne peut pas dire que les dieux ne nous aiment point; car ils
sont bienfaisants et amis du genre humain. Ignoreraient-
ils donc ce qu'ils ont eux-mêmes résolu et décrété? Ou bien
sommes-nous sans intérêt à savoir les événements futurs?
Il serait absurde d'avancer l'un ou l'autre. Le serait -il
moins de dire que les dieux regardent un tel avertisse-
ment comme indigne de leur majesté, lorsque rien n'est
1. Anus fatidica, vieille fen:me fatidique, vieille diseuse de bonne aventure.
32 CICÉRON.
plus noble que la bienfaisance? Enfin il n'y a rien qui leur
soit impossible ; ils peuvent donc nous envoyer des signes
de l'avenir. Ou bien il y a des dieux et il faut admettre la
divination, ou bien il faut rejeter du même coup la divina-
tion et les dieux. Et, forts de ce beau dilemme, de graves
philosophes admettaient deux sortes de divination , la divi-
nation naturelle et la divination artificielle : l'une, qui a heu
dans le déhre prophétique , lorsqu'un Dieu s'empare vio-
lemment de l'àme humaine, ou dans les songes, lorsque l'àme,
plus dégagée du corps et des nécessités de la vie qui l'as-
siègent pendant la veille , entre plus facilement en rapport
avec l'àme universelle dont elle est tirée, mais à laquelle
elle tient toujours par son essence; et l'autre, qui consiste
dans l'interprétation des apparences célestes , du chant des
oiseaux, de la foudre, des éclairs et de tant d'autres signes
que Dieu, dont l'univers est plein, nous manifeste sans cesse
comme des traces de sa présence et de son aciion provi-
dentielle. Voilà ce que croient toutes les nations et ce qui
est confirmé par des événements innombrables. — Tous les
faits que vous citez, reprenaient Carnéade et Cicéron, ont
été controuvés ou falsifiés par la superstition et par la mau-
vaise foi. Quand il en serait arrivé quelques-uns, qu'y aurait-il
là de merveilleux? Des prédictions faites en l'air ne peuvent-
elles point quelquefois, par une coïncidence fortuite, se ren-
contrer avec l'événement? Le caractère de toutes les prédic-
tions, qu'elles soient naturelles ou qu'elles soient dues à
l'art, c'est d'être si obscures et si peu précises qu'on peut
y voir tout ce qu'on veut, selon les espérances ou les craintes
dont on a l'esprit agité. La divination artificielle, n'ayant pour
objet ni ce qui tombe sous les sens ni ce qui peut être connu
par la science et par le raisonnement, n'est qu'une imposture
qui s'adresse à la convoitise. Je vous le demande, quel rap-
port y a-t-il entre la perte et le gain d'une bataille et le
NÉGATION DE LA DIVINATION ET DES MIRACLES. 33
cœur d'un poulet ? Qu'a de commun avec le ciel et les lois
de la nature un petit bénéfice ou un héritage que j'attends?
La divination naturelle n'a point des fondements plus solides.
Quelle est donc l'autorité de cette espèce de fureur que
vous appelez divine ? Quoi! ce que ne voit pas le sage, l'in-
sensé le verra! Et celui qui a perdu le sens humain, sera
doué de celui des dieux! Mille songes arrivent sans qu'on
y fasse attention et sans qu'ils aient rien de prophétique?
Y a-t-il donc des songes divins et des songes humains? A
quels signes les reconnaître ? Et s'il y a des signes , qu'on
nous les montre! L'esprit, préoccupé d'un événement qu'il
craint ou qu'il espère, y rêve pendant la nuit : quelle mer-
veille qu'il rencontre quelquefois juste! Nul ne s'étonnerait
d'une prévision de la veille, et l'on se récrie si l'esprit a
par accident prévu quelque chose dans le sommeil ! Nous
sommes tellement légers, tellement inconsidérés que, si des
souris, dont c'est l'unique affaire, ont rongé quelque objet,
nous regardons cela comme un prodige, « En général, dit
Cicéron, j'opposerai à tous les prodiges cet argument, que
jamais il ne s'est rien fait qui ne puisse se faire, et que, par
conséquent, dès qu'une chose se fait, il n'y a plus lieu de
s'en étonner. Dans tout ce qui paraît nouveau, c'est l'igno-
rance de la cause qui produit l'étonnement; tandis que cette
même ignorance n'a rien qui nous frappe dans ce qui se
passe tous les jours sous nos yeux. L'homme qui demeure
stupéfait, s'il apprend qu'une mule a mis bas, ne sait pas
davantage comment engendre une cavale; mais ce qu'il voit
souvent , il ne s'en émeut pas, tandis que , s'il voit arriver
ce qu'O n'a jamais vu , il le prend pour un miracle .... Il
n'y a , je le dis en un mot, qu'une seule loi : c'est dans la
nature qu'est la cause nécessaire de tout ce qui se produit;
lors même qu'un fait nous paraît contraire à l'habitude, il
ne saurait être contraire à la nature. S'il se présente donc
JL 3
34 CICÉRON.
un phénomène insolite , étonnant, recherchez-en la cause
si vous pouvez; et si vous ne la trouvez pas, tenez néanmoins
pour certain que rien n'a pu arriver sans cause, et chassez
la terreur que cet événement étrange vous a inspirée. De la
sorte vous ne craindrez ni les tremblements de terre , ni le
ciel entrouvert, ni les pluies de pierres ou de sang, ni les
étoiles qui filent, ni les apparitions de brandons allumés dans
les airs Sinon , la superstition vous obsède , vous presse,
vous poursuit, sans vous laisser respirer, de quelque côté
que vous vous tourniez. Elle est là, quand vous écoutez un
devin ou un présage , quand vous sacrifiez , quand vous re-
gardez un oiseau. Si vous voyez un Chaldéen ou un aruspice,
s'il fait des éclairs, s'il tonne , si un objet a été frappé par la
foudre, s'il est né ou s'il est arrivé quelque chose d'inusité:
elle est là, toujours là; et comme il faut bien qu'il se pré-
sente incessamment quelqu'une de ces choses, il est impos-
sible que vous ayez jamais l'esprit en repos. Le sommeil
semble le refuge de tous les soucis et de toutes les peines :
eh bien ! c'est de lui que naîtront le plus d'inquiétudes et de
terreurs.» N'ouvrira-t-on jamais entièrement les yeux? La
plupart des anciens oracles ont cessé ; les so7is de Préneste
n'ont plus de vogue , le temple de Delphes est muet et il
n'y a aujourd'hui rien de plus méprisé que son antre pro-
phétique. Pourquoi? si ce n'est que tous ces oracles n'avaient
de réalité que par l'opinion. « Mais je ne sais comment, dit
Cicéron, des philosophes superstitieux et presque fanatiques
aimeraient mieux tout admettre que de ne pas se montrer
absurdes. Plutôt que de ne pas croire ce qui est incroyable,
il préfèrent dire que la vertu de l'antre Delphien s'est éva-
porée de vétusté. » ' Elle s'est évanouie tout simplement dès
que les hommes ont commencé à devenir moins crédules,
La crédulité faisait toute l'inspiration de la Pythie; la crédulité
1. Opinion reprise et développée par Plutarqiie (De la cessation des oracles).
CULTE. 35
fait encore aujourd'hui tout le prestige et toute la science des
devins; qu'elle cesse, et aussitôt la divination disparaîtra'.
On retrouve les mêmes attaques contre la religion établie
dans Pline l'ancien, dans les philosophes, dans les poètes et
dans tous les écrivains grecs ou latins de l'empire. Mais ce
qui peut-être exprime encore mieux l'état du paganisme à
cette époque, ce sont les Métamorphoses d'Ovide, ce long
jeu poétique sur toutes les traditions du passé. Le paganisme
était donc mort comme croyance en Grèce et en Itahe, je
pourrais ajouter dans tous les pays civilisés de l'Orient et de
l'Occident. A Rome comme à Athènes, lorsqu'on parlait avec
sincérité, selon sa conscience et non selon la coutume, pour
ses amis ou pour les gens éclairés et non pour le pubhc, on
faisait profession d'être athée ou théiste. Cicéron est évidem-
ment pour un seul Dieu avec toutes les grandes écoles phi-
losophiques, et même, quoique sa pensée soit assez indécise
sur ce point, il a plus de penchant pour le dieu tout spirituel
de Platon, que pour le dieu, esprit et nature, des Stoïciens. Il
sait que l'univers seul est la maison et la demeure de Dieu, et
sans approuver le fanatisme des mages qui, regardant comme
une impiété de renfermer Dieu entre des murailles, conseil-
laient à Xerxès de brûler tous les temples grecs, il trouve
bon que nous nous rappellions sans cesse que tout est plein
de la puissance et de la présence divines, afin de nous con-
server plus chastes et plus purs , comme si nous étions
toujours dans le plus vénéré des sanctuaires. Il veut qu'on
honore l'Etre suprême par un culte simple et sans fastueuse
dépense, car il ne plaît pas à Dieu que tout le monde ne
puisse pas venir à lui. Il demande surtout la pureté du
cœur; car selon son expression textuelle, tout est là : sans celte
* De la Divinat., I, 3, 7, 19, 23, 38, 49, 50, 51; II, 7, 8, 9, 14, 22,
27, 28, 54, 55, 57, 72. — Nat. des Dieux, III, 5, 6, 15, 16, 17, !8, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25.
36 CICÉRON.
pureté intérieure, les cérémonies sont vaines, et toutes les
eaux des fleuves et de la mer ne suffiraient pas pour laver
une souillure de l'âme. S'il faut conserver la religion, ce
n'est point par une crainte servile et superstitieuse; c'est à
cause de la ressemblance ou de la parenté rationnelle qui
unit l'homme avec Dieu. Aussi le vrai culte est -il la vertu :
«celui qui se connaîtra lui-même sentira qu'il a en lui
quelque chose de divin, et pensant que son âme est en lui
comme une image sainte et consacrée, il se montrera tou-
jours digne dans ses actions et dans ses pensées de ce sublime
présent. » De quoi les hommes remercient-ils Dieu dans leur
folie? Qui jamais a fait éclater son amour reconnaissant pour
être devenu meilleur? On offre de riches sacrifices d'action
de grâces, parce qu'on est opulent, honoré, parce qu'on a
échappé au danger ou à la maladie. Voilà pourquoi nous
appelons Jupiter très-grand et tout-puissant, et non parce
qu'il nous a rendus tempérants et justes. Qui donc a jamais
fait vœu à Hercule de la dîme de ses biens pour avoir acquis
la sagesse? L'homme vraiment pieux et bon se rappellera
toujours qu'il n'y a point d'âme grande et vertueuse sans
une inspiration du ciel et sans une faveur divine.*
11 est un dogme qui se lie profondément à la religion :
c'est celui d'une vie future. Qu'était-il devenu? La philosophie
l'avait-elle détruit ou transformé comme les autres idées
religieuses? On sait les efforts incroyables de Lucrèce pour
nous assurer l'éternité du néant; on connaît les paroles
moqueuses que César prononça en plein sénat contre les
enfers ; Cicéron et les écrivains qui suivirent ne sont pas
beaucoup plus respectueux que César envers les dieux sou-
terrains et leur terrible puissance. Ce serait toutefois une
grave erreur de penser que la croyance à l'immortalité de
notre être fût éteinte dans les esprits : elle y survivait au
* De la nat. des Dieux, II, 36, III, 36. — Lois, I, 15, 22; II, 10, 11.
IMMORTALITE DE l'AME. 37
contraire sous une forme plus pure , et les enfers faisaient
place au ciel. Nous insisterons un peu longuement sur cette
question, parce que Cicéron est, après Platon, celui de tous
les anciens qui l'a le plus développée, et parce que l'im-
mortalité de notre être est un des principaux dogmes de la
nouvelle religion qui est sur le point de paraître. La vie
future n'est pas un principe démontré pour Cicéron; elle
n'est qu'une espérance. Mais il y tient, il s'y attache de toutes
ses forces, et il ne peut souffrir la frivolité des Epicuriens
qui proclamaient, comme en triomphant, l'anéantissement
absolu de l'homme au moment de la mort. C'est ce qui lui
dicte ces belles paroles : «les Epicuriens, dit-il avec amer-
tume, croient avoir fait je ne sais quelle magnifique con-
quête , quand ils nous ont appris que nous mourons tout
entiers. Quand il en serait ainsi , en vérité qu'a donc cette
chose, dont on doive tant se réjouir et se glorifier? » Et par
quelles raisons veut-on nous priver de ces hautes espérances,
de celte aspiration sublime vers une vie meilleure? On dit
que tout ce qui est capable de douleur est capable de
maladie , et que tout ce qui est capable de maladie doit périr.
Or l'âme souffre , est malade ; donc elle est mortelle. Mais
ignore-t-on que lorsque nous parlons de l'immortalité de
l'âme , nous n'entendons que l'immortalité de ce qui est
essentiel à l'âme , c'est-à-dire de la raison qui est en elle-
même impassible? Et quand le corps aurait sur l'âme plus
d'influence qu'il n'en a réellement, s'ensuivrait -il que la
raison ne fût pas d'une nature divine et impérissable? Il est
vrai, nous ne nous faisons pas une idée très-nette de ce que
peut être un esprit pur , une âme dégagée de tout corps.
Mais lorsqu'on réfléchit et qu'on fait attention à la nature de
l'âme, conçoit-on mieux une âme dans un corps? Ceux qui
nous demandent ce qu'elle peut être, lorsqu'elle est seule et
libre , sont les mêmes qui nous demandent où nous l'avons
38 CICÉRON.
vue; et s'ils en nient l'immortalité, c'est qu'au fond ils en
nient l'existence. Mais de ce qu'on ne voit pas Dieu par les
yeux du corps, en résulte-t-il que Dieu n'existe pas? On
reconnaît la puissance divine à ses œuvres , on reconnaît la
puissance de l'âme à ses actes. Si l'àme ne se connaît pas
dans son essence, elle connaît au moins qu'elle existe et
qu'elle agit; et quelle que soit sa nature, ditCicéron, je
jurerais qu'elle est quelque chose de divin. Car, je vous prie,
quelle apparence que cette terre ou cet air épais et grossier
qui nous environne, ait donné naissance, par exemple, à la
mémoire? Croyons-nous donc qu'elle soit une capacité dans
laquelle les souvenirs se versent, comme dans un vase?
Peut-on concevoir la forme, le fond, la configuration de
l'esprit? Est-ce que l'âme est une cire sur laquelle on grave
des empreintes, et les souvenirs ne sont-ils que les vestiges
des choses gravées dans l'âme ? Comment concevoir dans
un étroit morceau de matière les traces de tant de mots et
de tant d'idées? Lorsqu'on songe à la merveilleuse puissance
de l'esprit qui se souvient, qui imagine, qui invente, qui
conçoit, qui raisonne, il est impossible de le supposer ma-
tériel. Parlerai-je de ces idées que nous apportons en naissant
et qui sont comme les souvenirs d'une autre vie et d'un
monde meilleur? Dirai-je que loin de se confondre avec le
corps , l'âme ne pense jamais plus vivement, avec plus de
netteté et de lumière, que lorsqu'elle se sépare des sens et
que dès ici-bas elle s'exerce à la mort, puisque la mort n'est
que la séparation de l'âme et du corps? « Celui qui a compris
les mouvements et les révolutions du ciel, écrit Cicéron, a
par cela même enseigné que l'âme est de la même nature
que celui qui a fait ces magnifiques ouvrages dans les cieux.
Car lorsque Archimède a marqué sur une sphère les courses
du soleil , de la lune et des étoiles errantes , il a fait en petit
la même chose que Dieu, qui construisit et ordonna le monde;
1
IMMORTALITÉ DE l'AME. 39
et si ces mouvements si beaux et si réguliers ne peuvent se
faire dans le monde sans Dieu, Archimède n'a pu les imiter
sur une sphère sans un esprit divin. » Pourquoi donc cette
âme se dissoudrait-elle avec le corps, si elle a une nature
propre, si elle n'est point composée, si elle est indivisible?
Consultez la nature de l'homme, vous y trouverez clairement
le pressentiment de l'immortalité. Pourquoi ces sépultures, ce
soin religieux des tombeaux, ce respect des morts , si nous
croyons que ceux que nous ne voyons plus sont anéan-
tis? D'où viennent dans un être mortel ce souci de l'avenir
et cette ardeur de voir vi\Te son nom dans ses enfants?
D'où naît dans les grandes âmes cet amour de la gloire ?
N'est-ce pas qu'il y a en elles je ne sais quel pressentiment
des siècles à venir? Cette conscience obscure, mais pro-
fonde de nos futures destinées perce jusque dans les croyances
fabuleuses du peuple, auxquelles elle sert de fondement.
Tous les peuples s'accordent à croire que les âmes sont
immortelles, mais ils ignorent comment elles le sont, de
même que tous les hommes savent qu'il y a des dieux sans
bien connaître leur nature. Or, ces croyances universelles ne
sont pas nées d'une convention et d'un pacte; elles n'ont pas
été établies ni soutenues par les institutions et les lois. Si
donc tous les hommes s'accordent ainsi, c'est qu'ils obéissent
à une inspiration de leur nature; or, en toutes choses, le
consentement unanime des peuples doit être considéré comme
l'expression d'une loi et d'une vérité naturelle. L'espoir de
l'immortalité , qui console et soutient l'homme de bien dans
les difficultés et les peines de la vie, n'est donc ni si vain ni
si ridicule : il n'y a que les méchants qui puissent le mépriser
et le rejeter comme de gaieté de cœur.
Cicéron a trouvé les paroles les plus belles et les mieux
senties pour exprimer cette espérance qui permet à l'homme
de croire qu'il retrouvera un jour ceux qui lui sont si chers
40 CICÉRON.
ici-lias , qu'il vivra dans la compagnie des gens de bien , et
qu'il pourra enfin assouvir celte soif de bonheur et de vérité
qui le tourmente sur la terre. «0 jour heureux, fait-il dire
au vieux Caton , où je m'éloignerai de cette foule et de ce
ramas des mortels, pour aller me réunir à l'assemblée di-
vine des grandes âmes! Non-seulement je retrouverai là les
hommes qui ont vécu sur cette terre comme des dieux ;
mais j'y retrouverai aussi mon fils Caton , auquel ces vieilles
mains ont rendu les devoirs qu'il devait me rendre selon
l'ordre de la nature. Son âme ne m'a point quitté pour jamais.
Elle est partie, en m'appelant et en tournant ses regards vers
moi, pour ces heux où elle voyait que je devais bientôt me"
rendre aussi. Et si j'ai souffert courageusement la perte de
mon fils , ce n'est pas que je la supportasse d'une âme égale
et insensible; mais je me consolais en pensant que la sépa-
ration et l'absence ne seraient pas entre nous de longue
durée*.» Ah! qui sait , s'écrie Cicéron après Platon, si ce que
nous appelons vie n'est pas une mort, et si ce que nous
appelons mort n'est point la vie véritable? L'âme, ici-bas, est
appesantie par la matière; mais lorsque débarassés du corps
et de ses passions , nous nous élèverons par delà ce ciel
grossier , où se forment les nuages , les pluies et les tem-
pêtes , jusqu'à ce ciel plus pur qui est notre demeure natu-
relle, oh! alors «nous serons heureux, et ce que nous fai-
sons maintenant, lorsque, dégagés de tout soin et de toute
affaire , nous voulons voir et connaître , nous pourrons le
faire bien plus Ubrement, et nous nous livrerons tout entiers
à la contemplation de la vérité.» Rassasiés de science, bien-
heureux, unis à ceux qui nous ont été chers, à toutes
i. II faut pleurer modérément nos amis, disait le poëte grec Antiphane, car
ils ne sont pas morts : ils nous ont précédés sur la route que nous devons tous
parcourir; nous irons bientôt, à notre tour, dans le même séjour qu'eux, pour y
passer ensemble le reste du temps. (Fragm. Comic.)
RÉVOLUTION IMMINENTE. 41
les âmes saintes et aux dieux, de quel œil nous verrons cette
terre où nous rampons maintenant ! Comme nous méprise-
rons ces occupations qui nous agitent, et cette gloire qui
dure si peu, qui se renferme dans des limites si étroites!
La vertu demande pour prix non des statues d'airain, ou des
triomphes ornés de lauriers qui se flétrissent, mais une
récompense plus haute , plus ferme , et qui , pour ainsi
dire, fleurisse éternellement. Méprisons donc dès aujourd'hui
les choses humaines, et tenons toujours nos regards tour-
nés vers les choses célestes. Cette vie n'a rien d'estimable ;
son seul prix, c'est de nous préparer à l'éternité. Elle doit
nous ouvrir ou nous fermer le ciel, selon que nous aurons
été, ici-bas, bons ou méchants. «Si je me trompe, écrit Cicé-
ron, quand je dis que les âmes des hommes sont immortelles,
je me trompe avec bonheur, et je ne veux point me laisser
arracher une erreur qui me charme et me fortifie.*
Cette rapide esquisse des idées morales et religieuses de
Cicéron suffit pour nous éclairer sur l'état des esprits dans
les dernières années de la répubhque et les premières de
l'empire. Si vous comparez les faits avec les idées, vous trou-
verez facilement dans celles-ci les symptômes de tout ce qui
se remuait au fond de la société antique à l'approche du
Christ, et vous découvrirez dans les doctrines, comme dans
les événements , les causes naturelles de la révolution poli-
tique , légale et religieuse, qui allait changer la face du monde.
Commençons par le côté religieux de cette question : il
suffira de l'effleurer ici rapidement. La société romaine et
grecque de cette époque, si l'on considère surtout les classes
éclairées et le peuple des villes, était sans contredit incré-
dule. Les autels et les temples restaient, à la vérité, debout;
on consultait les augures; on sacrifiait à Jupiter ou à tout
* Tusc.,I, 12, 13, U, 15, 16,21, 22,25,27,30, 31, 34. — De la vieill.,
chap. 21, 23. — De ramit. , chap. 4. — • Rép. , Songe de Scipion.
4^ CICÉRON.
autre dieu; mais la foi n'était plus. La religion subsistait
comme pièce de l'édifice politique; et l'on voyait César qui
était athée , Cicéron qui ne croyait plus aux dieux du passé,
jouer avec une gravité feinte le rôle de grand-prêtre ou d'au-
gure. Lorsqu'on philosophait dans ses livres ou avec ses
amis, on suivait les sentiments d'Epicure ou de Zenon; en
public et dans la vie civile, on était de la religion de Lélius,
de Coruncanius et de Scaevola. Cicéron a beau dire qu'il a
toujours défendu et qu'il défendra toujours la religion de
ses pères, et qu'il regarderait comme un crime de ne point
la soutenir, tant qu'il aura un souffle de vie. Il a beau s'écrier
sur le ton d'un prêtre irrité : « quelle est donc cette nouvelle
finesse d'esprit, cette sagesse née d'hier, qui prétend ren-
verser par ses accusations et ses critiques des choses sain-
tes, consacrées par le temps? Vous ne voyez point, dites-vous,
la cause des miracles et des prophéties. Elle est peut-être
cachée dans l'obscurité de la nature. Car ce n'est point pour
satisfaire un vain désir de science , mais pour notre utilité
que Dieu nous a donné la religion. J'en ferai donc usage,
et aucune raison ne m'amènera jamais à penser que toute^
l'Étrurie délire au sujet des entrailles des victimes, que tant
de peuples, que l'antiquité tout entière s'est trompée dans sa
foi des oracles et des dieux. » Mensonge imposé par le respect
de l'habitude et par la politique. On voulait bien être incré-
dule ou athée , mais on croyait que la religion est nécesaire
au peuple et utile à la république. On était toutefois moins
incrédule qu'on le paraissait. Arrivait-il quelque malheur qui
vous frappât dans vos affections, le sentiment religieux re-
paraissait; et ces Consolations^ qu'on s'adressait alors à
soi-même ou qu'on adressait à ses amis, étaient pleines de
belles maximes ou sur l'âme immortelle ou sur la Providence.
1. Genre littéraire dont le petit livre de Crantor sur le deuil (aureolus liber,
comme l'appelle Cicéron ) était le modèle et fournissait en général le fond.
RÉVOLUTION : CÔTÉ RELIGIEUX. 43
Bientôt tous les hommes politiques allaient avoir besoin de
ces pensées qui fortifient et qui consolent. La république
renversée , tous ces hommes dont l'existence était aupara-
vant si active et si remplie, sentirent le vide de la vie. Accablés
des maux publics ou de leurs propres malheurs , ils cher-
chèrent des forces et des remèdes dans la philosophie , et
leur pensée se reporta naturellement sur l'àme et sur Dieu.
Caton se préparait à mourir en lisant le Phédon; Cicéron
s'évertuait, dans ses Tusculanes, à se guérir de ses douleurs
et à relever son cœur abattu; Cassius , l'épicurien Gassius,
au moment où il allait combattre et mourir à Philippes, se pre-
nait à désirer qu'il y eût des dieux et une autre vie, afin que
les usurpateurs et les tyrans reçussent le prix de leurs for-
faits. Le malheur ramenait donc les premiers hommes de Rome
aux idées religieuses. Quant au peuple que la contagion de
l'incréduhté avait gagné et qui ne pouvait se faire une foi de
raisonnement, il se jetait sur les superstitions étrangères,
qui abondèrent bientôt à Rome et en Italie comme dans la
Grèce. Gybèîe conserva ses adorateurs ; Isis eut ses fidèles ;
on donna dans le culte étrange et monstrueux d'Atis; les
Chaldéens, qui faisaient profession d'astrologie, apportèrent
quelques-unes des superstitions assyriennes et persannes,
entr'autres les mystères de Mithra; les juifs attirèrent à eux
un certain nombre de prosélytes. Aussi voyons-nous Auguste
défendre à plusieurs reprises les sacrifices des Égyptiens et
le culte des juifs dans l'intérieur de Rome, et Tibère persé-
cuter les uns et les autres. Au miheu de cette confusion des
idées religieuses, il eût été difficile à un esprit réfléchi de
conjecturer d'où viendrait la foi nouvelle. Mais tout pouvait
faire prévoir qu'elle ne sortirait pas de la philosophie. Les
classes éclairées de la Grèce et de Rome pouvaient compren-
dre à merveille l'importance politique d'un culte et d'une
religion: elles ne sentirent jamais l'importance toute morale
44 CICÉRON.
ni la passion tout intime de la foi. Si quelques hommes con-
cevaient et disaient avec Cicéron , que les questions religieu-
ses sont au-dessus des affaires et des plus graves intérêts, ils
en faisaient plutôt un objet d'études curieuses et rationnelles,
qu'un besoin impérieux et que la loi dominante de la vie.
Il leur manquait « cet amour et cette ardeur d'enthousiasme
sans lesquels rien ne se fait de grand parmi les hommes,»
et qui sont encore plus nécessaires aux religions qu'à toute
autre chose; et lorsque le théisme devint une vraie foi pour
les Epictète et les M. Aurèle, ce fut toujours une foi indivi-
duelle , qui n'aspirait pas à réformer la conscience pubhque
et qui n'éprouva jamais pour les autres ces sympathiques
douleurs de l'enfantement' dont parle St. Paul. Car les plii-
losophes anciens , il faut le dire , ont toujours trop désespéré
de l'intelligence et des instincts du peuple.*
Ce n'était donc pas à Rome qu'était réservée l'initiative
du mouvement religieux; mais son génie, fait pour l'admi-
nistration et le commandement, était admirablement appro-
prié à la science du Droit; et c'est par le Droit que Rome
s'identifia l'univers après l'avoir conquis. Il fallait pour cela
que le vieux droit Quiritaire s'évanouît et fît place à quel-
que chose de plus conforme à la justice et à l'humanité. Or,
il commençait déjà à languir lorsque la philosophie pénétra
dans Rome, et c'était chose impossible qu'il ne pérît pas dans
le progrès des lumières. Les historiens de la législation
romaine nous signalent une profonde transformation qui
s'opéra dans le droit des Gracques à Cicéron. Les actions de
la loi, qui se composaient de symboles physiques et de for-
mules austères et mystérieuses, sont remplacées par la pro-
cédure formulaire ; la puissance paternelle s'affaibht , et nous
1. Nous avons rencontré une expression analogue dans Cicéron, pour désigner
aussi l'amour et la charité, mais un amour et une charité d'une autre espèce.
* Nat. des Dieux, II, 17 ; III, 2, 3. — Divinat., I, 8, 39.
RÉVOLUTION : CÔTÉ POLITIQUE. 45
ne trouvons plus que dans la conjuration de Catilinal'exemple
d'un fils condamné et mis à mort par son père*; la puissance
maritale a presque entièrement disparu; les liens du sang-
commencent à compter pour quelque chose à côté de la
parenté purement civile; la tutelle éternelle, où les femmes
étaient tenues , n'intervient plus que dans les actes les plus
importants , et encore pour la forme. Ce n'est pas que l'an-
cien droit soit aboli par cette nouveauté qu'on nomme le
droit prétorien, mais il est sans cesse mitigé, corrigé, étendu,
tourné par la loi naturelle : déjà l'équité a plus de force
qu'un formalisme insidieux. D'où vient ce changement?
Les jurisconsultes y voient déjà l'ascendant et l'action du
Stoïcisme; nous croyons que c'est un peu devancer les
temps, et que le Stoïcisme eût moins d'influence sur cette
première transformation du droit, que le relâchement gé-
néral de la vieille discipline et le progrès naturel de la civi-
lisation. C'est dans l'âge suivant que le Stoïcisme fera irrup-
tion dans le droit, et nous pouvons voir par les idées philo-
sophiques de Cicéron quel esprit nouveau il y apportera.
L'égalité des hommes, l'unité de législation pour tous les
sujets de l'empire, le retour des relations légales aux rela-
tions naturelles entre les membres de la société : voilà l'idéal
dont les jurisconsultes des trois premiers siècles de notre ère
se rapprocheront de plus en plus sans jamais l'atteindre. Mais
cette révolution légale devait être précédée d'une révolution
politique: ne fallait-il pas que Rome, pour donner le droit
au monde, cessât d'être une cité et devint la ville universelle?
1. Je dois pourtant signaler deux autres exemples de ces jugements qui sentent
le patriarchat : l'un sous Auguste et l'autre sous Claude. Dans le premier, il s'agit
d'un fils qui a médité la mort de son père. Auguste assiste comme témoin au ju-
gement; et le fils est exilé par la famille à Marseille avec une pension. Dans le
second , il s'agit d'une femme noble, accusée de superstition étrangère, peut-être
de christianisme. Elle est renvoyée par l'empereur devant un conseil de famille, qui
la juge et l'absout.
4^6 CICÉRON.
L'équité , nous l'avons dit , n'était pas dans le tempérament
des républiques anciennes. Fières et jalouses de leur propre
dignité , elles conquéraient pour étendre leur domination ,
et non pour augmenter le nombre de leurs citoyens et des
hommes libres par l'adoption des vaincus. Les pays soumis
n'étaient qu'un domaine à exploiter, qu'une proie à dévorer.
C'est ce qui avait fait l'impuissance des cités grecques; c'est
ce qui eût fait infailliblement l'impuissance de Rome , si là
république eût duré avec ses préjugés exclusifs de race et
de nationalité. Ni le système si bien entendu de ses colonies,
ni la facilité libérale avec laquelle elle transformait les
affranchis en citoyens , n'auraient sauvé son état d'une dé-
population fatale, et son empire de la dissolution. On l'eût
vue s'éteindre comme Sparte, quoique plus lentement, faute
d'hommes * ; ou bien la guerre sociale , qui l'avait mise en
Italie à deux doigts de sa perte , se fût renouvelée sur tous
les points de ses possessions; ou bien enfin les provinces,
rapidement épuisées par les concussionnaires, seraient
tombées au dernier degré de la misère et de la dégradation.
La fin de la république n'était pas encore la fin de l'inégalité
des vainqueurs et des vaincus; c'était la fin des oppressions
qui ruinaient les provinces, en attendant la fusion et l'égalité.
Or l'état des pays conquis rendait urgente et nécessaire une
révolution , dont la corruption intérieure de Rome faisait
d'ailleurs prévoir l'approche et l'imminence. Voici ce qu'était
une province dans les derniers temps de la république : «l'Asie
était affligée de tant de maux et de misères, qu'il n'est
homme qui le pût croire, ni langue qui le saurait exprimer:
et cela, par la rapacité des fermiers de l'État et des usuriers
romains qui la dévoraient jusqu'à la moelle des os; les pères
étaient forcés de vendre leur fils et leurs filles nubiles pour
1. C'est le mot d'Aiistote sur Sparte : «Sparte, dit-il, périt d'oligandrie,
c'est-à-dire, par pénurie d'hommes ou plutôt de mâles. »
RÉVOLUTION : CÔTÉ POLITIQUE. 47
payer l'impôt et l'usure ; les tableaux , les statues des dieux
et les autres ornements des sanctuaires étaient mis à l'encan
par les villes ; et malgré cela, les habitants mêmes étaient à
la fin adjugés comme esclaves à leurs créanciers ; mais au-
paravant, on les emprisonnait ; on leur donnait la torture ;
il n'est sorte de tourments qu'on ne leur fît endurer pour
avoir le reste de leur argent. » Appien nous donne des ren-
seignements tous semblables à ceux que je viens d'extraire
de Plutarque, et l'un et l'autre sont confirmés par les lettres
de Cicéron aussi bien que par ses discours contre Verres.
Tant que devait subsister la république ou plutôt le gouver-
nement de cette oligarchie avide et orgueiDeuse , qui se par-
tageait les honneurs et les commandements avec les trésors
de l'univers, à laquelle les lois et les tribunaux obéissaient,
qui ruinait et opprimait les peuples par ses proconsuls , et
qui les achevait parles chevahers, ses commis de la finance,
c'était une nécessité que les provinces fussent ainsi pillées et
dévorées. Juvénal a dit que le luxe s'abattit sur Rome et
vengea le monde asservi. Cela n'est vrai qu'à moitié : ce qui
pesait sur la vieille cité patricienne et ce qui l'écrasa , c'est
l'univers avec ses droits impitoyablement violés. Voilà ce que
refusaient de comprendre les derniers Romains malgré leurs
théories stoïciennes. Comme Cicéron , ils sentaient bien que
Rome ne méritait que trop ses malheurs et sa ruine par
l'excès de ses violences et de ses iniquités \ Comme lui , ils
1. Tant que l'empire du peuple romain, dit Cicéron, se maintint par des bien-
faits et non par des injustices, tant que les guerres se faisaient pour sa propre
défense ou pour celle des alliés, l'événement n'en était jamais cruel, à moins
qu'on n'y fût forcé. Le sénat était comme le port et le refuge des rois, des villes
et des nations. Nos magistrats et nos généraux faisaient consister leur plus grande
gloire dans l'équité et dans la bonne foi qu'ils mettaient à défendie les alliés et
les provinces. Nous étions ainsi les protecteurs plutôt que les maîtres du monde....
Mais rien ne parut plus cruel envers les alliés , lorsqu'on eut exercé (sous Sylla)
tant de cruautés contre les citoyens .... Nous avons bien mérité nos malheurs. »
Et un peu plus bas : « Nous ne sommes tombés dans ce funeste état que parce
48 CICÉRON.
proclamaient l'unité et les droits éternels du genre humain.
Mais ils ne connaissaient aucun moyen d'arrêter les rapines
et les cruautés dont ils n'étaient pas toujours purs eux-
mêmes et, dans leur orgueil de citoyens et de victorieux,
ils auraient cru faire un crime de lèse-majesté et prostituer
l'honneur du nom romain en l'étendant aux nations étran-
gères. Ce qu'ils voulaient , c'est que le sénat fût le refuge et
comme le port des rois et des nations, et les Romains, les
protecteurs et les patrons du monde, au Heu d'en être les
fermiers -généraux et les maîtres. Ils se disaient bien haut
citoyens de l'univers; mais fervents adorateurs du passé, ils
n'étaient par le cœur que les citoyens d'une république,
fille de la guerre et de la violence. *
Cependant cette république patricienne et nobiliaire qu'ils
que nous avons mieux aimé nous faire craindre que nous faire aimer. Le peuple
romain s'est attiré une telle destinée par son injuste domination. » Et enfin :
« Dans cette ruine des lois et de toute justice , on a tellement pillé les alliés que
nous ne subsistons plus que par la faiblesse des autres, et nullement par notre
propre vertu. » (Des Dev. , II, 7,8, 21.) Cicéron ne se trompe que sur la date
où ces brigandages commencèrent. Ils n'avaient pas attendu les proscriptions de
Sylla pour se produire, et Caton et C. Gracchus les avaient déjà poursuivis de
leur éloquence. Salluste cependant s'accorde avec Cicéron à regretter ces temps
«où les Romains mettaient l'amitié à donner plutôt qu'à recevoir, où ils exer-
çaient l'empire pendant la paix par des bienfaits plutôt que par la terreur, où l'on
aimait mieux pardonner que poursuivre une injure reçue. » Mais je voudrais voir
à quelle époque exista cette vertu romaine. Il ne faut point se laisser tromper par
le désintéressement admirable, et, par conséquent, très-rare de quelques grands
citoyens, ni par celui des soldats, soumis à la plus exacte discipline : Rome ne
fut, jusqu'à l'empire, qu'un repaire de brigands. On volait d'abord quelque bétail
et quelques terres. A mesme que la puissance s'accrut et qu'on eut affaire à des
populations moins belliqueuses et moins patientes , les vols augmentèrent. La
rapacité cruelle, sans pitié comme sans scrupule, fit toujours le fond du caractère
patricien ; témoin les lois agraires qui parurent dès les premiers temps de le Ré-
publique ! Témoin la cruauté sauvage des créanciers contre leurs débiteurs, les
ergastules, les mauvais traitements que des citoyens subissaient, et cette loi in-
croyable qui livrait le corps de l'homme insolvable à dépecer, si les créanciers le
voulaient, en parties proportionnelles à ce qui leur était dû.
* Plut., Vie de Lucullus.
RÉVOLUTION : CÔTÉ POLITIQUE. 49
défendaient de toutes leurs forces et pour laquelle ils se
croyaient souvent obligés de sacrifier leur conscience de
sénateurs , de magistrats, d'orateurs * et de juges, agonisait
dans l'anarcliie et la corruption. Je n'entends point parler
ici de la moralité privée des Romains : avec tous ses vices,
Rome comptait peut-être plus d'hommes vraiment vertueux
qu'il n'y en avait jamais eu dans son sein, si toutefois la vertu
ne se sépare point des lumières et de l'humanité. Les lois si
souvent renouvelées, quoique toujours impuissantes, contre
les concussionnaires et les corrupteurs des tribunaux ou
des comices; les biens des proscrits ne trouvant point d'ache-
teurs parmi les citoyens ; la fidélité de tant de nobles femmes
qui exposèrent leur vie pour leurs maris et dont quelques-
unes leur sacrifièrent même leur vertu jusqu'alors sans tache;
le courage de tant de fils pour sauver leurs pères ^ ; le
dévouement encore plus admirable de tant d'affranchis et
d'esclaves pour leurs patrons ou pour leurs maîtres ; la droi-
ture du petit peuple, forçant les triumvirs à récompenser
les serviteurs fidèles et à punir les traîtres , ou se cotisant
et donnant gratuitement son travail pour soutenir dignement
l'édilité et refaire la fortune d'un jeune patricien , qui avait
emporté sur ses épaules son vieux père infirme et proscrit:
tous ces faits et d'autres semblables, cités p&r Appien, prouvent
de reste que toute conscience n'était pas éteinte chez les
Romains, comme sont trop portés à le dire ceux qui prennent
des déclamations pour de fhistoire. Mais la corruption était
au comble dans le gouvernement. Les misères et le sang des
pro\'inces servaient à solder les intrigues des comices ; et
ces brigues ruineuses faisaient une nécessité de spolier les
1 . Le discours pour Fontéius contre les Gaulois que ce préteur avait indigne-
ment pillés, me gâte singulièrement les Verrines.
2. Malgré ie mot de Patercule : Pietas in filiis nulla. Appien ne fait pas de
phrases antithétiques et vagues, mais cite des faits.
IL 4
50 CICÉRON.
provinces ; le Forum était sans cesse troublé et souvent en-
sanglanté par les pareils de Clodius et de Milon , qui ne mar-
chaient qu'escortés d'une bande de gladiateurs; la plèbe,
misérable et fainéante, mettait à l'encan les magistratures et
les gouvernements , et le sénat épuisait vainement le trésor
public pour la nouri'ir et pour arrêter sa vénalité ; les armées
enfin , composées au gré de leurs chefs et servant trop loin
de Rome pour ne pas échapper à la surveillance ombrageuse
des lois el du pouvoir civil , appartenaient moins à la répu-
blique qu'aux généraux, qui achetaient leur dévouement sans
réserve par la licence et par les dépouilles de l'étranger :
l'empire n'attendait plus qu'une main assez forte et assez
hardie pour le saisir. *
Or, par quelles grandes mesures Cicéron et les gens hon-
nêtes de son parti espéraient-ils remédier à cette corruption
politique, dont les déplorables effets ne s'arrêtaient pas à
Rome, mais allaient frapper jusqu'aux provinces les plus
éloignées? Ils s'indignaient ou gémissaient du mal, mais ils y
donnaient les mains, et pour conserver leurs privilèges et leur
haute position dans l'État, ils ne pouvaient supporter l'idée de
voir supprimer les causes mêmes des désordres qui les affli-
geaient. Idées libérales, équitables et humaines dans la théorie,
esprit conservateur et routinier dans la pratique : voilà Cicéron
et tout ce qu'il y avait d'hommes probes dans le parti de la ré-
publique. Un tribun proposait-il une loi agraire? rien ne pa-
raissait plus juste à ceux-mêmes qui s'en révoltaient , et l'on
s'avouait tout bas que si la politique des Gracques eût été suivie
dès l'origine, elle aurait sans doute épargné bien des maux
à l'Italie et aux provinces : Cicéron montait à la tribune pour
défendre les usurpations frauduleuses des nobles et des
riches, sans donner une raison politique, mais en insinuant,
comme c'était la coutume, que le tribun aspirait à la tyrannie.
* Appien, G. civ., I, cliap. 73; IV, 29, 36, 41.
CICÉRON ET CÉSAR. 51
César faisait -il distribuer aux indigents les terres de la
Campanie qui appartenaient à l'Etat? Cicéron déplorait qu'on
aliénât les derniers restes du domaine public , comme s'il
eût été juste que les riches seuls eussent la jouissance des
conquêtes faites avec le sang- des plébéiens. Valait-il donc mieux
se plaindre avec mépris « de cette populace , misérable et
toujours afTamée , vraie sang-sue du trésor. » ? Le parti ré-
publicain n'avait rien oublié de l'orgueil et des préjugés
exclusifs du patriciat. D fut un jour question d'une loi qui
conférât tous les droits des citoyens aux affranchis et qui
leur ouvrît l'ordre équestre. Qu'en dit Cicéron , lui, l'homme
nouveau , lui qui , à son entrée dans la carrière avait senti
l'iniquité des distinctions fondées sur d'autres titres que le
talent et les services ? « Quoi donc ! écrit-il à son cher Atticus,
aurons-nous ces chevaliers faits avec des mercenaires ? Que
faire, si nous y sommes forcés? Serons -nous les esclaves
de nos affranchis et même de nos valets ? » Pourquoi alors
tant parler non-seulement de l'égalité qui doit exister entre
tous les membres d'une même répubUque , mais encore
de l'égalité naturelle des hommes , si l'on ne veut pas
comprendre qu'un affranchi peut valoir un chevalier ou
un palricien ? On trouve partout dans Cicéron la même
inconséquence et les mêmes contradictions. La triste po-
htique qu'il avait adoptée lui faisait oublier les plus simples
lois de la justice. Sans doute il était trop honnête homme
pour dépouiller par la fraude ou par la violence les sujets de
la république, et ce n'est pas le moindre de ses titres à notre
respect d'avoir montré un rare désintéressement et la plus
exacte équité dans sa questure de Sicile et dans son pro-
consulat de Cilicie '. Mais lorsque l'austère Caton , qui ne
connaissait pas les petits ménagements politiques, quoiqu'il
1. On peut voir par la belle lettre à son frère Quintus que ce désintéresse-
ment et cette justice envers les provinciaux étaient des principes pour Cicéron.
52 CICÉRON.
fût plus entêté que lui d'aristocratie et de patriotisme romain,
tourmentait les chevaliers pour leurs exactions dans les pro-
vinces et pour leurs fraudes envers le trésor, Cicéron trou-
vait qu'il avait l'esprit trop dur et qu'il ne savait pas plus se
plier aux circonstances que s'il s'était cru citoyen de la
république de Platon. Voilà donc cette justice et ces senti-
ments d'humanité miiverselle qu'il professe avec tant d'amour
dans ces écrits ! Lui qui réprouve sous le nom de dol ces
petites fraudes qui se commettent dans les contrats et dans
les marchés de tous les jours, il veut que l'on tolère, pour
ne pas brouiller le sénat et les chevahers , ces vols énormes
qui faisaient la désolation et la misère des pro\inces. C'est
bien là le même esprit tout aristocratique qui repoussait le
petit commerce comme indigne d'un citoyen , parce qu'on
y débite autant de mensonges que de marchandises, mais
qui permettait le grand négoce tel que le pratiquaient les che-
valiers et les patriciens, c'est-à-dire l'usure la plus mon-
strueuse qui ait jamais livré le travail et l'homme à l'exploi-
tation et à la merci de la richesse.*
On ne savait être d'ailleurs ni purement homme, ni pure-
ment Romain. On écrivait les plus belles choses sur l'entraîne-
ment et sur l'amour tout spontané qu'on se sent pour son
semblable, et l'on rougissait de pleurer sur la mort d'un
jeune esclave qu'on avait élevé et qui vous était cher. On
condamnait les combats de gladiateurs comme inhumains ,
on les évitait comme un spectacle indigne de tout homme
éclairé, et l'on écrivait à son ami Atticus pour le féliciter sur
les merveilles qu'on disait de ses gladiateurs, et sur la bonne
affaire qu'il avait faite en louant à un entrepreneur de jeux
leur sang et leur adresse. On prêchait que la clémence envers
l'ennemi vaincu est la plus belle des vertus, et l'on disait
froidement pour plaire au peuple : «les triomphateurs
. * Des Dev., I, 42; Lett. à Att., liv. I, 7, II, 1, 6.
CICÉRON ET CÉSAR. 53
laissent vivre quelque temps les chefs ennemis pour les
enchaîner à leur char, et pour offrir au peuple romain le
spectacle le plus agréable et le plus beau fruit de la victoire ;
mais au moment où le char quitte le Forum pour monter
au Capitole, ils les font conduire dans la prison, et le même
jour voit finir le commandement du général victorieux et la
vie des vaincus»,*
Ah! Cicéron avait bien raison d'écrire qu'on ne pouvait
trouver, même en songe, un homme politique dans son
parti ; car il n'y en avait pas un qui eût le courage d'aban-
donner la routine patricienne et d'oubher de mesquins
intérêts de coterie ou de vanité civique pour ne consulter
que les intérêts de la justice et de l'humanité. Le seul per-
sonnage pohtique de cette époque, le seul qui ait eu quelques
vues grandes et généreuses, j'ai honte de le dire, ce fut ce
débauché qu'on appelait le mari de toutes les femmes- et la
femme de tous les maris; ce fut cet ambitieux, qui après
avoir passé toute sa jeunesse à s'agiter dans les factions et
à former des ligues, finit par soumettre l'autorité publique
à son épée et par enchaîner Rome à sa gloire. César ne se
piquait pas de Stoïcisme; il ne débitait pas de belles théories
sm- le droit divin et sur la philanthropie universelle; mais ce
cosmopolitisme que Cicéron n'avait que dans ses livres.
César l'avait dans le cœur et dans le génie. Ce n'est pas qu'il
ait tenté de corriger la corruption romaine et d'arrêter la
décadence de son pays. Moins les désordres de la place
pubhque, il laissa Rome en mourant telle qu'il l'avait trouvée
en s'emparant du pouvoir. Mais par la force même des choses
et par son intelligente ambition, il fut non l'homme d'un
parti ni du peuple , comme on l'a dit si souvent , mais
l'homme du monde et de l'humanité. Il comprenait à mer-
veille les vrais besoins de son temps , le vœu secret mais
* Lett. à AU., I, 12; IV, 4. — Contre Verres, des supp., ch. 30.
54 CICÉRON.
profond des peuples vers la paix et l'égalité. Aussi ce qu'a-
vaient rêvé les premiers Stoïciens, ce que Cicéron répé-
tait vainement en termes si magnifiques, ce que Salluste
demandait non pas au nom d'une théorie, mais au nom de
la saine politique, enfin ce que l'univers pressentait sans oser
encore le réclamer, César le commença. Sans haine et sans
préjugé contre les anciens ennemis du nom romain, il fit
rebâtir Corinthe et Carthage. Persuadé que le plus sûr moyen
d'unir les nations était de les traiter comme un seul peuple
dont Rome fût la tête , il remplit le sénat de ses Espagnols
et de ses Gaulois. En attendant que le droit de cité pût être
accordé à tous les hommes libres de l'empire , il le conféra
à tous ceux qui cultivaient dans Rome la médecine et les
arts libéraux. Enfin il méditait de recueillir ce qu'il y avait
de bon et de vrai dans la multitude des lois existantes pour
en former un code unique qui, fait d'abord pour Rome,
pût s'étendre de proche en proche à tous les peuples soumis.
Ceux qui parlaient sans cesse de l'unité du monde et de
l'amour du genre humain , auraient dû être satisfaits : Brutus
poignarda César, et Cicéron ne cessa dans son puéril en-
thousiasme d'exalter jusqu'aux nues les Ides de Mars ,
tandis que les nations pleuraient et tremblaient dans l'attente
de l'avenir, et que Rome, dans son deuil superstitieux, en-
tourait d'effrayants prodigesla mort sanglante de son vainqueur
et de son maître.
•o>S<o
ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE
GRÉCO-ROMAIN.'
Politique inconséquente des Césars. — Empereurs et philosophes.^ —
Caractères nouveaux du Stoïcisme. — Cité universelle : Rome ;
émancipation des vaincus. — Les affranchis; émancipation mo-
rale des affranchis ; travail. — Esclavage ; 1° Sénèque : égalité
morale des hommes ; 2" Épictète : égalité naturelle des hommes ;
3° Dion : nullité des droits du maître. — Progrès de l'idée de
l'égalité dans les classes éclairées et dans les villes. ■ — Famille:
sa corruption et causes de cette corruption ; correctifs des empe-
reurs; idéal des philosophes. — Pouvoir marital : réciprocité des
obligations desépoux. — Pouvoirpaternel ; infanticide ; exposition
des enfants ; devoirs des parents à l'égard des enfants ; droit de vie
et de mort; successions; inviolabilité des droits du sang; éman-
cipation et liberté des enfants ; droit de l'affection maternelle
opposé au pouvoir du père. — Pureté ou chasteté : dans la femme ;
matrone romaine ; dans l'homme. — Amour. — Changement des
mœurs sous Vespasien : Rome et les provinces ; les hautes et les
basses classes. — Prostitution et esclavage ; corruption de la
famille par l'esclavage. — Philanthropie naturelle : tolérance ;
charité ; aumône et invectives contre la dureté des riches ;
essais de bienfaisance publique et associations de secours mu-
tuels. — Lois et humanité : Gladiateurs ; exposition aux bêtes.
— Sophistes et Rhéteurs. — Droit romain : famille ; affranchis ;
esclaves ; question. — Droit romain et Stoïcisme.
Nous sommes arrivés au moment critique et décisif, où tout
ce qui faisait lame et la vie des anciennes sociétés, tend à s'éva-
nouir naturellement ou de force, et va peu à peu faire place à
un nouvel ordre de mœurs, de lois et de sentiments. Mal-
heureusement, cette révolution, préparée par la philosophie,
réclamée par la justice , mûrie par le temps et favorisée par
les événements poUtiques et par la paix, ne se fit que sous
l'ombre mortelle du despotisme; et par une déplorable fata-
lité il s'y mêla tant de mal au bien, tant de ténèbres à la
lumière, que l'honnête homnie sent hésiter son jugement,
. i. Ce chapitre diffère profondément du chapitre correspondant dans le mémoire
couronné.
56 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRECO-ROMAIN.
et que l'histoire est toujours en danger ou de ne point voir
le progrès, ou d'amnistier la corruption et le crime. Non, il
ne faut pas condamner l'une des plus importantes époques de
l'histoire sur la foi des indignations de Tacite et de Juvénal.
Mais honte et malheur à moi, si, même à mon insu et contre
ma volonté , mes paroles allaient à glorifier ou seulement à
justifier la tyrannie et des monstres, au nom du droit et de
la civilisation! 11 n'y a, Dieu merci, ni vérité historique, ni
nécessité à réhabiliter ceux que Tacite et la postérité ont
trop légitimement flétris; et l'on peut très -bien les aban-
donner à leur triste gloire, sans méconnaître les principes
nouveaux qui germèrent dans la corruption et dans la fange
sanglante de l'empire, laissant aux Césars les crimes qui
n'appartiennent qu'aux Césars, et rendant à l'humanité
l'honneur du progrès social et moral, qui n'appartient vrai-
ment qu'à l'humanité.
Ne considérez que les résultats, et vous ne pourrez dis-
convenir que l'empire ne fût une grande chose; mais en
général, les empereurs furent petits. Petits par le génie,
petits par le cœur, petits par les actes et par les desseins ,
ils n'eurent qu'une sorte de grandeur, celle du crime im-
bécile et tout-puissant. Lorsque l'on considère la force im-
mense dont ils disposaient, la grandeur et la légitimité des
intérêts qu'ils pouvaient et devaient représenter, les secours
qu'ils trouvaient dans les idées en circulation , enfin la fai-
blesse, le découragement et le discrédit des vieux préjugés
et des anciens privilèges , on n'est pas moins confondu de
leur défaut d'intelhgence pohtique que de leurs incroyables
fureurs. Tout dépendit du commencement. Il fallait étendre
progressivement le droit de cité, semer et multipher Rome
sur tous les points de l'empire, anéantir par l'admission
d'hommes nouveaux dans le sénat ce qui pouvait y rester
de l'esprit patricien , noyer la noblesse ancienne dans une
POLITIQUE INCONSÉQUENTE DES CÉSARS. 57
nouvelle noblesse tirée de toutes les provinces , ou la laisser
s'éteindre dans ses chagrins impuissants , effacer toutes les
distinctions légales qui séparaient les hommes hbres de race
ingénue * et ceux de race servile , favoriser les affranchisse-
ments, surtout dans les campagnes, et par là remédier à la
plaie de l'esclavage , qui avait déjà dévoré l'Italie et qui me-
naçait de dévorer aussi les provinces. Mais au lieu de ces
mesures qu'une politique prévoyante conseillait autant que
l'équité, Auguste se montra jaloux de conserver le sang
romain pur de tout alliage; il mit une curiosité frivole à
épurer le sénat et, pai' conséquent, à y perpétuer les sou-
venirs hostiles à son gouvernement; il fit revivre les familles
patriciennes que les guerres civiles avaient détruites , et il
en compléta le nombre, sans s'inquiéter si l'héritage du
nom n'entraînerait point l'héritage des prétentions; il con-
traignit d'être quelque chose, au moins en apparence, ceux
des riches et des grands qui n'aspiraient qu'au néant d'une
vie voluptueuse et tranquille, et dont le découragement allait
jusqu'à ne plus vouloir perpétuer leur race déchue ; il ne
cessa de les violenter ou de les taquiner par ses lois sur le
célibat et sur le mariage ; il leur défendit de s'unir légitime-
ment à des femmes affranchies, mais à côté du mariage il
fit un état légal du concuhinat; enfin, lorsqu'il avait assez de
pouvoir pour chasser de Rome et pour distribuer dans les
terres désertes les citoyens qui ne subsistaient qu'aux dépens
du trésor, il aima mieux mettre des obstacles et des bornes
aux affranchissements, comme s'il ne devait point rester
dans Rome trop de bouches inutiles à nourrir et de fainéants
à amuser. Il n'y a pas une de ces mesures, qui ne fût un
contre-sens politique , et cet habile homme , qui paraissait
avoir tout pacifié , tout restauré , laissait subsister tous les
1 . Ingenuus, je conserve simplement ce mot qui n'a point de correspondant en fran-
çais. Je fais de même pour concuùinatuS) qui serait fort mal traduit par concubinage.
58 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
ferments de discorde et toutes les causes de dépérissement.*
On n'en vit pas moins s'accomplir les progrès, qu'il est de
mode aujourd'hui d'attribuer gratuitement à la politique du
gouvernement impérial. Mais tout se fit au hasard, lentement
et sans dessein arrêté, au milieu des folles atrocités des
Césars et de l'immoralité toujours croissante des sujets.
Tibère , Caligula , Néron et Domitien s'acharnèrent sur cette
ombre du patriciat, si imprudemment évoquée par Auguste;
et la guerre civile se poursuivit dans la paix et au sein du
sénat, plus hideuse et plus dégradante que sur les champs
de bataille.*
Quand on regarde le monde romain dans Rome , les folies
barbares des empereurs, l'empressement de bassesse et de
servilité des grands et des riches, l'éloquence vénale et
sanguinaire des délateurs, l'insolence des affranchis, l'avidité
turbulente des soldats, et, pour achever le tableau, ces
raffinements et ces monstres de plaisirs, dans lesquels on
cherchait l'oubli d'une vie précaire et toujours menacée,
on est saisi , malgré soi , d'une tristesse et d'un dégoût mêlés
de colère. On comprend et l'on aime, loin de s'en étonner,
la raideur un peu hautaine et la superbe âpreté du Stoïcisme.
1 . Auguste ne voulut que régner et il régna. Si cela constitue un grand homme,
Auguste est un grand homme. Sinon, ce n'est qu'un ambitieux vulgaire, couronné
par le succès, mais à qui l'histoire ne peut pardonner d'avoir été Octave. Il y a
plus : si le discours que Dion Gassius prête à Mécène sur le gouvernement était
vrai , Auguste ne serait plus qu'un misérable qui voyait le bien , mais qui , par
intérêt personnel, n'avait pas le courage de le faire. Voici d'ailleurs un fait plus
authentique que le discours de Mécène, et qui donne la mesure de la valeur mo-
rale et politique de l'homme. « Auguste écrit lui-même , nous dit Suétone , qu'il
forma le dessein d'abolir à jamais les distributions publiques de blé, parce que le
peuple , se confiant dans ce moyen de subsistance, négligeait l'agriculture; que
cependant il renonça à son projet, dans la certitude que d'autres pourraient les
rétablir pour faire leur cour au peuple. » (Vie d'Aug., chap. 42.) Le mot qu'on lui
prête à ses derniers moments serait donc le meilleur jugement de son règne
si vanté : «Applaudissez, amis, la farce est jouée. »
2. Impiaque in medio peraguntur bella senatu. (Lucain, I, 685.)
EMPEREURS ET PHILOSOPHES. 59
Dédaignant tout ce qui n'est point la liberté intérieure, les
Stoïciens se plaisaient à exalter la force invincible de l'homme
de bien , à ravaler la faiblesse et la lâcheté du méchant : ils
ranimaient par là le feu sacré de la vertu et de la liberté.
Seuls, au milieu de la servitude et de la bassesse univer-
selles, quelques personnages illustres de la secte ont sauvé,
par leurs discours au sénat ou par leur silence réprobateur,
l'honneur et la dignité de la nature humaine. Qui donc
pourrait avoir le triste courage de leur faire un crime de
leur opposition sourde à l'empire ou plutôt aux empereurs?
Les Césars, je veux le croire, n'étaient que les exécuteurs
des hautes œuvres de Dieu sur ce patriciat romain , qui avait
si violemment abusé des nations. Mais peut- on se sentir
épris de sympathie pour des bourreaux? Les Stoïciens avaient
donc beau répéter qu'ils n'étaient pas les ennemis des em-
pereurs et qu'ils respectaient en eux les auteurs et les sou-
tiens de la paix universelle. Ils les haïssent et ils devaient
en être haïs. Qu'on juge de leurs sentiments les uns à l'égard
des autres par ces dialogues d'Epictète. «Philosophes, vous
enseignez donc à mépriser les rois? — Dieu nous en garde!
Qui de nous enseigne à désirer et à s'approprier les biens sur
lesquels les rois ont quelque puissance Nous vous cédons
ce que vous aimez et ce qui vous paraît avantageux; laissez-
nous jouir de ce qui nous paraît bon. Tout votre souci,
c'est d'habiter des palais, d'être entourés d'une foule de
clients et d'esclaves pour vous servir, de porter des vête-
ments magnifiques, d'avoir des chasseurs, des joueurs de
cithare et des comédiens. Ce n'est point là ce que je recherche
comme mon bien — Mais je veux commander à tes pen-
sées. — Et qui donc t'a donné ce pouvoir? Comment peux-
tu vaincre les pensées et les volontés d'autrui? — Par la
terreur. — Tu ignores alors que c'est lui-même qui se
livre et qui s'asservit. Rien ne peut dompter la volonté
60 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
qu'elle-même. Si tu dis : « Je te ferai mettre les chaînes aux
pieds » , celui qui fait cas de ses jambes s'écrie : oh! ne le fais
pas! je t'en prie, aie pitié de moi! mais celui qui n'estime que
sa volonté répond: si cela te paraît bon, enchaîne moi. —
Tu n'en es pas ému — Je n'en suis pas ému. — Je te mon-
trerai bien que je suis le maître. — Et comment le serais-tu?
Jupiter m'a créé libre. Penses -tu qu'il eût fait la faute de
permettre que son fils fût traîné en esclavage? Tu es le
maître de mon cadavre, prends-le. — Ainsi , lorsque tu t'ap-
procheras de moi, tu ne me respecteras point? — Je me
respecterai moi-même — Je te ferai couper la tête. — Très-
bien; j'oubliais qu'il fallût t'honorer comme la peste, et
qu'on devrait t'élever un autel comme celui de la Fièvre à
Rome. Je le sais, un corps est plus fort qu'un corps, plu-
sieurs sont plus forts qu'un seul ; un brigand est plus fort
que celui qui ne l'est pas. Mais il n'y a point de force qui
puisse accabler une âme saine et droite. » Les Césars et leurs
serviteurs trouvaient quelque chose d'indépendant de leur
puissance et qui les irritait , les uns , parce que cette liberté
semblait se rire de leur tyrannie , les autres , parce qu'elle
était comme un reproche de leur servitude et de leur lâcheté.
« Belle sagesse ! s'écriait lourdement quelque centurion à
l'épaisse encolure. J'ai autant de sagesse qu'il m'en faut : je me
soucie bien des rêves de tous ces songe-creux au cerveau ma-
lade, que vous voyez, le front penché, le regard fixé à terre,
murmurer je ne sais quoi en eux-mêmes et dévorer silencieu-
sement leur rage et leur folie. Philosophe! voilà donc pour-
quoi tu pâlis, pourquoi tu jeûnes et ne fais pas de bons dîners !
Que te servent tes savants préceptes? On te traîne en prison
et gare à ta tête! » Sottises plus grossières au fond que
méchantes , et par lesquelles de braves gens , en face d'une
force et d'une hberté qui les étonnaient , cherchaient à se
donner le change et à se consoler des cruels et tristes services
EMPEREURS ET PHILOSOPHES. 61
auxquels semblaient les condamner les nécessités de leur
état. Mais les orateurs impériaux le prenaient sur un autre
ton. Rampants et venimeux comme des vipères, ils exaspé-
raient le pouvoir déjà trop ombrageux contre des talents et
des vertus qui les faisaient rougir. «C'est une sédition, c'est
une révolte , s'écriait l'un d'eux à propos de Thraséas qui
ne venait plus au sénat et qui n'applaudissait point Néron:
s'il avait beaucoup d'adhérents, ce serait la guerre civile.
La cité, avide de discordes, ne parle plus que de Thraséas
et de toi, Néron, comme autrefois elle ne s'entretenait que
de César et de Caton. Chaque jour les armées consultent
les journaux pour savoir qui de vous deux règne à Rome.
Oui, Thraséas a des sectateurs ou plutôt des satellites qui,
sans imiter encore l'audace rebelle de ses desseins , affectent
déjà son extérieur et l'air de son visage, rigides et tristes
pour te reprocher ton relâchement et tes mollesses. Thraséas
méprise la religion , renverse les lois. Cette secte farouche
a produit les Tubérons et les Favonius, noms odieux même
à l'ancienne république. Ils veulent renverser l'empire en
faisant parade de liberté. C'est en vain que tu as éloigné
Cassius, si tu laisses se multiplier et grandir ces émules des
Brutus. » Le Stoïcisme était par ses doctrines plutôt favorable
qu'hostile à la révolution représentée par l'empire; mais les
sentiments fiers et libres qu'il développait dans les âmes
étaient nécessairement contraires à la tyrannie, que les
Césars confondaient avec les droits du pouvoir, et à ce
superflu d'obéissance, à cette servilité, dont les sujets avaient
trop de pente et d'empressemxcnt à se faire un faux devoir
ou un infâme mérite. Les philosophes étaient donc odieux
à tout ce qui entourait et servait les Césars. Les délateurs
lâchaient contre eux leur éloquence emportée et poursuivaient
en eux ce qu'ils appelaient les singes de Brutus et de Caton.
Les centurions s'égayaient à tourner leur sagesse en ridicule,
62 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
en attendant de les égorger par l'ordre du maître. Néron ,
Vespasien et Domitien leur faisaient l'honneur de les chasser
de Rome et de l'ItaUe. Agrippinus, Rusticus, Thraséas, Hel-
vidius Priscus , Sénèque , Dion , Epiclète et tant d'autres
expiaient par l'exil ou par la mort le glorieux crime de ne
point consentir à la servitude , et de déplaire à des tyrans
imbéciles, qui prétendaient étouffer jusqu'à la conscience du
genre humain. *
Le Stoïcisme grandit dans cette lutte de l'esprit contre la
force brutale. 11 devint une foi ardente et vigoureuse , une
sorte de reUgion des grandes âmes , qui eut ses dévots et
ses martyrs. Cette transformation se remarque même dans
les provinces, où l'on avait moins à gémir de la tyrannie
furieuse des empereurs qu'à se louer des bienfaits de l'em-
pire et de la paix romaine. C'est que l'on sentait, là aussi,
qu'on était sous la dépendance; que ces honneurs, ces
dignités et ces apparences de liberté, laissées par la politique
aux vaincus pour consoler leur servitude, n'étaient que des
vanités faites pour amuser les sots; et qu'un archonte ou
tout autre magistrat indigène était peu de chose devant un
procurateur romain ou même devant ses centurions. Ra-
menées violemment ou par ennui sur elles-mêmes, les âmes
s'attachèrent plus fortement à l'intérieur de l'homme, à ce
qui fait essentiellement sa vertu et sa grandeur. *
De là les caractères nouveaux du Stoïcisme : le ton de la
prédication remplaçant la discussion philosophique , une
science jusqu'alors inconnue de la vie, et un art singulier de
démêler les plus obscurs sophismes du vice et de la faiblesse,
mais par-dessus tout une austère tendresse pour l'humanité.
Le philosophe n'est plus un logicien qui disserte , ni un beau
* Ait. Ent. d'Épic. , I, chap. 9, 29; IV. 7. — Tac. , Ann., XIV, 18, 22.—
Suét., Vie de Dora., ch. 10. — Perse, Sat., III, 77-87; V, 189.
** Dion, Chr. Dis., 40. — Plut., Inslr. pour i'iioin. d'Ét., cii. 6, U.
CARACTÈRES NOUVEAUX DU STOÏCISME. 63
parleur qui cherche les applaudissements. C'est un maître
qui enseigne ; c'est un censeur public , chargé du soin des
consciences ; c'est un témoin de Dieu , qui ne doit aux
hommes que la vérité ; ou si vous aimez mieux , c'est un
médecin dont le devoir est de toucher hardiment aux par-
ties saines ou malades de l'âme, pour la fortifier ou pour
la guérir. Il ne faut pas chercher dans ces philosophes de
profonds et subtils raisonnements , mais des conseils af-
fectueux ou sévères, des remontrances, des exhortations
et d'instantes prières de se convertir à la vertu et à la loi
de Dieu. Écoutez Epiclète et voyez si c'est un philosophe
qui parle, ou bien un croyant et un directeur de con-
science : «Mon ami, tu veux devenir philosophe, exerce-toi
d'abord chez toi et dans le silence , observe longtemps tes
penchants et tes forces. Donne d'abord tous tes soins à de-
meurer inconnu. Pliilosophe longtemps pour toi-même et
non pour les autres. Les fruits ne mûrissent que peu à peu;
toi aussi tu es une plante divine. Si tu fleuris avant l'heure ,
l'hiver te desséchera. Tu croiras être quelque chose , tu ne
seras qu'un insensé entre les insensés. Tu seras tué par le
froid ou plutôt tu es déjà mort et jusqu'à la racine . . .
Laisse-toi donc mûrir peu à peu selon la nature. Pourquoi
te hâter? Tu ne peux encore supporter l'air. Donne à la ra-
cine le temps de prendre et aux bourgeons celui d'éclore
l'un après l'autre : alors ta nature portera d'elle-même ses
fruits.» ... «Travaille donc, dit-il ailleurs, à te guérir, à te
changer; ne remets pas au lendemain. Si tu dis : demain je
ferai attention à moi-même, sache que c'est comme si lu
disais : aujourd'hui je serai bas, impudent, lâche, colère,
cruel et envieux. Vois quels maux tu te permets par cette
coupable indulgence. Mais si c'est un bien pour toi de te
convertir et de veiller attentivement à tes actions et à tes
volontés, combien plus c'en est un de le faire dès aujourd'hui!
64 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Si c'est utile demain, ce l'est aujourd'hui bien davantage.
Car en commençant aujourd'hui, tu auras déjà plus de
force demain , et tu ne seras point tenté de remettre à un
troisième jour. » Voilà le ton général des philosophes de
cette époque. Familier et pénétrant dans Epictète , il est plus
pompeux et plus vague dans l'ex-rhéteur Dion Chrysostome ,
plus incisif, plus véhément et plus varié dans Sénèque, plus
élevé et plus touchant dans Marc-Aurèle. Mais chez tous, ce
sont toujours de pressantes exhortations ou de vives remon-
trances ; et comme on doit s'y attendre, la remontrance do-
mine. Ils pensaient en effet que nous ne sommes jamais, quelle
que soit notre vertu, qu'à l'état de convalescence, et que celui
qui veut être sain et bien portant , comme disait Musonius
Rufus, doit vivre et se traiter comme s'il travaillait conti-
nuellement à sa guérison. Aussi voulaient-ils qu'on sortît de
leur école triste et mécontent de soi.
En même temps que le philosophe adresse aux autres ces
réprimandes ou ces exhortations pour les convertir, il fait de
perpétuels retours sur lui-même, et sa parole a souvent quel-
que chose d'intime et de passionné comme le sentiment et la
confession. Aussi bien Horace, Sénèque, Epictète, Euphratès
pratiquaient habituellement un véritable examen de con-
science, et les Pensées de Marc-Aurèle ne sont autre chose
qu'un monologue où le sage empereur a déposé ses espérances
et ses découragements : à chaque instant il se parle à lui-même
pour se consoler, pour s'exhorter, pour s'exciter, pour se faire
des reproches ou pour s'approuver. Mais comme si le Stoïcien,
qui s'était fait un idéal trop grand et trop sublime , avait le
sentiment amer qu'il ne peut l'atteindre , ce qui revient sans
cesse , ce sont les plaintes contre lui-même et contre son
manque de cœur. «0 mon âme, s'écrie-t-il, quand seras-tu
donc bonne et simple, et toujours la même? Quand feras-
tu sentir à tous les hommes une douce et tendre bien-
CARACTÈRES NOUVEAUX DU STOÏCISME. 65
veillance? Quand seras-tu assez riche de ton fonds pour
n'avoir plus besoin derien?. .. Quand, te pliant à ta situation,
prendras-tu plaisir à tout ce qui est , persuadée que tu as
en toi tout ce qu'il te faut , que tout va bien pour toi , qu'il
n'y a rien qui ne te vienne des dieux, que tout ce qu'il leur
a plu ordonner et ce qu'ils ordonneront ne peut être que
bon pour toi, et en général pour la conservation du monde?
. . . Quand est-ce, enfin, que tu te seras mise en état de
-vivre avec les dieux et les hommes, de façon que tu ne te
plaignes jamais d'eux et qu'ils n'aient plus rien à blâmer
dans tes actions?» Epictète* et Marc-Aurèle ont dans leurs
paroles une vivacité brusque et familière, qui accuse l'éner-
gie de la conviction et de la foi dont leur âme ardente était
remplie. Sénèque, pour qui le Stoïcisme est plus une affaire
d'imagination et de bel esprit, me paraît avoir une éloquence
moins persuasive, parce qu'il est moins persuadé ; mais il a
une incontestable supériorité pour la censure des mœurs
aussi bien que pour l'étendue et la variété de l'expérience. Il
n'y a pas de vice , de faiblesse ou de travers qu'il n'ait sur-
pris sur lui-même ou sur les autres ; et jusqu'à nos grands
moralistes français, je ne connais pas de plus fin et de plus
profond observateur du cœur humain -,
Mais ce n'est pas tout que de gourmander sévèrement le
vice : le philosophe n'est vraiment «l'envoyé de Dieu » auprès
des hommes, que lorsqu'il sait les consoler, les encourager,
1. Je parle de l'Épictète des Entretiens et non de celui du Manuel. Le Manuel
n'est qu'un squelette; mais dans les Entretiens on trouve un homme vivant,
quoique Arrien, auquel nous devons ce recueil, ait peut-être un peu éteint Épic-
tèle par ses élégances et ses prétentions à l'Atticisrae de Xénophon.
2. Il y a sur Sénèque, considéré comme directeur de conscience, une thèse
charmante, quoiqu'un peu timide, de iM. .Martha. Seulement, ce qu'il dit de Sé-
nèque doit être généralisé : Horace (surtout dans ses Épîtres), Épictète et Marc-
Aurèle me paraissent, quoique possédant une moindre science de l'homme, mériter
comme Sénèque le titre de directeurs.
II. 5
66 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
les soutenir dans leurs langueurs et dans leurs défaillances, et,
par une généreuse et sympathique pitié, ranimer dans leurs
cœurs le sentiment presque éteint de leur dignité et de leur
force. «Ah! s'écrie Sénèque, ce n'est pas le temps de s'amuser
à des jeux de dialectique : Philosophe, ce sont des infirmes et
des misérables qui te font appeler auprès d'eux. Tu dois porter
secours aux naufragés, aux captifs, aux indigents, aux malades,
à ceux qui ont déjà la tête sous la hache : tu l'as promis, A
tous les beaux discours que tu peux débiter , ces afiligés en
détresse ne répondent qu'une chose : Secours-nous. C'est
vers toi qu'ils tendent les mains de toutes parts; c'est de toi
qu'ils implorent du secours pour leur vie perdue ou qui va
se perdre ; c'est en toi seul que sont toutes leurs ressources
et leurs espérances. Ils te supplient de les tirer de l'abîme
où ils s'agitent, et de faire luire devant leurs pas errants la
salutaire lumière de la vérité. » La souffrance et les larmes
avaient enfin instruit les maîtres de la vie humaine, et les
tristes leçons de l'expérience, san s abattre la fierté de leur cou-
rage, leur inspiraient cette compassion aux misères d'autrui,
qui peut-être manquait d'abord à la philanthropie stoïcienne :
Non ignara mali , miseris succurrere disco*
Je ne veux, point rappeler Sénèque, qui, les veines déjà
ouvertes, s'occupait moins de lui-même et de ses douleurs
que des larmes de ses amis, et qui, en attendant que la mort
voulût prendre son vieux corps exténué d'abstinence et de
travail, consolait affectueusement ceux qui étaient encore
condamnés à vivre et à souffrir, leur léguant l'exemple de
sa fin plus généreuse et plus philosophique que sa vie, et
faisant de son sang glacé une libation à Jupiter libérateur.
Mais il est un fait remarquable qui prouve combien le Stoï-
cisme, cette philosophie qu'on nous peint si dure et si
* Arr. Ent. d'Ép., IV, chap. 8, 10. — Plut., de la Col. — Aulu-Gelle, Y,
chap. \. — Sénèq., liv. 48.
CARACTERES NOUVEAUX DU STOÏCISME. 67
dépourvue d'entrailles, avait pénétré profondément dans les
mœurs des hautes classes de Rome, et quelle sympathie on
lui reconnaissait pour la vie humaine et pour ses terribles
accidents. Ce fut d'abord une mode pour les patriciens et les
hommes riches ou haut placés d'attacher un philosophe à
leur personne : le philosophe était devenu comme un meuble
nécessaire de toute grande maison, et l'on peut voir dans la
vie de Crassus par Plutarque la singulière place que ces
grands seigneurs lui faisaient dans leur vie. On avait donc
son philosophe, selon l'expression de Sénèque, comme on
avait chez nous son confesseur et son directeur au XVll"^^
siècle, et son petit abbé au XVIII'"^ Or, s'il jouait ({uelque-
fois le rôle de l'abbé; si de grandes dames, quelque peu
galantes, le chargeaient sciemment ou à son insu de porter
leurs billets doux, ou bien écoutaient ses graves leçons en
lisant un poulet de leurs amants; si on l'employait en géné-
ral pour passer quelques heures d'ennui à entendre de beaux
discours: il arrivait aussi bien souvent qu'on avait à le con-
sulter sur les affaires les plus sérieuses, notamment au mo-
ment de l'affliction ou du danger, ou bien que l'on prenait
ses préceptes et ses avis pour règle journahère de conduite.
Le philosophe d'Auguste lui avait donné une recette pour
modérer les premiers emportements de sa colère, et tem-
pérait par de sages conseils son caractère violent et enclin à
la vengeance. Il le consolait et le fortifiait, lui et Livie, dans
les rudes épreuves que la maison impériale eut <à supporter.
Ouvrez Sénèque et Tacite, et vous trouverez plus d'une fois
cette remarquable influence du philosophe dans la vie des
Romains. J'ai dit que Cicéron cherchait à ranimer son cou-
rage et ses forces par les Tusculanes ou par d'autres traités
de morale stoïque. Mais tout le monde n'était point Cicéron,
et tout le monde sous les empereurs pouvait avoir besoin
des mêmes secours. On délibérait si l'on mettrait ou non fin
6^' ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
à sa vie; on appelait ses amis et un philosophe; et celui-ci
avait ordinairement voix prépondérante dans le conseil.
Néron vous condamnait à mort dans un de ses caprices: on
mourait dans les bras de la philosophie. Voyez Thraséas: il
a dit adieu à sa famille éplorée et à la vie, puis écoute avec
recueillement et sérénité les paroles du Cynique Démétrius
sur l'immortahté de notre âme. Que de Romains étaient ainsi
accompagnés jusque sous le glaive par leur philosophe, par
cet ami de la dernière heure, souvent choisi parmi leurs
affranchis ou même leurs esclaves, qui avait essayé de leur
apprendre à vivre et qui maintenant les aidait à mourir, en
leur montrant un monde d'où l'homme de bien se rit des
tyrans et de leurs fureurs, aussi impuissantes qu'insensées!
Ce n'est point la faute du Stoïcisme si l'on ne savait plus
vivre avec innocence et dignité; mais au moins, selon l'ex-
pression de Tacite, on savait encore mourir. «Canus Julius,
nous dit Sénèque, suivait le centurion envoyé par Caligula.
Ses amis étaient tout affligés de perdre un tel homme.
« Pourquoi, leur dit-il, cette tristesse et ces larmes? Vous
cherchez si l'âme est immortelle, et moi, je vais bientôt le
savoir.» Son philosophe le suivait, et lorsqu'on fut arrivé au
tumidus où Ton faisait tous les jours de sanglants sacrifices
à notre dieu César: «Quelle est maintenant, dit-il à Canus,
la pensée qui t'occupe? — Je me suis proposé, lui répondit
celui-ci, d'observer, si dans ce moment si rapide l'âme avait
le sentiment de sa sortie du corps.» Et Canus promit à ses
amis, que s'il apprenait quelque chose, il viendrait les visi-
ter et leur dire quel était après la mort l'état de nos âmes.»
C'est avec peine que je m'arrache à ce grand spectacle de
la philosophie aux prises avec l'adversité, la tyrannie et le
bourreau. Mais il en est un autre plus beau et plus instruc-
tif: c'est celui du droit et de l'humanité triomphant des pré-
jugés séculaires et des mœurs, pénétrant peu à peu dans les
CITÉ UNIVERSELLE ; ROME , ETC. 69
institutions et dans les lois au milieu de toutes les démences
du despotisme , et même se glissant souvent sous des actes
de folie, de corruption vénale ou de fiscalité: tant leur jour
était arrivé! tant les destins , selon le mot de Virgile, savaient
trouver leur voie : fata viam invenient!*
On a vu quelle large place la théorie de la cité universelle
occupe dans les idées de Cicéron. Le nom du grand écrivain
et les circonstauces l'avaient sans doute mise en honneur.
Car nous la retrouvons sans cesse dans les écrivains grecs ou
latins de l'empire. Il y est partout parlé des droits du genre
humain, des lois de la terre ou du monde, de l'alliance sa-
crée que la nature a mise entre les peuples , de la parenté
et de la communauté universelles, et pour rappeler une ex-
pression employée par les rhéteurs, de l'humanité'. En pré-
sence de ce droit universel et unique, on se prenait à
mépriser toutes les inégalités et les différences fortuites de
fortune, de condition, de nationalité et de race; et si l'on
ne conservait plus ce sentiment étroit qu'on nomme le pa-
triotisme, on concevait plus intimement ce que Lucain ap-
pelle l'amour sacré du monde. « Que maintenant, s'écrie l'au-
teur de la Pharsale, le genre humain dépose les armes et ne
pense qu'à son bonheur; que toutes les nations s'aiment les
unes les autres :
Tune genus hnmanum pos/iis sibi consulat armis ,
Inque vicem gens omnis ametl»
Non, nous ne sommes naturellement ni Athéniens ni
Romains, ni Grecs ni barbares: nous sommes tous citoyens
du monde: «L'homme, disait Plutarque, n'est pas une
plante terrestre , faite pour demeurer immobile, et qui ait
ses racines fixées à la terre où il est né. » L'univers lui
* Tac, passim. — Sén. à Marc, chap. 4.;..Tranq., chap. 1-i.
1 . Stat. , princeps nalura , Th. XII, v. 555 ; terrarum leges, fœdera mundi.
Th. XII, 642. — Lucain, mundi jura, VI, 139, et cette expression étrange
mundi nomiue gaudens esse fidem, YIII, 126, etc.
tO ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
appartient, et il est partout dans sa patrie. Qu'y a-t-il de plus
ridicule que nos divisions territoriales et nos frontières ? Et
voilà pourquoi des êtres de même race et de même sang,
des parents et des frères trouvent glorieux de s'assassiner
les uns les autres! Est-ce que le ciel a des frontières? «Voyez
ce haut ciel infini qui embrasse notre globe: telles sont les
bornes de notre pays. Partout les mêmes éléments, le même
ordre, le même Dieu, qui punit les transgresseurs delà loi unique
et universelle.» Ou'est-ce que Rome, qu'Athènes ou qu'Alexan-
drie ? Des bourgades de la grande cité de Jupiter, comme Tuscu-
lum et Formies sont des bourgades de la banlieue de Rome.
«Je suis par nature, disait Marc-Aurèle, un être raisonnable
et sociable. J'ai un pays et une patrie : comme Antonin , j'ai
Rome ; et comme homme , j'ai le monde. » Barbares , es-
claves, pauvres, laids, estropiés, tous sont admis comme
citoyens dans cette vraie république, et «jamais on n'y a
entendu prononcer les noms de supérieur et d'inférieur, de
noble et de roturier, de maître et d'esclave.» L'essence de
cette république est l'universalité ; sa loi première, l'égalité;
sa fin, comme son lien le plus étroit, l'humanité.*
Et ce n'était pas seulement les vaincus 'qui répétaient,
comme pour se consoler, cette grande théorie: les vain-
queurs en étaient, si je puis le dire , infatués. Rome croyait
pouvoir dire dans son orgueil: L'univers, c'est moi'; et dès
qu'elle fut rendue à son véritable génie par la chute de la
* Plut., De l'exil. — Marc-Aurèle, ch. IV, g. 5. — Lucien, Des Sectes. —
Sén. , Quest. nat., liv. I", Préf. — Luc, Ph. , I, 60.
1. Rome, cité qu'on peut appeler la patrie commune du geme humain , dit
Sénèque dans la Consolation à Helvia. Vous retrouvez dans Ovide la fameuse for-
mule ou peu s'en faut : Urbi et Orbi; «lorsque Jupiter, dit-il, jette du haut du
ciel ses regards siu' l'univers, il n'y voit rien qui ne soit romain. »
Jupiter arce sua totum cum spectet in orbem ,
Nil, nisi tiomanum, quod tueatur , hahet , (Fast. I, s. 85.)
Et ailleurs : « L'étendue de Rome et de l'univers est la même :
liomanœ spatium est urhis et orbis idem. » (II. 684.)
CITÉ universelle; ROME , ETC. 71
faction des nobles, elle confondit en effet ses intérêts avec
ceux de l'univers. Elle n'avait jamais cessé d'être une sorte
d'asile ouvert aux hommes de toutes les nations, et même
lorsqu'elle ne s'était plus incorporé les vaincus, «il y avait
« dans son sein, selon le mot de Montesquieu, comme une
« circulation de tous les hommes de l'univers; Rome les re-
« cevait esclaves et les renvoyait Romains.» Les empereurs
furent ramenés par la force des choses et par leur propre
intérêt à la généreuse politique des premiers temps; ils
accordèrent le droit de cité, non-seulement à quelques par-
ticuliers, mais à des nations entières. Les colonies, le long-
séjour des troupes dans les mêmes garnisons, les voies mi-
litaires , qui reliaient toutes les provinces entre elles et avec
Rome, la mer pacifiée, et l'univers mis en rapport avec lui-
même et rendu commun à tous les peuples par le commerce:
tout concourait à rapprocher les hommes et à faire dispa-
raître les injurieuses inégalités de la conquête. Les provinces
mieux administrées que sous la république, et respirant de
l'oppression dévorante des proconsuls, n'avaient plus à en-
vier aux Romains (jue le droit de cité : elles aspiraient ardem-
ment, surtout celles de l'Occident, à s'unir par ce dernier
lien à la ville qui leur avait apporté sa langue et sa civilisa-
tion. C'est ce qui ne pouvait échapper aux empereurs. Eux,
dont le fantôme de la république ne laissait dormir ni les
ombrages ni la férocité; eux, qui s'attachaient à discréditer
ce que l'ancienne Rome avait honoré, les dignités en créant
un cheval consul, les grandes actions des héros en les fai-
sant représenter au vif par des criminels ou des esclaves',
i. Martial nous apprend qu'un esclave représenta sous Domitien l'acte de
Scévola, mettant sa main sur un bûcher. Et le poëte adulateur, comprenant la
pensée du tyran, s'écrie : «Ce qui était le fait le plus glorieux du temps de
Brutus n'est aujourd'hui qu'un jeu de l'amphithéâtre de César :
Quinunc CœsarecB lusus spectatur arente,
Temporibus Bruli gloria summa fuit. » (Épig. , liv. VIII, 30.)
72 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
OU bien en mettant Gicéron au rang des perturbateurs de
l'ordre public, Brutus et Gassius au rang des parricides; eux
enfui, qui désiraient tous plus ou moins que Rome n'eût qu'une
tête pour l'abattre d'un seul coup : ils trouvaient un moyen
plus simple d'annuler les restes de l'esprit romain en pro-
diguant le droit de cité. C'était d'ailleurs une nécessité de
réparer sans cesse la population libre et riche , qui disparais-
sait avec une rapidité effrayante. La politique des Césars se
rencontrait donc forcément avec les théories cosmopolites
des philosophes. Ceux des Romains qui, avec tout leur Stoï-
cisme, se rappelaient mal à propos l'orgueil suranné de leurs
privilèges, avaient beau se récrier tantôt sur l'insolence des
provinciaux, qui osaient accorder des couronnes à leurs
gouverneurs sans autorisation du sénat ; tantôt sur la stupi-
dité d'un Claude, qui n'aurait plus laissé, s'il eût vécu, d'Es-
pagnols ni de Gaulois; tantôt sur l'intolérable confusion d'une
cité, où venait de toutes parts abonder la lie des nations, et
qui comptait plus de chevaliers de Bithynie ou de Bretagne
(jue de Rome. La tyrannie impériale avait cela d'excellent,
qu'elle passait le niveau sur les inégalités nationales ou po-
litiques, et qu'en broyant les peuples, elle les fondait vio-
lemment en un seul. Aussi les plus raisonnables de ses
ennemis se bornaient -ils à déplorer le sort de la ville vic-
torieuse , que les discordes avaient épuisée de ses vrais ci-
toyens ; mais ils se voyaient contraints de reconnaître que
Rome eût cessé d'exister, si les Gaulois, les Espagnols et les
Cappadociens n'étaient devenus le peuple romain. Ce travail
de nivellement et de fusion se précipita rapidement à partir
de la dynastie Flavienne. Vespasien rempht l'ordre équestre
de chevaliers, qu'il tira des municipes et qui apportèrent
à Rome un peu de leur austérité et de leur pureté provin-
ciales. Trajan abrogea les lois qui rompaient tous les liens
naturels entre les nouveaux citovens et le reste de leurs
ÉMANCIPATION MORALE DES AFFRANCHIS. 73
familles, et qui par là -même empêchaient les provinciaux
d'aspirer aux honneurs et aux charges de la cité souveraine.
Marc-Aurèle étendit le droit romain aux provinces en les sou-
mettant à l'Édit perpétuel, qu'Adrien avait fait dresser pour
Rome et pour l'ItaUe. Enfin une Constitution de Caracalla
déclara citoyens tous les sujets de l'empire, et la cité romaine,
qui comptait déjà sous Claude près de sept millions de têtes,
embrassa tout ce qu'il y avait d'hommes libres , ingénus ou
non , de droit romain , de droit latin ou de droit italique.
Cette Constitution ne faisait que sanctionner un fait qui eut
les plus graves influences sur la civihsation de l'Occident,
je veux dire , la fusion toujours plus intime de Rome et des
vaincus par la langue, par le commerce, par les mariages,
par les coutumes et par les lois.*
11 se produisait un mouvement à peu près semblable dans
les différentes classes de la société. En même temps que les
nations conquises devenaient les égales du peuple romain,
les hommes libres d'origine servile montaient au niveau
des hommes hbres de race ingénue. Par une politique con-
traire à celle de la faction des nobles , qui croyaient avihr
et souiller les honneurs en y admettant des parvenus comme
Marins et Cicéron , les empereurs aimaient à s'entourer
d'hommes nouveaux, parce qu'ils avaient besoin d'instru-
ments dociles; et c'est parmi les affranchis, qu'ils cherchaient
et trouvaient leurs créatures. Je ne sais aucun gré aux Césars
de n'avoir point dédaigné les seuls hommes dont ils fussent
sûrs, et je ne me sens point le cœur d'avoir la moindre
sympathie pour le régime des affranchis. Mais enfin ce régime
était le symptôme et la conséquence d'un progrès de la
justice dans la société. Ceux qui se faisaient gloire d'être les
nobles et les premiers de l'Etat , ne connaissaient d'autre
* Plin. l'An., VII, ch. 5.— Tac, Arin., I, cli. 2; IV, 6, U; XI, 21; Hist.,
II, 80. — Lucain, Vil, 399, 540. — Juv., Sat.,III, 152-158; IV, 77; VII, 4-17.
7'i ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
industrie que la concussion et l'usure. Tout le travail et les
arts utiles étaient entre les mains des hommes de race ser-
vile , soit libres , soit esclaves , et même dans les derniers
temps de la république les talents des affranchis avaient déjà
acquis une importance considérable, jusque dans les plus
grandes affaires. C'était justice que l'État les comptât enfin
pour quelque chose. Non-seulement ils furent les ministres
des empereurs dans Rome et dans les provinces; mais la loi
les admit au partage des emplois et des honneurs. Ils entraient
dans l'ordre équestre , quand ils justifiaient d'une certaine
fortune, au détriment des fils d'anciennes familles, qui n'a-
vaient que leur nom et leur orgueil. Ils siégaient au sénat,
à côté des fiers descendants des Métellus et des Scipions. Les
vieux préjugés grondaient en secret, ou cherchaient maligne-
ment toutes les occasions d'humilier ces parvenus. Un jour
on demandait une loi, qui tînt les affranchis dans la dépen-
dance et la crainte respectueuse de leurs patrons, sous peine
de retomber dans l'esclavage. On profitait une autre fois de
la jeunesse de Néron pour les écarter du sénat et des ma-
gistratures. On applaudissait Vitelliils ou Trajan de les avoir
ramenés au devoir à l'égard de leurs anciens maîtres. L'in-
fluence des affranchis reprenait toujours le dessus, et l'on
était forcé de la subir. Ce n'était plus le temps où un Scipion
pouvait leur adresser ces dédaigneuses paroles : «Taisez-vous,
faux fils de l'Italie. Moi , je craindrais Ubres ceux que j'ai
amenés enchaînés dans Rome. » On les craignait maintenant,
et toutes les colères s'en allaient en murmures impuissants
ou en frivoles moqueries. Nous les connaissons ces plaintes
éternelles de la fortune de vieille date , ou de la noblesse
gueuse et superbe. « Quoi ! celui qui eut l'honneur de
couper ma barbe naissante , m'écraser de son insolence et
de son luxe ! Le fils de Syrus ou de Déméa juger et con-
damner les descendants de Romulus! Des suppôts du cirque
ÉMANCIPATION MORALE DES AFFRANCHIS. 75
et de l'arène se permettre de donner des jeux au peuple !
Des misérables échanger leurs chaînes contre l'anneau
de chevalier ! Des fds de prostituteurs avoir le pas sur des
préteurs et des tribuns! Des gens de la lie de Syrie ou
d'Egypte, qui sont venus à Rome marqués de blanc et les
oreilles percées, siéger arrogamment parmi les sénateurs!»
Puis venaient d'intarissables plaisanteries sur les profusions
grossières, les magnificences de mauvais goût et les las-
tueuses impertinences de ces Lucullus de hasard. «Pourquoi
tous ces mépris, répliquaient les parvenus? Allons chez le
banquier, et voyons qui aura le plus de crédit, du fds de
Syrus ou du descendant ruiné de Emiles et des Gracques.
Est-ce qu'on est Hbre de choisir sa naissance et ses aïeux ?
Il est plus difficile et plus glorieux d'être ce que je suis, par
son industrie et son talent, que d'être ce que vous êtes par
droit de naissance » '. Et lorsque ces affranchis étaient un
Pallas et un Tigellinus , il rendait mépris pour mépris ,
humiliation pour humiliation. Il faisait pâlir ces fiers patri-
ciens; il les voyait faire anti-chambre et mendier les bonnes
grâces de ses valets outle son portier : tant l'homme s'oublie
1. II y a à la fois plus de dignité et de mépris dans Horace. Mais Horace avait
le cœur plus haut que rafFraiichi du roman de Pétrone : il avait conscience de sa
valeur personnelle : «Il ne craignit pas, dit-il de son père, qu'on lui reprochât
un jour que je fusse comme lui ou crieur public ou receveur; et moi, je ne m'en
serais pas plaint. 11 n'en a donc que plus de mérite (de m'avoir fait élever comme
il l'a fait), et moi, je ne lui en dois que plus de reconnaissance. Jamais, tant
que j'aurai du cœur et du sens, je ne rougiiai d'un tel père; et je n'irai pas pour
me défendre , imiter la plupart des affranchis , qui disent que ce n'est point leur
faute s'ils n'ont point des parents ingénus ou illustres. Pour moi, et ma pensée
et mes discours sont bien différents. Car si la nature me commandait de recom-
mencer ma vie et de choisir au gré du faste les parents que je voudrais, je lais-
serais les autres faire leur choix à leur guise; mais content de mes parents, je
n'en voudrais point prendre à leur place, qui fussent anoblis par des consulats ou
des chaises curules. » Toute cette satire fait le plus grand honneur au caractère
d'Horace , qu'on juge trop mal , selon moi , pour quelques flatteries de convention
à Auguste et pour une plaisanterie sur la perte de son bouclier à Philippes.
76 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
vite lui-même et se tient avec peine clans les limites de
l'équité! Mais la force des choses n'en balayait pas moins les
inégalités de convention, tandis que les philosophes rappe-
laient aux hommes du passé et aux hommes nouveaux l'égalité
naturelle des êtres pensants et la céleste dignité de notre
nature. Ils ne se bornaient pas à répéter que nous avons
tous une origine commune, que nous sommes tous composés
des mêmes éléments , que nous avons tous sucé le même
lait, que nous respirons tous le même air et que nous avons
tous les pieds attachés au même sol. Élevant leurs regards
plus haut, afin de nous apprendre à nous respecter nous-
mêmes dans nos semblables , ils montraient que notre
première origine , comme le principe de toute égalité , est
en Dieu. C'est un lieu commun de littérature et de philo-
sophie dans les deux premiers siècles de notre ère , que le
cœur seul fait la noblesse, ou plutôt qu ingénus et affran-
chis , maîtres et esclaves , nous avons tous les mêmes titres
de noblesse , et que ces titres sont dans la parenté de notre
raison avec la raison divine. II est inutile de s'y arrêter.
Mais je trouve dans Sénèque , dans Lucien et dans Stace
certaines idées trop rares chez les anciens, et qui méritent
une attention particulière , parce qu'elles attaquent le plus
funeste des préjugés, celui qui fait du travail une occupation
indigne de l'homme libre. Voilà ce qui causait en grande partie
le mépris injurieux des hommes de loisir et des hommes de
lettres contre les affranchis; voilà ce qui soutenait moralement
l'institution de l'esclavage. Si l'esprit de Dieu descend aussi
bien dans un affranchi, et même dans un esclave, que dans
un chevalier romain , ces affranchis , que Perse appelle des
Romains d'hier*, pouvaient valoir autant et mieux que le
plus noble patricien, à moins que l'industrie, le travail,
l'ordre et l'économie ne soient des choses déshonorantes.
1 . Uesterni quiriles.
ÉMANCIPATION MORALE DES AFFRANCHIS. 77
Mais ni le travail ni le salaire n'avilissent. Les juges, les
magistrats, les généraux, les empereurs mêmes ne reçoivent-
ils pas un salaire? La vie tout entière n'est -elle pas un
laborieux esclavage, honorable pour qui sait courageusement
et noblement le porter ? Oui , la vie humaine et môme
l'économie divine de l'univers ne sont qu'un échange de
services ou plutôt de servitudes mutuelles. Depuis l'homme
de peine et l'esclave jusqu'aux rois , depuis les rois qui
commandent aux nations, et Rome qui commande aux rois,
jusqu'aux empereurs qui commandent à Rome , depuis
l'homme mortel enfin jusqu'aux dieux immortels qui gou-
vernent les astres , ce n'est qu'un commerce perpétuel de
services et qu'une vaste chaîne de fonctions subordonnées
les unes aux autres. D'où vient donc ce mépris insensé pour
celui qui a été ou qui est esclave? N'a-t-il point rempli sa
fonction par le travail et par les services qu'il a rendus à la
vie humaine , comme les empereurs , comme les dieux
eux-mêmes s'acquittent de leurs fonctions par la noble ser-
vitude qui leur est échue en partage?
Malheureusement ces hautes idées sur la moralité et la
sainteté du travail ne sont jetées là qu'en passant'. Les
seules occupations que les anciens aient voulu reconnaître
comme dignes d'un homme hbre , sont le gouvernement ,
la guerre et les lettres. Pour Cicéron, Apelle et Phidias
ne sont que des artisans, et Lucien , qui paraissait destiné
à devenir sculpteur , se félicite d'avoir échappé à cette
sorte d'humiliation , mettant sa gloire de sophiste et de
lettré bien au-dessus de celle des plus grands artistes. Les
arts qui ont le beau pour objet, voilà les seuls arts libéraux;
encore ceux qui se raprochent du travail manuel, méritent-
ils à peine ce nom. Quant aux arts nécessaires, à moins
i. Exactement comme celles de Platon sur le commerce, qui ont été signalées
dans le i" volume de cet ouvrage, p. 139, 14(J , 14.1.
78 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
qu'ils n'aient en vue le commandement, ils ont quelque
chose de servile et de répugnant à la noble nature de l'homme.
D est vrai, comme le dit Virgile, que Jupiter ne veut point
que son royaume reste inculte; il est vrai que les mains ,
comme dit Cicéron, ou que les travaux manuels ont créé
dans la nature comme une autre nature; mais le mépris n'en
demeurait pas moins attaché à tous les travaux utiles qu'on
qualifiait de mécaniques. Il est bien plus noble de babiller
sans fin ou de porter une épée. Le seul des anciens qui, à
ma connaissance, ait mis un manœuvre au-dessus d'un beau
parleur est le sophiste Dion , comme le seul qui se soit
demandé, à la pensée des immenses travaux que nécessite
la guerre , si tant de sueur et de peine ne serait pas mieux
employé à des ouvrages utiles, est le poète ou le déclamateur
Lucain. « Ah ! s'écpie ce dernier en décrivant les lignes de
César, tant de travaux ont été faits à pure perte. Et pourtant ce
grand nombre de bras auraient pu ou joindre Sestos à Abydos,.
ou séparer Éphyra du large royaume de Pélops, ou donner à
la navigation le long golfe deMalée, ou bien améliorer quelque
aulre partie du monde malgré les résistances de la nature.»
Mais ce n'étaient, je le repète, que des idées passagères,
qui frappaient l'imagination, mais qui n'allaient point jusqu'au
cœur et à l'intelligence; et le monde ancien qui ne les com-
prit jamais, mourut de son orgueil et de l'esclavage. Elles sont
toutefois comme une lumière étrange qui perce la nuit des
préjugés antiques, pour nous éclairer sur le fait trop mal
jugé de fimportance toujours croissante des aflVanchis ,
c'est-à-dire de la seule classe laborieuse avec les esclaves.
Encore un pas, et la transformation sociale de l'ancien monde
élait complète : fégalité, avec le travail remis en honneur,
effaçait la servitude, cette dernière trace du droit de la force.
Mais ce pas, personne n'eut le courage ni même la pensée
de le faire. Les empereurs qui pouvaient tout, et les juris-
ESCLAVAGE. 79
consultes qui se donnaient pour les vrais prêtres de la justice,
n songèrent jamais à porter une main hardie sur l'inique
et funeste institution de l'esclavage. *
Ce n'est point la vérité qui fit défaut aux hommes; mais
les hommes qui firent défaut à la vérité. Jamais on n'avait
aperçu plus manifestement la vanité des préjugés qui par-
tageaient les hommes en deux classes, les maîtres et les
esclaves. Jamais les philosophes et les penseurs de toute
sorte ne l'avaient plus hautement proclamée. On voyait di-
minuer tous les jours la distance qui séparait le peuple Ubre
du peuple asservi. Les affranchis, ces esclaves d'hier, étaient
partout, dans le commerce, dans l'ordre équestre, au sénat,
dans le conseil secret des princes. Si prévenu que l'on fût
pour les privilèges de la naissance, il fallait bien voir le peu
d'intervalle qu'il y a d'un homme à un homme. Celui qui
aujourd'hui faisait vendre ou battre de verges un malheu-
reux, pouvait être demain le dernier de ses flatteurs, s'il
plaisait au maître d'élever cette créature humaine jusqu'à sa
faveur, et de la placer sur la tête des plus puissants et des
plus nobles. Ces rapides changements de fortune avaient vi-
vement frappé l'esprit de Sénèque; l'humilité et la bassesse
des grands auprès de ces redoutables affranchis dégoûtaient
Epictète, et le remplissaient, peut-être malgré lui, d'une
maligne joie'. Comment ces deux philosophes n'auraient-ils
* Lucien, Songe. — Stace, Sylv., III, 3. — Lucain, VI, 54. — Tac,
Ann., VI, 8; XIII, 26; XV, 34", 72. — Ilist,, I, 13, 37, 72; II, 57, 92,
95; III, 13: V, 9.— Pétion., I, 38, 48, 57, 58.— Hor., Sat. , I, 6, v. 35-45.—
Juv., Sat., I, 24-30, 111-106, 110-112, 155-156; III, 34-40, 153-159.—
Dion, Disc. , VII.
1. « Plût à Dieu, dit Epictète, que nous n'honorions que les tyrans , et non
pas encore leurs valets! Mais voyez comme un homme devient subilement sage
pour avoir été préposé par César à sa chaise percée. Comme nous dirons aussitôt:
Félicion m'a parlé sagement! Je voudrais qu'il fût dégradésubitement de ses saies
fonctions : il ne serait plus pour ses flatteurs que le plus sot et le dernier des
hommes. Épaphrodite avait un cordonnier qui n'était bon à rien; il le vendit.
80 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAm.
point senti le néant de ces distinctions orgueilleuses que le
caprice d'un homme pouvait renverser du matin au soir?
Lorsqu'on rencontre chez eux quelque pensée contre l'es-
clavage , on l'attribue à l'influence directe ou indirecte du
chritianisme alors peu connu, et l'on ne fait pas attention
qu'il y a simplement là un signe de l'état de la société impé-
riale. Ignore- 1- on qu'elle était presque toute composée
d'affranchis, et que la plupart des citoyens, en remontant de
deux ou de trois générations dans leur généalogie, pouvaient
y rencontrer quelque esclave? Lorsqu'il fut question sous
Claude de faire une loi contre les affranchis ingrats, Rome
put apprendre par la voix même de ses sénateurs , que la
race ingénue dont elle était si [fière, avait partout fait place
à la race servile. « Les affranchis, disaient les adversaires de
la loi , remphssent les tribus, les décuries, les cohortes, les
magistratures et le sacerdoce. Ils sont mêlés au corps du
peuple; les chevaliers et les sénateurs n'ont pas d'autre ori-
gine. Si l'on mettait à part les affranchis, on verrait mani-
festement la pénurie de la race ingénue.y> Et l'on s'étonne
que des hommes de cœur et d'intelligence, que des philo-
sophes , que des Stoïciens n'aient pas été assez aveugles pour
ne point voir ce qui crevait les yeux, assez absurdes pour
ne point mépriser des préjugés condamnés par l'expérience!
Le Stoïcisme avait depuis longtemps proclamé l'égaUté mo-
rale et naturelle des hommes. Mais il ne nous reste qu'un
mot de Zenon, tandis que les ouvrages de ses disciples de
l'empire nous fournissent la discussion la plus sérieuse et la
plus approfondie contre l'esclavage qui ait jamais paru jus-
qu'au XVIII'"'^ siècle. Sénèque, Epictète, Dion Chrysostome
Acheté par un homme d'affaires de Domitien, ce misérable devint le cordonnier
de César. Vous eussiez vu aussitôt comme Épaphrodite le caressait! — Comment
va Félicion? Je l'aime. — Ensuite si quelqu'un de nous demandait ce que faisait
Epaphrodite, on répondait qu'il était à consulter avec Félicion. » (Arr. Ent. d'Ep.,
I, chnp. 19.)
ESCLAVAGE. — SÉNÈQUE. 81
s'accordent à nous ramener à cette égalité naturelle qu'au-
cune institution ne saurait détruire. Epictète proteste contre
l'esclavage comme immoral et contraire aux éternelles lois
de Jupiter. Dion ose sonder l'origine et les titres de cette
odieuse institution.*
1° 11 fallait montrer que les maîtres ne valent pas mieux
que les esclaves , et qu'à ne regarder que ce qui fait vrai-
ment notre dignité, les esclaves sont autant et même sou-
vent plus que les maîtres. Les philosophes rappelaient donc
aux Grecs et aux Romains, que nous naissons et que nous
mourons tous également, que nous sommes tous également
sujets à la douleur, aux infirmités et aux passions, et que
par ce côté nous ne sommes que des compagnons de misère
et de servitude'. Voici un homme qui se croit quelque
chose, parce qu'il peut légalement en affranchir un autre
devant le préteur. Et il est esclave du corps, esclave de
la richesse , esclave d'un tyran , esclave de quelque vile cour-
tisane ou de quelque mignon immonde. Y a-t-il donc là de
quoi s'enorgueillir et mépriser des hommes qu'on nomme
esclaves, parce qu'on les a payés de ses deniers. — Mais
mon père et ma mère étaient inscrits comme libres sur les
registres de Rome ou d'Athènes. — Et qui t'a dit, que ton
vrai père ne soit pas un esclave, que ta mère ne soit pas
descendue jusqu'à son serviteur, ou que dans tout le cours
de ta race il ne se soit jamais glissé une goutte de sang servile
par l'adultère ou la supposition? Qu'était-ce après tout que
les pères des premières familles de Rome? Des esclaves
* Tac, Ann., XIII, 27.
i. Amis, et les esclaves aussi sont des hommes; ils ont bu le même lait que
nous, quoiqu'un mauvais destin les ait opprimés; mais si je vis, ils goûteront
bientôt l'eau de la liberté. (I, 71.) Que les os de mon maître reposent en paix !
il m'a fait homme entre les hommes. (Pétrone, I, 39.)
II. 6
85 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
fugitifs, OU pis encore, ce que je ne veux pas nommer'. Si
l'on veut parcourir la suite infinie des siècles, il n'y a point
d'homme, qui ne trouve dans sa généalogie des Grecs et des
barbares, des riches et des mendiants, des rois et des es-
claves l Une pensée revient souvent dans les écrivains de
l'empire et surtout dans Lucien , celle de l'égalité des hom-
mes dans la mort. Plus de distinction , plus d'inégalité
d'aucune sorte dans les enfers. Les riches et les grands n'y
sont comme les petits qu'un amas d'ossements affreux,
mangés par les vers. Et voilà ce qui se gonflait de tant d'or-
gueil dans le court espace de la vie! Voilà ce qui se faisait
porter glorieusement sur la tête des hommes, et ce qui les
foulait aux pieds comme de vils animaux! C'est à dessein,
que les philosophes insistaient sur notre bassesse commune,
afin d'abattre l'orgueil de l'ignorance, qui supporte impa-
tiemment l'égalité et qui crée tant de distinctions vaines,
tant de préjugés superbes, tant d'inégalités blessantes. Mais
ce n'est pas tout d'égaler les hommes dans le néant. Il faut
encore leur apprendre leur égalité dans la grandeur véri-
table , de peur qu'en se méprisant eux-mêmes , ils ne mé-
prisent aussi les autres et leurs droits les plus sacrés. Nous
sommes tous, comme l'avaient déjà dit Aratus^et Cléanthe,
de la race et de la famille de Dieu: voilà notre noblesse et le
fondement de toute vraie égalité. Sénèque ajoutait avec Val.
Maxime, que le sénat ne peut contenir tout le monde, que les
camps mêmes choisissent avec une précaution exclusive ceux
qu'ils admettent à l'honneur du danger. Mais la vertu ne dé-
1. Jménal, qui prend cet argument au rhéteur Albutius, contemporain d'Au-
guste, fait sans doute allusion par les mots «quod dicere nolo» au double sens
du mot lupa, nourrice de Romulus ou des Romains. Lupa , louve et prostituée.
Ailleurs Sénèque le rhéteur dit : Remontez à l'origine d'un noble quelconque ,
vous arriverez à un homme de néant : Quemcunque revolves nobilem , ad hu-
militatem pervenies (p. 129).
2. Sénèque répète ici un passage du Théctète de Platon, déjà cité v. I, p. 141.
^. Cilé par Saint-Paul.
ESCLAVAGE : SÉNÈQUE. 83
daigne personne. Elle invite, elle accueille tout le monde, les
esclaves comme les rois. Elle ne considère ni la naissance ni
la fortune ; elle se contente de l'homme dans sa nudité. Or,
cette vertu, qui constitue notre liberté et notre noblesse,
qu'est-ce autre chose que Dieu même, habitant comme un
hôte dans un corps mortel? Dieu descend aussi bien dans
l'àme du dernier des esclaves que dans celle du plus noble
sénateur. Sénèque, pour appuyer ces principes tous stoïques,
se complaît à citer des traits d'héroïsme et de grandeur
d'âme , qui honorent la nature humaine dans les esclaves,
«Prenez garde, dit-il, que ces exemples de vertu ne soient
d'autant plus grands et plus méritoires que tout empire
excite généralement la haine , que toute nécessité est une
chose pesante et insupportable, et qu'il faut un grand fonds
de bon naturel, pour que l'amour l'emporte dans un homme
sur la haine qu'on éprouve naturellement contre un maître...
On se trompe donc si l'on pense que la servitude descende
et pénètre dans l'homme tout entier : la meilleure partie de
l'homme échappe à l'esclavage, et lorsque le corps est au
maître, l'âme est hbre et s'appartient. C'est le corps seul
que la fortune vous livre; c'est le corps seul qu'on vend et
<Iu'on achète: l'homme intérieur ne saurait devenir une
propriété.*»
C'est une erreur de croire que ces idées soient particu-
lières à Sénèque. On peut les voir dans Val. Maxime, qui
vivait sous Auguste et sous Tibère, ou dans les rhéteurs
dont Sénèque le père nous a conservé le souvenir, et dont
les idées quelque peu déclamatoires ont passé dans Juvénal
et dans Quint ilien, comme dans notre philosophe. Mais ce
que je veux remarquer, c'est que les historiens sont pleins
*Sén., Desbienf., III, 18, 19, 20, 22, 28, 29;Consol. à Pol., 38; Lett.,
31, Ai, il, 73. — Sén., le rhét., (éd. Lcra.) p. 310.— Ouint. Inst.Or., III, 8.
— V. Max., III, ch. 3,§. 7. — Juv., Sat., VIII, 27; XIV, 15-25. — Lucien,
Pas. de la Barque; Portiaits; Ménippe. — Ait. Eot. d'Ép. , 11, 1 ; IV, 1, 4-.
84 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
de nobles exemples de vertu donnés par des esclaves. On
pourrait croire que le quatrième livre d'Appien sur la guerre
civile a été écrit pour confirmer la thèse de Sénèque: tant
l'historien nous raconte de dévouements de toutes sortes, ou
ingénieux ou sublimes! Tant la race servile montre envers
des maîtres qui n'étaient pas toujours humains, de fidélité
généreuse et d'oubli des injures*! Tacite lui-même, le fier
et dédaigneux Tacite a placé parmi les rares vertus qui si-
gnalèrent son époque, la foi obstinée des esclaves au milieu
des plus affreuses tortures^ Évidemment, on commençait à
compter pour quelque chose dans l'humanité les trois quarts
de l'espèce humaine.*
2^ Sénèque toutefois n'ose pas conclure , ou plutôt il
s'arrête à une demi-conclusion. H se contente de demander
qu'on traite les esclaves avec humanité, comme on voudrait
1. Restion fuyait et se croyait inconnu; mais il était suivi à son insu-par un
esclave qu'il avait bien traité d'abord et qu'ensuite il avait fait marquer pour
quelques fautes. Caché dans un marais, quelle ne fut pas sa terreur en voyant
paraître cet esclave devant lui! «Ne crains rien, lui dit celui-ci, je ne sens pas
autant les stigmates d'aujourd'hui que je me rappelle tes bons traitements, » et il
le fit cacher dans une caverne , où il lui apportait tous les jours la nourriture qu'il
avait pu se procurer. (App. )
2. Voyez dans Silius Italicus l'esclave de Tagus, noble espagnol qu'A=drubai
avait fait mettre en croix : l'esclave tue Asdrubal, est pris et meurt dans les plus
atroces supplices : «Ni les feux et les lames ardentes, ni les coups de verges qui
déchirent le corps , ni les mains industrieuses des bourreaux qui enfoncent la
douleur jusque dans la moelle des os, ni les flammes allumées sur les blessures
toutes vives ne se donnaient de relâche ; spectacle horrible à voir, horrible à ra-
conter! L'art de la cruauté distendait les membres du malheureux autant que le
voulait la science de la torture Pour lui, son âme demeurait inébranlable; il
surmontait les souffrances, et s'en riait comme s'il n'en eût été que simple spec-
tateur; il gourmandait et excitait les bourreaux fatigués, et demandait à grands
cris la croix où son maître avait été attachée » Silius ici peint plutôt de mémoire
que d'imagination; et ce sont les seuls vers à peu près beaux de son long et as-
sommant poëme.
* V. Max., VI, chap. 8. — .\rr. G. civ., IV, 29, 43, U. — Tac, Hist. ,
1, cbap. 2.
ESCLAVAGE : ÉPICTÈTE. 85
être traité soi-même dans leur condition. Ainsi il proclame
l'égalité morale; mais Tégalité civile, il craindrait d'y penser.'
Epictète fut plus hardi. Nourri dès l'enfance de stoïcisme et
d'esclavage , il ne se crut pas tenu à la réserve de Sénèque.
Sans craindre de paraître appeler les esclaves à la liberté ,
c'est-à-dire à la révolte, il jugea les lois humaines par les
lois divines, et condamna résolument l'iniquité séculaire ,
dont il était lui-même une des victimes. «Esclave, crie-t-il
au maître, tu ne supporteras pas ton frère? Il tire comme
toi son origine de Jupiter même; il est son fils comme toi;
il est né des mêmes semences divines. Sitôt que la fortune
t'élève un peu au-dessus des autres, tu t'ériges en tyran.
Tu ne te rappelles plus qui tu es, ni à qui tu commandes.
Tu commandes à des êtres qui sont tes frères par nature, à
des enfants de Dieu. Mais je les ai achetés, et eux, ils ne
m'ont pas acheté. Vois sur quoi tu jettes les yeux ! N'est-ce
point sur cette terre, sur ce gouffre immonde, sur ces misé-
rables lois des morts? Mais tu ne fais pas attention aux lois
de Dieu.» 11 n'y a d'esclave par les lois divines que ce qui
ne participe point à la raison; tout ce qui y participe est na-
turellement libre. «Les animaux ne sont point nés pour eux-
mêmes, mais pour servir, parce que dépourvus de raison,
ils n'occupent pas un rang principal dans la république des
hommes et des dieux. Ainsi l'âne est un esclave destiné par
la nature à porter nos fardeaux, parce qu'il n'a point en par-
tage la raison etlehbre usage de ses volontés. Que si ce don
lui eût été fait, l'âne se refuserait légitimement à notre em-
pire, et serait un être égal et semblable à nous.» Qu'ajoutent
les lois divines? C'est qu'il ne faut pas faire souffrir à autrui,
ce que nous ne voulons pas souffrir. Nous craignons et
haïssons à l'égal de la mort d'être esclaves : pourquoi voulons-
i. Tu appelles donc les esclaves au pileus (à la liberté) , s'objecte-t-il dans la
lettre 73, qui est le morceau classique sur le sujet de l'esclavage.
86 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
nous que d'autres le soient? Il est aussi injuste et contraire
à l'humanité pour un homme libre de se faire servir par des
esclaves, qu'il le serait pour un homme bien portant de se
faire servir par des malades. Épictète ajoute : « Si tu te laisses
servir par des hommes, prends garde que tu ne deviennes
par là même esclave. Car qu'y a-t-il de commun entre la
vertu et le vice, entre la liberté et la servitude»? Oui,
quoique la vertu et la liberté intérieure ne dépendent pas
absolument de notre condition, c'est un fait que la servitude
extérieure nous abat le courage et nous pervertit, en même
temps qu'elle corrompt le maître par contre-coup. La Nouvelle
Comédie tout entière n'était que la confirmation de cette
vérité d'expérience, et ce que voyait Épictète ne justifiait
que trop la Nouvelle Comédie. L'ivrognerie, la gourmandise,
la paresse, le vol, le mensonge, la fourberie, l'aversion du
bien, le goût de la malignité et l'orgueil du mal : tels étaient
généralement les vices inhérents au caractère servile. Les
esclaves en venaient même souvent à cette insouciance de
toutes choses et à cet abandon d'esprit, qu'ils s'inquiétaient
peu de se soigner quand ils tombaient malades, croyant
jouer par leur mort un excellent tour à leurs maîtres. Chose
horrible! C'était généralement les mieux doués par la nature,
qui devenaient les plus pervers. Columelle nous dit que les
esclaves qui cultivent la vigne doivent travailler enchaînés ,
parce qu'ayant plus d'esprit, ils ont par cela seul plus de
penchant à la méchanceté. Générahsez cette observation, et
vous aurez la vérité sur les tristes effets de la servitude pour
les esclaves. Voyez-en maintenant les suites pour le maître.
Non-seulement l'esclavage le rendait orgueilleux, injuste,
cruel, et lui désapprenait tout sentiment d'humanité. Mais
quels désordres dans les familles ! Le père et le fils se per-
dant avec des esclaves de l'un ou de l'autre sexe; les enfants
débauchés dans la maison, avant même de savoir ce que
ESCLAVAGE : DION CHRVSOSTOME. 87
c'est que le vice, par la complaisance ou par la corruption
de leurs serviteurs ; la mère de famille se livrant à des
esclaves, au point que la loi fut obligée de la condamner
elle-même à la servitude, quand elle descendrait cà cette
infamie : y a-t-il une plus forte condamnation de l'esclavage
que des conséquences si funestes et si scandaleuses? Le mot
d'Épictète est vrai : l'esclavage , c'est le vice et la corruption
pour la société tout entière. Ainsi tout homme est naturel-
lement libre, naturellement égal à un autre, naturellement
fait pour commander à la nature et non pour servir. Ren-
verser cette loi, c'est se rendre coupable de la corruption
d'autrui, et l'on ne le fait jamais que sous peine de se
corrompre et de se dégrader soi-même : voilà ce que dit la
raison éternelle. *
3** Mais les lois humaines tiennent un autre langage.
Celui-là est notre propriété, que nous possédons ou par
achat, ou par héritage, ou par donation. Nous pouvons en
user ou en abuser à volonté; il a cessé d'être lui-même pour
devenir notre chose; il n'est plus un homme parmi les
hommes; civilement, politiquement, moralement, il n'est
rien, il n'est pas. Que sont donc ces lois humaines, qui se
dressent ainsi orgueilleusement devant les lois divines pour
les anéantir? Elles n'ont d'autre principe et d'autre sanction
que la force, c'est-à-dire que l'iniquité, répond Dion
Chrysostome. Pour vendre, pour échanger, pour donner,
pour transmettre par héritage, il faut être légitimement
propriétaire, et jamais on ne détient un homme en légitime
propriété, puisque la force n'est jamais un droit. Il est hors
de toute vraisemblance, que les premiers esclaves le fussent
de leur consentement et de leur plein gré. Ils ne l'étaient
donc que parce qu'on les avait enlevés par piraterie ou par
* Arr. Ent. d'Ép., I, chap. 13; II, 8, 10; IV, 1; Man., g. 14. — Fiagm.
dans Stob. Flor., ch. V, g. 57, 100, 103, 109.— Dion, Disc, X.
88 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
toute autre voie violente. Un homme , né libre , on en con-
vient , ne peut déchoir de sa Uberté. Les premiers esclaves
avaient donc le droit de reprendre par tous les moyens leur
personnalité qu'on leur avait volée. Que si l'on accorde
qu'ils ne pouvaient devenir justement esclaves, les mêmes
raisons de droit valent pour leurs descendants. Toute ac-
quisition et toute possession de l'homme par l'homme est
donc foncièrement illégitime et frappée de nullité dans son
principe , puisqu'elle ne saurait reposer que sur le droit du
plus fort, négation et renversement de tout droit. C'est avec
autant de raison que de hardiesse, que Dion étendait à tous
les maîtres ce que Plante n'avait dit que du prostitueur :
« Vous ne pouvez ni acquérir , ni affranchir ni retenir en
propriété des êtres qui ne vous appartiennent pas. N'ayant
point reçu de titre légitime , vous n'en pouvez transmettre
vous-mêmes. » *
Cette remarquable discussion sur l'esclavage , la plus pro-
fonde et la plus complète qui ait paru jusqu'au XVIII""^ siècle,
prend encore un nouveau degré d'intérêt , lorsqu'on en
retrouve tous les éléments épars dans les poètes, dans les
déclamateurs, dans les écrivains de toutes sortes qui vécurent
d'Auguste à Marc-Aurèle : elle n'était. donc pas l'expression de
quelques opinions isolées , mais de l'opinion générale ,
éclairée enfin par le temps et par le Stoïcisme. Et cependant
tel est l'empire de l'habitude , telle est la force des intérêts
qu'une longue possession a consacrés, qu'il ne se rencontra
personne, ni parmi les empereurs ni parmi leurs conseillers,
pour concevoir le dessein, je ne dis pas de supprimer
brusquement une institution qui tenait à tant d'intérêts,
mais de lui faire subir une de ces modifications qui, sans
aboutir pleinement à l'équité, y acheminent. Ils se conten-
taient , tantôt de se plaindre de ces nations d'esclaves
* Dion, Chr. Disc, XIV et XV. — Piaut. Cure. , 503.
ESCLAVAGE. 89
qui remplaçaient partout , mais principalement dans les
campagnes, la population libre, tantôt de mettre quelques
limites aux abus de la brutalité ou de l'égoïsme des maîtres,
ou de faciliter les moyens d'affranchissement. En atten-
dant, ils maintenaient l'iniquité par des lois horribles, soit
contre les esclaves fugitifs , soit contre ceux qui auraient
laissé tuer leurs maîtres sciemment ou à leur insu. Tacite
nous offre un exemple de cette justice atroce. Un riche
citoyen est assassiné par un de ses esclaves qu'il avait promis
d'affranchir et qu'il n'affranchissait pas. On connaissait le
coupable et les motifs tout personnels de son crime. Mais
la loi voulait, que toute la famille^ habitant sous le toit où
le meurtre s'était commis, fut exécutée, parce qu'on la sup-
posait toujours complice de ce qu'elle n'avait pas empêché :
les esclaves étaient tenus de percer jusque dans les replis
les plus ténébreux du cœur où se trament sourdement les
conseils de la vengeance. Beaucoup de sénateurs s'émurent;
ils représentèrent qu'il était contraire à la justice, contraire
à l'humanité, contraire aux mœurs actuelles de faire périr
tant d'innocents : les malheureux étaient au nombre de six
cents. Mais les défenseurs de la sagesse des aïeux , le stoïcien
Cassius en tête, s'indignèrent de cette molle équité. «Ne
fallait-il pas contenir par la terreur tant d'ennemis domes-
tiques? Chaque maître n'en avait-il pas autant que de ser-
viteurs? La terreur était plus nécessaire aujourd'hui que
jamais , au milieu de tous ces esclaves , presque inconnus
au maître, de tous peuples et de toutes religions, la plupart
même sans religion.» Le parti de l'humanité fut vaincu.
Coupables et non coupables, hommes, femmes, enfants,
vieillards, tout devait être immolé à la sécurité des maîtres'.
1 . Le mot famitia a presque toujours le sens d'esclaves dans les auteurs de
l'empire.
2. Nous trouvons dans Pline le jeune un fait analogue : il s'agit cette fois
d'affranchis et non d'esclaves. On discutait sur les affranchis d'Afranius qui s'était
90 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Mais il fallut faire intervenir la garde impériale pour que force
restât enfin à la loi : le petit peuple s'était mutiné d'horreur
contre une telle atrocité. Ainsi cette canaille la plus vile de
l'univers au point de vue politique, mais qui, en dépit des
déclamateurs anciens et modernes, conservait tous les bons
instincts de l'homme, se montrait dans sa simple conscience
plus juste et plus humaine que la loi, que les princes, que
les sénateurs et les juristes. Elle sentait ce qu'il y a d'horrible
et de monstrueux dans ces exécutions en masse. Mais ce
qu'elle ne comprenait pas, ce qu'elle ne pouvait comprendre,
c'est que de telles horreurs fussent nécessaires à l'inviola-
bilité de l'injustice érigée en droit, et que cette nécessité
fût la condamnation la plus terrible et la plus solennelle d'une
institution, à laquelle n'osaient même pas toucher ceux qui
se font gloire de gouverner les hommes.*
Mais si la loi demeurait immobile dans sa vieille barbarie,
les mœurs ne gardaient point cette sauvage inflexibilité.
L'émotion d'une partie des sénateurs et le soulèvement du
peuple dans l'affaire que nous venons de citer sont des
signes que la loi était contraire à la moralité publique, telle
que l'avaient faite la culture de l'esprit, la philosophie et les
habitudes plus douces d'une longue paix. C'est en vain que
ceux qui jugent d'une civilisation par des traits particuliers ,
citent la cruauté de certaines femmes , l'insolence et la dureté
de certains maîtres. Sans doute , il y avait des hommes im-
pitoyables dont la maison entendait sans cesse le bruit des
verges et les cris des esclaves. Sans doute , il y avait de ces
femmes, hideusement cruelles, qui faisaient déchirer de coups
tué lui-même ou qui avait été assassiné par les gens de sa maison, soit par un
crime, soit pour obéir à ses ordres mêmes. On ne savait. « L'un, dit Pline (qui?
moi, ii]ais qu'importe?) était d'avis qu'après la question ils fussent mis en liberté ;
un autre, qu'ils fussent rélégués dans une île; un troisième, qu'ils fussent tués.»
(Liv.Vin,l. i-i.) Voilà la justice légale, une fois qu'elle est sortie du droit naturel.
* Tacite, Ann., XIV, liv. 42, 43, 44, 45.
PROGRÈS DU SENTIMENT DE l'kGALITÉ , ETC. 91
une servante par mauvaise humeur ou pour une boucle de
cheveux mal ajustée, et qui, si la loi le leur avait encore
permis, auraient continuellement répété cet affreux dialogue:
« Fais dresser une croix pour cet esclave. — Mais par quel
crime a-t-il mérité son supplice? Où est le témoin? Qui l'ac-
cuse? Ecoute, ma femme, le délai n'est jamais trop long-,
quand il s'agit de la mort* d'un homme. — hisensé! ainsi
un esclave est un homme! Soit! il n'a rien fait. Mais qu'il
soit mis en croix! je le veux, je l'ordonne: ma volonté,
voilà ma raison. » Mais ces exemples, pris la plupart dans les
poètes, aussi bien dans le léger Ovide que dans le véhément
Juvénal, y sont sévèrement réprouvés : « Que celle qui fait
votre toilette, dit Ovide, soit au moins en sûreté. Je hais la
femme qui déchire avec ses ongles le visage de ses servantes
et qui leur enfonce des aiguilles dans les bras. L'esclave
maudit cette tète qu'elle ajuste , et ne touche à ces cheveux
abhorrés qu'en pleurant, lorsque vos fureurs l'ont en-
sanglantée. » Si l'on ne citait ces faits horribles et doulou-
reux que pour flétrir l'institution d'où ils émanaient, je me
rangerais de grand cœur, même parmi ceux qui les exagèrent.
Mais si l'on prétend condamner par là toute une civilisation
et la nature humaine, j'ose affirmer, l'histoire en main,
qu'on se trompe ou qu'on ment. L'opinion publique se pro-
nonçait fortement contre les lâches cruautés des maîtres, et
Sénèque , qui n'est pas suspect de ménager ses contempo-
rains, nous apprend que ceux qui maltraitaient leurs esclaves
étaient montrés au doigt, flétris et poursuivis par le peuple
d'injures dans les rues, quand ils ne l'étaient pas à coups de
1. Tout, dans ce dialogue de Juvénal, n'a dû malheureusement être vrai que
trop de fois. Il faut en ôter pourtant le droit de vie et de mort , que Juvénal semble
laisser aux maîtres et qu'ils n'avaient plus, au moins depuis Néron, comme on le
voit dans Sénèque. (Des Bienf. , III, 22.) Depuis qu'Aupste avait menacé de sa
colère Védius Pollion , qui faisait jeter ses esclaves aux murènes , l'intervention
des empereurs avait singulièrement modifié et restreint les droits des maîtres.
92 ÉTAT MORAL ET SOCfAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
pierres. Supposons d'ailleurs que les lumières et la philosophie
soient aussi impuissantes, qu'on veut bien le dire, sur la
moralité des hommes, la position de l'esclave ne s'en serait
pas moins adoucie à cette époque , au moins dans les villes.
Je laisse de côté ce fait considérable , que beaucoup de
citoyens ne pouvaient oublier qu'ils avaient été esclaves , eux
ou leurs pères , et que , s'il y en avait qui ne se souvenaient
pas assez ou qui se souvenaient trop de leur origine, et qui,
à l'exemple de l'affranchi Pallas, ne commandaient jamais
que par des signes de tête ou par écrit, afin de ne point
communiquer même parla voix avec des êtres, objet de leurs
mépris, la masse du peuple, dont l'opinion pèse toujours
plus ou moins sur les grands et sur les riches, ne voyait
aucune différence entre la race servile et la race ingénue.
Mais chacun n'avait-il pas le plus grand intérêt à ménager
ceux qui pouvaient le dénoncer sous cette tyrannie ombra-
geuse des premiers Césars? Un geste, une parole, une
action insignifiante , telle que la vente d'une image de l'em-
pereur, pouvait vous faire condamner. Vous regardiez à vous
faire des ennemis de tous ceux qui vivaient avec vous et qui
étaient nécessairement les témoins de vos moindres actions.
Cette terreur permanente forçait à l'habitude de la modéra-
tion et de l'humanité, et cette habitude donnait une grande
prise aux philosophes, qui recommandaient de traiter les
esclaves comme des amis d'une humble condition. La misère
de ces temps n'ouvrait -elle pas d'ailleurs l'âme à la miséri-
corde et à la mansuétude? Depuis longtemps les poètes et
tous les écrivains avaient fait valoir l'argument des vicissi-
tudes humaines en faveur des malheureux et même des
esclaves. Combien d'hommes pouvaient dire les paroles que
dans Plante, un captif adresse à son maître. «Songes -y, la
fortune dispose des hommes et les afflige à son gré. J'étais
libre , je suis esclave, déchu du premier rang à la dernière
PROGRÈS DU SENTIMENT DE l'ÉGALITÉ , ETC. 93
bassesse. Je commandais , j'obéis aux ordres d'un autre.
Mais si je trouve un maître tel que je fus à l'égard de mes
gens, je n'aurai pas à craindre d'injustice, ni de comman-
dement trop dur. Hégion, j'ai voulu te donner cet avis, si
tu le permets. — Parle sans crainte. — Je fus libre aussi
bien que ton lils. L'ennemi m'a ravi, comme à lui, la liberté.
Il sert chez nous, comme je sers aujourd'hui chez toi. 11 y a
un Dieu qui voit et entend toutes nos actions : selon que tu
me traiteras ici, ce Dieu veillera sur lui dans l'Elide; le bien-
fait aura sa récompense , et le mal suivra le mal. Autant tu
regrettes ton fils, autant mon père me regrette. » On n'avait
plus guère à craindre dans la paix de l'empire ces terribles
retours de fortune, quoiqu'ils ne fussent pas tout à fait sans
exemple. Mais si l'on ne tombait plus de la hberté dans
l'esclavage , on voyait des hommes monter de l'esclavage à
la liberté et même à la puissance. Qui donc était sûr de
n'avoir pas à solliciter un jour les faveurs de celui qu'il
aurait méprisé et maltraité ? Qui pouvait jurer, qu'il n'im-
plorerait jamais la pitié d'autrui et même de ses serviteurs?
Quoi? criaient Sénèque et Musonius à leurs contemporains,
vous vous plaignez sans cesse des tyrans, et vous, n'étes-
vous pas dans vos maisons les plus superbes et les plus
cruels des tyrans? Ces raisons pressantes, auxquelles les
circonstances donnaient encore plus de poids et de force,
secondaient puissamment les doctrines si humaines du Stoï-
cisme et se faisaient vivement sentir au cœur des honnêtes
gens. Il ne faut donc pas s'étonner de voir Columelle pra-
tiquer les préceptes de Sénèque à l'égard de ses esclaves,
Plutarque s'indigner contre Caton qui vendait ses gens in-
firmes comme il se défaisait des vieilles ferrailles de sa ferme,
Marc-Aurèle rendre grâces aux dieux de n'avoir pas plus
manqué à l'égard de ses domestiques qu'à l'égard de ses
amis ou de ses parents , Pline le jeune enfin parler de
94 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
ses serviteurs avec la douceur la plus affectueuse et la plus
touchante. Quel changement dans l'esprit des anciens!
Cicéron, cet homme si humain et si sensible, se défendait
presque en rougissant de pleurer un de ses jeunes esclaves':
Pline croit se recommander à la société de son époque en
montrant au grand jour son affection et ses larmes. « Je
vois, écrit-il à un de ses amis, avec quelle facilité tu traites
tes gens , ce qui m'engage à te dire naïvement avec quelle
indulgence je traite les miens. J'ai toujours à la pensée ce mot
d'ilomère «il était pour ses esclaves un père plein de dou-
ceur » , ainsi que notre expression latine de père de famille.
Je suis accablé, écrit-il ailleurs, des maladies de mes esclaves
et de la mort qui les frappe , même les plus jeunes. Deux
choses me consolent: l'une, !a faculté de les affranchir (car
il me semble que je ne perds pas tout à fait prématurément
ceux que je perds déjà libres'; l'autre, c'est que je leur
1. «J'ai perdu le jeune Sosithée, écrit-il à Atticus; et j'ai été plus troublé de
cette perte qu'il ne convient de l'être pour des personnes de cette condition. »
Pourquoi donc? n'était-ce pas un homme? Stace pensait comme Pline : «Ce n'est
qu'un esclave (car la fortune aime à tout confondre de sa main aveugle, mais ne
peut rien sur les cœurs), ce n'est qu'un esclave sur qui tu gémis, Ursus; oui, mais
c'était un serviteur pieux et qui par son amour et sa fidélité a mérité tes larmes : il
puisait au fond de son cœur une liberté supérieure à toute noblesse titrée.
N'étouffe point tes sanglots, n'en rougis pas. C'est un homme que iu pleures, un
homme qui était tout à toi, qui se complaisait dans sa douce servitude, qui n'y
trouva jamais rien de triste et d'amer, et qui n'a pas eu d'autre maître impérieux
pour lui que lui-même.» Sylv., 1. I, II; v. 7. C'était un retour aux sentiments
naturels: car il est remarquable que la civilisation développe le mal comme le bien,
et que c'est elle qui crée la séparation orgueilleuse du maître et de l'esclave. Le
vieux Lucilius aurait-il rougi de pleurer un serviteur fidèle et aimé? J'en doute
en lisant cette inscription : «Ci-git Métrophane, qui ne fut jamais infidèle à son
maître ni nuisible à personne, Métrophane, colonne de Lucilius.» (Luc, Fragra.)
2. Même chose dans Martial : Je n'ai pas voulu qu'il descendit esclave aux
sombres bords, et je lui ai fait remise, pendant sa maladie, de tous mes droits
de maître sur lui. 11 méritait que ce présent pût le guérir. Mais il sentit, quoique
défaillant, le bien qu'il recevait, et me nomma son patron, joyeux d'aller libre à
la barque fatale. (Épigr., 1. I, 102.)
PROGRÈS DU SENTIMENT DE l'ÉGALITÉ , ETC. 95
permets de faire des espèces de testaments, que j'observe
comme s'ils étaient légitimes. Ils m'y font des recommanda-
tions et des prières à leur gré ; je m'y conforme comme si
j'y étais obligé. Ils partagent, donnent, laissent en héritage
leur pécule , pourvu que ce soit dans l'intérieur de la maison.
Car la maison est comme la république des esclaves. Mais
malgré ces consolations , je suis frappé et abattu par le même
sentiment d'humanité qui m'a induit à leur faire ces per-
missions. Et pourtant je ne voudrais pas devenir plus insen-
sible. Je n'ignore pas, que bien d'autres ne voient dans les
accidents de cette nature qu'une perte ou qu'un dommage,
et qu'ils se croient pour cela des sages et des grands hommes.
Qu'ils soient grands et sages , je ne sais ; mais je sais bien
qu'ils ne sont pas des hommes. » En lisant de pareilles lettres,
on comprend le dévouement si généreux de tant d'esclaves
pour leurs maîtres, et l'on se convainc que l'humanité (n'en
déplaise aux déclamations de nos historiens modernes) n'était
pas si étrangère aux honnêtes gens de l'antiquité. Remar-
quons-le, ce n'était plus cette humanité toute d'instinct,
telle qu'on la rencontre au milieu de la brutalité des âges
héroïques ou barbares , lorsqu'il y a encore peu de distance
du maître à l'esclave : c'était une humanité , qui avait ses
racines dans les principes du droit et de la raison , et
qui perçait au travers des préjugés, des égoïsmes et des
profondes inégalités , formés et accrus par le progrès
même de la civilisation. Entre l'une et l'autre il y a la même
différence qu'entre un sentiment confus et une idée claire-
ment et mûrement réfléchie, qu'entre l'innocence et la
vertu. C'est tout ce qu'avait pu produire la philosophie.
L'égalité civile, c'est-à-dire le rétablissement du droit naturel,
était ajournée pour longtemps encore. Acceptée comme
principe théorique par les auteurs du droit romain , elle ne
devint point l'âme de leurs décisions , et l'on croirait qu'elle
96 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
s'est glissée furtivement dans leurs œuvres, comme pour
condamner l'ancien droit qu'ils modifient et corrigent sans
cesse, mais qu'ils n'osent point abandonner.*
Mais supposez que par l'abolition de l'esclavage et par la
fusion intime des ingénus et des affranchis, de la population
conquérante et des populations conquises, Rome fût deve-
nue cette cité universelle, conçue par les Stoïciens et vantée
ensuite à l'envi par tous les philosophes : l'égaUté n'aurait
point complètement disparu de cette grande République,
tant qu'il y serait resté un vestige du Droit Quiritaire. Cette
rude et grossière législation, qui ne convenait même pas à
une cité, mais seulement à une caste dominante et tyran-
nique, ne pouvait subsister à côté de l'égalité, ni s'appliquer
à la vaste étendue de l'empire. Sans cesse amortie et tem-
pérée par le tribunat' et par l'appel au peuple, elle avait
suivi la fortune du patriciat pour lequel elle était faite, et
dont elle servait si bien les intérêts: elle s'était transformée
mitigée , affaibUe avec lui. Mais presque chassée de la cité
* Sén-, delà Col., III, 18. — Plin. 1. J. , Lett. , III, 14; V, 19; VIII, 16 ;
Pan., chap. XLII. — Tac, Ann., IV, chap. 27; XIII, 23; Ilist., I, 81;
Gerni., chap. 20, 21. — Columelle, I, chap. 12, 13; XII, 1. — Plaut., Capt.,
234.-250. — Juv., VI, 219-233, 475-485, 490-495. — Ovid. , Ait d'aimer,
III, 429-431.
1. On peut suivre assez nettement l'histoire de l'influence du tribunat sur la
constitution politique de Rome. C'est autre chose pour le droit purement civil
ou plutôt pour son application. Sur ce point, il y a une absence presque com-
plète de documents. Un des rares exemples de l'intervention des tribuns dans
les affaires qui ressortissaient d'une sorte de droit privé et tout patriarcal, grossier
et brutal comme les instincts de la nature, est celui-ci cité par Cicéron. Manlius
avait rélégué loin de lui à la campagne son fils (qui fut plus tard Manlius Tor-
quatus) à cause de son imbécillité apparente. Un tribun le cita en justice pour ce
fait et ne se désista de sa poursuite que menacé parle fils qui lui tenait le poignard
sur la gorge. Si cette anecdote est historique, elle piouverait que la majestas
patria, illimitée dans la lettre du droit, avait cependant des limites non seule-
ment dans l'affection naturelle, mais encore dans la surveillance toujours soup-
çonneuse du tribunat.
FAMILLE ROMAINE ; SA CORRUPTION, ETC. 97
et des rapports de la vie sociale , elle s'était réfugiée dans la
famille, et là, elle semblait, au moins dans la forme, sub-
sister encore tout entière avec les droits exorbitants du
pouvoir marital et du pouvoir paternel. Il fallait, sinon
qu'elle en fût complètement exterminée, au moins qu'elle y
fût assez réduite et par les mœurs et par des lois nouvelles ,
pour que le droit civil de Rome devînt sans résistance et
naturellement le droit civil de l'Empire. Or, quelle était à
Rome la constitution première de la famille , ainsi que son
état lors de l'avènement des Césars? Et d'un autre côté, quel
idéal en proposaient les Stoïciens et s'en formaient les meil-
leurs esprits?
Je ne voudrais pas ajouter une déclamation à toutes celles
qui ont paru sur ce sujet ; mais en rendant justice aux in-
stitutions primitives de Rome, je voudrais expliquer leur
décadence autrement que par le mot sitôt lâché de corrup-
tion. Rien de plus pur, de plus austère, de plus saint, et à
beaucoup d'égards de plus juste que la vieille famille patri-
cienne , consacrée par la cérémonie religieuse de la con-
farréation. La femme était liée à l'homme pour toujours;
tout était en commun pendant la vie, comme cela doit être
dans une union véritable ; à la mort du mari , la femme
avait une part d'enfant dans l'héritage du défunt. D'autre
part , jamais société ne cultiva plus religieusement ce que
Rome nommait du beau nom de piété. Le respect dominait
dans l'amour filial, comme l'autorité dans le caractère paternel ;
quant à la tendresse , il faut ignorer ou calomnier le cœur
de l'homme pour croire qu'elle ait jamais pu être exclue des
rapports du père et des enfants. Mais un terrible pouvoir
dominait ces relations naturelles : la famille tout entière était
dans la main de l'homme. Roi, prêtre, juge dans l'intérieur
de la maison , l'autorité du père n'avait d'autres hmites que
les indulgences et les faiblesses ordinaires de l'affection ou
II. 7
98 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
que la crainte de l'opinion publique. Je crois bien qu'une
partie de la force du patriciat vint de cette puissance extrême
de l'horame sur sa femme et sur ses enfants. Mais il faut
avouer que la puissance maritale fut par son excès même
une des causes les plus profondes de la corruption de la
famille romaine. Le mariage par la confarréation était la
seule de trois espèces de mariage , ce me semble , qui
unît d'une manière absolue, ou au moins par des liens
à peu près indissolubles le sort de l'homme et de la femme :
il était tombé en désuétude. Mais pourquoi ? Est-ce parce
qu'il imposait à la femme un trop rude esclavage ? On a dit,
mais on n'a point prouvé que la matrone romaine était une
esclave. Rien de plus contraire à une telle opinion que la
hauteur de ses sentiments et que sa singulière majesté. Mais
je prie qu'on fasse attention à un fait. On sait quelle était
l'influence des femmes. à Sparte et comment elles finirent
par y posséder tous les biens et toute l'autorité. Sans la loi
Voconia, le même fait se reproduisait à Rome, et toute la
fortune passait entre les mains des femmes par leur ascen-
dant sur leurs pères et sur leurs maris '. Je ne vois pas que
cette influence ait diminué sous l'empire. Ne se plaignait-
on pas, selon Tacite, que pour arriver au gouverneur
d'une province , le plus sûr moyen fût de s'adresser à sa
femme? J'ai pour moi les autorités les plus différentes,
celle des philosophes et des satiriques aussi bien que celle
des historiens. «A Rome , dit Epictète , les femmes sont
traitées de maîtresses fdominœj par les hommes. Voyant
1. J'ai vu donner cette loi Voconia, sur la foi des plaintes indiscrètes de Ci-
céron , comme une preuve de la dureté des Romains à l'égard des femmes et du
néa:it de cclles-d dans la société. C'est précisément le contraire de la vérité.
Loi toute politique et par laquelle la constitution romaine cherchait à échapper au
danger de la ploutocratie des femmes, elle ne fut jamais acceptée ni pratiquée
sincèrement , quoiqu'elle ait arrêté probablement un peu le mal par cela seul
qu'elle existait : on Téludait par les fidéi-commis.
FAMILLE romaine; SA CORRUPTION, ETC. 99
■qu'il n'y a rien de plus important pour elles que d'être cour-
tisées , elles commencent à se parer et à mettre toutes leurs
espérances dans la toilette. Il est bon de s'étudier à leur
faire sentir qu'elles ne doivent attendre de respects et d'hom-
mages que si elles se montrent pudiques et modestes. » Or,
Martial nous apprend que cet empire des femmes dont se
plaint Epictète n'était que trop réel, et qu'il était fort diffi-
cile de maintenir l'équilibre et l'égalité entre les deux époux:
«Vous me demandez, écrit-il, pourquoi je ne veux pas
épouser une riche héritière? C'est que je ne veux pas être
la femme de ma femme'. Il faut, Priscus, que la femme soit
au-dessous de son mari : sinon, il n'y a plus d'égalité entre
la femme et l'homme. » Le sentiment exprimé par ces der-
nières lignes ne naîtra jamais dans un pays où la femme est
esclave. Jugerait-on par hasard de la position de la matrone
romaine dans la famille par l'aflaire des bacchanales, où plus
de six cents empoisonneuses de haut rang furent jugées et
exécutées en des conseils de famille? Leur fidéhté et leur
dévouement à leurs maris pendant les proscriptions té-
moignent qu'au moins à l'époque qui nous occupe, elles ne
se trouvaient pas si mal de leur condition. Non; Tacite nous
apprend pourquoi le mariage par la confarréation fut aban-
donné , lors même que la royauté du mari avait été singu-
lièrement diminuée par les mœurs, par le droit prétorien,
et sans doute aussi par l'influence démocratique du tribunat.
C'est que dans la communauté, formée par ce mariage, le
gouvernement des biens dépendait absolument du mari. Les
1. Je trouve dans Plaute une idée qui est le complément de celle-ci. Un jeune
hoiame ne veut point donner sa sœur en mariage à un de ses amis qui est riche,
parce qu'ainsi, elle serait moins son égale que sa concubine. (Trin., 64-6.) Réu-
nissez les deux opinions et vous aurez, si je ne me trompe, une partie de la
pliilosophie pratique tant du mariage que de l'égalité morale qui doit y régner.
Je le répète , ce n'est point dans les pays d'esclaves que vous trouverez de pareils
sentiments.
100 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
femmes et sans doute leurs parents ne voulaient point laisser
la dot à la merci de l'homme. Cela vint au point sous Au-
guste que pour avoir un flamine de Jupiter , marié selon les
rites antiques, on fut obligé de décréter que les biens de sa
femme ne seraient plus dans son pouvoir et sous sa dépen-
dance. Considérée dans ses causes, la révolution qu'intro-
duisit dans la famille l'aversion du mariage religieux et
patricien, n'était que trop légitime. Elle abolissait ce qu'il
restait de l'empire injurieux et despotique du mari ; elle
rendait à la femme sa personnalité trop absorbée dans celle
de l'homme ; elle garantissait en partie ses droits aussi
respectables que ses devoirs. Mais les effets en furent désas-
treux. Le mariage sacré de la confarréation , ce mariage par
excellence et qui répondait par tant d'endroits à l'idéal de
l'union conjugale, était sans doute le seul qui fut indisso-
luble, au moins de la part de la femme. Lorsqu'il fut aban-
donné , il n'y eut plus qu'une union précaire , formée par
la volonté des conjoints et que leur volonté pouvait défaire.
L'égalité ne s'introduisit dans la famille que par la porte du
du désordre. Tenues pendant des siècles dans une austère
tutelle, renfermées dans leur majesté matronale comme
dans une prison, les femmes ne furent pas plutôt parvenues
à briser ou à éluder les barrières de la loi, qu'elles don-
nèrent dans une licence sans bornes , et si l'on ne considère
que les mœurs des grands de Rome, il faut avouer que
Juvénal n'a point chargé le tableau, quand il a poussé à bout
la luxure latine. D'un autre côté, les misères des guerres
civiles et la servitude politique qui les suivit, la funeste
habitude des mignons importée de Grèce et d'Asie, de faciles
plaisirs avec des filles esclaves , la fureur de la jouissance ,
l'égoïsme épicurien : tout dégoûtait les principaux citoyens
d'un mariage sérieux et de la paternité. Ajoutez que c'était
un besoin pour un grand de Rome de voir à toute heure
FAMILLE ; SON IDÉAL PHILOSOPHIQUE. 101
une foule de clients encombrer le vestibule de sa maison :
à défaut de puissance et de crédit politique , les patriciens
ou les nobles conservèrent la domination de la fortune et
régnèrent sur une multitude avide de flatteurs qui captaient
des testaments. La vanité se joignit donc à la dépravation
pour faire un état désirable de ce que les Latins nommaient
orbitas\ Il résulta de tout cela et del'énormité des fortunes
une corruption inouie. La fréquence du divorce fit du mariage
une prostitution légale; l'adultère devint une mode et fut de
bon ton ; on voulait avoir peu ou point d'enfants ; l'avorte-
ment fut fréquemment en usage ; et l'exposition ou même
le meurtre faisait justice des enfants qui avaient l'importunité
de naître. Les empereurs s'efforcèrent d'arrêter ces désordres.
Auguste tenta de restituer par ses lois la sainteté du ma-
riage et d'encourager les naissances légitimes. Tibère et
Domitien poursuivirent rigoureusement l'adultère et les
maris qui le souffraient patiemment par indifférence ou par
complicité. Mais les mœurs furent plus fortes que les lois.
Et d'ailleurs un Auguste qui avait volé Livie, quoique grosse,
à son mari et à qui sa femme servait d'entremetteuse , un
Tibère souillé des turpitudes de Caprée, un Domitien inces-
tueux et qui faisait représenter au naturel sur le théâtre
l'aventure dePasiphaé, étaient-ce des censeurs capables et
dignes de corriger les mœurs impures, dont ils donnaient
les premiers l'exemple ? *
La conscience humaine protestait cependant, et par une
réaction naturelle, les esprits droits se firent de la famille l'idée
la plus pure , la plus sévère et la plus conforme à la vérité des
1. Sénèque appelle cet état «une royauté.» Les hommes ou les femmes
riches, grâce à l'orbitas (ou célibat, ou veuvage, ou absence d'enfants), avaient
une cour d'autant plus nombreuse et complaisante que leur fortune était plus
grande.
* Den. d'Haï., Ant. R., II, 286-296. — Tac. , Ann., IV, ch. 16. — Sén.,
Des Bienf. , 1 , 9 ; III, 16. — Epie. Man. , art. 40. — Mart. , liv. VIII, ép. 12.
i02 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
choses. Miisonius ' et Plutarque s'évertuent à démontrer que
le mariage est la plus nécessaire , la plus antique , la plus
belle et la plus sainte des unions; ils rejettent, comme une
impiété, ce paradoxe que le sage est délié du devoir de se
marier. Le sage est-il donc exempt des obligations les plus
naturelles et les plus sacrées de l'homme ? Et n'est-ce pas
une obligation de laisser dans l'Etat des citoyens qui le sou-
tiennent; dans le genre humain, des êtres qui le réparent;
dans le monde , des créatures raisonnables qui contemplent
les œuvres de la sagesse éternelle, et qui perpétuent le culte
de Dieu ? Le but suprême du mariage, c'est pour l'homme
et la femme la communauté de la vie et des enfants. Ils
s'associent pour vivre ensemble, pour agir ensemble, pour
marcher ensemble à la vertu, pour engendrer ensemble,
pour nourrir et élever ensemble les fruits de leur union.
Tout doit être commun entre eux, les biens, le corps,
l'âme, les enfants, les amis et les dieux. Ils se doivent aide,
assistance et affection en toute circonstance, dans la maladie
comme dans la santé, dans l'infortune comme dans le bon-
heur. Le concub'mal était devenu par la corruption de
l'époque un état légal ; la philosophie déclare par la bouche
de Musonius qu'il n'y a de naissance légitime et agréable aux
dieux que dans le mariage. La conséquence d'une pareille
théorie paraît être l'indissolubilité du lien conjugal ; mais
nous ne trouvons cette conséquence formellement exprimée
dans aucun philosophe. Est-ce à dire qu'elle fut ignorée , et
que si les anciens ne l'admettaient pas dans leurs lois , ils ne
la regardassent point comme plus conforme au vœu de la
nature et de l'honnêteté ? En laissant de côté les vives in-
vectives de Sénèque contre le divorce, nous trouvons dans
V. Maxime et dans Tacite de quoi affirmer que plus d'un
1. .Musonius ne fait que répéter presque dans les mêmes termes un passage
du Stoïcien Antipater, qui nous a été conservé par Stobée (FI., LX, 25).
FAMILLE ; SON IDÉAL PHILOSOPHIQUE. 403
esprit concevait Tunion conjugale , comme les chrétiens la
pratiquaient. « Le divorce fut inconnu à Rome pendant 520
ans , dit V. Maxime , et le premier qui divorça encourut le
blâme universel , quoiqu'il donnât une excellente raison , la
stérilité de sa femme. C'est que dans l'opinion de nos an-
cêtres la foi conjugale doit l'emporter même sur le désir si
lésritime d'avoir des enfonts. » Le même écrivain donne en
exemple aux dames romaines l'épouse de Drusus, Antonia,
qui, dans la tleur de l'âge et de la beauté, voua une fidélité
inaltérable à la mémoire de son mari. Il va jusqu'à chercher
dans les antiquités de Rome un blâme contre les secondes
noces. «Chez nos aieux, la femme qui s'était contentée d'un
seul mariage était honorée de la couronne de la pudicité.
Ils ne tenaient pour un cœur vraiment pur , fidèle et incor-
ruptible , que celui dont les vœux et les pensées ne s'éga-
raient plus en public, hors de la chambre nuptiale où avait
été déliée et déposée la ceinture de la virginité. Quant à
l'expérience de plusieurs mariages , ils la regardaient comme
le signe d'une intempérance illégitime.» Ainsi la fidélité
conjugale ne devait jamais finir, pas même par le suprême
divorce, par celui de la mort. Voilà pourquoi la Didon de
Virgile se maudit elle-même par de terribles imprécations,
si vaincue par famour elle vient à oublier la foi jurée à son
premier mari et à violer les lois de la chasteté. «Le mari doit
emporter avec lui dans le tombeau le cœur et l'amour de
celle qu'il a possédée le premier»'. Nous retrouvons les mêmes
idées dans Tacite : seulement au lieu d'aller chercher ses
exemples dans la vieille Rome comme fait V. Maxime , il les
emprunte, comme Horace, à la Germanie. «Dans ce pays,
dit-il, les mariages sont sévères; on n'y rit point des vices,
corrompre et céder à la corruption ne s'y appelle pas élégance
1. nie meus, primus qui me sibi junxU, amores
Abstidit : ille habeat secuin servetque sepulchro (Enéide, IV, 28).
104 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
et bon ton. Mais les plus sages des tribus germaniques
sont celles où les femmes ne se marient que vierges , et où
l'on ne leur permet qu'une fois l'espoir et le vœu d'être
épouses. Ainsi les femmes ne peuvent avoir qu'un mari,
comme elles n'ont qu'un corps et qu'une âme, afin que leur
pensée ne voie rien au delà et qu'elles aiment dans leur mari
non le mari même , mais le mariage . . . Entre les époux ,
c'est à la vie et à la mort. » Vraies ou fausses historique-
ment, les assertions de Tacite et de V. Maxime ne nous
rélèvent- elles pas l'idéal , après lequel les âmes honnêtes
soupiraient par dégoût du désordre et de l'immoralité ? *
Examinons plus particulièrement les diverses relations qui
constituent la famille, pour y suivre le mouvement d'éman-
cipation, qui tendait à ramener partout l'égalité et la justice.
Peut-être quelques esprits chagrins regrettaient le temps
où la femme était la pupille de l'époux, où l'autorité mari-
tale était un empire absolu. Ce n'était pas ainsi que l'enten-
daient les Stoïciens. Pour eux, tous les êtres humains sont
égaux, parce que tous participent à la raison de Jupiter.
Or l'étincelle divine, qui luit dans l'âme de l'homme, brille
aussi dans celle de la femme. C'est ce qui constitue la dignité
de l'un et de l'autre, et leur égale capacité pour la vertu.
C'est aussi ce qui rend la femme capable d'aimer et digne
d'être aimée. Elle est la compagne, et non la servante de
l'homme. Elle ne partage pas seulement sa table et son lit
comme une concubine, elle doit partager ses intérêts, ses
travaux, ses pensées, ses tristesses et ses joies'. Certaines
fonctions, il est vrai, appartiennent au mari, et d'autres à
* Stob. , FI., LX, art. 20; LXIX , 23. — Plut., Amour nat. ; Préc. de
iiiar. — Tac. Gerni., chap. IX. — V. Max. ,11, ch. le^ gg. 2, 5, 6 ; IV, 3 ,
l 3. — Virg. , ^n., IV, 18-29. — Hor., Od. , liv. III, U, 17-24.
i. Voilà ce que disent Antipater, Musonius et Dion; or, Plutarqiie fait tenir
exactement le même langage à Porcia dans cette admirable scène que Shakespeare
s'est contenté de reproduire en la mettant en dialogue. «Je t'ai été donnée non
(
RÉCIPROCITÉ DES DEVOIRS DES ÉPOUX. 105
la femme; mais celles-ci ne sont pas d'une moindre impor-
tance. Ces fonctions donnent autant de droits qu'elles im-
posent de devoirs: elles exigent donc une règle égale pour
les deux époux. «Tu sais , dit Sénèque, qu'il y a de l'injus-
tice à demander la fidélité à ta femme , quand tu séduis
l'épouse d'autrui ; tu sais que tu ne dois pas plus avoir de
rapports avec une concubine que ta femme avec un adul-
tère*: Te conduis-tu en conséquence? Les maîtresses et les
mignons que nous entretenons , ne sont-ils point pour nos
femmes la plus sanglante injure? » Si donc l'on voulait dans
le mariage autant de sévérité qu'autrefois ; on y voulait aussi
plus d'équité. On ne disait plus comme le vieux Caton : si tu
surprends ta femme en adultère, tu as le droit de la tuer;
mais si elle t'y surprend , il ne lui est point permis de te
toucher même du bout du doigt. Le temps était passé où l'on
croyait que la femme n'avait plus rien à réclamer , quand
elle était honnêtement vêtue et que son mari lui donnait
des servantes et des suivantes, comme il convenait à sa con-
dition. On comprenait qu'on ne lui doit pas moins d'égards
et d'affection qu'on en exige d'elle, et même les moins
sévères, comme Martial, s'indignaient qu'un débauché pût
abuser des biens de sa femme. pour ses débordements. Que
pour partager seulement ta table et ton lit, fomnie une concubine, mais aussi pour
être ta compagne et de moitié dans tes bonnes et tes mauvaises fortunes, » etc.
(Vie de Brutus, ch. 14..)
1. C'est ce qu'avaient souvent répété les Comiques. «Par Castor, lisons-nous
dans Plaute , les femmes vivent sous de bien dures lois ! Pauvres malheureuses !
Comme on les sacrifie aux hommes! Car qu'un mari entretienne secrètement une
courtisane, si sa femme vient à l'apprendre, l'impunité lui est assurée. Qu'une
femme sorte de la maison, aille en ville secrètement, le mari lui fait son procès;
elle est répudiée. Pourquoi la loi n'existe-t-elle pas également pour le mari comme
pour la femme? Car une honnête femme se contente d'un seul mari ; pourquoi
un mari ne se contenterait-il pas d'une seule femme? Par Castor! si l'on punis-
sait les maris pour entretenir secrètement des maîtresses, de même qu'on répudie
les femmes qui se rendent coupables, il y aurait plus de maris sans femme qu'il
n'y a maintenant de femmes sans mari. » (Le Marchand, 796-808.)
106 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
si la chasteté est plus nécessaire et plus essentiellement
propre à la femme , la vertu ne l'impose pas moins à l'homme,
comme une obligation. C'est ce que Tacite exprime vivement
dans cet éloge de son beau-père Agricola et de Décidiana :
« Ils vécurent dans une merveilleuse intelligence , dans un
amour mutuel, chacun préférant l'autre à soi-même: égale-
ment dignes d'éloges l'un et l'autre, si ce n'est qu'il y a peut-
être plus de mérite dans l'épouse vertueuse, puisque la
mauvaise est plus coupable.» On reconnaissait deux choses,
la première qu'il y a différence, mais non pas inégalité entre
les deux sexes au point de vue moral; la seconde, que l'au-
torité du mari n'est pas un pouvoir d'empire, mais un pou-
voir de protection et d'amour, Plutarque écrivait un livre
sur les vertus des femmes et un autre sur l'amour pour
prouver que la vertu ne leur est pas plus interdite qu'aux
hommes*, et que la corruption seule, en pervertissant les
lois de la nature, a pu inventer que la femme est incapable
et indigne d'amour, parce qu'elle peut posséder la beauté
du corps , mais non point celle de l'âme. D'ailleurs n'est-ce
point l'amour, comme l'avait dit Lucrèce, qui adoucit et flé-
chit les esprits superbes et féroces des premiers hommes ?
N'est-ce point lui, qui leur inspira de protéger les enfants et
les femmes, parce qu'on doit avoir compassion de tous les fai-
bles?" Si donc la nature unit la femme à l'homme, ajoutait un
rhéteur, c'est pour qu'il ait la gloire de protéger sa faiblesse.*
1. C'était une vieille vérité déjà; Ovide l'exprime ainsi, eu réponse aux accu-
sateurs des femmes : « On me dira : pourquoi ajouter encore du venin aux vi-
pères? Cessez d"étendre à toutes les femmes les crimes de quelques-unes. . .
La vertu elle-même est femme de visage et de nom : il n'est pas étrange qu'elle
assiste et favorise le peuple de son sexe. (Art d'aimer, III, 7-24.)
2. Imbecillorum esse œquum misererier omnium.
* Slob., loc. cit. — Sén., Des Bienf., II, 18;- à Helv. , chap. 15; - à
Marc. , ch. 2-4; - de la Const., chap. I, 7. — Plut., Amour, chap. 6,7,8,11,
81. — Tac, -Agr., chap. 6. — Dion, Disc, III. — Quint., Décl. CCCXVIII.—
Lucrèce, V, 1016-1022. — Plaut., Mén., v. 713. — Mart., liv. XII, Ep. 22.
POUVOIR PATERNEL. 107
Nous voilà conduits naturellement à la troisième personne
de la famille, à l'enfant. Il fut toujours plus ou moins con-
sidéré comme la propriété du père par les législations an-
tiques et surtout par celle de Rome. On peut user et abuser
d'une propriété, l'entretenir, la détruire ou la laisser dépé-
rir, la garder, l'abandonner ou la vendre. Il était de même
permis par la loi romaine d'accepter l'enfant nouveau-né ou
de s'en défaire par la mort ou par l'exposition*. On était
autorisé à le vendre comme esclave jusqu'à trois fois; et de
la même manière que les revenus d'un domaine appartien-
nent de droit au propriétaire, tout ce que pouvait acquérir
l'enfant non émancipé (et il ne l'était que par la volonté pa-
ternelle et non par la nature) revenait légalement et sans
conteste au père de famille. La seule restriction qu'on trouve
à ce dernier droit, est celle que J. César avait faite en faveur
du Peculium castrcuse, et dont les empereurs, jusqu'à Con-
stantin, ne surent point profiter pour réduire graduellement
le pouvoir du père à ses limites naturelles. Je sais bien qu'il
ne faut point pousser les choses à l'extrême et que l'affec-
tion naturelle devait généralement corriger ce qu'il y a d'in-
justice et d'àpreté dans la loi. Mais enfin rien n'est plus con-
traire au vrai droit que ce reste étrange du patriarchat*
1. Même latitude laissée au père par la loi athénienne. Parmi les lois grecques
ou italiennes qui sont venues à notre connaissance, on n'en cite qu'une seule
qui ne reconnaisse pas un pareil droit. «C'est une loi pleine de sagesse et d'hu-
manité, dit Élien , que celle des Thébains qui ne permet à personne d'exposer
son nouveau-né ou de le jeter dans un lieu désert, sous peine de mort. (Hist.
Var., liv. II, chap. 7.)
2. C'est le droit primitif et non le droit naturel. Il n'a rien à voir avec le vrai
droit, tel qu'une cité doit le concevoir et le consacrer. Il n'appartient qu'à des
sauvages, semblables aux Cyclopes d'Homère : «Les Cyclopes ne tiennent pas de
conseil en commun ; on ne rend point chez eux la justice. Ils demeurent en des
cavernes profondes, sur le sommet de hautes montagnes; là chacun donne des lois
à sa femme et à ses enfants, se mettant peu en peine les uns des autres. » Que ce
droit ait existé, même comme simple lettre, dans uns société constituée ou dans
une cité, c'est une des plus curieuses anomalies de l'histoire.
108 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
dans les lois positives de la cité, quoiqu'il ait trouvé des
admirateurs parmi les historiens. Denis d'Halycarnasso qui
loue beaucoup Rome au détriment de son pays, avance que
cette dépendance extrême des enfants produisit une mer-
veilleuse piété filiale parmi les Romains , tandis que le père
et les fils étaient souvent chez les Grecs, comme des étran-
gers les uns pour les autres. Je n'en crois rien et j'oppose
à son assertion ce mot terrible de Velleius Patercule: «On
vit, à l'époque des proscriptions, beaucoup de fidélité dans
les femmes , assez dans les affranchis , un peu dans les es-
claves, et point dans les fils: Tant les mortels supportent
difficilement l'ajournement de leurs espérances! » Car si les
fils livraient leurs pères aux limiers des triumvirs, ce n'était
pas seulement parce qu'ils convoitaient leur fortune , mais
parce qu'en devenant eux-mêmes chefs de famille, ils ren-
traient en possession de tous les droits de leur personnalité,
droits que l'affection paternelle pouvait jusqu'à un certain
point leur laisser , mais que la loi leur déniait. Quoi qu'il en
soit , ni les Grecs ni les Romains de l'époque impériale n'en-
tendaient rien aux droits ilhmités du père , et si les juris-
consultes revendiquent encore avec orgueil le Pouvoir pa-
ternel comme une chose toute romaine, ils sont fatalement
entraînés par l'esprit de leur temps à l'application de prin-
cipes tout opposés. Quant aux philosophes. Grecs de nais-
sance ou d'éducation, à peine semblent-ils connaître ce
droit si monstrueux , et peut-être serait-il difficile d'en ren-
contrer chez eux une formelle réprobation.
En revanche ils attaquent avec énergie les crimes qui en
étaient la triste conséquence. Musonius s'élevait contre ces
parents , qui pour laisser plus de bien à leur premiers-nés
tuaient ou faisaient exposer les autres enfants qui leur nais-
saient, quand ils n'avaient point su en prévenir la venue par
l'avorteraent. Quoi! disait Epictète aux sectateurs d'Épicure,
INFANTICIDE. 109
les brebis si stupides et les loups si cruels nourriront leurs
petits avec sollicitude , et l'homme qui n'a ni l'imbécillité de
la brebis ni la férocité du loup, l'homme, cet animal socia-
ble par excellence , abandonnera ses enfants pour échapper
aux soins et aux ennuis de la paternité ! C'est une injustice
et un crime, ajoutait Sénèque, de donner le jour à des êtres
pour les exposer et les abandonner à la douteuse charité du
public. Les historiens , les poètes , les rhéteurs unissent leur
voix à celle des philosophes pour flétrir dans leurs contem-
porains cet oubh et cette aversion étrange des plus simples
devoirs de la nature. « En Germanie , dit Tacite , on tient
pour un acte infâme et horrible de limiter le nombre de
ses enfants, ou de faire périr ceux qui viennent au monde,
et les bonnes mœurs ont là plus d'empire qu'ailleurs les
bonnes lois.» Il me paraît hors de doute, qu'à Rotne comme en
Grèce, on aurait poursuivi le père qui eût tué son nouveau-
né. Mais il n'en était pas ainsi pour l'infanticide par l'exposi-
tion ou par l'avortement. Les lois et la justice laissaient à
la morale et à la conscience de chacun le soin de prévenir
ces crimes , sans s'inquiéter elles-mêmes de les punir ou de
les réprimer. Ne confondons point la conscience publique
avec les lois ni même avec les mœurs. Les lois n'ont jamais
été la mesure de la moralité d'un peuple, et, d'autre part,
ce qu'on blâme dans les autres , on le fait souvent ou par
misère ou par mauvaise honte, ou même par fausse pru-
dence. J'ose affirmer que même dans les plus mauvais temps
de l'empire l'avortement' ne fut jamais autorisé par la con-
science publique, quoique la coutume en fut assez répandue;
et vous voyez le frivole auteur de l'Art d'aimer, le réprouver
et le maudire aussi bien que Tacite ou que Juvénal. «La pre-
i. Hippocrate, dans le serment des médecins, leur fai! jurer qu'ils n'aideront
jamais d'une manière ou d'une aulre le crime de l'avortement, parce que la justice
doit les accompagner dans toutCMeurs relations avec les malades.
110 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
mièrequi détruisit son tendre fruit, méritait de mourir dans
son œuvre infâme. Si cet usage eût été celui des premières
mères, l'espèce humaine eût à jamais disparu par leur crime?
Pourquoi donc allez -vous fouiller vos entrailles avec des
traits mortels? Pourquoi donner des poisons à des êtres qui
ne sont pas encore nés ? C'est sans doute afin que votre sein
ne soit point déformé par des rides précoces.» Sans aller
s'enquérir, comme Aristote, si le fœtus avait déjà ou non
forme d'homme , Musonius taxait d'impiété les pères qui li-
mitent leur famille, et cela (chose horrible!) sans y être
poussés par l'indigence et par les nécessités de la misère.
« N'est-ce pas transgresser la volonté des législateurs divins
et des hommes amis des dieux? N'est-ce pas pécher contre
les dieux paternels et contre Jupiter ïlomognios'? Comme
celui qui est' injuste envers ses hôtes ou envers ses amis
outrage Jupiter Xenios ou Philios: de même celui qui nuit
à sa propre race , est impie envers les dieux paternels et
envers Jupiter, surveillant sévère de toutes les fautes qui
sont commises contre la famille.... Quelheau spectacle que
celui d'un père ou d'une mère entourée de nombreux en-
fants! Il n'y a point de procession solennelle en l'honneur des
dieux, il n'y a point de danse sacrée, qui présente un spec-
tacle aussi divin qu'un chœur nombreux d'enfants se pres-
sant avec amour et avec respect autour de leurs parents.»
Quant à l'exposition des enfants, la réprobation en est aussi
générale, que la pratique en était commune. «On n'est pas
seulement assassin, disait un jurisconsulte, lorsqu'on étouffe
l'enfant nouveau-né, mais encore lorsqu'on l'abandonne et
qu'on lui refusela nourriture, lorsqu'on l'expose dans un lieu
public pour attirer sur lui la compassion qu'on n'a point soi-
même, malgré la vuix de la nature et de la conscience.» Qu'est-
ce donc que le droit d'exposer ses enfants , sinon le droit
1. Protecteur de la famille.
EXPOSITION DES ENFANTS. Hl
horrible de les tuer? Peut-être même l'exposition était-elle
plus cruelle que le meurtre , par les affreuses conséquences
morales qu'elle entraînait. Or les Grecs et les Romains ne
pouvaient les ignorer; car ils entendaient souvent au théâtre
des dialogues étranges et terribles, comme celui-ci par
exemple entre une femme et son mari. « Au lieu de
faire tuer ma fille, je l'ai fait exposer. — Le beau chef-
(rœu\Te de prévoyance! à quoi as-tu pensé ? Voyons. Tu as
tout bonnement hvré ta fille à cette vieille , pour qu'elle vé-
cût dans la débauche ou qu'on la vendît publiquement. Voici
ton raisonnement: tout ce qu'on voudra, pourvu qu'elle
vive.» Les déclamateurs représentaient vivement le danger
et l'immorahté de cette barbare coutume de l'exposition.
Es offraient à leurs auditeurs le tableau d'enfants mutilés
pour capter la pitié publique et pour enrichir un misérable
qui spéculait sur leurs misères. Et le plus coupable, disaient-
ils, celui qu'il faudrait accuser au nom de l'Etat, ce n'est pas
cet infâme : c'est le père qui, en exposant son enfant, l'a
dévoué à la mort , à l'infamie , ou à la mendicité. N'est-ce
point le crime des parents dénaturés , qui fournit leurs vic-
times aux lieux de prostitution, aux ergastules, aux jeux
sanglants du cirque? Oui, quoique la fortune veille souvent
sur les enfants abandonnés et s'amuse à faire de ses coups,
selon le mot de Juvénal, en les élevant aux plus hautes posi-
tions , le moindre mal qui puisse en général leur arriver
est l'esclavage. Un père, une mère, ajoutaient les déclama-
teurs, en être réduits à se dire: Donnons à cet infortuné:
peut-être est-ce mon lils ou ma fille'! — Et les chrétiens
1. La controverse ou déclamation judiciaire, d'où je tire ces détails, était très-
souvent traitée dans les écoles des rhéteurs grecs (apud grœcos celebris), comme
r.ous l'apprend Sénèque le père. Le sujet en est extrêmement curieux. Un misé-
ralile ramasse des enfants abandonnés et les mutile pour en faire des mendiants ,
capables d'émouvoir la charité publique. Quelques-uns des traits de style, cités
pa:' Sénèque, sont remarquables. «Quel est donc le crime de cet infortuné? il a
112 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
ajoutèrent bientôt: Un père, en sortant d'un mauvais lieu,
se dire sans remords et sans effroi : cette jeune fille ou ce
jeune garçon que j'ai souillé , cette triste victime de la lu-
bricité publique est peut-être mon enfant! — Rien n'arrêta
ce désordre dans l'antiquité. La misère des basses classes, le
luxe et l'égoïsme des riches ne firent que le propager et
l'étendre. Le mal devint si grand , que pour le diminuer, au
moins parmi les pauvres , Trajan , Adrien et les Antonins
firent inscrire des milliers d'enfants sur les registres des
distributions publiques de vivres.*
Voilà ce qui émut les hommes sérieux et ce (pi les fit ré-
fléchir sur les devoirs des parents. Aussi trouvons-nous dans
les philosophes des discussions non-seulement sur le devoir
impérieux de nourrir et d'élever tous ceux qu'on a mis au
monde, mais encore sur le devoir imposé aux mères par la
nature d'allaiter elles-mêmes leurs enfants, et Favorinus a
devancé sur ce sujet tous les raisonnements de Rousseau. *
En général , au heu de ce terrible pouvoir dont les historiens
du droit romain nous parlent tant , nous ne hsons guère
eu le malheur de naître Malheureux, si vous faites l'aumône à votre enfanti
Jlalheureux, si vous la lui refusez ! Ces misérable;» errent autour des maisons
de leurs parents qu'ils ne connaissent pas, et peut-être que plus d'un n'obtient
pas de son père sa chétive nourriture Malheureux ceux qui demandent ainsi.'
Plus malheureux encore ceux à qui ils demandent! Si mon fils vivait, se dit peut-
être un passant, il pourrait être semblable à cet infortuné! N'est-ce pas mon fils
à qui je refuse dédaigneusement l'aumône? Un autre se dit : Mon enfant a peut-
être rencontré un maître aussi barbare Ah! ce n'est pas ce bourreau qu'il
faut accuser : les parents de ces enfants leur ont fait encore plus de mal que lui. . .
Si quelqu'un est coupable envers la société, c'est celui qui a rejeté loin de lui
ces infortunés qu'il devait nourrir, » etc.
* Slûb., FI., LXXV, 15; LXXXI, 21. — Arr. Ent. d'Ép. , I, chap. 23. —
Sén., Rh. Contr., V. — Paul, Sent., II, tit. 24. — Tac, Germ., chap. 19.—
Ûvid., Am., liv. II, ch. U.— Ter., Heauton. .. III, se. V.
1. C'est aussi ce que paraît désirer Tacite. Il cite donc en exemple aux dames
romaines les femmes de la Germanie, qui n'avaient point recours à des nourrices,
mais qui nourrissaient leurs enfants de leur propre sein. On verra plus bas le
morceau de Favorinus, quand il s'agira de la vertu de la femme.
DROIT DE VIE ET DE MORT. i 13
dans les écrivains de l'époque qui nous occupe, que les
obligations sacrées du père et de la mère ; et si je n'avais
surtout en vue de rechercher pour le moment ce qui se
rapporte à l'émancipation des victimes du vieux droit, je pour-
rais citer de Quintilien , de Pline, de Tacite et de Juvénal
les plus belles pages sur la nécessité et l'importance de l'édu-
cation de famille , sur l'inconvénient et la faute de confier
ses enfants à des esclaves, sur le respect qu'on doit à l'inno-
cence de leur bas âge et de leur jeunesse, sur la douceur
et la bonté qu'il faut toujours montrer à leur égard, et qui
ne permettent pas d'employer les coups et les mauvais traite-
ments pour les dresser comme de vils animaux. Mais l'intérêt
de ces questions ne doit point me détourner de mon objet;
et puisque c'est principalement par le droit que Rome a
joué un si grand rôle dans la civilisation de l'Occident , je ne
poursuivrai d'abord ici que les idées qui ont si heureusement
modifié le droit, et qui auraient pu le modifier bien davantage,
si elles avaient été rigoureusement et hardiment appliquées.
Outre la Hberté d'accepter l'enfant venu au monde ou
de s'en défaire, le pouvoir paternel impliquait le droit de
juger et même de condamner à mort ses enfants , celui de
les déshériter et enfin celui de les renier. Le premier de ces
droits subsistait encore dans la législation romaine ; mais il
était effacé des mœurs publiques. Auguste assiste comme
témoin et comme juge dans un conseil de famille , qu'un
père avait réuni pour décider du sort de son fils coupable
de projets de parricide. Sous Néron, une dame romaine,
soupçonnée de superstitions étrangères, est renvoyée au
jugement d'un conseil de famille, qui l'absout. Donc, ni le
pouvoir juridique du mari, ni celui du père n'avaient encore
complètement disparu, comme le prouvent ces deux faits,
les derniers que présentent les historiens, au moins à ma
connaissance. Mais les lois étaient ici en arrière des mœurs
II. 8
114 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
et des idées. Sous Auguste , un père ayant fait frapper son
fils de verges jusqu'à la mort, le petit peuple s'émut; il
poursuivit le coupable dans la rue à coups de poinçons, et
peu s'en fallut qu'il n'en fît justice malgré l'intercession de
l'empereur. Le temps des Brutus et des Manlius était donc
passé , et malgré leur idolâtrie pour les vieux souvenirs de
Rome, les historiens eux-mêmes ne citent qu'avec une
admiration mêlée d'horreur les actes d'un patriotisme dé-
naturé. Mais on réprouvait les faits sans en supprimer léga-
lement le principe. On ne faisait pas attention qu'aucune
société véritable ne saurait admettre de justice privée, etchose
étrange ! un déclamateur vit plus juste sur ce point que les
empereurs, que les liistoriens et que les jurisconsultes, lors-
qu'il posait cette règle incontestable , que tout crime doit
être soumis à des tribunaux constitués et publics, et non à
un tribunal de famille. Il faut le dire : ce qui nous explique
l'indifférence presque générale pour une chose aussi mon-
strueuse tant dans l'ordre civil que dans l'ordre de la
nature, c'est que le droit de vie et de mort n'appartenait plus
au père que dans les livres ou dans les déclamations des
rhéteurs. Un citoyen, ayant tué son fils, Adrien ne s'in-
quiéta guère s'il en avait civilement le droit; il le fit réléguer
dans une île avec ces remarquables paroles : Le pouvoir
paternel consiste dans l'amour et non dans l'atrocité. Que
devenait l'antique royauté du chef de famille?*
Elle ne paraît plus que dans le droit de déshériter et de
renier ses enfants. Or, sans attaquer de front ce droit réel
ou prétendu, de nouveaux principes se faisaient jour par-
tout. Nerva et Trajan venaient de dégrever de l'impôt du
vingtième les successions suivantes : 1° celle qui passe des
parents aux enfants et des enfants aux parents ; 2° celle qui
* Sén. le Rh. , p. 205. — Tac, An. XIII, 32. — Dig. , I. XLVIII, t. 9. —
Sén. le Ph., Clém. , I, ch. 14, 15.
DROIT DE SUCCESSION. 115
va des aïeux à leurs descendants et réciproquement; 3" celle
des frères et des sœurs. C'était reconnaître implicitement le
principe naturel des successions, et Pline félicite les em-
pereurs de s'être conformés au droit de la nature; car selon
lui, les héritiers, précédemment cités, ont des droits absolus
et antérieurs à toute institution civile, par le sang, par la
gentilité, par la communauté du culte domestique. Ils ne
doivent jamais regarder les biens qui leur reviennent ainsi
par la mort de leurs parents ou de leurs proches, comme
des biens étrangers qu'ils peuvent seulement espérer, mais
comme quelque chose qui leur appartient naturellement en
propre, dont ils ont toujours été en possession, et qu'à leur
tour ils transmettront à leurs plus proches parents. C'est le
même principe que Tacite va rechercher et admire chez les
Germains. «Chez ces peuples, dit-il, chacun a pour héritiers
et pour successeurs ses propres enfants, et l'on n'y voit point
de testaments» , qui violent cette loi naturelle. Est-il permis
de voir dans ces idées et dans les changements qu'elles
apportèrent au droit romain , une influence directe ou indi-
recte du christianisme, comme cela a été insinué? Mais pour
ne pas remonter plus haut,V. Maxime, qui écrivait sous Auguste
et sous Tibère, parle comme Pline et comme Tacite. 11 nous
cite plusieurs testaments cassés sous la république et sous
Auguste, parce que les enfants y étaient déshérités. M. Annéius,
adopté dans une autre famille, avait été oubhé dans le testament
de son père : le testament fut annulé, quoique les héritiers
eussent la protection de Pompée, l'un des signataires. «Ainsi
le hen le plus étroit entre les hommes, le Hen du sang, pré-
valut sur la volonté d'un père ^ et sur l'autorité de l'homme
le plus considérable de l'État. » C. Tettius avait déshérité
1. Qui même ne l'était plus civilement: car un enfant ne peut avoir deux
pères, ni naturellement, ni selon la loi toute civile et politique de l'adoption, telle
qu'elle était pratiquée en général chez les anciens.
H6 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN,
formellement son fils : Auguste mit le fils en possession de
l'héritage, «parce que Tettius n'avait pu abdiquer qu'avec
une souveraine injustice le titre de père à l'égard d'un fils
légitime. » Enfin , pour ne pas multiplier à satiété les exemples,
Auguste cassa le testament de Septicia qui, par haine pour
ses enfants, s'était mariée vieille à un vieillard. «Ce n'était
que par un aveuglement de la passion , que Septicia avait
confondu et renversé l'ordre naturel des testaments.» Je suis
donc autorisé à poursuivre les idées de Pline, comme partant
uniquement de l'état des mœurs et des esprits. Toute loi
civile ou politique , qui rompt les Hens de la parenté natu-
relle, lui paraît mauvaise et pleine d'injustice; par exemple
la loi sur l'adoption, qui brisait toute relation de famille entre
l'enfant adopté et son véritable père , ou la loi sur le droit
de cité, qui rendait étrangers les uns aux autres les
membres de la même famille, lorsqu'ils n'avaient pas obtenu
ensemble le titre de citoyens. Rien ne peut légitimement
effacer le droit du sang {jus cognationisj , parce qu'il est
d'institution naturelle. Si Pline eût appliqué formellement
ces principes aux dernières volontés souvent si déraison-
nables des mourants, s'il y eût ajouté que les enfants doivent
être traités, autant que possible, sur le pied de l'égalité, nous ne
voyons pas ce qu'il eût laissé à faire aux jurisconsultes pour
les idées générales qui dominent la matière des successions.*
Je pourrais me taire sur le pouvoir qu'on laissa aux pères
dans toute l'antiquité, de renier leurs enfants, de leur
retirer leur nom et de les exclure complètement des droits
de la famille. Mais cette question de la famille chez les an-
ciens et celle de la formation du droit romain ont été telle-
ment obscurcies et brouillées par des préoccupations qui y
sont étrangères, que je ne crois pas inutile d'insister encore.
* Pline le J., Paiiég. , ch. 37, 38, 39. — Tac., Germ., ch. 20. — V. Max.,
Y,cli. 9, Il 2, 3; VIl,ch. 7, gg. 2, 3, 4.
LIBERTÉ DES ENFANTS. 117
Je ne craindrai pas de me servir beaucoup des rhéteurs ,
non qu'ils attaquassent sérieusement le pouvoir paternel;
mais dés le siècle d'Auguste , ils en firent le sujet de leurs
déclamations , et , lorsqu'on fait réflexion que c'est dans leurs
écoles que s'achevait non-seulement l'éducation de la jeu-
nesse , mais encore celle des hommes faits , déjà magistrats,
juges, jurisconsultes, orateurs ou écrivains en renom, on
peut croire que toutes les paroles qu'ils ont débitées n'ont
pas été perdues pour le droit et pour la philosophie pratique.
Or, rien n'est plus contraire que les idées qu'ils expriment
aux principes de la loi ancienne , et même les sujets de leurs
déclamations, quelque absurdes qu'ils nous paraissent,
étaient une sorte de protestation contre l'étendue étrange
qu'on avait donnée ou laissé prendre à la puissance pater-
nelle. Tantôt un père renie son fils , parce que celui-ci ne
consent pas à tuer sa mère ou ses frères; tantôt, parce
qu'il ne veut point lui laisser le prix de la valeur; tantôt, parce
qu'il refuse de cesser d'être son fils en entrant dans une
autre famille par l'adoption; tantôt, parce que, fils adoptif, il
n'oubhe point les devoirs du sang et fournit des secours et
des aliments à l'auteur de ses jours; tantôt enfin, parce qu'il
se marie contre la volonté paternelle ou qu'il ne répudie
point une femme aimée, au gré d'une exigence capricieuse
et tyrannique. Est-ce donc que le pouvoir et les droits d'un
père sont illimités? Celui qui réclame pour lui la piété fihale,
peut-il commander l'impiété envers une mère ? Qui a jamais
douté que les enfants ne relèvent la plupart du temps que
de leur propre pouvoir et de leur volonté? Et s'il leur est
quelquefois permis de faire , malgré la volonté paternelle ,
ce qui d'ailleurs ne mérite ni blâme ni reproche , n'est-ce
point surtout, lorsqu'il s'agit d'amour ou de mariage, que cette
liberté doit exister? Qui a jamais haï, aimé par le cœur
d'autrui ? Le pouvoir d'un père ne s'étend point jusqu'aux
dl8 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
sentiments qui, de leur nature, sont indépendants et tous
spontanés?*
Mais peut-il donc s'étendre jusqu'à la conscience? Je trouve
sur ce point une remarquable discussion du philosophe
romain Musonius Piufus , qui mérita d'être chassé de Rome
par Néron , parce qu'il formait, nous dit Tacite, la jeunesse
à la vertu. Le fils doit être, selon lui, le premier serviteur
et le premier esclave de son père; mais serait-ce réellement
obéir que de faire tout ce qu'il commande? Et peut-il
ordonner à son fils de renoncer à la philosophie et à la
vertu? «Examinons, dit Musonius, ce que c'est que l'obéis-
sance et la désobéissance. Ton père est malade, il te demande
du vin ou une nourriture qui doit empirer son mal : si tu
refuses de lui donner ce qu'il demande , lui désobéis-tu ? Je
ne le crois pas. Tu lui désobéis moins encore , s'il t'ordonne
de voler ou de nier un dépôt et que tu refuses. Je connais
un père si pervers et si dénaturé qu'il a vendu la jeunesse
et la beauté de son fils. Si le fils ainsi vendu , lorsque son
père l'envoyait à la honte, n'eût point consenti à ce marché
infâme, dirions-nous qu'il manquait à l'obéissance et à la
piété filiale, ou ne dirions- nous pas plutôt qu'il se serait
montré sage et vertueux ? Tout fils qui fuit le mal et qui
fait le bien obéit par cela même à ses parents. Comment?
C'est que tous les parents ont ou doivent avoir une affection
naturelle pour leurs enfants , et que cette affection leur fait
vouloir que leurs enfants fassent ce qu'il faut et ce qui est
utUe. Celui donc qui fait ce qui est convenable et bon, même
sans leur ordre ou contre leur ordre, fait ce qu'ils veulent
en tant que parents, c'est-à-dire ce qu'ils doivent vouloir. »
Ainsi, loin de leur désobéir et de violer la piété filiale, le
fils qui n'exécute point leurs ordres mauvais et coupables,
accomplit par cela même leur vraie volonté et satisfait aux
* Sén le Rh. , p. 79, 116, 117, 131. —Quint., Déd. CCLVI, CCCVII.
LIBERTÉ DES ENFANTS. U9
désirs les plus intimes et les plus profonds de leur cœur.
Après ce raisonnement en apparence paradoxal, quoiqu'il
réponde si bien, je ne dis pas seulement à la vérité absolue,
mais à ce qu'il y a de plus pur et de plus vrai dans l'affection
paternelle ou maternelle, Musonius ajoute une considération
que l'on pourrait croire empruntée à un apologiste chrétien,
si l'on ne savait qu'elle appartenait déjà à Socrate et qu'elle fut
transmise aux Stoïciens par les Cyniques. «Ton père, dit-il,
en te défendant de te livrer à la philosophie, te défend ce
qui est bien ; mais le père commun des hommes et des dieux
t'y invite et te le commande .... En obéissant à ton père,
tu n'obéis qu'à un homme mortel; en philosophant, tu obéis
à Dieu : le choix est-il donc si difficile? Et peut-on hésiter? »
Ce n'est pas la nature seule qui émancipe le fils arrivé à
l'âge de raison; la vertu elle-même exige impérieusement
qu'il ait une personnalité distincte et indépendante de celle
de ses parents, parce qu'il ne peut être vertueux qu'autant
qu'il ne dépend que de sa conscience. Qu'est-ce que la majesté
paternelle opposée à la majesté de Dieu? Et le père est-il
raisonnable, est-il dans son droit, ou ne viole-t-il pas plutôt
tous ses devoirs, lorsqu'il abjure l'affection paternelle ou sans
cause ou pour des causes qui ne sauraient être approuvées
par Dieu et par la vertu? De plus, le bon sens se demandait,
même dans les déclamations des rhéteurs, s'il était utile
pour la société, s'il était juste, qu'un père ptàt renier son fils
et, par suite, le déshériter. C'est une loi mauvaise au point de
vue social et politique , que celle qui permet aux parents
de jeter dans la société des êtres sans nom , sans famille ,
sans ressources, quand ils ont été élevés dans la fortune et
la mollesse. N'est-ce point les condamner au déshonneur et
à la nécessité de mal faire ? Il n'y a que des patriciens et des
nobles , gâtés par la richesse et par l'orgueil , qui aient in-
venté une loi pareille et qui en usent. «Je te renie : ce mot
120 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
n'est pas d'un père, ce mot n'est pas de mon père. Laissons
cela aux riches. On dit que, parmi leurs vices, est celui de ne
pas aimer leurs enfants. » Un père ne peut cesser de l'être:
c'est la doctrine d'Epictète. Les liaisons formées par la volonté,
sont dissoutes par la volonté. Mais les relations naturelles
ne dépendent point de nos caprices. Elles sont fondées par
la nature ; la nature seule peut donc les faire cesser. Tant
qu'elles subsistent naturellement, l'homme qui s'en dégage
se déprave , et manque au devoir et à la justice éternelle.*
Ce n'est pas tout : à force de remuer dans leurs supposi-
tions étranges tous les excès où pouvait donner le pouvoir
paternel , les rhéteurs en vinrent à comprendre qu'il était
non-seulement une violation des lois delà nature à l'égard de
l'enfant, mais encore l'anéantissement des droits de la mère.
Cet enfant, dont le père disposait souverainement, n'était-il
pas aussi celui de sa femme? Je ne dis pas le tuer, l'exposer
ou le vendre, mais le déshériter, le renier, le chasser de
la maison, ou le faire simplement passer dans une autre
famille, n'était-ce pas blesser profondément le cœur de la
mère? N'avait-elle pas, elle aussi, des droits à son enfant
et sur son enfant ? La loi romaine ne voyait qu'une seule
personne et qu'un seul intérêt dans la famille : elle en ré-
duisait tous les droits à un seul droit, si l'on peut appeler
de ce nom la volonté d'un homme , sujet à l'erreur, à l'hu-
meur , au caprice et à la passion. Elle prêtait par là aux
suppositions qui nous étonnent le plus dans les déclamateurs,
à celle d'un père qui tue l'un de ses fils pour sauver l'autre
sur les conseils d'un devin , ou à celle d'un jaloux qui fait
périr son fils dans les tortures et en secret pour lui arracher
l'aveu d'un inceste. De là ces déclamations où le beau rôle
appartient nécessairement à la mère. Eh-bien! dit un rhéteur
au nom de toutes les femmes , que notre sexe plus faible
* Stob., Fl., LXXV, 51. — Quint., Décl. CCVII. — Sén. le Rh., p. 170,174.
DROITS DE l'affection MATERNELLE , ETC. 121
VOUS le cède, quand il s'agit de diriger l'esprit de nos enfants
communs ou de décider de leur carrière , de leur mariage,
et de tous les actes de cette sorte ! Mais serait-ce donc un
partage inique et exorbitant, si nos enfants étaient à nous
comme à vous, lorsqu'ils sont malades? S'il vous reste encore
quelque pudeur, désistez-vous alors de votre pouvoir, et cédez
à la mère : c'est à elle qu'appartient la place le plus près de
leur lit de douleur. Puis il ajoutait : Ne peut-on voir l'esprit
de cet homme et le malheur de sa triste épouse dans ce seul
fait, qu'il refuse de lui rendre compte du sort et de la vie
de leurs enfants communs? Quoi donc! la femme ne pos-
sédera-t-elle que par la douleur ces enfants qui ont tiré de
ses entrailles la plus grande partie de leur sang et de leur
vie? Elle ne partagera que leurs souffrances et leurs gémis-
sements. Exclue de tous les conseils, où l'on ordonne de
leur jeunesse , où l'on dispose de leur sort , écartée comme
une étrangère de tout ce qui les intéresse, elle ne sentira
qu'ils lui appartiennent autant qu'à son mari que par ses
regrets et par ses larmes? Grands dieux! s'il était permis
d'estimer auquel des parents les enfants doivent le plus ,
l'affection la plus forte et la plus ancienne n'aurait-elle pas
raison de revendiquer pour elle tout le pouvoir et tous les
droits? Vous ne commencez à être pères que lorsque vos
enfants font le plaisir de vos yeux. Nous femmes , nous
sommes mères déjà depuis longtemps par le sentiment et
par la douleur. — Puis après ces vives réclamations venaient
la satire de l'homme et le panégyrique de la femme. Que de
choses le père se permet contre ses enfants uniquement
pour montrer qu'il le peut! Presque toutes ses fautes ne
sont que des abus du pouvoir paternel qui veut faire montre
de lui-même. Sotte manière de gravité ! La mort d'un fils
ou d'une fille n'a point pour lui de larmes , et ce qui dépasse
toute mesure d'insensibilité et de barbare folie, il cherche
122 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
jusque dans le plus grand malheur une matière de gloire et
de vanité. La mère n'a point de ces férocités d'orgueil : elle
aime ses enfants non pour elle , mais pour eux-mêmes :
leur laideur, leurs défauts n'affaiblissent point sa tendresse;
leur beauté, leur esprit, leurs qualités ne sauraient l'aug-
menter. Elle a même un faible et une prédilection pour
ceux qui sont débiles et disgraciés de la nature. Rien ne la
dégoûte et ne la rebute; rien ne décourage et n'étonne le
dévouement de son affection. C'est elle qui reçoit les premières
plaintes de son enfant et ses premiers sourires mêlés de
larmes ; c'est elle qui recueille et qui entend les murmures
de sa première voix. Elle l'assiste dans ses maladies , dans
ses langueurs ; mort, elle le pleure éternellement sans rougir
de sa faiblesse.- — Je ne voudrais pas trop accorder aux décla-
mations des rhéteurs, mais n'en ressort-il pas avec la dernière
évidence que déjà les droits des enfants et de la mère s'oppo-
saient, au moins en théorie , au pouvoir et aux droits du chef
de famille pour les ramener à leurs véritables Hmites, et qu'à
côté, je ne dis pas de son autorité réelle et légitime, mais de
sa majesté un peu usurpée, on reconnaissait enfin la sainteté
de la nature. Ce n'est plus une puissance de convention qu'on
respecte aveuglement en lui : ce qui est sacré et vénérable ,
c'est la piété , la nature , les droits puissants et ineffaçables
du sang : Venerahiles affectns,pietas , natura, sanguis!*
Il me paraît incontestable que les idées étaient mûres pour
une réforme des lois de la famille. Mais il eût fallu que les
mœurs, secondant l'opinion des classes éclairées , pesassent
avec force sur le gouvernement et sur les jurisconsultes,
pour vaincre cette force d'inertie que l'habitude et l'autorité
du passé opposent toujours à la justice. Or, on sait trop ce
qu'étaient devenues la pureté et la sanctimonie des matrones
romaines : elles s'étaient en général évanouies avec les der-
* Quint., Décl. VIII, X, XVIII.
PURETÉ DE LA FEMME. 123
niers restes de la république; et la liberté que la femme
avait gagnée, n'avait tourné qu'à sa honte et qu'au désordre
le plus effréné. Gela seul eût suffi pour inspirer de l'hésitation
et de la timidité aux réformateurs et pour empêcher que la
jiurisprudenee égalât les idées des philosophes et des écrivains.
Les femmes ne méritaient que trop la déhance que les juris-
consultes montrent quelquefois contre elles à cause de la
légèreté de leur caractère et de la frivolité de leur esprit;
et leur complet affranchissement ne pouvait et ne peut être
qu'au prix de leur vertu. C'est ce que le christianisme,
malgré les opinions un peu orientales de plusieurs de ses
premiers docteurs , a senti d'un manière si juste et si vive ,
et ce qui lui a donné tant d'influence sur la condition de la
famille, dont il renouvela certainement et perfectionna la
morahté. Mais aussi , il ne faut point dire que les païens
aient ignoré les droits ni la vraie dignité de la femme.
Car jamais on ne s'en fit une plus noble idée , et l'on ne
sentit mieux le prix de la chasteté qu'au fort de la cor-
ruption de l'empire. D faut rendre celte justice aux anciens
qu'ils ne savaient pas plaisanter sur la vertu de la femme,
et que, même aux plus mauvaises époques, on trouverait
difficilement dans les écrivains les plus légers ou les plus
licencieux rien qui autorise ou justifie l'adultère. Mais cela
n'est point nouveau, ni propre à l'époque qui nous occupe.
Ce qui est nouveau, ce qui marque un progrès dans les idées
morales, c'est que,d'uncôté, l'on demandée la femme, non
pas une pureté grossière et servile, telle que celle des oda-
hsques de l'Orient, mais la pureté du cœur et de la pensée ;
et que , d'un autre côté , on devient plus exigeant pour les
mœurs de l'homme.
Je n'appellerai point chaste, dit Sénèque , la femme qui
ne garde sa vertu que par crainte de son mari ou des
lois, et l'on n'aurait point tort de ranger au nombre des
124- ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
coupables celle qui ne conserve sa pudeur que par crainte et
qu'à son corps défendant, et non par respect pour elle-
même. » Quand ce sentiment ne serait pas tout stoïcien , on
ne devrait pas s'étonner, comme on fait, de le trouver chez
un philosophe romain. La femme n'était pas renfermée à
Rome comme en Grèce : il fallait qu'elle fût vertueuse de
cœur, ou elle courait risque de ne point l'être dans ses
actions. Aussi écoutez Ovide : vous trouverez dans ses anti-
thèses sautillantes le même fonds de sérieux que dans les
graves paroles d'Épictète ou de Sénèque. « Ce n'est point
par des verroux ou des grilles que la femme doit être gardée,
mais par sa propre pudeur. Si elle est chaste quoiqu'en
n'ayant rien à craindre , elle est effectivement chaste. Mais
celle qui ne fait point le mal , parce qu'elle ne le peut pas ,
le fait en vérité. Quand vous tiendriez son corps sous la garde
la plus exacte, son âme est adultère : il n'y a point de verroux
ni de gardiens pour l'âme. Fermez toutes les avenues, il y a
toujours une porte ouverte pour le séducteur : il est à l'in-
térieur, dans le cœur même de la femme Mais il n'est
point permis de séquestrer une femme qui est née hbre. »
C'est donc à elle de se garder elle-même; c'est à elle de
repousser tant par la modestie de son extérieur que par sa
vertu l'outrage des flatteries séductrices et des téméraires
espérances. « Tu nous dis que ce n'est point ta faute , si tu
es aimée et poursuivie par un amant. Quelle erreur de croire
que ce n'est pas l'espérance de séduire un sexe facile et
aimable , qui excite le plus à s'adresser à une matrone ! Que
la femme , qui ne veut pas être abordée par les insolents ,
ne sorte ornée qu'autant qu'il le faut pour n'être point mal-
propre. Qu'elle ait avec elle des suivantes qui écartent les
propositions malhonnêtes, rien que par le respect qu'inspirent
leurs années. Qu'elle tienne les yeux baissés à terre et qu'elle
paraisse plutôt impolie à rendre un salut que dépourvue de
PURETÉ DE LA FEMME. dSB
pudeur. Que même lorsqu'elle est obligée de rendre une
honnêteté, couverte d'une pudique rougeur, elle repousse toute
entreprise criminelle par l'air de son ^isage, bien avant d'être
forcée de la rebuter par ses paroles. Avec cette façon austère
de garder l'intégrité de sa vertu , elle n'aura pas à craindre
l'audace des passions et des attaques coupables. Mais sortez
en public, le front armé de toutes les grâces de la séduction,
avec des tissus qui laissent entrevoir vos formes presque
aussi nettement que si vous étiez nues, avec une conversation
confite en douceurs et en gentillesses , vous bornant seule-
ment à ne point faire de flatteuses avances; et venez ensuite
vous étonner que, lorsque vous affichez l'impudeur par tant
démarques, par vos vêtements, par votre démarche, par
votre air, par votre parler, il se trouve des impudents qui vous
abordent et qui courent mordre à votre hameçon!» Vous
trouverez la même austérité chez tous les anciens; Dion
même la pousse jusqu'à une philosophie triste et sauvage.
« J'aime mieux dans la femme , dit-il , un visage en pleurs
qu'un visage souriant, et les larmes sont un plus bel orne-
ment que le rire. Les larmes contiennent souvent un ensei-
gnement utile : le rire confine au hbertinage. Jamais un
visage en pleurs n'a séduit personne : un gai visage excite les
espérances injurieuses des amants. » Jeune ou vieille, vierge,
épouse ou veuve, la femme est impérieusement obligée à la
pureté et à la modestie. «Je n'approuve point, dit Plutarque,
ce mot d'Hérodote que la femme dépouille sa pudeur avec
ses vêtements : car c'est précisément alors qu'elle doit se
revêtir de pudeur». Le mariage est quelque chose de sérieux
et de saint, et quoique Vénus et les Grâces soient les con-
ciliatrices des unions heureuses, il y a dans l'amour des
ardeurs et des intempérances que la gravité conjugale ne
comporte pas. Dirai-je qu'il paraissait indécent aux anciens
qu'à un certain âge une femme se mariât, ou que les époux
i26 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
n'observassent pas les lois de l'amitié au lieu de suivre en-
core celles de l'amour? Ajouterai-je que la gravité romaine
s'offensait, même dans un Martial , de ces échanges de noms
que se permet quelquefois la tendresse maternelle, et qu'elle
ne pouvait souffrir qu'une jeune mère appelât son fils, même
innocemment, son frère et non point son fils? Les anciens
n'attendirent pas les sévères prédications du christianisme ,
pour s'élever contre les veuves frivoles ou immodestes, qui
font de la viduité un état de licence : vous trouverez dans un
déclamateur que le veuvage est une sorte de nouvelle virgi-
nité*, et qu'il engage, par conséquent, à la même réserve. Si l'on
n'avait pas tant déclamé depuis soixante ans sur l'incapacité
des anciens à concevoir la chasteté , telle que l'a pratiquée
le christianisme, je n'ajouterais pas que les païens ont senti,
tout aussi bien que nous, ce qu'il y a de grâce innocente et
pure dans la virginité. «C'était une coutume des Argiennes,
nous dit Stace, de faire à Junon le sacrifice de leur chevelure
déjeunes filles, et de lui demander grâce pour le mariage
qui les faisait entrer pour la première fois dans le lit d'un
homme», n écrit ailleurs de jeunes filles qui vont se marier:
«l'amour de la virginité leur revient en secret à ces derniers
moments, et la honte de leur première faute' couvre leurs
visages de rougeur. Alors leurs yeux se baignent de larmes
honnêtes; et ces pleurs réjouissent les cœurs de leurs tendres
parents». En vérité j'éprouve quelque honte à démontrer si
longuement que l'homme était homme avant la venue du Christ,
et qu'il n'y a pas dans le cœur un seul sentiment naturel et
profond, dans l'imagination, une seule pensée déhcate,que
les anciens n'aient clairement connue et vivement exprimée.
1. Ce qu'Apulée, conlempoiain de Saint- Justin, c'est-à-dire des premiers
docteurs après les apôtres , répète ainsi : « viduitatis florem , valut quamdam
lirginitatem , viulare. »
2. Pourquoi faute? Les anciens connaissaient-ils donc ce préjugé, que la per-
fection de la femme consiste à ne point être femme ?
PURETÉ DE LA FEMME. 127
Ce qu'il faudrait dire, c'est qu'il y eut un progrès re-
marquable des mœurs romaines sur les mœurs grecques ,
lorsque la réflexion et la philosophie s'y ajoutèrent. Si la
femme nous apparaît moins vive, moins sensible, moins
affectueuse , moins aimable dans les écrivains de Rome que
dans ceux de la Grèce, elle s'y montre aussi avec une
plus haute et plus pure dignité. Elle a quelque chose de
la majesté sacrée du père de famille. Quelle pureté simple
et noble dans Lucrèce et dans Virginie! Quelle grandeur
dans la mère de Coriolan? Quelle tierté dans la fille des
Scipions, mère des Gracques! Quel dévouement dans la
femme de Caton ou dans celle de Brutus! Je ne sais si les
dames romaines étaient esclaves par les lois , mais je sais
bien qu'elles ne l'étaient pas, qu'elles ne pouvaient pas
l'être par les mœurs. Qu'on veuille bien hre, par exemple,
ce dialogue d'Amphytrion et d'xVlcmène , et qu'on juge !
« Malheureux ! je suis perdu. On a séduit , déshonoré
ma femme en mon absence. — Par Castor ! mon mari
peut-il m'injurier de la sorte? — Moi, ton mari! ah! ne
mens plus en me nommant ainsi d'un faux nom. — Qu'ai-je
fait pour m'attirer de pareils outrages? La honte que tu
me reproches est indigne de ma race. Moi infidèle! on peut
me calomnier, on ne peut pas me convaincre.... J'en atteste
le pouvoir suprême de Jupiter, et la chaste Junon que je
révère et que j'honore autant que je le dois, le corps d'aucun
mortel, excepté toi, n'a touché le mien, et ma pudeur n'a
souffert aucune atteinte. — Tu es femme, les serments ne
t'effraient pas. — La hardiesse sied bien à qui n'a pas failli.
— Tu es hardie, en effet. — Comme lorsqu'on est sans
reproche. — Oui , si l'on en croit tes paroles. — Il est une
dot que je me flatte d'avoir apportée, non celle qu'on en-
tend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la modestie,
la sage tempérance, la crainte des dieux, l'amour de mes
128 ÉTAT MORAL ET SOCIAL LU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
parents, une humeur conciliante à l'égard de ma famille, la
soumission à mon époux, une âme généreuse et bienveillante
selon les mérites de chacun — ». Puis, lorsque Jupiter revient
sous la figure d'Amphytrion : « Laisse-moi , ne me touche
pas. Pour peu que tu aies de sens et de raison , puisque je
suis infidèle comme tu le crois, comme tu le dis, tu ne dois
avoir avec moi aucune conversation ou plaisante ou sérieuse.
Tu serais le plus inconséquent des hommes. — Par cette
main si chère, Alcmène, je t'en prie, je t'en conjure, grâce!
pardonne-moi. — Ma vertu réfutait tes injures. Maintenant
tu ne me reproches plus de me déshonorer par ma conduite :
moi, je ne veux plus m' exposer à entendre des discours qui
me déshonorent. Adieu , reprends tes biens , rends-moi les
miens, et donne-moi des femmes pour m'accompagner. —
Y penses-tu? — Tu ne le veux pas? Je m'en irai accompagnée
de ma vertu». Jamais héroïne de Corneille a-t-elle parlé un
langage plus ferme et plus noble? En même temps qu'on
voit dans ces discours la haute idée que les Romains se fai-
saient de la sainteté du mariage, on y sent toute la dignité,
ou pour me servir de l'expression d'un ancien, toute la
majesté sacrée des dames romaines. Soumises et subordon-
nées au père de famille, si elles étaient en quelque sorte
ses pupilles tant qu'il ne s'agissait que d'affaires , elles n'en
avaient pas moins dans la maison l'autorité que donne la
vertu. Aussi étaient-elles plus libres et plus mêlées à la vie
et aux intérêts de leurs maris que les femmes grecques.
Les hommes de l'empire n'avaient pas oublié ce qu'était la
famille et par suite la femme aux beaux temps de la répu-
bhque : ils se plaisaient à retracer à leurs contemporains cet
idéal regrettable. «Il y avait dans la femme, nous dit Colu-
melle, un souverain respect de son mari avec l'union et le
soin du ménage : elle brûlait de la plus belle émulation ,
aspirant à rendre par ses soins les affaires de son mari plus
PURETÉ DE LA FEMME. 129
grandes et plus prospères. On ne voyait rien dans la maison
qui ne fût commun, rien que le mari ou la femme regardât
comme lui appartenant personnellement : mais l'un et l'autre
conspiraient également au bien de la famille, de sorte que
la diligence et l'industrie de la femme dans son intérieur
égalaient les travaux de l'homme sur la place publique». La
femme grecque est presque aussi inutile et, par une suite
nécessaire, presque aussi méprisée que les indolentes esclaves
de l'Orient : la femme latine est à beaucoup d'égards la \Taie
mère de famille , telle que les modernes aiment à l'honorer.
Est-ce Virgile , ou bien est-ce un poëte sorti d'au milieu de
nous, qui a tracé ce charmant tableau? «C'était au milieu
de la nuit , à l'heure où la femme , qui doit soutenir sa vie
à l'aide de son fuseau et d'un travail si mincement rétribué,
réveille les feux ".ssoupis sous la cendre pour ajouter le
travail de la nuit à celui du jour, et fatigue ses servantes
d'une longue tâche à la clarté des lumières, pour conserver
chaste le lit de son mari et pour élever ses petits enfants».
La femme latine partageait l'autorité de son mari et trouvait
dans ses enfants une respectueuse obéissance : elle était
dans les basses classes de la société, comme dans les classes
élevées, la maîtresse ou la reine de la famille et, selon le mot
d'Horace, les mâles générations de soldats paysans qui
vainquirent Pyrrhus et Annibal , étaient instruites à fendre
et à porter le bois de la maison au commandement d'une
mère sévère, lorsque, le soir, ils revenaient des champs,
tous fatigués du travail de la charrue. On ne peut donc nier,
à moins de défigurer l'histoire par de vaines déclamations,
que la femme n'ait eu déjà sa place naturelle et légitime dans
la discipline domestique des Romains , et que par sa gravité,
sa dignité et sa vertu, elle n'ait offert un des modèles les
plus accomplis de la perfection de son sexe , tandis qu'elle
commençait à entrer dans la jouissance de ses droits par sa
II. 9
130 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIX.
participation aux intérêts de la famille , par son autorité sur
ses gens et sur ses enfants , par la liberté plus grande que
les mœurs lui laissaient. C'est vers cet idéal que se tournent
sans cesse les écrivains de Rome instruits dans la philosophie
grecque : c'est ce modèle qu'ils offrent sans cesse à leurs
contemporains dégénérés. Or, lorsqu'on veut trouver la
conscience d'un peuple, ce n'est pas toujours dans ses mœurs
actuelles qu'il faut la chercher : elle est souvent tout entière
dans ses vœux et dans ses regrets. *
Mais il ne faut guère espérer cette pureté inaltérable qu'on
exige des femmes , si leur maison ne leur offre point des
occupations attachantes, qui puissent fixer leur pensée et leur
cœur. Car selon le mot de Théophraste , l'amour ou plutôt
la galanterie est l'occupation presque nécessaire des âmes
désœuvrées. Voilà pourquoi les hommes les plus graves,
comme Tacite, regrettaient l'ancienne discipHne domestique,
où l'enfant, au lieu d'être séparé des parents et livré à des
étrangers, était élevé, pour ainsi dire, sur le sein maternel.
C'est que les devoirs et les soins journaliers de l'éducation ,
qui constituent, bien plus que l'enfantement même, la véritable
maternité , sont en même temps la plus solide attache de la
femme à son mari et à la vertu. Favorinus pouvait aller trop
loin en demandant que la mère allaitât elle-même ses en-
fants; mais il paraît avoir senti que la corruption des riches
et des grands de Rome venait de l'oubli de ces premiers de-
voirs de la nature. Je me contenterai de traduire le passage
d'Aulu-GeUe où l'opinion de ce rhéteur philosophe se trouve
exprimée: «Favorinus allant voir un de ses amis dont la
femme venait d'accoucher: je ne doute pas, dit-il, que ta
fenmie ne nourrisse son fils de son propre lait. — La
* Sén. le Rh., p. 237. — Quint., Dccl. CGLXXIX, CCGVI. — Sén. phil.,
Des Bieiif., IV, ch. 14. — Co!. , liv. XII, préf. — V. Max., II, chap. 1, §i 2,
3, 6. — Plaut , Amph., 655-700, 728-756. — Ov. , Am. , VI, El. U. —
Virg. , En., VIII, 4.07-425. — Hor., Od., liv. III, 6. — Stac, Th. Il, 232,255.
!
PUUETÉ DE LA FEMME. d31
mère dp la jeune femme se récria en disant qu'il fallait
épargner sa fille et ne pas ajouter aux douleurs qu'elle avait
éprouvées dans l'enfantement , les peines et le difficile tra-
vail de la nourriture. — Je t'en prie , femme , reprit Favo-
rinus , laisse ta fille être mère tout à fait. Quelle est donc
cette nouvelle espèce de maternité imparfaite, de demi-
maternité contre nature , qui consiste à enfanter et à rejeter
loin de soi le fruit de ses entrailles, à nourrir dans son sein
et de son sang un je ne sais quoi qu'on ne voit point , et à
ne point nourrir cet enfant que l'on voit, déjà vivant, déjà
homme, implorant déjà les offices de sa mère? Crois-tu donc
que la nature n'ait point donné la mammelle à la femme
afin qu'elle nourrît ses enfants , mais pour lui orner la poi-
trine? C'est ainsi (ce qui, grâce à Dieu! ne s'adresse ni à toi
ni à ta fille,) que beaucoup de femmes, véritables monstres,
s'efforcent, au péril de leur propre existence, de faire des-
sécher cette source sainte de la vie, où le genre humain
puise sa première nourriture, de peur de gâter leur beauté :
folie presque aussi criminelle que celle de ces femmes
assez dénaturées pour tuer par des moyens factices le fruit
conçu dans leur sein , de peur que le poli de leur ventre ne
vienne à se sillonner de rides, ou qu'il ne s'affaisse sous le
poids des grossesses et par le travail de l'enfantement. Si
donc c'est un crime horrible et digne de l'exécration publi-
que, tandis que l'homme se forme et prend vie peu à peu,
de le tuer dans son germe et comme entre les mains de la
nature qui le façonne, n'en est-ce pas un aussi de priver cet
être déjà formé, déjà votre fils, de la nourriture d'un sang
auquel il est habitué et qui est le sien même?... Peut-on
d'ailleurs négliger cette considération, que les mères qui
abandonnent et éloignent d'elles leur nourrisson pour le
confier aux soins d'une étrangère, brisent ou du moins af-
faiblissent ce lien et cette attache d'amour, par lesquels la
132 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
nature unit les parents à leur progéniture. Dès que l'enfant,
confié à d'autres soins , est écarté de nos yeux , l'ardeur de
l'amour maternel s'éteint insensiblement, et le cœur n'entend
plus la puissante voix de ce sentiment si inquiet et si tendre.
L'enfant, de son côté, reporte toute son affection sur celle
qui l'a nourri et (ce qui arrive d'habitude aux enfants expo-
sés) il ne conserve plus ni amour ni souvenir de celle qui
l'a mis au monde.» Les liens de la piété naturelle sont donc
rompus ou relâchés ; ils n'ont plus assez de force pour rete-
nir ni les enfants ni la mère; et comme la fille ou le fils
n'est point arrêté par la pensée de sa mère dans l'emporte-
ment et le désordre des passions , la mère oublie facilement
le respect qu'elle doit à l'innocence et à l'honneur de sa fa-
mille. La maternité avec ses devoirs austères , avec son dé-
vouement et sa patience sans bornes, avec sa tendresse grave
et sereine , voilà pour les anciens l'idéal de la femme. Ils
n'ignoraient pas sans doute les grâces si délicates de son en-
fance; ils respectaient, plus que nous peut-être, la tou-
chante pureté de sa jeunesse; mais ce n'est que dans la mère
de famille qu'ils reconnaissaient toute sa perfection. Là est
est la source de ses devoirs et de ses droits , le principe de
sa dignité et des respects qu'elle mérite, le fondement et le
rempart de sa vertu. La mère ne sait plus si elle est belle
ou non ; sa beauté et ses ornements les plus précieux sont
ses enfants. La mère ne sait plus si son mari est beau ou
laid , digne ou indigne d'amour : ce qu'elle aime dans son
mari, c'est le père de ses enfants; et ceux-ci ne lui plaisent ni
par leur beauté ni par leurs qualités supérieures , mais uni-
quement parce qu'ils sont ses enfants. « Elle les voit et les
aime non par les yeux, mais par le cœur, dit une déclama-
tion ; et pour toute mère il y a dans un fils je ne sais quoi
de plus beau que l'homme.*»
* Aule-Gelle, liv. XII.— Quint., Décl. XVIII.
PURETÉ DE l'homme. 133
Ainsi plus s'élargissait la sphère des devoirs de la femme,
plus s'élargissait aussi celle de ses droits ; mais par un effet
contraire, on voyait se resserrer d'autant la sphère des droits
et de l'empire de l'homme, tandis que celle de ses devoirs
s'étendait, La morale déclarait que la fidélité est également
obligatoire pour les deux époux. En vain les libertins disaient
avec Martial : pourquoi envier aux maris des plaisirs fugitifs
et d'un moment avec déjeunes esclaves des deux sexes? Sé-
nèque répondait au nom de l'équité : vous devez être fidèles
à vos femmes, comme vous exigez qu'elles vous soient
fidèles: les obligations sont réciproques et absolues. N'est-ce
point l'homme , n'est-co point le chef de famille , qui doit
l'exemple à sa femme , à ses fils , à ses filles , à toute sa mai-
son? «Ah ! dit Quintilien, c'est nous-mêmes qui perdons les
mœurs de nos enfants Nous sommes heureux s'ils disent
quelque mot licencieux; nous accueillons par un sourire et
par un baiser des paroles qui ne seraient même pas admises
dans les livres scandaleux d'Alexandrie. Et ce n'est pas éton-
nant. C'est nous-mêmes qui les leur avons apprises; c'est
de nous qu'ils les ont entendues. Ils voient nos maîtresses et
nos mignons; tout repas retentit de chansons obscènes; on
n'y voit que des choses qu'on rougirait de dire. Et nos mal-
heureux enfants apprennent tout cela avant de savoir ce que
c'est que le vice.» Et cependant nous ne devrions pas moins
être « les pères de leurs âmes » que de leurs corps. « Qu'au-
cun spectacle et qu'aucun mot honteux, dit Juvénal, ne
touche le seuil d'une maison où est un enfant. Loin , bien
loin d'ici les courtisanes et les chants d'un parasite attablé
toute la nuit! On doit le plus grand respect à f enfance. Situ
te disposes à faire quelque chose de mauvais, ne méprise pas
l'innocence du jeune âge ; mais que la vue de ton fils arrête
la faute que tu allais commettre. Qu'on ne voie rien que de
pur et de saint dans ta maison !» Il y a plus ; la morale
13-4 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
commençait à prescrire la'pureté , même en dehors du ma-
riage. Autrefois, pourvu qu'on s'abstînt de la femme mariée,
de la matrone veuve, des jeunes garçons de race ingénue, on
pouvait aimer qui l'on voulait, et l'on n'en passait pas moins
pour un homme chaste à moins de désordres excessifs. « Car
il est permis , disent Plaute et le vieux Caton, d'aller par la
voie publicpe : il est seulement défendu de passer par les
fonds qui sont fermés.» Les Stoïciens commandaient de mé-
nager et sa propre pudeur et celle d'autrui. Or, ils n'enten-
daient pas seulement ces plaisirs dénaturés, ces raffinements
de corruption, ces monstres de débauche, si communs dans
la société ancienne, mais qu'il ne peut être honorable et
méritoire d'éviter que dans le renversement complet des
mœurs et de la nature. S'il y a de l'infamie à oublier son
sexe : il n'y a point d'honneur à s'en souvenir. La pureté
pour l'homme , c'est de ne point corrompre autrui, et de
n'abuser de la pudeur de personne ; c'est de se priver même
des plaisirs naturels , tant qu'ils ne sont pas consacrés par
les cérémonies et le saint engagement du mariage. Musonius
avait écrit tout un livre sur ce sujet, et je ne crois pas inu-
tile de traduire le fragment que Stobée nous en a conservé.
«La principale partie de la mollesse, disait-il, c'est l'amour,
qui ne se contente pas des plaisirs que les lois permettent,
mais qui court surtout après les plaisirs illégitimes et défendus,
tant avec des hommes qu'avec des femmes, méprisant les
voluptés naturelles et à la portée de tout le monde, recher-
chant des plaisirs rares et raffinés , inventant des commerces
hideux, qui sont l'accusation et la honte de l'espèce hu-
maine. Quiconque désire ne pas être un voluptueux et un
efféminé, ni un homme pervers, ne doit regarder comme
des amours permis que ceux du mariage , qui ont en vue la
génération , parce que ce sont les seuls qui soient autorisés
par les lois. Quant aux commerces qui ne vont qu'au plaisir,
PURETÉ DE l'homme. t35
ils sont illégitimes et mauvais , même dans le mariage. Les
liaisons adultères sont de toutes les plus contraires aux lois,
et l'on ne doit point trouver moins coupables celles des mâles
avec les mâles, parce qu'elles sont un audacieux outrage à la
nature. Les plaisirs avec des femmes, lorsqu'ils sont purs
d'adultère , ne sont pas , il est vrai , défendus par les lois
écrites; mais ils n'en sont pas moins honteux, parce qu'ils
sont le fruit de l'intempérance; et tout homme s'en abstien-
dra, pour peu qu'il sache encore rougir. 11 n'aura donc de
rapports ni avec lès courtisanes , ni avec les femmes libres
des liens du mariage, ni par Jupiter! avec sa propre ser-
vante. Vous me dites qu'il ne peut y avoir alors d'injustice,
comme dans le cas où l'on corrompt la femme d'autrui, puis-
que celles à qui l'on s'adresse n'appartiennent à personne.
Mais je répondrai que quiconque pèche, commet par cela
même une injustice, non pas envers le prochain , mais envers
lui-même, puisqu'il se rend plus mauvais et moins estima-
ble. Mais laissons-là ce mot d'injustice. N'est-ce pas de toute
nécessité une intempérance que d'être soumis à des passions
honteuses et de mettre sa joie et son bonheur à se vautrer
en de sales plaisirs comme les animaux les plus immondes?
Voilà ce que fait celui qui s'approche de sa servante; et pour-
tant certains hommes regardent ces rapports comme les plus
innocents et les plus exempts de faute et de reproche , parce
que le maître leur paraît libre d'user et d'abuser de son es-
clave à son gré et selon son bon plaisir. Je n'ai à leur dire
qu'une chose bien simple. Si vous croyez qu'il n'y ait point
d'indécence et de honte à ce qu'un maître s'unisse à son
esclave, surtout si elle est hbre de tout autre lien*, que
1 . L'expression grecque, qui correspond au mot latin vidua, est remarquable ,
parce qu'elle implique que Musonius considérait le contubernium ou l'union d'un
esclave avec une esclave comme aussi respectable que le mariage entre personnes
iibi-es. Aller avec la femme d'un esclave serait donc un adultère au même titre
que corrompre une personne libre. L'esclave n'est donc plus alors une simple
136 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
penseriez -VOUS d'une maîtresse qui se livrerait à son ser-
viteur? Ne vous paraîtrait-il pas infâme et intolérable qu'une
femme, quand même elle n'aurait point d'homme légitime,
commît une pareille action? Eh bien! l'homme vaut-il moins
que la femme? Et puisqu'on lui accorde l'empire et l'autorité
sur l'autre sexe, n'est-il point tenu par cela même à plus de
tempérance et de vertu?» — Certes Musonius est plus sévère
que le vieux Caton, que Plante, et en général que les an-
ciens , qui , considérant plus la perfection politique que la
perfection morale , s'inquiétaient assez peu qu'on vît ou non
des femmes, pourvu qu'on ne fût pas assez dissolu pour y
perdre son temps et ses facultés, ni assez insensé pour y dis-
siper sa fortune ou celle de sa famille. Je ne trouve pourtant
rien de vraiment nouveau dans cette idée que les esprits
élevés se font de la pureté virile ; et la plus grande rigueur
qu'on remarque à cet égard dans les préceptes des philo-
sophes est plus que suffisamment expliquée par le dégoût et
l'effroi, que leur inspirait le débordement des mœurs dans
les hautes classes de la société. Mais lorsque Marc-Aurèle rend
grâce à Dieu de n'avoir pas été élevé près de la concubine
de son aïeul et de s'être conservé chaste dans sa jeunesse;
possession ou, selon le mot latin, une chose, mais une personne. Voyez le progrès.
Ovide, exprime ropinion commune , et par respect des lois d'Auguste sur l'adul-
tère écarte au commencement de son Art d'aimer toute pensée d'amour avec une
femme de condition ingénue :
Este procul vittce, tenues, insigne piidoris ,
Quœque tegis medios , instita longa , pedes.
Nos Venerem tiitam concessaque fiirta canenuis,
Inque meo nullum carminé crimen erit. (Art d'aini. , I, 3 1-34.)
Mais ce n'est point à ses yeux un adultère que de séduire une affranchie :
Te quoqtte servan, modo qtiam vindicta redemit,
Quis ferai .... ? (Art d'aimer , III , 61 5.)
Voici un philosophe, vivant à peine 60 ans après Ovide, qui non -seulement
veut qu'on respecte les affianchies , mais qui parait voir un adultère dans les re-
lations avec une esclave, quoiqu'elle ne pût être légalement mariée, n'étant pas
une personne. Voyez d'ailleurs à l'article prostitution ce que Dion pense de l'in-
digne trafic de la pudeur d'un malheureux acheté pour l'infamie.
PURETÉ DE l'homme. 137
lorsque Pline cite avec admiration un jeune homme, qui
avait échappé malgré sa beauté à tous les discours malins
par la sévérité de ses mœurs ; lorsqu'Epictète considère
comme impur et comme adultère celui qui, en voyant une
belle femme, s'écrie: Heureux qui la possède! Heureux son
mari! lorsque Sénèque enfin écrit à une mère «que son fils
est heureux d'être mort avant d'avoir cédé aux mille tenta-
tions qui courent au-devant de la jeunesse, rougissant en-
core comme une jeune fille, quand il était sollicité par
d'autres à pécher , comme s'il eût péché lui-même » : il y a
là un sentiment si rare dans l'antiquité , qu'on serait tenté
de l'attribuer à des influences étrangères. Mais si je ne me
trompe, il est né de ce vieux fonds « de sainteté romaine* »
que l'on se plaisait à rappeler sans cesse, et de l'horreur
que l'excès de la corruption inspirait aux âmes honnêtes:
je ne saurais y rien voir de surhumain. Le fait suivant, cité
avec admiration par V. Maxime , me paraît même plus fort
que tout ce qu'ont dit les philosophes : «Un adolescent d'une
beauté incomparable , Spurina , voyant qu'il séduisait par sa
g-râce merveilleuse les regards de beaucoup de femmes il-
lustres, et se sentant suspect pour cela à leurs parents ou à
leurs maris , se mutila le visage et détruisit la beauté de ses
traits ; il aima mieux que sa laideur fût un témoignage de sa
sainteté, que de voir sa beauté l'aiguillon des passions d'au-
trui.» Quoi qu'il en soit, Épictète et Sénèque recommandent
1. Expression de Quintilien (décl. IIFi. Or, la sainteté romaine ne permettait
même pas de regarder la femme d'autrui d'un œil de convoitise. « Tu alienamma-
tronam aliter quam leges permittunt aspexisti » (dccl. CCXI). C'est ce que Valère
Maxime avait déjà dit : « On ne craignait pas alors les regards d'un corrupteur pour
la femme d'autrui ; mais les deux sexes savaient observer les lois d'une pudeur
mutuelle dans leurs regards et dans leur aspect: NuUi tune subsessorum alieno-
rum matrimoniorum oculi metuebantur ; sed pariter et videre sancle et aspici
mutuo pudore custodiebatur.B (II, 1,§. 5.) Gygès, dans Hérodote, dit aussi
qu'il est défendu même de regarder la femme d'autrui : pourquoi s'étonner de
trouver ces expressions dans Sénèque ou dans Épictète''
138 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
la retenue la plus sévère dans les actions, dans les paroles,
dans les regards , dans les pensées. « Soyez purs avec vous-
mêmes et avec Dieu, dit Epictète. Ayez surtout l'âme pure:
car la première et la suprême pureté est celle de l'âme.»
Rien ne s'accorde mieux que ces préceptes austères avec la
pudeur que les moralistes prescrivaient aux époux , même
dans les plaisirs légitimes: «la dignité du mariage est perdue,
dit Plutarque , quand la chambre nuptiale est une école de
luxure.^) Or le meilleur noviciat de la pureté conjugale, c'est
la chasteté de la jeunesse. *
Qui pourrait croire après cela, comme on l'a si souvent
répété, que les anciens n'aient pas connu le véritable amour,
même en idée ? Epictète et Sénèque n'en parlent point , je
l'avoue : c'est qu'ils ne le distinguaient pas de l'amour con-
jugal. Mais quand nous n'aurions pas Plutarque , est-il si
difficile de suppléer à leur silence par les poètes , par les
historiens et même par les rhéteurs ? Ce qui fait le fond de
l'amour véritable, c'est la pensée toujours présente de l'objet
aimé ; c'est un sentiment de respect qui ressemble à l'ado-
ration; c'est enfin une fidélité à toute épreuve, invincible
même à la mort. Or les anciens n'ont certes ignoré aucun de
ces caractères de l'amour, « Ce que je veux, fait dire Térence à
un amant, c'est que nuit et jour tu m'aimes; c'est que tu me re-
grettes absent; c'est quetu ne rêves qu'à moi, que tu n'attendes
que moi, que tu ne penses qu'à moi, que tu n'espères que moi,
que tu sois tout entière avec moi, et que ton âme m'appartienne
comme la mienne t'appartient.» Je sais qu'il ne faut pas trop
chercher au théâtre et surtout dans la comédie cette adoration
respectueuse, dont les modernes s'attribuent l'invention.
* Sén. , Des Bienf. , II, chap. 18 ; à Marc. , chap. U, i9. — Air. Ent. d'Ép.,
II, chap. 18; III , 21 , 22; IV. 11. - Man., art. XXXIII, g. 8, 16. — Stob. ,
Flor., VI, art. 61. — Quint., Inst. or., I, chap. 2,9; Uéci. III. — V. Max.,
IV, chap. 5, g. 1 ; VI, chap. 1, g. 1. — Plut., Préc. de Mar. — Juv., Sat. XIV
38-49 , 64-69.
AMOUR. 139
Mais cependant on peut l'y trouver : « T'ai-je donc appris,
dit un valet dans Plante, à aimer une belle sans la toucher?
Pauvre science vraiment! — Mais j'aime aussi les dieux' et
je les crains; je n'oserais pourtant pas porter la main sur eux.»
Et ce sentiment délicat, vous le rencontrez jusque dans l'ob-
scène roman de Pétrone. «Je l'aimais, fait-il dire à un esclave,
mais non point charnellement et pour le plaisir. Je cultivais
son amitié à cause de sa vertu.» C'est dans le même senti-
ment que Marcia, dans Lucain, veut mourir femme de Ca-
ton, lorsque l'amour ne dit plus rien aux sens de l'un ni
de l'autre, et que Maroia peut embrasser son époux, comme
elle embrasserait ses enfants. Quant au dévouement , qui
vient de l'union des âmes, qui ne l'apercevrait pas dans ces
paroles d'un rhéteur ? « Nous espérions être heureux en-
semble ; puisque nous le pouvons pas, nous ferons du moins
ce que nous pouvons: nous serons malheureux ensemble.»
Cet amour dévoué croît et s'anime par les accidents de la
vie. « Quoi donc ! dit un père dans Plante. Souffrirai-je que
mes filles restent mariées à des mendiants? ■ — Oui; qu'un
roi plaise à sa reine; moi, mon mendiant me plaît.» Et l'une
des plus cuisantes douleurs de l'amour, c'est de penser que
celle qui vous aime et que vous aimez rougisse de vos in-
fortunes. « toi, qui m'es plus chère que moi-même, écrit
Ovide à sa femme, j'ai gémi, non parce que mon sort est en
butte à la médisance; car je me suis déjà fait à être mal-
heureux courageusement; mais parce que je suis pour toi
une cause de honte, quand c'est toi que je voudrais le moins
voir rougir de mes malheurs.» Enfin Stace et Lucain re-
viennent à plusieurs reprises sur cette fidélité inébranlable
qui s'attache à un tombeau et qui se complaît dans sa dou-
leur à défaut de l'objet aimé. Je ne veux point dire que
les femmes romaines ne connurent point l'amour et son
1. Autre sentiment qu'on refuse aux anciens.
no ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
inaltérable dévouement avant les malheurs de l'empire et des
derniers jours de la république; mais il est certain qu'on n'en
vit jamais de plus mémorables exemples. «J'ai vécu, dit
Eponine à Vespasien , j'ai vécu plus heureuse avec mon Sa-
binus sous la terre et dans les ténèbres , que toi, à la lu-
mière du soleil, avec toute la gloire et toute la splendeur
de ton empire.» Thraséas, gendre d'Arria , voulait la détour-
ner de mourir avec Pétus et lui disait entre autres choses:
«Mais s'il me fallait périr, voudriez-vous donc que votre
fille mourût avec moi? — Oui, répondit-elle, si elle avait
vécu avec toi dans une union aussi longue et aussi intime
que moi avec Pétus.» Je ne connais rien de plus simple et
de plus sublime que cette parole. Je ne citerai plus qu'un
mot , emprunté à Properce , parce qu'il prouve que , si
l'on n'imposait pas au mari une fidélité immortelle, comme
celle dont l'amour a fait vœu de tout temps, les femmes se
croyaient au moins en droit de l'espérer au nom de leurs
enfants. «Je meurs, dit une mère, et je te recommande nos
enfants, ces gages communs de notre amour: ce soin me
survivra et fera encore palpiter ma cendre. Je t'en prie,
remplis avec eux les fonctions et les devoirs d'une mère^»
Je me garderai bien de donner ces sentiments pour des
sentiments nouveaux, comme font ceux qui savent et qui
peuvent vous dire précisément à quelle date a commencé
ce qu'il y a d'éternel dans le cœur de l'homme. Ce qui est inné
ne fait point son apparition à tel jour, à telle heure; il peut
seulement changer et se développer. Or, il y a naturellement
dans l'amour une forte dose d'imagination qui transfigure
les objets, et qui, en rendant la passion plus vive, plus
profonde et plus absorbante, la rend en même temps plus
discrète et plus délicate dans ses manifestations. C'est une
sorte de possession ou de délire comme fenthousiasme.
1. Sentiment et expression qu'on peut voir déjà dans l'Alceste d'Euripide.
AMOUR. lil
L'amant, hardi et timide tout ensemble, puisqu'il est capa-
ble de tout braver et que cependant il tremble devant l'ob-
jet aimé , n'éprouve pas seulement cet embarras de pudeur
naïve qui révèle, en l'étouffant, un désir involontaire et
secret; il ressent encore une espèce de crainte religieuse,
semblable à celle qui vous saisirait en présence d'un être
supérieur ou d'un Dieu. C'est ce fonds d'imagination qui sans
cesse se transforme selon le tour d'esprit et le degré de cul-
ture des individus ou des peuples, et qui varie iiécessaire-
ment avec les idées qu'on se fait de Dieu, de l'âme, de la
vertu et du bonheur. Ne cherchez pas en général dans les
Romains le mysticisme de l'amour : vous n'y trouveriez que
l'enthousiasme de la vertu. Il y a sans doute une sorte de
culte et le sentiment religieux de l'immortalité dans le souve-
nir pieux d'Antonia pour Drusus, de Pauline pour Sénèque^
dePollapourLucain*, de Fannia 'pour Thraséas , et dans le
deuil aussi héroïque qu'inviolable de toutes ces dames ro-
maines dont le cœur, comme celui de leurs maris , s'exaltait
sous les coups de la tyrannie. Mais tous ces exemples histo-
riques ne sont que des exemples de vertu conjugale, où l'on
sent plus les inspirations du devoir et de la conscience, que les
ardents et tendres transports de l'imagination. Quant à la poé-
sie, elle ne connaît presque que deux choses, ou les fureurs
tragiques de la passion, oulesfohes et les ivresses du plaisir. Ce
n'est que dans les philosophes, ces ennemis jurés de l'ima-
gination, que commence à se développer ce qu'il y a de
1. Apparais, ô Lucain, tout brillant de lumière, à taPolla qui t'invoque. Elle ne
t'honore point par des fêtes trompeuses comme une fausse divinité; c'est toi-même
qu'elle adore; c'est avec toi qu'elle se plait à fréquenter, toi qui es profondé-
ment gravé dans son cœur; et ton visage, reproduit en or, lui fournit de vaines
consolations, image sacrée pourtant qui brille au-dessus de sa couche et qui veille
sur son sommeil. mort, éloigne-toi. Cet anniversaire (l'anniversaire de la mort
de Lucain ) est le jour de ta vraie naissance, ô poëte. Plus de deuil amer et cruel !
Que de douces larmes coulent sur les joues de Polla, et que sa douleur solennelle
et sacrée adore maintenant tout ce qu'elle a pleuré. (St. Sylv., II, 7, v. 124.)
142 État moral et social du monde gréco-romain.
chimérique et de raffiné, mais aussi d'idéal et de plus qu'hu-
main dans l'amour. Encore faut-il soigneusement distinguer.
On peut dire , quoiqu'il ne nous reste aucun des nombreux
ouvrages des Stoïciens sur l'amour, qu'ils n'ont dû le consi-
dérer que comme une passion furieuse qu'il faut surmonter
à tout prix , ou comme un de ces sentiments fermes ,
calmes et sereins, que le sage peut recevoir dans son cœur,
parce qu'ils sont à la fois une récompense et une forme
de la vertu. C'est l'amour d'Eponine ou d'Arria; c'est le
sentiment du devoir poussé jusqu'à l'héroïsme. Platon, voilà
dans l'antiquité le docteur de l'amour mystique ; et parmi
les écrivains qui nous restent, Plutarque, cette âme de bon
homme et cet esprit de rhéteur, est le seul qui ait entrevu ,
quoique de bien loin, ce que Platon appelle les mystères
des amants ou des bienheureux. Pour lui , l'amour n'est
pas le transport bestial d'un corps vers un corps, mais
une émotion céleste, un saisissement et un ravissement
divin, un irrésistible enthousiasme, un délire saint et sancti-
fiant, envoyé par Dieu même pour s'emparer du cœur de
l'homme , dont il chasse tous les sentiments mortels et
qu'il remplit de sa propre vertu. L'âme , qui a contemplé
dans un autre monde la Beauté intelligible ou qui est
faite essentiellement pour contempler et admirer le Beau,
se sent échauffer tout à coup par la vue d'un bel objet, où se
reflète, comme dans un miroir, quelque chose de ses céles-
tes visions. Il sort de son fond le plus intime comme une
lumière qui, en l'éclairant sur les choses belles, tourne tous
ses regards de ce côté et ne lui permet pas de voir autre
chose. Alors un tel changement se produit dans tout l'inté-
rieur de l'homme, qu'on voit souvent des débauchés et des
courtisanes , aussitôt que leur cœur est touché par l'amour,
perdre leur audace effrontée et toute la licence de leurs dé-
sirs , et prenant un geste posé , une contenance rassise et
AMOUR. iA3
timide, une honnête honte, se soumettre avec une muette
et respectueuse adoration au seul objet qui les captive. «Les
hommes se trompent étrangement dit Plutarque : voient-ils
quelque feu du ciel se poser la nuit sur une maison? Ils
s'étonnent et se récrient comme si c'était une chose divine ;
et lorsqu'ils voient une âme, qui paraissait petite, basse et
vile, se remplir incontinent décourage, de franchise, de
passion pour l'honneur , de grâce et de hbéralité , ils ne
sentent pas qu'ils devraient se dire comme Télémaque dans
Homère: certes, un Dieu habite là-dedans.» L'amour n'habite
point les cœurs corrompus , ou bien il les transforme et les
régénère en les purihant. On devientbeau en aimant les choses
vraiment belles , et la beauté n'est que la fleur de la vertu.
Lors donc que deux âmes honnêtes sont attirées l'une vers
l'autre par une force secrète et invincible, elles se fondent
en une seule sous les feux de l'amour. En effet l'âme de
l'amant n'habite-t-elle pas, pour ainsi dire, dans l'âme de celui
qu'il aime ? Ou bien ne conserve-t-elle pas profondément
les images des perfections de l'objet aimé , images qui se
meuvent , qui parlent, qui vivent, et qui la façonnent insen-
siblement sur le modèle qu'elle admire? Voilà, selon Plu-
tarque, le principe et les effets du véritable amour. Mais
Plutarque ne veut pas seulement répéter Platon , en affaiblis-
sant la poésie du Phèdre et la sublimité du Banquet. 11 s'efforce
de prouver que ces sentiments n'ont toute leur force et leur
pureté que dans l'union de l'homme et de la femme, parce
que cette union est seule naturelle et légitime. Admettant,
ce qu'avaient avancé Socrate et Platon , ce qu'avaient vive-
ment et obstinément soutenu les Cyniques et les Stoïciens,
que la verLu est également accessible aux deux sexes, il
s'étonne et se scandalise qu'on prétende chasser l'amour du
mariage. Quoi donc! veut-on faire du mariage une société
sans amour, privée de toute amitié inspirée et gouvernée
144- ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
divinement, lorsqu'on a tant de peine à la maintenir avec
tous les jougs , toutes les brides et tous les mors de la
crainte et de la honte, s'il y manque la grâce et l'affection cor-
diale ? Toute génération viendrait à se perdre et à s'éteindre
si l'amour, qui est un désir divinement inspiré, abandonnait
la matière, et que la matière cessât de désirer et de rechercher
ce principe de la fécondité. La génération seule de l'homme
pourrait-elle donc se passer de cette divine assistance ? Le
mariage n'est-il pas la plus digne et la plus sainte union
qui puisse exister? Et faudra-t-il que l'amour naturel qui
porte l'homme et la femme l'un vers l'autre, le cède à cet
autre amour qui est venu bien après lui , qui est contre na-
ture et qui cache trop souvent les plus infâmes turpitudes
sous le voile spécieux de la vertu ? Serait-ce donc , comme
le prétendent les partisans de l'amour des jeunes garçons,
que la femme est dépourvue de toute véritable grâce et in-
capable de toute vertu ? Mais la nature a donné à la femme
non-seulement l'attrait des yeux, la beauté du visage, la
douceur de la parole , les grâces insinuantes et persuasives,
une sensibilité plus vive, plus caressante et plus affectueuse
que celle de l'homme : elle l'a rendue encore capable de
toutes les vertus. Qu' est-il besoin de parler de sa tempérance,
de sa loyauté, de sa foi à toute épreuve , de sa justice et de
sa prudence? Est-il si rare de voir briller en elle les vertus
dont l'homme s'enorgueillit le plus, la force, la constance
et la magnanimité. ? ' Il est donc absurde de soutenir que la
1 . Outre l'exemple d'Éponine , Plutarque en cite un autre qui appartient encore
à une femme de notre race. Cet exemple est remarquable par une forte teinte de
sentiment religieux , qui manque au dévouement d'Eponine. «La Gallo- Grecque
Gamma, femme de Sinnatus, inspira de l'amour à Synorix, le plus puissant des
Galates. Gelui-ci, voyant qu'il ne pouvait venir à bout d'elle, ni par persuasion
ni par violence, tant que le mari vivrait, le fit assassiner. Gamma, pour mettre
sa "veptu à l'abri et pour consoler sa douleur, se réfugia dans le temple de Diane,
et s'attacha au service de la déesse, selon la coutume du pays. Elle se tenait presque
RÉFORME SOUS VESPASIEN. 145
femme est indigne d'aimer et d'être aimée? L'amour de
l'homme et de la femme est le seul, d'où le mien et le lien
disparaissent; le seul qui produise vraiment cette union com-
plète et universelle, but et perfection de l'amitié. L'amour
idéal qui , par une prodigieuse déviation , s'était égaré hors
des voies de la nature , commençait donc à rentrer dans la
vérité et à se réconciher avec la femme , au moment même
où les relations conjugales étaient envisagées avec plus
d'austérité et de justice , où la pureté acquérait plus de prix
par le contraste hideux Je la corruption , mais où surtout
le Stoïcisme , qui était toujours la philosophie régnante , re-
nonçant à la discussion pour la foi et remplaçant la séche-
resse de la logique par le sentiment et par l'imagination, se
rapprochait de plus en plus, dans Epictète et dans Marc-Au-
rèle, d'un ascétisme ardent et d'une mystique spirituahté.*
n faut le dire, l'humanité prenait aux approches du christia-
nisme une conscience plus vive et plus pleine d'elle-même; et
toujours dans le temple, sans vouloir écouter ceux qui demandaient sa main,
quoiqu'ils fussent nombreux et de la meilleure noblesse. Mais Synorix ayant pris
l'audace de lui faire parler, elle ne parut pas repousser sa poursuite; elle ne se
plaignit point du passé, comme s'il n'avait fait le crime qu'il avait commis, que
par excès d'amour et de passion , et non par méchanceté. Synorix vint à la fin au
temple et proposa à Gamma de l'épouser. Elle parut consentir , lui présenta la
main, le fit approcher de l'autel, où elle fit une offrande à Diane en répandant
un peu d'un breuvage de vin et de miel empoisonné qu'elle avait mis dans une
coupe; puis, après en avoir bu la moitié, elle présenta le reste au Galate. Quand
elle vit qu'il avait vidé la coupe, elle poussa un profond soupir, et dit : «mon
époux bien -aimé, j'ai vécu depuis ta mort dans la douleur et le regret; mais
maintenant accueille-moi joyeusement, puisque j'ai eu le bonheur de venger ton
meurtre sur ce ^scélérat : je me réjouis d'avoir été ta compagne en la vie, et celle
de ton assassin en la mort. » Gamma survécut à Synorix un jour et une nuit, et
mourut avec la plus grande constance et avec joie. (Amour, chap. 31.)
* Sén. le Rh., p. 131. — Plin., Lett., liv. III, 16; VI, U; VIII, 5. —
Plaut. , Stich. , v. 131. — Ter. , Eun. , act. I , se. 2. — Prop. IV, El. II , v. 73.
Ov., Tr. V, El. 11, V. 3; U, v. 2, 25. — Stob., FI. XII, 193, 344. — V.
Max. IV, chap. 6, g. 3. — Plut., Am., chap. 3, 4, 6, 11, 12, 14, 15, 16,
20, 23, 24, 25,28, 29, 32, 33.
II. 10
Ii6 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
pendant les trois premiers siècles de notre ère toutes les idées,
tous les sentiments qui font la moralité de l'homme, se déve-
loppèrent parallèlement et avec une force remarquable dans
l'Église naissante et dans le paganisme expirant. Les anciens,
quoiqu'on ait pu en dire, arrivèrent, par le seul effort de la
raison, à connaître les vrais éléments du droit et de la
société comme de la morale. On a vu combien l'égalité et la
justice faisaient de progrès aussi bien dans les faits que dans
les doctrines. On verra bientôt, combien les idées de tolé-
rance et de charité devinrent actives et universelles. Nous
attachant pour le moment à un ordre d'idées qu'on a trop
négligées, nous insistons sur la famille et sur les relations
essentielles qui la consituent, et, après avoir consulté non
pas tel philosophe, tel historien ou tel satirique , mais la
littérature tout entière de cette époque , nous nous croyons
fondé à dire, non-seulement que les païens s'étaient fait
des idées justes sur les droits et les devoirs du père, de la
mère et des enfants , sur la pureté de la femme et sur celle
de l'homme, mais encore qu'ils connurent tous les sen-
timents les plus profonds et les plus délicats du cœur
humain : «Sentiments, dit Valère- Maxime, d'autant plus
forts , qu'ils sont plus honnêtes et plus purs , et qui vont
jusqu'à préférer l'union dans la mort à la séparation dans la
vie. » Il est constant que ces idées, nées de la gravité romaine
et de la philosophie grecque, passèrent en partie dans le
droit romain. Mais ce qu'on ne dit pas et ce qu'il faut dire ,
c'est qu'elles ne furent pas plus inefficaces dans la corruption
générale, que les idées de grandeur et de fermeté stoïque
dans l'abaissement des caractères. La scène , où Lucien qui
n'aimait pas les philosophes, surtout les philosophes sévères,
nous représente un Stoïcien disputant et arrachant un jeune
homme aux séductions d'une courtisane, a dû se renou-
veler souvent, et le même satirique est forcé d'avouer que
RÉFORME SOUS VESPASIEN. 147
l'habit de philosophe a sauvé plus d'uue fois ceux qui le
portaient, du vice et des passions. Car s'il y avait des misé-
rables dont toute la vertu consistait dans un pédantesque
babil et dans-une barbe touffue, il se rencontrait aussi des
Musonius qui vivaient comme ils parlaient, et qui poursui-
vaient si vivement et avec tant de pénétration le vice et les
faiblesses dans le cœur de leurs disciples , « que chacun
croyait qu'on l'avait accusé auprès du maître. » Par une
cause facile à exphquer, presque toutes les femmes dont
l'histoire nous a conservé la vertu et l'héroïque lidéhté
appartiennent à des familles stoïciennes. Qu'est-il besoin de
citer la mère et la femme de Sénèque, la fille de Grémutius
Gordus , la jeune épouse deLucain , qui se fit de son deuil un
culte et une religion, mais surtout cette triple génération de
vertus, Arria, sa fille et sa petite-fille? Je voudrais pouvoir ran-
ger dans ce nombre l'épouse et la mère de Vitellius, femmes
de mœurs antiques, dont l'une sut éviter l'orgueil et la
cruauté du pouvoir, et dont l'autre, insensible aux séductions
de la fortune , ne gagna à l'élévation de son fils qu'une bonne
réputation et un deuil éternel. Mais si l'on ne peut dire avec
certitude qu'elles appartenaient à l'une de ces maisons qui
s'attachaient au Stoïcisme comme à une religion , elles avaient
sans doute reçu cette instruction philosophique et morale
qui, pour les femmes aussi bien que pour les hommes,
faisait alors partie de toute bonne éducation. 11 se produisit
d'ailleurs sous Vespasien un changement dans les mœurs des
hautes classes, signalé par Tacite, et qu'on a l'habitude, je ne
sais pourquoi, de passer sous silence. Les provinciaux, dont
Vespasien avait remph le sénat et l'ordre équestre, apportèrent
dans Rome leur frugalité et leur pureté antiques. Or, si l'on y
fait attention, ce changement dans les mœurs s'accorde avec
l'influence toujours croissante du Stoïcisme , qui donna enfin
à Tempire l'âge d'or des Antonins , et à la jurisprudence le
148 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMALW
siècle classique des Gaïus, des Paul et des Ulpien. Des hommes
d'une fortune médiocre et , par conséquent, moins déréglés et
plus accessibles à la philosophie, remplacent dans la société ces
grandes familles si riches et si corrompues, et dans le gou-
vernement cette race avide et immorale des délateurs, qui
avaient succédé aux concussionnaires de la république. Si
Tacite nous manque , on peut voir par les lettres de PUne,
par quelque vers de Martial, par tout ce qui touche au ma-
riage et à la pudeur dans le droit romain, que les mœurs
publiques, que la tyrannie sombre et chagrine de Domitien
voulait ramener violemment à la pureté *, y revinrent d'elles-
mêmes sous les règnes plus doux de Nerva , de Trajan et
des Antonins. Et ce qui prouve que ces débordements inouïs
qui nous étonnent sous les premiers empereurs , n'étaient pas
universels et avaient pour cause principale non l'extinction
de la conscience, mais les tentations, les dégoûts et les fan-
taisies monstrueuses qui naissent de la trop grande richesse,
c'est que les écrivains opposent sans cesse les mœurs des
provinces à celles de Rome , les mœurs du peuple et des
pauvres, parmi lesquels se rangeaient les philosophes et les
hommes de lettres, à celles des riches et des grands. «Non,
s'écriait Juvénal , les peuples que nous avons vaincus , ne
font pas ce qui se fait dans la ville du peuple victorieux.
H faut que l'Arménien Zalatés soit venu comme otage à Piome ,
pour que son peuple apprenne ce que c'est qu'un homme
devenu femme. » Juvénal savait bien faire lui-même dans Rome
des distinctions que nos historiens oublient. «L'adultère est
une infamie, dit-il, pour gens de médiocre condition; mais
qu'un grand le commette, c'est une galanterie élégante et
de bon ton. » Voyez avec quelle force la conscience du peuple
1. En faisant appliquer sévèrement les lois d'Auguste contre les adultères
et la loi Scantinia contre les impurs et les infâmes. (Juv. , Sat., II , v. 29-
33, 43.)
PROSTITUTION. 449
proteste dans Lucien contre la corruption des riches. Le
satirique introduit de grand matin un pauvre dans le palais
d'un riche qui lui faisait envie : « Tiens , vois cet infâme vieil-
lard couché près de son valet. — Ah! cela est abominable.
Sortons. Que vois-je? Sa femme s'abandonne à son cuisinier.
— Eh bien! Voudrais-tu à présent être l'héritier d'Eucratès?
— Les dieux m'en préservent ! Périssons plutôt de faim et de
misère, avant que de commettre et que d'éprouver de telles
horreurs. Je suis plus heureux avec quatre oboles, que ces
gens-là avec toutes leurs richesses et leurs vices ! » *
n y a plus: un philosophe de cette époque, un de ces
pauvres éclairés qui poursuivaient à outrance les vices des
grands et des riches, Dion Chrysostome, s'éleva fortement
au nom de l'humanité contre le scandale et le danger de la
prostitution. Chrysippe en avait déjà montré l'origine et les
progrès qui accusaient le progrès de l'immoralité publique;
les poètes comiques abondent en malédictions contre le pros-
titueur qu'il faudrait chasser des villes comme le fléau de la
jeunesse , en injures contre ces femmes qui trafiquaient du
corps de leurs filles ou de celles qu'elles appelaient de ce
nom, en plaintes sur le sort des infortunées qui, livrées en
pâture à la lubricité du premier achetant, ne devaient pas
même se souvenir qu'elles eussent un cœur capable d'aimer.
« L'esclave qui fait paître les troupeaux, dit une de ces mal-
heureuses dans Plante , a du moins un agneau qu'il chérit
entre tous, et nous, il nenousestpermisd'aimer personne ni
d'écouter notre cœur. » Mais Dion est le premier (que nous sa-
chions) qui ait attaqué la prostitution en elle-même et comme
institution autorisée par les lois. Nous traduirons simplement
ce morceau, en supprimant les longueurs: «Il n'est pas besoin
de parler longuement du prostitueur et de son métier,
* Arr. Ent. d'Ép. , III, ch. 23. — Juv. , Sat., Il, 162, 167; XI, 174. —
Lucien , Dial. des courtisanes , X ; le Coq.
150 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
comme s'il y avait quelque doute sur le jugement qu'on en
doit porter. Mais il faut affirmer et proclamer absolument
qu'un tel trafic n'est permis à personne. Ni pauvre ni riche
n'a droit de toucher le prix du déshonneur et de la débauche:
c'est un gain également condamnable en tout homme. De là
naissent des commerces odieux et sans amour. On rassemble,
comme de vils corps, des femmes et des enfants prisonniers
ou qu'on s'est procurés de toute autre manière à prix d'ar-
gent, aiin de les jeter en proie à l'infamie, dans d'ignobles
maisons placées dans les places publiques ou sur le passage
des magistrats, près des tribunaux et des temples, au milieu
même des lieux les plus sacrés. Autrefois les Grecs étaient
rarement exposés à cette horrible servitude : un grand
nombre en sont victimes aujourd'hui. Mais il n'est permis de
réduire à cette honteuse nécessité ni Grecs ni barbares
Les maîtres des haras accouplent sans violence la bête à la
bête qui ne sait pas rougir ; mais des hommes furieux de
luxure asservissent violemment à leur brutalité des hommes
qui ne consentent point à cet outrage et qui meurent de
confusion, non pour une œuvre de génération, mais pour
une œuvre de stérilité et de néant, sans respect et sans
crainte des hommes ni des dieux .... Non , il n'est point
permis de tolérer ni d'autoriser par les lois un pareil trafic ,
ni dans les États parfaitement constitués, ni dans les États
qui sont au second, au troisième, au quatrième rang dans
l'ordre de perfection , ni dans un État quelconque , du
moment qu'on peut le prévenir et l'arrêter à sa naissance.
Mais lors même que l'État est travaillé de vieilles habitudes
mauvaises et de maladies invétérées , on ne doit point les
laisser impunies et sans remède, parce que les habitudes
scandaleuses s'étendent sans cesse et gagnent tout le corps
de la société comme un ulcère dévorant. Nulle mollesse,
nulle négligence , nulle facilité coupable à supporter de tels
PROSTITUTION. 151
abus sur des personnes méprisées et esclaves ! Je pourrais
me contenter de dire que les esclaves sont des hommes;
que tout homme, par cela seul qu'il est homme, est égale-
ment respectable, a les mêmes titres à l'honneur par la grâce
du Dieu qui l'a fait , et qu'il porte en lui les mêmes marques
distinctives et les mêmes droits à être respecté , parce qu'il
a le sens et la notion du bien et du mal, du beau et du
laid .... Mais ne faut-il pas penser aussi que la passion et
Taudace, accrues par l'habitude, ne connaissent plus de
bornes et qu'elles s'attaquent à tout le monde. » Dion connaît
les raisonnements des politiques et ne veut point les laisser
sans réponse. On dit que la prostitution est uhe nécessité
et que , s'il n'y avait pas des sentines ouvertes à la débauche ,
elle forcerait les portes des maisons honnêtes et se répan-
drait dans le sanctuaire des familles. « Mais un homme qui
n'y voit point finesse , un pauvre paysan grossier comme
moi, reprend Dion, ne pourrait-il pas répondre à nos légis-
lateurs : Lasse de plaisirs faciles et que tout le monde peut
acheter à vil prix, irritée par ses propres dégoûts, la luxure ,
quand elle a tourné en habitude , épargnera-t-elle les femmes
honnêtes et les enfants bien nés? Se contentera-t-elle même
de plaisirs illégitimes, mais naturels? Et ne se fera-t-elle pas
une gloire de violer la dignité du sexe viril et de souiller
ceux qui bientôt auront les magistratures publiques, les judi-
catures, les commandements des armées?» Si nous en
croyons Juvénal, Sénèque, les déclamateurs et même les
historiens, le vice en était, en effet, venu à ce degré de
raffinement, dans son mépris et son dégoût de la nature,
dans son impuissance à satisfaire des caprices infinis et
toujours irrités. *
Ce qui multipliait la prostitution, c'était l'esclavage ; ce qui
* Dion , l'Eubéenne. — Plaut. , Asin. , v. -485 - 4-23. — Ter. , Phor. , act. I , se. 2.
452 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
la rendait encore plus horrible pour ses victimes, c'est qu'elle
était forcée : elle faisait partie des affronts et des misères de
la servitude. Le maître élevait pour sa lubricité ou pour
celle d'autrui, ses jeunes esclaves des deux sexes, qui
avaient quelque beauté; on développait leurs talents, on
cultivait leurs grâces; on avait même soin d'entretenir en
eux par l'éducation l'étincelle céleste de l'âme , pour rallu-
mer ses passions et ses sens éteints , ou pour donner plus
de prix à cet objet de commerce. Il n'y a point de raffine-
ment que n'inventât la luxure aux abois. Si cet enfant deve-
nait un homme, il perdrait le poli de sa peau et le timbre
gracieux de sa voix: prolongeons son enfance factice en le
dégradant de son sexe. Le mot si profond et si cruel du Né-
ron de Racine
u J'aimais jusqu'à ces pleurs que je faisais couler)^
est d'un libertin de Rome. «Si je te bats quelquefois, dit
Martial à un esclave , c'est pour avoir le plaisir de prendre sur
un visage tout en larmes les baisers que tu me refuses.» Voilà
les fruits de l'esclavage uni à la corruption. Lorsque le res-
pect de soi-même n'était pas assez fort pour réprimer les
tentations de tous les jours , toute maison riche , avec ses
troupeaux d'esclaves , était ou pouvait devenir une maison
de débauche , où le père , la mère et les fils satisfaisaient
à l'envi leurs coupables désirs. L'orgueil de la maîtresse
s'abaissait quelquefois jusqu'à ses esclaves , parce qu'elle
n'avait pas, comme celles de l'Amérique d'aujourd'hui, à
redouter les trahisons de la couleur et de la peau. Ou bien
elle les prenait tels que la nature les a créés , ou bien elle
les faisait mutiler à son usage et en temps opportun , pour
avoir tous les plaisirs de l'amour sans en craindre les in-
commodités. C'était répondre dignement aux infamies de
son époux, qui élevait paternellement de jeunes enfants,
nés dans sa maison, pour abuser de leur pudeur. La loi pu-
PROSTITUTION. 153
nissait l'esclave auquel une matrone s'était livrée. «Mais ce
n'est pas le serviteur, s'écriait Pétrone, qui devrait être exposé
dans le cirque aux coups d'un taureau furieux; c'est l'infâme,
à laquelle il n'a fait qu'obéir, peut-être malgré lui.» Supposez
que ni le maître ni la maîtresse n'outrageassent la nature,
et que la femme se tînt dans les limites d'une sévère pudeur,
il y avait d'autres abus criants qui résultaient delà servitude.
Furieuse des amours ancillaires de son mari , la femme se
vengait de ses infidélités sur les malheureuses dont il abu-
sait; et souvent la plus chaste se montrait la plus féroce.
« Que de fois, dit Properce , la maîtresse a arraché les che-
veux de sa malheureuse esclave et a porté la main sur son
tendre visage! Que de fois elle l'a chargée de tâches injustes
et trop lourdes, et l'a fait coucher sur la dure! Souvent elle
l'a jetée dans les ténèbres d'un cachot immonde et a refusé
du pain à sa faim , de l'eau à sa soif.» Et le maître aussi cou-
pable envers son esclave qu'envers sa femme, le souffrait!
Qu'avait fait cependant cette infortunée', fatiguée des obses-
sions de son maître , trompée par ses promesses ou forcée
par ses mauvais traitements , corrompue peut-être avant de
savoir ce que c'est que la corruption ? « Ce qui était infamie
chez les personnes hbres , n'était-il pas complaisance chez
les affranchis, et nécessité chez l'esclave?» Tant de désor-
dres ne passaient point sans obstacle ; les honnêtes gens
protestèrent; les empereurs imaginèrent des peines contre
les femmes souillées par l'amour d'un esclave; Domitien dé-
fendit la mutilation et fit revivre la loi Scantinia contre les
impurs ; les Antonins essayèrent de protéger la pudeur de
ceux à qui la loi ne reconnaissait ni droits ni vertu ; mais rien
n'arrêta la corruption et l'inhumanité , parce que ce sont
1. Ce que dit Plutarque devait être bien rare : « Nous connaissons des esclaves
et des ser\antes qui fuient la cohabitation de leurs propres maîtres. » (De l'amour ,
eh. 30.) Comment une esclave pouvait-elle résister?
151 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
vices inhérents à l'institution de la servitude. Dion, qui n'at-
taquait pas moins l'esclavage que la prostitution , avait rai-
son : il fallait abolir ou transformer l'esclavage , si l'on voulait
rétablir quelque sainteté dans les mœurs. *
Ainsi, émancipation des vaincus par l'égalité du droit;
émancipation des affranchis vis-à-vis de leurs patrons et des
hommes de race ingénue ; émancipation de l'homme vis-à-
vis de son semblable; émancipation du fils et de la femme
dans la famille; émancipation de la misère vendue au liber-
tinage : tels sont les progrès ou accomplis, ou prévus par
les deux premiers siècles (le l'empire. C'était la justice uni-
verselle, qui non-seulement était débitée comme une belle
théorie, mais qui, travaillant impérieusement les esprits,
tendait à se faire jour dans la réalité.
Le Stoïcisme ne s'arrêtait point là : à la théorie de la
justice universelle ou de l'égalité des hommes et de l'unité
de notre espèce, il ajoutait celle de l'universelle charité.
Je ne dirai pas que les Stoïciens de l'empire aient innové
sur ce point, ni qu'ils aient introduit dans la doctrine des
idées nouvelles ou même simplement de ces développe-
ments originaux qui transforment une philosophie à force
de l'étendre. Je ne le crois pas, et je n'ai rien trouvé dans
Sénèque ou dans Épictète, soit pour les principes, soit pour les
conséquences, que je n'aie déjà signalé dans le Stoïcisme
primitif. Mais il est permis de penser que les idées prirent
un caractère plus pratique ; que les théories firent place aux
préceptes et aux règles de conduite ; qu'en se dégageant de
l'appareil logique et sévère de la discussion pour revêtir la
forme plus sensible de l'éloquence*, la morale devint plus
* Sén. le ph., Lett., CXXII. — Plaut., Cist. , 65, 120; Cur. , 183; Asin.,
517. — Tél., Phor., I, se. 2. — Mart. Y, Ép. 46; VI, 39 ; VII, 67. — Prop.,
El. III, 15, V. 13.— Juv., Sat., II, 57; VI, 366, 594, IX, 45.
1. Si je ne me trompe, ce n'était même pas chose nouvelle dans le Stoïcisme,
et je n'en voudrais pour preuve que l'hymne de Cléanthe. (Voyez t. I, p. 350.)
I
PHILANTHROPIE. 155
populaire et plus efficace ; et qu'enfin à force de battre les
oreilles, dans les écoles des philosophes, dans les basiliques
des déclamateurs , dans les bibhothèques où se tenaient les
séances littéraires, dans les gymnases où paradaient les so-
phistes, et jusque sur les places pubhques des grandes villes,
où les Cyniques débitaient les plus belles maximes au milieu
de leurs invectives grossières, mais souvent saisissantes',
elle finit par ébranler les esprits et par s'en saisir universel-
lement. Et qu'on veuille bien le remarquer , elle n'y est pas
à l'état d'effort et de raisonnement, comme une vérité qui se
cherche et qui n'est point sûre d'elle-même ; elle n'y flotte
pas non plus à la surface , comme ces idées d'emprunt qui
viennent on ne sait d'où et que l'on caresse de temps en
temps avec une vaine curiosité, mais qui ne sont toujours
que des étrangères ou que des nouveautés de passage; mais
elle domine et tient les intelligences de cette possession
pleine, ferme , constante, insensible et incontestée, qui ca-
ractérise l'empire invétéré de l'habitude: Sénèque, Epictète,
Marc-Aurèle et Plutarque ne pouvaient plus penser ni parler
autrement qu'ils ne font, parce que les idées philanthro-
piques du Stoïcisme sont devenues une partie intégrante et
Mais j'ai d'autres raisons de le croire. Ariston de Chic, qui appartient certaine-
ment au Stoïcisme, était renommé pour son éloquence. Marc-Aurèle nous apprend
dans une lettre à Fronton l'effet qu'elle produisit sur lui. «Je viens de lire les
livres d'Ariston ; ils me traitent bien et mal : bien , en m'apprenant ce qui peut
m'améliorer; mal, en me faisant voir combien mon àme est éloignée de la per-
fection. Conibien de fois, à cette lecture, ton élève a-t-il rougi de lui-même!
s'est-il fâché contre lui-même ! J'ai vingt-cinq ans, et mon âme ne s'est pas en-
core imbue des bonnes opinions, des doctrines qui purifient. » Cette lettre où l'on
sent encore l'écolier du rhéteur, mais la seule peut-être de tout le recueil, où
perce déjà l'âme de Marc-Aurèle, nous montre qu'Ariston devait procéder à la
manière de Sénèque et d'Épictète. Les Stoïciens d'ailleurs, comme on le voit
dans Sénèque , cultivaient beaucoup le genre protreplique ou de l'exhortation :
ce qu'il y a de nouveau dans les philosophes de l'Empire, c'est que ce genre
devient tout le Stoïcisme ou toute la philosophie.
\ . Attale , Démonax , Démétrius devaient être des hommes fort remarquables.
456 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
essentielle de leur nature , ou pour me servir d'une expres-
sion de Marc-Aurèle, parce qu'elles sont désormais pour
tous les esprits l'air' qu'ils sont habitués à respirer et qui
les nourrit.
Selon la doctrine constante du Portique , on ne peut mé-
connaître que l'auteur des choses ne nous ait faits les uns
pour les autres et qu'il n'ait mis dans nos cœurs l'instinct
de l'humanité. Ce principe avait passé des discussions des
philosophes dans les déclamations des rhéteurs, dans les
vers des poètes, dans l'esprit de tous les écrivains. «Ya-t-il
un sentiment meilleur que la compassion , dit Quintilien , un
sentiment qui ait plus son origine dans les principes véné-
rables et sacrés de la nature? Dieu, l'auteur des choses mor-
telles, veut que nous nous secourions mutuellement et,
qu'en nous aidant les uns les autres nous nous assurions
contre les accidents de la fortune. Ce n'est pas encore de
l'amour et de la charité: c'est une crainte prévoyante et,
j'oserai dire , religieuse des malheurs qui peuvent nous ar-
river. Dans l'indigence et dans la faim d' autrui , c'est de lui-
même que chacun de nous a pitié Secourir les mal-
heureux, c'est bien mériter des choses humaines... Eh
quoi ! si j'avais donné du pain à un étranger et à un inconnu,
à cause de cette fraternité universelle, qui unit tous les mor-
tels sous le Père commun de la nature , ne serait-ce pas une
bonne action d'avoir sauvé une âme qui allait périr , pris en
pitié les choses humaines , et jeté comme une offrande pro-
pitiatoire à la fortune, en adorant la divinité dans la pensée
de notre sort commun.... L'humanité a été dans tous les
temps et chez tous les peuples le mystère le plus grand et
1, Ne te borne pas à respirer l'air qui nous environne, mais commence aussi
à ne plus avoir d'autres pensées que celles que nous inspire l'intelligence qui nous
porte dans son sein. Car cette souveraine intelligence, répandue partout, et qui
se communique à tout homme qui sait l'attirer, est pour lui ce que l'air ne cesse
d'être pour tout ce qui a la faculté de respirer. (Marc-Aur., ch. III, art. I )
PHILANTHROPIE. 157
le plus sacré.» C'est ce que Juvénal exprime d'une manière
encore plus vive et plus touchante : « La nature avoue qu'elle
donne aux hommes des cœurs sensibles, en nous donnant les
larmes : c'est la meilleure partie de notre conscience. Elle nous
fait pleurer sur les malheurs d'un ami affligé, sur le triste exté-
rieur d'un accusé, sur les dangers d'un pupille qui poursuit les
fraudes de son tuteur. C'est par son ordre que nous gémissons
en rencontrant le cercueil d'une vierge enlevée à la fleur de
l'âge , en voyant un petit enfant renfermé sous la terre de la
tombe.. Quel est l'homme de bien, l'homme rehgieux, qui re-
garde les maux d'autrui comme s'ils lui étaient étrangers? Voilà
ce qui nous sépare du troupeau des bêtes sans parole; aussi
nous possédons une nature sainte et nous sommes seuls ca-
pables des choses divines, ayant reçu du ciel la conscience
dont sont privées les brutes penchées vers la terre. A l'origine
du monde, l'auteur commun de tous les êtres, n'a donné aux
animaux que la vie , tandis qu'il nous a donné une âme rai-
sonnable, pour que l'affection mutuelle nous enseignât à
demander et à donner aux autres assistance et secours.»
Nous voilà bien loin, à ce qu'il semble, de Chrysippe et de
Zenon : nous sommes au contraire en plein Stoïcisme. Je ne
cesserai de répéter avec Sénèque et Montesquieu , qu'il n'y
eut jamais de doctrine, qui fût sous la plus rigide austérité
plus bienveillante et plus humaine. Elle proscrivait, je le
sais, les faiblesses et les vaines convulsions de la pitié; mais
jamais un Stoïcien n'a contesté que ces mouvements sen-
sibles, qui nous font souffrir des maux d'autrui et qui nous
portent à les soulager , ne fussent bons et naturels : jamais
il ne fut défendu de suivre raisonnablement ces premiers mou-
vements de notre nature, et de pratiquer les actes et même
toutes les déhcatesses de la compassion et de l'humanité*.
* Quint., Décl. V, IX, XII, CCLX. — Sén. le rh. , p. 79, 291. — Juv., Sat.,
XV, 131-150.
•158 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Si nous savions mépriser les faux biens , disait le Stoï-
cisme , nous ne serions plus continuellement aux prises les
uns avec les autres , et l'aversion , le mépris injuste , la mé-
disance, la calomnie, la colère, la haine, la vengeance ne
trouveraient plus de place en nos cœurs. Les biens que nous
convoitons, étant petits et misérables, ne sauraient être
acquis par l'un qu'au détriment de l'autre. Mais les vrais
biens peuvent en même temps appartenir à chacun et à
tous, et plus nous les partageons avec un grand nombre de
nos semblables , plus nous les possédons pleinement et avec
sécurité. Dès lors peut se développer sans obstacle notre
vraie nature, qui est la sociabilité; et l'on voit paraître, au
lieu des passions féroces qui nous divisent, la tolérance,
l'indulgence et l'amour , qui nous concilient les uns avec
les autres et qui nous unissent.
Puisque nous sommes nés pour la société, il ne faut donc
pas être toujours prêts ou à mal juger des hommes à la
moindre apparence de faute, ou à nous emporter contre
eux au premier soupçon de tort et d'injure. « Car tous les
êtres pensants , dit Marc-Aurèle , ont été faits les uns pour
les autres, et la patience fait partie de la justice qu'ils se
doivent réciproquement. Quant à ceux qui gouvernent
leurs semblables avec orgueil et tyrannie , et qui traitent
leurs inférieurs de haut en bas, que sont-ils donc? Des
misérables , qui un peu auparavant faisaient bassement leur
cour, et qui tout à l'heure vont aller s'humilier devant
quelque puissance, qu'ils redoutent ou dont ils espèrent
quelque chose. Le sage, ou celui qui aspire aie devenir, doit
vivre sans orgueil et avec douceur parmi des hommes trop
souvent menteurs et injustes, sans s'écarter lui-même de la
vérité ni de la justice. C'est vous séparer de la. nature, non-
seulement que de vous élever avec animosité contre un
homme, mais même que de sentir des mouvements d'aversion
I
TOLÉRANCE. 159
pour celui qui est votre prochain, votre allié, votre parent,
votre frère. » Plusieurs raisons nous portent à cette indul-
gence, indépendamment de la charité naturelle que Dieu a
mise dans nos âmes et qui est le lien de la société. Les premiers
Stoïciens insistaient sur l'erreur et la tyrannie des passions
qui portent le méchant à des fautes involontaires, sur le
malheur d'une âme qui se prive elle-même de la vérité et
du bien, sur la pitié que cette misère doit inspirer au sage,
sur la folie qu'il y a, soit à vouloir qu'il n'y ait parmi les
hommes ni ignorance ni perversité, soit à s'étonner et à
s'indigner contre des outrages ou des torts qui ne peuvent
nuire ni porter atteinte à la vertu de l'honnête homme. Nous
retrouvons tous ces motifs d'indulgence dans les Stoïciens
de l'empire; mais il y en a d'autres plus sensibles et plus
frappants, quoiqu'ils se rattachent intimement aux premiers,
où l'on a cru voir un esprit nouveau et complètement étranger
à l'antiquité. C'est à ceux-là que nous nous attacherons
surtout, en leur assignant, autant que possible , une date
précise.
Or, ils sont tous contenus, si je ne me trompe, dans
la troisième satire d'Horace. Rien de plus sot et de plus
pervers, selon le poète, que cet amour propre si aveugle
sur ses propres défauts , si clairvoyant pour ceux d'autrui ,
toujours prêt à censurer et à noircir les actions du prochain,
mais qui dit, lorsqu'il s'agit de ses propres fautes : «pour
moi, je me pardonne». «Quelle loi injuste et terrible nous
portons contre nous-mêmes dans notre témérité ! Personne
ne naît sans défaut; le meilleur est celui qui en a le moins.
Un ami, lorsqu'il met en comparaison mes qualités et mes
défauts, doit toujours incliner du côté des qualités, pour peu
qu'elles soient plus nombreuses ou plus grandes. Si vous
voulez que je vous aime à cette condition , je vous pèserai
dans la même balance. Celui qui ne veut point qu'un ami
160 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN,
soit choqué de sa bosse, doit lui passer ses verrues. Il est
juste , lorsqu'on demande de l'indulgence pour ses propres
fautes, d'accorder à son tour quelque indulgence aux fautes
d'autrui». Encore si nous prenions les poids et les balances
de la raison pour apprécier les choses. Mais plus insensé^
que le furieux Labéon , on fait mettre en croix un esclave
pour avoir mangé quelques poissons à demi rongés ou pour
avoir goûté à une sauce. On emploie le fouet et les verges
sanglantes là où il faudrait tout au plus faire usage de la
férule. Plus injustes encore, nous transformons le bien en
mal et nous calomnions les vertus. Ne vaudrait-il pas mieux
faire comme les pères qui dissimulent les défauts physiques
de leurs enfants par des mots qui les diminuent et les adou-
cissent, ou comme les amants qui s'aveuglent sur ceux de
leurs maîtresses jusqu'à les aimer et à en faire leurs délices.
« Je voudrais , dit Horace , qu'on se trompât ainsi dans l'a-
mitié, et que le monde eût donné un beau nom à cette
erreur». Voilà bien, si l'on y fait attention, toutes les nou-
veautés qu'on s'étonne de rencontrer dans la tolérance
prêchée par les Stoïciens de l'empire. La seule différence,
c'est qu'ils mettent la sociabilité à la place de l'amitié, et
qu'ils étendent à tous les hommes cette juste indulgence ,
que le poëte épicurien ne réclame qu'en faveur de nos
connaissances et de nos amis.
Que disent-ils en effet? Si l'on voulait juger équitablement
des choses , on se persuaderait bien vite qu'on a soi-même
besoin de pardon, parce que personne n'est exempt de
péché*; et ce n'est qu'à force de faillir que l'homme le meilleur
arrive à l'innocence de la vertu. Mais on ne veut point se
dire à soi-même : ce qui m'irrite contre mon prochain , je
l'ai fait, ou je puis le faire, ou si je m'en abstiens, c'est par
1. Nemo sine vilio est : omnes peccavimus , dit un ihéteur du temps d'Au-
guste, cité par Séiièque le père (p. 207).
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. IGl
crainte, par mollesse, par vanité, par intérêt ou par tout
autre mauvais principe. Nous avons tous en nous quelque
chose de l'esprit des tyrans : nous prétendons être inviolables
nous-mêmes et que tout nous soil permis contre les autres.
Quel aveuglement d'amour-propre et quel défaut d'équité !
Nous exagérons sans cesse les torts réels ou apparents
d'autrui à notre égard, en nous dissimulant nos propres
fautes , tandis que nous devrions être sévères et ingénieux
dans notre sévérité contre nous-mêmes, mais simples et
bienveillants dans l'appréciation de la conduite du prochain.
Il faudrait examiner son intention et non le fait môme ; s'il
a agi de propos prémédité ou sans dessein; s'il a été forcé ou
trompé; s'il a obéi à la haine ou à l'espoir d'un salaire; s'il
a suivi ses sentiments ou s'il a prêté sa main à la vengeance
d'autrui. L'âge et la condition du coupable font beaucoup.
Est-ce un enfant? passons la chose à son âge? C'est mon
père? il m'a fait assez de bien, pour avoir le droit de me
faire impunément un peu de mal; ou même ce qui m'offense
est peut-être un nouveau bienfait. C'est une femme? elle pèche
faute de lumières. C'est un homme de bien? ne crois pas à son
tort. C'est un méchant? ne l'en étonne pas, il est déjà assez
malheureux de ses vices et de sa perversité. Peut-être même
n'est-il pas bien certain que celui que nous accusons soit
coupable. Disons-nous donc, qu'alors même qu'il aurait fait
ce qui nous irrite, il aurait pu le faire dans certaines vues
particuhères qui n'ont rien de condamnable ; car il faut être
informé de mille circonstances pour juger avec pleine lumière
de la qualité des actions d'autrui. Au heu de cela, nous
recherchons curieusement des occasions de colère. Nous
écoutons tout, nous croyons tout, nous soupçonnons tout.
Nous nous enquérons avidement des actions et des paroles
de nos voisins. « Rien n'est plus digne de pitié, dit Marc-Au-
rèle, qu'un homme qui passe sa vie à tourner partout, et qui
II. 11
102 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GnÉCO-ROMAL\.
fouille, comme on dit, jusque sous terre pour découvrir
par conjecture ce que les autres ont dans l'âme. » Il n'y a
pas de frivolité plus maligne que d'interpréter dans le sens
de nos aversions et de nos haines un mot, un geste, un
coup d'œil , un sourire , et jusqu'à l'accent de la voix. Un
tel ne m'a pas salué avec assez de politesse; cet autre a
rompu bien vite son entretien avec moi; celui-ci ne m'a pas
invité à dîner; celui-là a détourné la tête en me voyant:
grands sujets décolère, en effet! Avec de pareilles interpré-
tations, vos soupçons et vos succeptibilités ne manqueront
jamais d'aliment. Cet esclave a éternué devant vous, il a
laissé tomber une clef, il a fait grincer la serrure , il s'est
permis de rire ou de parler en vous servant à table : vous
voilà hors des gonds! vite, un bâton! des verges! «Au logis
de ces gens-là, dit Plutarque, on n'entend qu'une seule
musique, ou les lamentations et les gémissements d'un dé-
pensier qu'on fouette, ou les cris aigus des servantes qu'on
décliire à coups d'étrivières » \ L'excès de la mollesse et
de la fortune nous rend chatouilleux et susceptibles jus-
qu'à nous faire oublier toute humanité. «C'est une honte,
dit Sénèque, de haïr ceux qu'on devrait louer; mais c'est
une honte bien plus affreuse de haïr un homme pour ce qui
devrait le rendre digne de compassion, par exemple parce
que, tombé tout à coup dans l'esclavage, il conserve quelques
restes de sa récente liberté; parce qu'il ne s'empresse pas
avec assez d'agilité à des services ou bas ou pénibles; parce
1. Personne, dit Epictète, ne peut être injuste sans dommage pour soi. —
Mais quel dommage éprouve donc celui qui fait jeter son esclave dans les fers?
Cela même de faire jeter son esclave dans les fers. Ce que tu avoueras, si tu veux
bien considérer que l'homme n'est pas une bète féroce, mais un animal doux et
sociable. Quelle est la nature de l'homme? Est-ce de mordre? De donner des
coups de pied? De mettre en prison? De faire décapiter? Non, mais d'être bien-
faisant, secourable , et quand il ne peut autre chose, de favoriser les autres de ses
vœux. (Arr. Ent. d'Ëp. , IV, ch. 1.)
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 163
qu'il n'égale pas à la course la rapidité du cheval ou du
carrosse de son maître orgueilleux et cruel; parce que le
sommeil ferme involontairement ses yeux fatigués d'une
longue veille; ou parce que, transporté du service doux et
facile de la ville au rude esclavage de la campagne, il refuse
un travail auquel il n'est point fait, ou ne l'accomplit pas avec
assez d'ardeur et d'énergie. » On ne veut point se mettre à
la place de ceux contre lesquels on s'irrite : loin de là , il
semble qu'on craigne de n'être pas assez méchant et que
l'on coure après la colère. Qu'on ne vienne pas dire qu'on
ne hait que le mal, et que le sage, semblable aux médecins
qui attaquent la maladie sans en vouloir aux malades , doit
faire une guerre vigoureuse au vice, sans en vouloir person-
nellement aux vicieux. Ce n'est là, trop souvent, comme le
remarque Sénèque, qu'une défaite et qu'une hypocrisie de
la passion. On ne hait pas le péché, puisqu'on y donne
soi-même avec joie ; on ne hait que les pécheurs. On ne
punit pas l'action mauvaise; on satisfait sa passion et l'on
se venge de l'homme. Mais on ne veut pas être méprisé. —
«Et pourquoi voulez-vous qu'on vous méprise, répond
Épictète, si vous vous montrez plein de bonté et de pudeur?
La pensée qu'on sera méprisé, si l'on ne nuit pas, de quelque
manière que ce soit, au premier ennemi qui vous blesse,
ne part que d'une âme insensée et dégénérée. Quoi! nous
regarderons comme méprisable celui qui ne peut pas nuire?
Et que dirions-nous donc de celui qui ne peut pas , qui ne
sait pas fair^ du bien?» Vous auriez honte de passer pour
un sot ou pour une dupe débonnaire, si vous faisiez comme
Caton qui , souffleté au bain et recevant le lendemain des
excuses , répondit simplement à celui qui l'avait frappé sans
le connaître : je ne me rappelle pas d'avoir été insulté. Le
grand mal après tout de n'être pas un connaisseur dans l'art
du soupçon et de la vengeance! C'est un point sur lequel
164 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
l'homme de bien est toujours apprenti \ et l'on devrait tenir
à honneur d'être assez bon, non -seulement pour ne point
voir partout du mal, mais encore pour ne point voir celui
qui existe. Par une erreur trop générale, on croit que c'est
une faiblesse de ne pas se venger, et l'on admire, comme
partant d'une grande âme des maximes aussi sottes que
cruelles, telles que celle-ci : qu'on me haïsse, pourvu qu'on
me craigne; on s'imagine s'élever au-dessus des homm.es,
parce qu'on leur fait du mal et qu'on les perd, et l'on ne
voit pas que s'irriter d'une injure, c'est descendre au niveau
de l'offenseur , et que se plaire ou se glorifier dans le mal
d' autrui, c'est déchoir de la nature humaine qui est bienfai-
sante, au caractère malfaisant du loup et de la vipère. La
vraie grandeur est toujours unie à la clémence et à la man-
suétude; la cruauté ne vient que de la faiblesse. On s'évertue
cependant, on se force, on s'ingénie à haïr, comme s'il y
avait quelque chose de grand et de magnifique dans la
volonté ou dans le pouvoir de nuire. Eh bien! allez donc,
tourmentez votre existence et celle des autres! oh! que vous
êtes difficile et morose. «Malheureux, quand donc aimerez-
vous enfin^?» La vie est si courte : et nous la perdrions à
des haines, à des querelles, à des procès, à des guerres.
Nous voulons nourrir des ressentiments immortels, et tandis
que nous sommes animés comme des gladiateurs les uns
contre les autres , voilà déjà la mort qui est sur nos têtes et
qui va séparer les combattants l Tant que nous sommes
1. Tani sœpe nosfrum decipi Fahullinum,
Miraris , Aide : semper honio bonus liro est. (Mail. XII, Ep. 51.)
\ers qui me paraissent avoir été imités par Racine dans Britannicus :
Narcisse , tu dis vrai : mais cette défiance
Est toujours d'un grand cœur la dernière science ;
On le trompe longtemps. (Act. I, se. 4.)
2. Age, infelix , qiiando amabis!
3. Cette pensée de la mort prochaine, indiquée par Sénèque en passant, re-
vient fort souvent dans Marc-Aurèle.
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. d65
parmi les hommes, cultivons l'humanité. Ne soyons à per-
sonne une crainte ou un danger; méprisons les pertes, les
injustices, les outrages, les picoteries, les médisances, et
supportons d'un grand cœur ces incommodités d'un moment.
Voilà ce qu'un homme d'une raison ordinaire sait dire
aux hommes de bonne volonté qui ne sont, comme lui, ni
bons ni méchants, ni bien portants ni malades*, mais qui,
aspirant à la santé, ont assez de courage pour travailler sans
fin à se guérir. Mais le sage écoute en lui-même et tient aux
autres de plus hauts discours. Et les Stoïciens répétaient sur
tous les tons, comme des décisions de la sagesse éternelle^,
les vieilles formules de ceux qu'ils appelaient leuis aïeux ou
leurs pères^ : «le méchant pèche involontairement : le mé-
chant ne peut nuire au sage; le sage est impassible.» Mais
ces formules sèches et dénuées de vie, lorsqu'on les ht dans
les compilateurs, s'animent au souffle de la foi vive d'Épictète
et de Marc-Aurèle, au feu de l'imagination de Sénèque. Oui,
il faut pardonner à ceux qui croient nous nuire ou nous
offenser. Car ils sont plus ignorants, plus faibles et plus
1. Sénèque qui se donne pour un homme de second ordre ou d'une raison or-
dinaire (secundœ notœ) , dit de lui-même : Neque œçjroto , nec valeo (Tranq.
de l'âme , chap. 1 ).
2. C'est Dieu même qui parle par la raison et par la conscience. Voyez ce que
dit Épiclète à ce sujet. « D'où vient qu'Épictète me parle si durement, lui qui a
l'habitude de ne quereller personne. — C'est sans doute un Dieu pro])ice qui te
parle par ma bouche. Lorsqu'un corbeau te donne des signes par ses croasse-
ments, ce n'est pas lui, mais Dieu qui te parle. Il en est de même pour le philo-
sophe. » (Arr. Eut. d'Ép., III, ch. t.) Et ailleurs : «Donne-moi des commande-
ments, dis-tu. Lesquels? Est-ce que Jupiter ne t'a point donné ses ordres? quel
précepte as-tu reçu de lui lorsqu'il t'a envoyé ici-bas ? Conserve ce qui est à toi ;
ne désire pas ce qui n'est pas à toi : la fidélité, la pudeur, la justice, l'amour
des hommes sont des choses qui dépendent de toi et qui te sont propres. Quand
Jupiter t'a ainsi donné ses commandements, que désires-tu encore? Lui suis-je
supérieur? Suis-je plus digne de foi que lui ? Suis ses commandements et tu n'as
pas besoin d'autre chose. « (I, ch. 25.)
3. C'est le nom que Sénèque donne à Zenon, à Cléanthe, à Chrysippe, et en
général aux grands philosophes qui l'ont précédé, et auxquels il doit ses idées.
466 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIX
légers que méchants. En vérité, ils ne savent pas ce qu'ils
font. Que dirait- on de celui qui s'indignerait contre des
aveugles, parce qu'ils ne marcheraient pas droit dans leurs
ténèbres; contre des sourds, parce qu'ils entendraient mal;
contre des enfants , parce qu'ils oublieraient leurs devoirs
pour se mêler aux jeux de leurs pareils? Quoi donc! IN y
a-t-il pas de l'inhumanité à ne pas vouloir que les hommes
se portent aux choses qui leur paraissent convenables et
utiles? Or, on semble le leur défendre, quand on se fâche
contre eux de leurs fautes et de leurs erreurs. Ils ne font
ces actions qui vous blessent, que parce qu'ils croient y
trouver de la convenance et de l'utilité. C'est à vous de
les détromper, si vous pouvez. — Mais ils aiment leurs vices,
et quoiqu'ils les sentent, ils s'y attachent avec passion. —
Mettez au nombre des inconvénients de la mortalité cet
aveuglement de l'esprit , et l'amour comme la nécessité de
l'erreur. Youdriez-vous donc faire le procès à la nature et
au genre humain? Mettez les choses au pis et supposez que
vous soyez en droit de vous dire en commençant chaque
journée : «aujourd'hui j'aurai affaire à des gens inquiets,
ingrats, insolents, envieux, fourbes, insociables » : que vous
importe, puisqu'ils exerceront et feront éclater votre vertu?
«Puisque le méchant, dit Marc-Aurèle, ne saurait dépouiller
mon âme de son honnêteté, il est impossible que je me fâche
contre un frère, qui a le malheur de se tromper et de se
nuire; il est contre toute raison que je le haïsse. Car nous
avons été faits pour agir et pour vivre en commun , comme
les deux pieds, les deux mains ou les deux paupières. » Celui
qui pèche, ne mérite-t-il pas plus de compassion que de
haine ? Vous remettez amicalement dans son chemin le
voyageur égaré : pourquoi n'auriez-vous pas les mêmes sen-
timents et ne feriez-vous pas de même pour celui qui se perd
dans la route de la vie et du bonheur? Il faut lui remontrer
à
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 1G7
qu'il se trompe, sans orgueil et sans morgue pédante, sans
air de raillerie ni d'insulte, sans cette modération affectée
qui mortifie au lieu de corriger, mais simplement, avec l'air
de la vraie amitié, avec une noble franchise et une bonté
qui partent du cœur : et vous verrez alors combien il aime
à suivre ce qui est bien. «La douceur, dit Marc-Aurèle , est
d'une force invincible , lorsqu'elle est sincère et sans affec-
tation ni déguisement. Que pourra faire le méchant si tu
persévères à le traiter avec douceur? Dis-lui paisiblement
au moment même où il tâche le plus de te nuire : Non, mon
enfant, nous sommes nés pour vivre d'une autre manière,
tu ne saurais me faire un vrai mal; mais, mon snfant, tu
t'en fais à toi-même. Si tu lui dis cela non par ostentation
ni pour te faire admirer, mais comme si tu n'avais en vue
que lui seul, y eùt-il d'autres témoins : il est impossible qu'il
s'obstine dans sa mauvaise volonté pour toi. » Mais s'il avait
assez dépouillé la nature de l'homme pour n'être pas touché
d'un procédé semblable, il ne faudrait pas moins continuer
à l'aimer comme un être de même espèce, comme un allié,
comme un parent, comme un frère. «Une âme modérée,
sage, humaine et pure, dit Marc-Aurèle, est comme une
source d'eau claire et douce qu'un passant s'aviserait de
maudire. La source ne continue pas moins à lui offtir une
boisson salutaire, et s'il y jette de la boue et du fumier, elle
se hâte de les rejeter, sans en être altérée et sans en devenir
plus nuisible*.))
* Sén., Delà col., I,ch. U, 32; II, 9, 21, 23,24, 25,26,27,28,29,
30, 31; III, 5, 12, 18, 29, 43;- De la clém., I, 6; - Vie heur. , chap. 7; -
Tranq.,chap. 1. — Ait. Ent. d'Ép., I.chap. 18, 25; II, 10, 13, 23; III, 20,
21, 25; IV, 1, 5, 6. — Stob. , Flor. , chap. XX, art. 61, 80; XLVI, 88. —
Max. , chap. 16. — Marc-Aurèle, chap. IX, art. 5; XI, 2; XV, U, 18; XVI,
3; XVII, 10; XXVII, U; XX\1II, 1, 2, 4, 5, 6, 7, 11, 12, 13, U, 15,
18; XXIX, 2, 3;XXXI, 17; XXXIII, 20; .KXXIV, 12, 21 ; XXXV, art. 1, 1°,
•i», 5°, 6», 9". — Lucien, Vie de Métronax. — Plut., De la col., chap. 6,12.
13, 15, 16;-De la cur., chap. 1. — Hor., Sat., I, III, v. 21-95.
168 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
L'amour des hommes et la bienfaisance, voilà les plus
belles fonctions que nous puissions remplir et ce qui nous
rapproche le plus de Dieu, qui est bon et qui verse égale-
ment ses bienfaits sur les bons et sur les méchants. La phi-
losophie et l'humanité nous commandent de remettre dans
son chemin l'homme égaré, de tendre la main au naufragé,
de partager notre pain avec celui qui a faim , d'aider nos
semblables de toutes nos forces, de les aimer, de les éclairer,
de les améliorer, en un mot, de mettre tout notre bonheur
à passer continuellement d'une action sociale à une autre. '
« Car, le plus grand malheur n'est -il pas, selon le mot de
Juvénal, de n'aimer personne et de n'être aimé de per-
sonne?» C'est le propre d'un être raisonnable et sociable
1. Voici un curieux morceau de la vie d'Apollonius de Thyane par Philostrate.
Retranchez -en le merveilleux, et vous aurez une charmante parahole sur l'assis-
tance que nous nous devons les uns aux autres. Et probablement ce n'était que
cela dans l'origine. Combien de paraboles se sont transformées en miracles !
« Apollonius s'efforçait de prouver aux Ephésiens qu'ils devaient se communiquer
leurs biens , les uns aux autres et se nourrir mutuellement. Par hasard , il y avait
sur un arbre voisin des passereaux qui se taisaient, lorsqu'il en arriva un à tire-
d'aile et à grands cris, qui semblait appeler les autres à quelque chose. Dès qu'ils
l'eurent entendu , toute la bande pousse un cri et s'envole en suivant le messa-
ger. Apollonius continuait son discours et quoiqu'il sût bien où et pourquoi les
passereaux s'étaient envolés , il n'en disait rien au peuple. Mais voyant tout le
monde les suivre du regard , et même quelques personnes considérer déjà la chose
comme merveilleuse : Un esclave , dit-il , est tombé avec du blé qu'il portait dans
un van, et il en a laissé beaucoup de répandu à terre dans telle ruelle. Ce pas-
sereau, qui était là par hasard, est accouru aussitôt pour inviter les autres à partager
la foitune et le festin que le sort lui envoyait. Plusieurs des auditeurs allèrent
au lieu désigné pour vérifier la chose , tandis qu'Apollonius reprenait son discours.
Eux de retour avec de grands cris d'admiration: vous voyez, dit Apollonius,
comme ces petites bêtes se soutiennent mutuellement et se plaisent à mettre
leurs possessions en commun. Et nous, nous refusons d'en faire autant, et si
quelqu'un communique ses biens à d'autres, nous le traitons d'homme sans ordre,
de prodigue, et autres épithètes semblables, en donnant à ceux qu'il nourrit les
noms injurieux de flatteurs et de parasites. Que nous reste-t-il donc, que de nous
enfermer dans nos maisons pour nous y engraisser comme des oiseaux dans les
ténèbres, jusqu'à ce que nous crevions d'embonpoint. » (Liv. IV, ch. 3.)
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 169
d'aimer ceux- mêmes qui l'offensent et qui lui font du mal,
et d'accorder à l'humanité ce qu'on serait peut - être en
droit de refuser à l'homme. « Ne point prendre vengeance
d'un ennemi, quand l'occasion s'en présente, ditPlularque,
c'est humanité; mais avoir compassion de lui, quand il est
tombé dans le malheur, le secourir quand il le requiert (et
même avant qu'il le requière , ajouterait Sénèque) , montrer
de la bonne volonté à ses enfante, et le désir de relever sa
maison tombée en affliction , c'est une bénignité , c'est une
bonté, qu'on ne saurait s'empêcher d'admirer, à moins d'avoir
un cœur d'airain. » Un rhéteur disait mieux encore : « Mais
c'est mon ennemi. — Et quelle gloire si grande y aurait-il,
si nous ne remplissions ces devoirs de compassion qu'envers
un ami? La vertu qu'il faut louer, la modération d'âme qu'on
doit rechercher, c'est de vaincre son ressentiment et de se
souvenir qu'on est homme, même au milieu des différends
et des inimitiés.» Il faut sans cesse se rappeler deux choses;
l'une , que sans la société nous serions les plus faibles , les
plus abandonnés et les plus misérables des animaux; l'autre,
que nous sommes tous membres d'un seul et même corps,
ou plutôt de Dieu '. Comment ne serait-il pas juste et beau
de sacrifier nos colères et tout ce que nous sommes , au bien
de la société qui fait à la fois notre salut et notre souverai-
neté sur la nature? Comment serait-il bon que les membres
du corps fussent en guerre les uns avec les autres , au lieu
de se soutenir et de s'entr'aider ? «Répète-toi souvent, dit
Marc-Aurèle, je suis un membre de la société humaine. Situ
dis simplement: je fais partie de ceux qui forment la société,
c'est que tu n'aimes pas encore les hommes du fond du
cœur; c'est que tu n'as pas encore de plaisir à leur faire du
1 . Cette expression n'a rien qui doive étonner dans un païen : Cicéron et Ma-
nilius emploient le mot membra à la place du mot partes, et Virgile et Manilius
le mot arttis.
170 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDfi; GRÉCO-ROMAIN.
bien comme à tes parents et à tes frères; et si tu leur en
fais par pure bienséance, tu ne t'y portes pas encore comme
à ton propre bien. » Être en paix avec tous les hommes, non-
seulement imiter Socrate, qui n'aurait pas voulu qu'on fît boire
à ses accusateurs la ciguë à laquelle leurs calomnies l'avaient
fait condamner, mais faire du bien à ses ennemis, leur rendre
bienfaits pour injustice, amour pour haine , voilà les devoirs
du sage qui se sent né pour le service et le secours de ses
semblables. 11 n'a de haine pour personne : il ne hait que
le vice. Encore faut-il que cette haine soit toujours tempérée
par le sentiment de l'humanité, qui lui inspire une pitié pleine
de condescendance pour nos faiblesses et nos égarements.
Car, selon le mot profond de Thraséas, «celui qui a trop de
haine pour les vices est bien près de haïr les hommes. »
Certaines gens veulent borner leur amour et leur bien-
faisance à ceux qui sont libres et d'une bonne naissance.
Mais la nature nous commande simplement de servir les
hommes. Il n'importe qu'ils soient esclaves ou libres, affran-
chis ou ingénus : là où je vois un homme , il y a place pour
un bienfait.
Il faut lire dans Epictète le portrait qu'il trace du cynique
ou du vrai sage, pour comprendre les devoirs que l'huma-
nité impose à quiconque aspire à la perfection. «Le cynique
doit savoir qu'il est envoyé par Jupiter vers les hommes
pour leur annoncer les vrais biens et les vrais maux ....
Nul ne peut se charger de cette mission sans une inspiration
de Dieu et sans avoir réfléchi à quelles dures lois Dieu veut
l'assujettir. C'est une nécessité que le cynique soit souvent
frappé comme un âne vil, et qu'il aime cependant ceux
qui le frappent, comme s'il était le père de tous, le frère
de tous — Ira-t-il s'écrier alors: ô César, comme je suis
traité au milieu de la paix que tu nous procures ! Allons
devant le proconsul. Mais pour le cynique , qui est le pro-
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 171
consul'? Oui est César, si ce n'est celui qui l'a envoyé et qu'il
sert, Jupiter même?... Homme, il est comme le père de tous
les hommes: ce sont ses fils, se sont ses filles. C'est à ce
titre qu'il les aborde tous, qu'il s'occupe de tous. Car ne
croyez pas qu'une vaine curiosité le porte à s'enquérir des
affaires d'autrui et à faire des remontrances au premier venu.
C'est en sa qualité de père qu'il le fait, c'est en sa qualité de
ministre du père universel Il faut qu'il ait le cœur de se
laisser mépriser : on le regardera comme un mendiant im-
portun , on se détournera de lui avec dégoût .... Il doit
avoir une telle patience, qu'il semble dépourvu de senti-
ment : il ne sent ni le mal qu'on dit de lui , ni les coups
qu'on lui donne, ni les injures dont on l'accable. Il laisse les
autres traiter son corps comme ils veulent. Son office est
de mépriser tout ce qui n'est point la vertu et d'être en
paix avec tout et avec tous.» Mais pour cela, il faut qu'il
répète avec Thraséas cette parole de Socrate : «On peut me
tuer, mais on ne peut point me faire de mal.» Voilà les idées
et les sentiments qui remplissent toutes les pages de Sénèque,
d'Epictète et de Marc-Aurèle , et qui reviennent fréquemment
sous la plume de Dion Chrysostome et de Plutarque. Sans
être nouveaux ni propres à l'époque impériale, ces principes
d'indulgence et d'amour se produisirent alors avec tant
d'insistance et de vivacité qu'ils révèlent certainement et
l'ascendant général du Stoïcisme, et le plus remarquable
progrès de la conscience publique parmi les Grecs et les
Romains.
On ne les reconnaissait pas seulement comme règles de
la vie privée , on les appliquait encore à la vie publique et
au pouvoir. Sénèque peut bien dire à Néron, pour essayer
de l'apprivoiser en le flattant, que la vie, que l'honneur, que
1. Épictète se rappelait ici les sentiments de Musonius Rufus, son maître en
philosophie , dont Stobée nous a conservé un fragment précisément sur ce sujet.
172 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
la liberté, que les biens de ses sujets sont dans sa main, et
qu'il est le maître et l'arbitre des lois , parce qu'il est la loi
même. Rien n'est plus contraire à l'esprit des anciens et au
Stoïcisme que cette soumission de la loi à un homme. H n'y
a qu'un roi, Jupiter, et qu'une loi, son éternelle pensée.
Voilà ce que dit Plutarque et ce que Dion Chrysostome ne
cesse de répéter. Le roi ou le chef, quel qu'il soit, n'est que
le représentant et le ministre de Jupiter; il doit, comme lui,
ne régner que par la loi, c'est-à-dire par la justice et par
la bienfaisance; et comme Jupiter est le père des hommes
et des dieux , un roi ou un empereur doit être le père des
peuples. Marc-Aurèle n'eut jamais d'autres principes. « Il faut
prendre garde, disait-il, de se croire supérieur à toute loi
comme les mauvais empereurs, Néron et Domitien. Ce serait
détruire l'égalité naturelle; et ta vie, séparée du corps de la
société dont tu es le chef, serait une vie séditieuse comme
celle de tout homme qui, en se faisant un parti dans la
répubhque , en rompt l'harmonie et l'unité. » La loi de
l'homme, c'est d'être humain. Plus on est puissant, plus on
doit s'y sentir oblige , parce que le mal qu'un particulier peut
faire, a toujours d'étroites limites, tandis que les fautes et
les crimes des rois ont presque toujours des suites d'une
désastreuse étendue. On dirait que Marc-Aurèle avait peur
de son pouvoir et de cette espèce de vertige qui avait saisi
Caligula et Néron, et qui allait bientôt déranger la faible tête
de Commode : tant il prend soin de se mettre en garde
contre les entraînements de la colère et de l'orgueil blessé!
« Ce qui ne nuit point à la ruche , se dit -il, ne nuit point
à l'abeille; ce qui ne nuit point à la république, ne nuit
point au citoyen et au souverain. Applique cette règle : voilà
une action qui te paraît mauvaise et qui te semble une in-
jure pour toi. Si l'intérêt de la république n'en est point lésé,
tu ne l'es pas non plus. Si même la république en souffre.
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 173
ce n'est pas une raison pour en vouloir au coupable , quoique
tu doives faire ce que le salut de l'Etat exige Evite donc,
autant que possible d'avoir même pour ceux qui par leurs
crimes ont perdu la dignité d'hommes, je ne dis pas de la
haine et du ressentiment, mais autant d'indifférence que les
gens ordinaires en ont pour d'autres hommes. » L'empereur
doit donc permettre aux sujets de ne point ladorer, de
parler mal de lui, de le mépriser, s'ils le veulent , de le
maudire et de désirer sa mort , tant qu'ils ne commettent
aucun attentat contre l'intérêt et la majesté de la république.
Son droit unique et son seul devoir est de procurer l'ordre,
la justice, la paix et le bonheur de la société, Marc-Aurèle
se rappelle sans cesse ce qu'il a lu dans les discours de l'es-
clave Épictète' : que la profession du citoyen est de ne con-
sidérer aucune chose comme utile, si elle ne le paraît que
pour lui, de ne jamais délibérer sur rien qui soit séparé des
intérêts généraux de la société, de faire comme le pied et
la main, qui, s'ils étaient doués de raison et qu'ils compris-
sent la constitution de la nature , ne se remueraient jamais
sans tenir compte de l'utilité du corps entier; enfin de
n'oublier jamais à qui il commande et pourquoi il est né.
«Commande-nous, s'écrie l'ex-esclave, comme on doit le
faire à des êtres raisonnables. Montre-nous ce qui nous est
utile et nous v courrons de nous-mêmes. Montre-^nous ce
qui est nuisible, et tu nous verra aussitôt nous en détourner.
Fais que nous t'imitions comme Socrate qui savait si bien
engager les autres à le suivre. Voilà celui qui commande
vraiment, comme on doit commander à des hommes, parce
qu'il les persuade de lui soumettre leurs désirs et leurs
aversions. Mais de dire : fais ceci ou cela, autrement je te
fais jeter en prison, ce n'est pas commander à des hommes. »
i. Marc-Aurèle remercie les Dieux de lui avoir fait lire ces discours précieux,
qui lui furent procurés par un de ses maîtres et de ses amis , Rusticus.
174 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Gouverner pour procurer à ses semblables les vrais biens
et tous les autres avantages de la vie sociale, telle est la
fonction humaine par excellence , la fonction de celui qui
respecte le génie qui lui parle au fond de son âme , celle à
laquelle Marc-Aurèle se crut destiné par les dieux. Celui-là
est bon, est heureux, qui «dirige toutes ses affections et ses
actions au bien de la communauté, comme à un objet lié inti-
mement par la nature à sa propre existence. » Ni la paresse,
ni la fatigue , ni le danger , ni les attraits du plaisir , ni l'in-
gratitude et l'injustice des hommes ne doivent détourner
l'homme public de ses fonctions. Quand la paresse veut
le matin le retenir dans son Ut , qu'il se demande s'il n'a été
envoyé au monde que pour se tenir bien chaudement entre
deux draps. Ses délassements et ses plaisirs consistent à
passer d'une action sociale à une autre. «Travaille donc, se
dit Marc-Aurèle, non comme un misérable, non pour te
faire plaindre ou admirer; mais qu'il n'y ait dans ta vie ni
action ni repos qui ne se rapporte au bien de la société
Que si tu t'indignes de l'ingratitude des autres, c'est ta faute
d'avoir cru que les hommes ne pouvaient pas être ingrats,
et d'avoir eu, en faisant le bien , quelque autre chose
en vue que de le faire, et de goûter dans le moment
même tout le fruit de ta bonne action. Eh! que cherches-tu
de plus T3n faisant du bien aux hommes? Ne te suffit-il pas
d'agir convenablement à ta nature? Tu veux en être récom-
pensé? C'est comme si l'œil voulait être récompensé parce
qu'il voit, ou les pieds parce qu'ils marchent.... Puisque
l'homme n'a été créé que pour être bienfaisant , il n'a fait
que remphr les fonctions de sa constitution propre, lorsqu'il
a fait du bien : il a dès lors tout ce qui lui appartient. »
Chercher autre chose, c'est s'exposer à rencontrer partout
des obstacles et des ennemis, et à devenir le plus pernicieux
et le dernier des malfaiteurs, comme Phalaris ou Néron.
l
TOLÉRANCE ET CHARITÉ. 175
Quant à ce qu'on nomme la gloire, quelle vanité! Et le héros
et le panégyriste ne seront plus dans un instant. Mais surtout
quel oubli de la justice et de l'humanité ! « Une araignée se
glorifie d'avoir pris une mouche , et parmi les hommes l'un
se glorifie d'avoir pris un lièvre, l'autre un poisson, celui-ci
des ours ou des sangliers, celui-là des Sarmates. Si tu
examines bien quels ont été les motifs et les principes de
cette dernière chasse , ne diras-tu pas que la plupart des
grands hommes ne sont que des brigands. » Presque tous
les écrivains de l'empire n'ont vu dans la guerre qu'un bri-
gandage exercé en grand appareil et en grande cérémonie ,
et la gloire des héros n'est à leurs yeux qu'une déplorable
injure à la justice et que le fléau du genre humain. Les
créatures raisonnables ne sont-elles pas faites les unes pour
les autres? Et n'est-ce pas une loi de la nature même des
choses , que plus un être est parfait, plus il ait de penchant
à s'unir avec ses semblables? «Et cependant, dit Marc-
Aurèle , si l'on considère ce qui se passe dans le genre
humain , les êtres raisonnables sont les seuls* ici-bas qui
aient oubhé cette mutuelle affection et ce penchant , cet
attrait pour la communauté. A peine pourrait-on en trouver
des exemples. Mais les hommes ont beau se fuir ; la nature
plus forte se saisit d'eux et les arrête.,.. Vous trouveriez
plutôt un corps terrestre séparé de la terre, qu'un homme
qui ait rompu tout rapport avec les êtres de son espèce. » *
* Sén., De la col., I, ch. 5; II, 31 , 32; III, 3 ;- Vie heur., ch. A, 20, 24;
Clém., I, 1, 3, 17; II, 6; - Rep. du sage, chap. 30; - Des bienf., IV, 13, 18;
Biièv.,chap. H, 15;LeU., 14,48, 60, 73, 74, 81,88, 90, 95. — Plut.;
Préc. de gouv., ch. 20, 32; - A un prince, ch. 3,4;- Util, des enn., ch. 9. —
Dion Chr., Disc, I, II, III, XXXII. — Sén. le rh., p. 168, 169, 170, 227.—
Quint., Décl., IX. — PI., Lelt., 1,8; VIII, 22; IX, 21. — Aulu-Gelle, IX,
chap. 2. — Juv., Sat. XXXIII, v. 180-192. — Arr. Ent. d'Ép. , II, chap. 10;
III, 7, 22, 24. — Marc-Aurèle, VIII, 6, 9, 11, 15, 17, 18, 19, 20, 21 ,
22; XI, 12; XII, 23; XVI, 8; XIX, 5, 9, 10; XXVI, 6, 7; XXVII , 11, 19,
22; XXIX, 5, 6, 8; XXX, 1, 3; XXXIV, 50; XXXV, 1.
176 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Les principes de charité que nous venons d'exposer
paraissent -ils trop métaphysiques, trop hauts, trop peu
pratiques ? Ne veut-on reconnaître l'humanité que là où l'on
rencontre les deux fameuses maximes : Ne faites pas aux
autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait, et
faites à autrui comme vous voudriez qu'on vous fît ? Il fau-
drait encore convenir que les Stoïciens n'ont pas ignoré ces
grands préceptes pratiques , dans lesquels on met quelque-
fois toute la morale. Mais on a l'habitude de s'étonner qu'ils
aient pu les connaître : d'où vient cet étonnement, qui ne
veut pas que des hommes aient eu des sentiments humains ?
Et que signifie cette manie de soupçonner une influence
étrangère , toutes les fois que les païens ont une pensée
généreuse ? Que Sénèque ait entendu St. Paul ; qu'Epictète
ait connu l'apôtre des Gentils dans la maison d'Épaphrodite ;
queMarc-Aurèle ait pillé la doctrine de ceux qu'il avait, dit-on,
la foUe de persécuter': cela m'importerait assez peu, sans la
conclusion qu'on en tire contre la raison humaine. Mais rien
n'est moins. prouvé que ce fait; et j'ajoute hardiment qu'en
le supposant aussi certain qu'il est douteux , on n'aurait pas
encore le droit d'avancer que les idées vraiment chrétiennes ,
qui remplissent les écrits des philosophes, ne sont que des
idées d'emprunt. Car elles sont antérieures chez les païens à
la propagation du christianisme. Sénèque aurait pu les prendre
où il a pris ce qu'il y a d'artificiel dans son style, je veux dire
chez les rhéteurs , dont quelques - uns , tels qu'Albutius et
Fabianus, unissaient la philosophie à la rhétorique. C'est une
mine où il se rencontre quelques filons précieux : il faut
savoir y déterrer l'or c]ui y est enfoui. Qu'on veuille bien
faire attention aux maximes suivantes : c'est une loi de la
destinée d'accorder aux autres ce que vous réclameriez pour
vous-même. Sois compatissant et miséricordieux; car la for-
tune est changeante. Souvent celui qui a pu montrer sa
I
CHARITÉ. 177
charité , est réduit à implorer celle d'autrui. C'est un homme
et vous ne voudriez pas que je le soutienne et que je le
nourrisse. Il y a des droits non écrits qui sont plus certains
que toutes les lois positives. C'est un devoir de donner l'au-
mône à un mendiant, de jeter un peu de terre sur un
cadavre non enseveli , de tendre la m^in à ceux qui sont
tombés'. »Ce n'est point par intérêt, mais par humanité que
nous devons secourir nos semblables ! « Rien de plus hon-
teux qu'une charité mercenaire. ))I1 me serait facile de con-
tinuer ces citations, et de retrouver en germe, dans les
souvenirs mutilés de Sénèque le père, la plupart des idées
humaines qui font justement la gloire du fils. Je remarquerai
seulement que ces idées étaient beaucoup plus communé-
ment agitées qu'on ne le croit. Les thèmes des déclamations,
antérieurs au siècle d'Auguste, s'éternisent dans les écoles, et
je ne serais pas étonné qu'ils eussent duré, toujours les mêmes,
jusqu'à l'invasion des barbares, et au delà : il s'ensuivait que
le même fonds d'idées était sans cesse remué. Un siècle
I. Voici une scène de Piaule, où l'on voit que la charité n'était pas plus in-
connue aux Comiques qu'elle ne l'était, bien avant eux, à Homère. Je répéterai ce
que j'ai dit souvent dans cette partie de mon travail , il n'y a pas un seul bon
sentiment nouveau sous le soleil. « Quels mortels invoquent ma patronne? Car
c'est la voix des suppliants qui vient de m'atlirer à cette porte. Ils invoquent une
déesse bienveillante (Vénus), une patronne qui ne se fait pas arracher ses bien-
faits. — Reçois nos vœux pour ta santé, ma mère. — Salut, jeunes filles. Mais
d'où venez-vous ainsi trempées et dans ce triste accoutrement ? ... On n'a pas
coutume de se présenter de la sorte dans ce temple. — Jetées ici toutes les deux
par le naufrage , où voudrais-tu que nous prissions des victimes ? Maintenant ,
nous embrassons tes genoux: dénuées de ressources, ne sachant qu'espérer, igno-
rant où nous sommes, reçois-nous dans ta demeure, sauve-nous, prends pitié de
deux malheureuses sans asile, sans espoir et n'ayant rien au monde que ce que
tu vois. — Donnez-moi la main , relevez-vous ; il n'y a pas de femme plus com-
patissante que moi. Mais vous ne trouverez pas ici beaucoup d'aisance et de
ressoiuces, mes enfants; c'est à peine si moi-même j'ai de quoi vivre
quoiqu'il en soit, je vous ferai bon accueil autant que mes moyens le permettront.
Suivez-moi. — Merci, ma mère, de ta bienveillance et de ta bonté pour nous. —
Je fais mon devoir.» (Plant., Le Cordage, v. 178-207.)
II. 12
178 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
après Auguste, Quintilien répétait avec des formes nouvelles
ce que Sénèque le rhéteur avait entendu dire à ses contem-
porains, et plus d'un siècle après Quintilien nous retrouvons
les mêmes déclamations sous la plume de Calpurnius. Je ne
citerai qu'un court passage de Quintilien. « Que la fortune
des heureux juge orgueilleusement de la misère d'autrui ,
parce qu'elle ne la voit que de loin ; que celui qui se croit
sûr du sort méprise facilement les douleurs étrangères :
pour moi, toutes les fois que je vois un malheureux me
demander du secours, je ne puis m'empêcher de m'émou-
voir sur moi-même : je me reporte aussitôt au temps où je
désirais moi-même la charité d'autrui: c'est par mes misères
que j'ai appris à aimer la miséricorde ... Si je dois reîomber
dans la pauvreté, il me servira peut-être , quand je mendierai,
d'avoir quelquefois nourri les pauvres qui manquaient de
tout.» Qu'on y songe d'ailleurs, l'énorme inégalité des for-
tunes faisait une nécessité die l'aumône et de la bienfaisance.
Sous la République , on était hbéral ; il fallait payer sa gloire
ou sa puissance. Sous l'Empire , on devint charitable ; il
fallait payer sa sécurité; et d'ailleurs la masse des indigents,
qui étaient loin d'être tous inscrits sur les registres des
distributions publiques, donnait à réfléchir sérieusement,
et pouvait émouvoir dans le cœur des riches une compassion
et de bons mouvements qui ne fussent pas intéressés. Quoi-
que ce fut à cette époque une manière de gloire de déclamer
contre la fortune , vous ne trouverez certainement pas dans
les païens les sorties véhémentes de l'Evangile, de St. Jacques
et plus tard de Jean Chrysostome, contre l'égoïsme et la
sécheresse des riches , ni surtout cette prédilection et cette
tendresse pour les pauvres, qui donnent un caractère si
saisissant au sermon sur la montagne. Rien de plus commun
cependant que des plaintes contre l'inégalité des biens, que
des invectives contre le faste et l'avarice des heureux et des
AUMÔNE. INVECTIVES CONTRE LES RICHES. 179
puissants , que des exhortations à faire un bon usage de sa
fortune , que l'opposition des vertus du pauvre et des vices
du riche : « N'est il pas contre toute raison , dit Lucien , que
des hommes possèdent des richesses excessives, et vivent
dans l'abondance de tous les plaisirs sans partager les biens
dont ils jouissent avec les pauvres, tandis que ceux-ci
meurent de faim et de misère? Saturne, détruis cette
odieuse inégalité . . . Quelques hommes sont chaussés d'un
haut cothurne, dont la fortune a fait pour eux toute la
dépense : ils nous écrasent par leur faste théâtral, tandis que
nous, qui formons le plus grand nombre, nous marchons
pieds nus et sur la terre, quoique nous soyons en état, tu
ne l'ignores pas, de représenter aussi bien qu'eux et d'avoir
un port aussi noble, si l'on nous revêtait de leur costume.. .
Saturne , ou change notre condition et ramène l'égalité
primitive , ou pour dernière ressource , ordonne à ces
riches de ne plus jouir seuls de tous leurs biens , et, parmi
tant de médimnes d'or, d'en répandre sur nous quelques
chœniques, parmi tant de vêtements, de nous donner au
moins pour couvrir notre nudité ceux que rongent inutile-
ment les vers. Ils ne sauraient éprouver de peine à nous
donner pour nous couvrir ces étoffes destinées à périr, que
le temps va bientôt consumer , ou qui moisissent renfermées
dans des coffres et dans des armoires.» Lucien touchait, en
se jouant, à la plus grande plaie de l'empire après l'esclavage :
l'énormité de certaines fortunes, dont les usurpations justes
ou illégitimes menaçaient de tout envahir et qui auraient
accaparé, si elles avaient pu, jusqu'à l'air que les malheu-
reux respirent, effrayait le pouvoir et tous les hommes
sensés. Les empereurs grondaient ou frappaient sans discer-
nement et sans but ; les écrivains et les déclamateurs invec-
tivaient ; les pauvres souffraient en silence ou se plaignaient :
la grande propriété avec ses prof isions stériles s'accroissait
i80 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
toujours. Mais que faire ? On était las de révolutions violentes;
et puis les proscriptions avaient-elles morcelé , généralisé la
propriété en Italie? On ne voyait d'autre remède, que le
remède toujours si inefficace de la générosité personnelle.
De là ces recommandations et ces éloges de la charité.
«Moi, j'ai d'immenses revenus, fait dire Horace à l'un de ces
riches dont il flétrissait les folles profusions et la cupidité
dévorante : j'ai des richesses qui suffiraient à trois rois. —
Eh bien , reprend le poëte, n'y a-t-il rien où tu puisses em-
ployer utilement et avec honneur ton superflu ? Pourquoi y
a-t-il des pauvres qui méritent si peu de l'être, lorsque tu es
assez riche pour les secourir?» — «J'ai cru, disait un décla-
maleur, que le seul fruit d'une grande fortune était de faire
du bien et d'ouvrir comme un port contre tous les accidents
qui affligent les mortels. Cette manière de dépenser me
convient mieux que d'amasser de riches étoffes, de faire des
provisions d'argenterie, d'acheter des louanges et des flatteurs.
Quel meilleur placement peut-on faire de son argent, que
d'étendre en quelque sorte les revenus de sa bonté. . ? Quoi!
donc applaudirons -nous ceux qui nourrissent d'immenses
familles de coupables pour les faire tuer ? N'aurons - nous
de louanges que pour ceux qui nous amusent par des spec-
tacles vains ou cruels? . . . Qu'y a-t-il de si beau, de si
conforme à la nature, quelle fonction plus haute nous a
confiée la providence, quel plus digne bonheur nous a-t-elle
accordé que de nourrir des hommes, que de les soutenir,
que de relever ceux qui sont tombés par une injure de la
fortune? Qui donc fait mieux l'affaire publique, non-seulement
de l'État, mais encore de l'humanité et de la nature entière, que
celui qui empêche de périr l'animal le plus voisin de la divinité
et le seul capable de contempler les œuvres de l'éternelle sa-
gesse...? On a par là un double avantage : on vit avec plus de
modestie et de libéralité. » Sinon, de quoi les riches peuvent-ils
AITMÔNE. im'ECTIVES CONTRE LES RICHES. 181
donc s'enorgueillir et se glorifier? C'est une chose triste à dire,
mais qui n'est que trop véritable, comme l'observe Dion Chry-
sostome, que les riches ont moins de penchant à la bienfaisance
et à Thumanité que les pauvres. Voyez ce pauvre paysan que
Dion nous dépeint. Il reçoit le naufragé bOus son toit ; il lui
donne à manger du pain de froment et ne mange lui-même
avec sa famille que du millet grillé , tandis que les riches
font servir à leurs hôtes les plus maigres morceaux et sa-
vourent les mets les plus délicieux ; il lui verse du vin et ne
boit que de l'eau, tandis que les riches ne servent à leurs
convives pauvres que de la piquette et dégustent insolemment
les meilleurs vins : enfin, en le remettant dans son chemin,
il lui donne la robe de sa fille, la seule qui fût dans sa maison,
tandis que le riche congédie l'étranger nu comme il était
arrivé. «Euripide, ajoute Dion, a dit que la pauvTCté a cela
de mauvais qu'elle nous empêche d'accueillir dignement
l'étranger , de le recevoir sous notre toit, ou d'assister de
quelque autre manière l'indigent qui nous implore. Je ne
vois point cela ; je trouve au contraire que le pauvre allume
plus vite le feu de l'hospitahté pour l'étranger ; qu'il le remet
plus gracieusement et sans s'excuser dans sa route, [ce que
le riche rougirait de faire; et qu'enfin il partage plus volon-
tiers et plus amicalement avec lui le peu qu'il possède. Aucun
de ces riches qu'on nous vante ne donnerait à l'étranger
la robe de pourpre de sa femme ou de sa fille, encore moins
son propre manteau, ou l'une de ces mille tuniques, de
ces mille étoffes de laine dont il ne sait que faire : il ne lui
abandonnerait même pas l'humble vêtement d'un de ses
esclaves. C'est ce que nous montre Homère : car tandis que
les prétendants accueillent mal le mendiant Ulysse, tandis
que Pénélope ne lui fait que des promesses, tandis que
Télémaque ordonne de l'envoyer mendier à la ville : Homère
nous représente Eumée , un pauvre , un esclave , accueillant
182 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
généreusement son maître déguisé, et lui donnant le vivre
et le couvert. » Mais quoi ! le riche n'est-il pas toujours dans
la gêne, quand il faut faire du bien ? Ses chiens , ses chevaux,
ses coureurs, ses mignons, ses maîtresses ne lui laissent
même plus de quoi donner un pauvre manteau à son esclave
qui grelotte. Comment comprendrait-ilcebeau mot d'Antoine ,
répété par Sénèque et même par Martial : je ne possède plus
que ce que j'ai donné ? Que d'admirables préceptes de cha-
rité je pourrais extraire du traité de Sénèque sur les bien-
faits ! Qu'il me suffise de remarquer la déhcale discrétion
qu'il recommande aux bienfaiteurs : ce qu'on doit craindre
avant tout , c'est d'accabler et d'humilier les malheureux
d'une charité insolente et dédaigneuse.
La charité , si ce n'est dans des cas extrêmement rares, ne se
manifeste guère que par l'aumône, à l'égard de ceux qui ne
nous sont point hés par le sang et par l'amitié. Nous allons
voir que l'aumône était plus pratiquée qu'on ne pense par les
païens; qu'il y eut de plus parmi eux des tentatives de charité
pubhque; et qu'enfin il existait avant l'Empire des associa-
tions de secours mutuels , que les Césars tolérèrent , quand
elles étaient consacrées par des traités , mais qu'ils avaient
de l'inclination à faire supprimer , parce que toute associa-
tion , toute confrérie inspirait des ombrages à la politique
romaine. Je veux auparavant citer un fait que Tacite raconte
avec une certaine joie, comme un exemple de la charité
publique. Après l'écroulement du cirque, «les maisons des
grands furent ouvertes à tout le monde; des remèdes et des
médecins, fournis universellement; etRorae, au miHeu du triste
aspect qu'elle présentait, ressembla à la Rome des anciens
temps, lorsqu'on entourait de soins, d'attentions et de géné-
rosités ceux qui avaient été blessés dans quelque combat dé-
sastreux. » Ce sentiment de compassion publique et d'assis-
tance mutuelle se manifesta plus d'une fois dans les calamités
AUMÔNE. ESSAIS DE BIENFAISANCE PUBLIQUE. 183
qui affligèrent souvent les villes de l'empire, ruinées par des
tremblements de terre ou par des incendies. Mais venons à
l'aumône proprement dite. Nous avons déjà cité cette décla-
mation remarquable et singulière, qui nous représente au
sein même de Rome une sorte de cour des miracles, abu-
sant de la charité publique. Il reste à savoir si c'était là une
imagination gratuite des rhéteurs de l'époque d'Auguste, ou
si l'on peut en tirer quelque conclusion sur la pratique de
l'aumône chez les Romains. Rome était , comme toutes nos
grandes capitales, une de ces villes où l'on rencontre le plus
de vices et de vertus, le plus de misères et de dispositions
à les soulager. Les mendiants de tous les pays y abondaient.
Ici, vous eussiez vu un malheureux avec le tableau qui
peignait grossièrement son naufrage; là, des Syriens, espèce
de Bohémiens de l'antiquité; plus loin, des Juifs à qui leur
mère avait enseigné l'art de mendier ^ Tant de pauvres au-
raient-ils afflué à Rome , et sans doute dans les autres gran-
des villes de l'empire, s'ils n'avaient espéré soutenir leur mi-
sérable vie en excitant la pitié des passants? Les déclamateurs
pouvaient donc accuser d'abuser de la pitié pubhque le misé-
rable qui mutilait des enfants abandonnés, pour les envoyer
mendier à son profit et pour s'enrichir de leurs misères.
Le paupérisme croissait dans l'empire, et les heureux pou-
vaient le voir s'étaler sous les formes les plus hideuses et
les plus effrayantes. On rencontrait des misérables qui rô-
daient dans les rues, ramassant les restes des repas d'autrui,
se disputant les sales débris de légumes jetés aux ordures,
ou s'err pressant autour d'animaux morts de maladie pour
apaiser gratuitement leur faim. Les indifférents disaient
peut-être avec le Trimalcion de Pétrone : Un pauvre,
i. Ce mot que j'emprunte à Martial est confirmé par Juvénal. Tout arbre mendie
et tend la main, dit-il, de l'emplacement boisé où campaient les Juifs :
eje»tis mendicat silva Camenis. (Sat. 3, v. 16.)
18-4 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
qu'est-ce qu'un pauvre ? Est-ce qu'il y a des pauvres ? Ou
bien pour couvrir l'odieuse sécheresse de leur égoïsme, ils
répétaient dans leur sotte sagesse avec Plaute: c'est une
pitié cruelle , que de prolonger la vie et les misères de l'in-
digence par des secours qui ne sauraient être qu'insuffisants.
Mais les honnêtes gens voyaient avec une pitié mêlée d'effroi
le nombre toujours croissant des pauvres, et les empereurs
s'en émurent. La mendicité était si répandue qu'il ne fallait
pas penser à la prohiber. Trajan fit inscrire des milliers
d'enfants pauvres sur les registres des distributions publiques.*
Adrien, Antoninle Pieux et Marc-Aurèle firent des fondations
charitables , qui devaient élever et marier un certain nombre
de garçons et de filles. Alexandre Sévère imita leur exemple.
Essais passagers , il est vrai, tentatives impuissantes, mais
qui prouvent que si l'empire, mal constitué pohtiquement,
mal constitué économiquement, ne pouvait parvenir à étein-
dre le paupérisme qui le minait en silence, ni même à en
ralentir les tristes effets en venant au secours des classes
nécessiteuses , il y avait au moins des idées d'humanité assez
répandues , pour que des empereurs songeassent à les ap-
pliquer. Il y a plus : Pline nous apprend qu'il existait de son
temps des associations de secours mutuels, antérieures à
l'empire, et qu'on s'y cotisait d'une certaine somme, pour
que la société vînt en aide à ceux de ses membres qui
seraient accidentellement dans le besoin ou qui tomberaient
dans la misère. Si de pareilles institutions eussent été géné-
ralement répandues, elles seraient devenues plus efficaces
contre le paupérisme que toute la bonne volonté des empe-
reurs : elles fauraient prévenu , tandis que les largesses im-
périales n'y portaient qu'un remède toujours insuffisant. Mais
la politique en avait peur : Trajan défendit qu'il s'en établît
à l'avenir, et fit supprimer toutes celles qui n'étaient pas
1. Il étendit cette libéralité à toute l'Italie.
LOIS ET HUMANITÉ : GLADIATEURS, ETC. 185
autorisées par les traités de la république avec les peuples
vaincus, ou par des permissions spéciales et authentiques
de ses prédécesseurs.*
Soit donc que l'on consulte les idées, soit que l'on con-
sulte l'histoire, on ne peut disconvenir que la justice et
l'humanité n'aient fait de remarquables progrès, grâce à la
paix romaine et aux lumières du Stoïcisme. Aussi quiconque
ne connaît pas l'aveugle tyrannie de l'habitude devrait
s'étonner de trouver encore en usage des spectacles aussi
barbares que les combats des gladiateurs , soit entre eux,
soit contre des bêtes féroces. Que dis-je? L'influence de
Rome , à qui d'ailleurs la civilisation et l'humanité doivent
tant de services , avait infecté de ce scandale inhumain pres-
que tous les pays soumis à ses lois. Il y avait des cirques en
Asie-Mineure, en Gaule, en Espagne, en Afrique. Quelques
villes de la Grèce elle-même , Corinthe entre autres , avaient
laissé souiller leur sol de sang humain pour les stupides
plaisirs de la foule. Gomme nous ne dressons ni l'acte d'ac-
cusation , ni l'apologie de l'antiquité , essayons d'abord de
comprendre en quoi consistait cet affreux spectacle , et nous
verrons ensuite ce qu'en pensaient eux-mêmes les païens
éclairés. Le degré d'horreur qu'un tel usage mérite dépend
de la condition des gladiateurs. Laissons le cas où le gladia-
teur vendait ou louait librement son sang, et celui où il
l'exposait par goût, ainsi que le firent des chevaliers et même
des femmes. Car il n'y avait point là d'atteinte à la justice.
Que si l'on jetait aux boucheries de l'arène, soit des pri-
sonniers de guerre pour le plaisir des victorieux, soit des
* Sén. lerh. , p. 71, 72, 75, 77, 79, 115, 176, 177, 178, 182, 291,
342, 346, 377, 410, 411, 534, 544. — Lucien, les Portraits; le Cynique;
Saturnales; Crono-Solon. — Dion Chr., Disc. VII. — Quint., Décl. IX, X, XII,
XIII, CCLX. — Juv., Sat. I, v. 92; V, 545; XI, 43; XII, 28, 130. —Hor.^
Sat. II, 2, V. 99-104. — Tac, Ann. , VI, ch. 45 — PL, Lett., 1 , 8 ; X, 94.
— Apul., 1. IV, IX. — Pétr., I, ch. 48. -- Plaut., Trin., v. 296.
186 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
esclaves innocents pour les amusements des hommes libres,
il n'y a point de paroles assez énergiques pour flétrir un
tel abus de la victoire ou un tel oubli de l'humanité. Mais si
le temps de ces atroces scandales était passé, si les victimes
du cirque étaient des condamnés à mort, la question change
d'aspect : la loi cesse d'être barbare à l'égard des victimes ;
elle ne l'est plus qu'à l'égard des spectateurs chez lesquels
elle pervertit le sens de l'humanité; elle n'est plus coupable
du sang versé , mais elle se démoralise elle-même en faisant
un plaisir et un spectacle de ce qui devrait être un exemple,
propre à inspirer la terreur et l'horreur du crime. Ce fut
là, si je ne me trompe , le cas général des combats de gla-
diateurs sous l'empire : les combattants étaient ou des con-
damnés ou des hommes qui faisaient volontairement cet in-
fâme métier. Je l'avoue, les déclamateurs nous représentent
encore des captifs et des esclaves destinés à ces jeux san-
guinaires ; ils nous font assister aux horreurs morales de
l'apprentissage et aux transes de ces combats , d'où l'on ne
sortait victorieux que par un crime. Mais ces discours s'appli-
quaient moins au présent, qu'à l'époque de Spartacus , et je
ne sais s'il y eût jamais pendant l'empire , excepté sous
Constantin, un seul combat de gladiateurs, où l'on força
des ennemis vaincus à s'exterminer. Lorsqu'il sagit de pa-
reils spectacles dans Tacite, dans Suétone ou dans Sénèque,
les gladiateurs sont presque toujours qualifiés de condamnés,
ou de coupables, {sontes, noxn.) Or on ne peut certes ap-
peler cruelle une mort par condamnation juridique, et qu'on
recevait les armes à la main, dans le feu de l'action, sous
les yeux et au bruit des applaudissements d'une grande
foule assemblée. Voilà cependant ce que Sénèque réprouvait,
et avec raison. Les motifs qu'il donne sont remarquables :
« c'est un coupable , dites-vous ; il a exercé des brigandages.
— Eh bien! 11 a mérité d'être pendu. — Il a assassiné.
LOIS ET HUMANITÉ : GLADIATEURS, ETC. 187
— Il a mérité d'être tué comme il a tué. Mais vous, mal-
heureux , quel crime avez - vous commis pour être con-
damné à la vue de ce spectacle ? Frappe, tue, brûle, criez-
vous, et vous ne comprenez pas que l'exemple de cruauté
que vous donnez peut retomber sur vous. Vous êtes heu-
reux de vivre sous un prince dont rien ne peut corrompre
la bonté naturelle.» Et la lettre que nous citons commence
par ces mots : « Je rentre chez moi plus cruel et plus inhu-
main parce que j'ai été parmi les hommes. Je me suis
trouvé par hasard au spectacle de l'après-midi, attendant
des jeux , des plaisanteries ou quelque autre amusement qui
reposât les yeux de la vue du sang humain. Ce fut le con-
traire : ce qui avait précédé n'était qu'une pitié. Le matin des
hommes avaient été livrés aux lions et aux ours; à midi, ils
sontjetés en pâture à la cruauté des spectateurs. Vous enten-
dez crier de toutes parts : pourquoi court-il si timidement au-
devant du fer? Pourquoi frappe-t-il avec si peu de courage?
Pourquoi ne meurt-il pas de bonne grâce? Et le malheureux
est repoussé par les coups des assistants sous le fer qui doit
l'achever.» Le mal de ces jeux sanglants était de remuer et
d'exciter chez les spectateurs les instincts cruels et féroces
de notre nature. C'est aussi pourquoi Plutarque les con-
damne. « Quand l'homme ne devrait pas même se plaire au
sang des animaux, dit-il, le plus magnifique des spectacles
pour lui est de voir des combats , des blessures , des morts
et des meurtres d'hommes. On apprend dans ces spectacles
sauvages l'insensibihté à l'égard de ses semblables et la cru-
auté.» Les anciens avaient remarqué avant Montesquieu que
les princes les plus cruels étaient ceux qui aimaient le plus les
combats de gladiateurs : témoin Claude, Domitien, et Com-
mode qui descendit lui-même dans l'arène ; et Tacite nous
apprend qu'on blâmait le frère de Germanicus d'avoir trop de
plaisir à voir couler le sang, quoique ce ne fût qu'un sang
188 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
vil.» Aussi la populace, qui ne réfiéchit pas, pouvait bien ne
pas aimer les princes qui la sevraient de ces voluptés sangui-
naires; les gladiateurs eux-mêmes , quand les combats étaient
rares , pouvaient bien se plaindre que le bon temps ne fût
plus : les gens éclairés évitaient en général, ou par humanité
ou par bon goût, des spectacles qui endurcissent et effa-
rouchent le cœur. Lorsqu'il fut question d'établir à Athènes
des jeux de cette espèce, les habitants en abandonnèrent
aussitôt l'idée à cette simple parole du cynique Métronax :
c'est bien , Athéniens : mais renversez auparavant l'autel de
la Pitié '. Junius Mauricus refusa aux habitants de Vienne la
permission de goûter ce tragique plaisir , et dit au prince qui
était saisi de leurs plaintes à ce sujet : Plût aux dieux qu'il
me fût possible d'aboHr de tels spectacles par tout l'empire!
Marc-Aurèle enfin brava les folles rumeurs de la foule en les
rendant plus rares et en ne laissant combattre qu'avec des
fleurets à pointe émoussée.
Ce n'était pas seulement les combats de gladiateurs qui,
selon le mot d'une déclamation , déshonoraient et démora-
1. Voilà ce que raconte Lucien dans la vie du Cynique Démonax, son contem-
porain; et l'autorité de son récit ne peut être affaiblie par un récit différent de
Philoslrate. Voici ce que dit celui-ci dans la vie d'Apollonius : « Les Athéniens ,
se réunissant au théâtre qui est au-dessous de la citadelle, se plaisaient à voir
des hommes se massacrer entre eux , et ils avaient plus de goiit pour ce spectacle
que les Corinthiens aujourd'hui. Us achetaient à grands frais et de tous côtés des
adultères, des voleurs avec effraction, des coupeurs de bourse et une foule d'hommes
de cette espèce , pour les faire combattre les uns contre les autres. Apollonius
blâmait cette coutume cruelle : invité par les Athéniens à se rendre dans l'as-
semblée du peuple, il dit qu'il ne viendrait jamais dans un lieu souillé et tout
arrosé de sang. Comment, disait-il dans une lettre, la déesse n'a-t-elle pas quitté
votre citadelle, lorsque vous répandez un tel sang devant elle ? Si vous continuez
dans cette voie, lorsqu'arriveront les Panathénaïques, ce ne sont plus des bœufs,
mais des hécatombes d'hommes que vous immolerez à la déesse. Et loi , Bacchus,
tu honores encore de ta présence ce théâtre souillé de sang humain ? Éloigne-toi
aussi , Bacchus, et reprends le chemin du mont Cithéron, plus pur que ton théâtre.»
( Vie d'Apollonius , IV, chap. 22.)
LOIS ET HUMANITÉ : EXPOSITION AUX BÊTES. 189
lisaient les supplices : c'était encore l'exposition aux bêtes
et tous les genres de mort, transformés en spectacles et en
plaisirs publics. Ici la cruauté la plus atroce se joignait sou-
vent à l'immoralité. Tite-Live a beau nous dire à propos de
l'écartélement de Suffétius : que tout le monde détourna les
yeux de l'horreur d'un tel spectacle; que ce fut chez les
Romains le premier et le dernier exemple de l'ouMi des lois
de l'humanité dans les supplices, et que Rome peut se glorifier
que ses lois pénales furent plus douces que celles d'aucun
autre peuple.» Il ne nous parle que des citoyens, que des
hommes libres; mais nous voyons par Plante qu'il n'ya point
de raffinement de cruauté qu'on ne se permît sur les esclaves.
Or quels étaient les malheureux, qui faisaient les frais de ces
spectacles de cannibales que les empereurs et leurs délégués
donnaient aux peuples ? N'était-ce pas les esclaves ou les sujets
de l'empire qui n'avaient point le titre de citoyens romains?
N'était-ce pas sur eux que s'exerçait la sauvage imagination
d'un Domitien , faisant voir aux Romains Icare précipité des
airs, puis dévoré par un lion, Prométhée attaché à un rocher
et lentement déchiré par un ours, des hommes dont les
membres, encore vivants et tous dégouttants de sang, ne pré-
sentaient plus aucune image d'un corps humain? Lisez les
lois, vous serez de l'opinion de Tite-Live? Lisez dans Sénèque
le détail des instruments de supplice, ou dans Tacite et dans
les vies des saints certaines descriptions de martyres, et
vous serez effrayé que la cruauté humaine puisse aller jus-
que-là. C'est contre ces chevalets, contre ces croix, contre
ces pieux traversant un homme de part en part, contre ces
écartélements , contre ces tuniques ensouffrées, contre ces
morts longuement et savamment prolongées, contre tout
cet attirail de la cruauté et cet art raffiné des bourreaux, que
s'élèvent Lucain, les déclamateurs , mais surtout Fabianus
et Sénèque. Les Stoïciens de Rome ne se contentaient pas
190 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
de déclamer : ils rappelaient aux Romains les vrais principes
du droit pénal. Le premier principe de toute loi positive,
c'est l'intérêt de la société. Or s'il est utile à la société de
punir et de réprimer ceux qui nuisent aux autres , il ne l'est
jamais de le faire avec cruauté. La loi et les jugements
doivent toujours incliner vers le parti le plus humain. Marc-
Aurèle admettait pleinem.ent avec Sénèque les maximes sui-
vantes: «Celui qui préside aux lois et qui gouverne l'État
corrigera, aussi longtemps qu'il le pourra, les âmes par
des paroles clémentes, puis par des reproches sévères,
et enfin par des peines légères encore et sur lesquelles
on puisse revenir. Ce n'est qu'à la dernière extrémité
et pour les plus grands des crimes, qu'il est permis de
recourir à la peine de mort.» Marc-Aurèle donne une
raison admirable de cette lenteur à frapper du dernier sup-
plice. C'est que si celui qui nuit à la société se retranche
en quelque sorte du monde et se jette hors du sein de la
nature , il a encore la ressource de se réunir au grand tout
et de revenir à la nature dont il s'était écarté. Or, selon le
mot de Sénèque, celui qui se repent est presque innocent.
Que si l'on est réduit à sauver et à rassurer la société par la
mort d'un homme, il n'est pas besoin de s'ingénier à varier
et à prolonger les tortures , comme si la justice faisait ses
délices des souffrances humaines. C'est la cruauté, disaient
Sénèque et Fabianus, c'est la cruauté seule qui a imaginé
ces chevalets, ces dislocations de membres, ces marques au
front avec un fer rouge , ces amphithéâtres remplis de bêtes
féroces , ces crocs avec lesquels on traîne les cadavres à la
voirie, ces fouets, ces croix, et ces feux dont on environne
des malheureux à demi enfouis dans la terre. H y a de la
barbarie à prolonger le supplice et à faire périr membre par
membre et veine par veine ; il y a de l'humanité à tuer vite
et d'un seul coup. Wais que dire des supjjlices, lorsqu'on en
DÉCLAMATEURS ET SOPHISTES. 491
fait un spectacle et un amusement public, et que les spec-
tateurs deviennent pires que les bourreaux par la joie sau-
vage dont ils se repaissent , par l'animosité qu'ils montrent
contre ceux qui ne meurent pas comme il faut? Où est donc
la majesté de la justice , la moralité des châtiments ? Lors-
que le magistrat doit prendre la triste robe déjuge criminel
et qu'il fait convoquer l'assemblée du peuple pour l'audition
d'une sentence , il monte au tribunal non pas en furieux et
comme un ennemi de l'accusé , mais pour ainsi dire, avec le
visage impassible de la loi ; il prononce d'une voix calme et
grave les paroles solennelles du jugement; il ordonne de
conduire le coupable au supplice avec sévérité , mais sans
emportement et sans cruelle joie. Où trouver cette triste,
mais sainte gravité dans ces exécutions qui servent de spec-
tacle et non d'exemple? Le peuple tout entier n'y prend-il
pas les sentiments des Phalaris? Ne désapprend-il pas l'hu-
manité? Et n'est-ce pas le comble d'une furieuse démence
que de faire sa joie des tortures d'autrui? Oui, il y a une
férocité de bête fauve à goûter avec délices le spectacle du
sano- et des blessures.*
L'unité du genre humain, l'égalité des hommes et par
suite l'équité dans l'État, l'égale dignité de l'homme et de la
femme , le respect des droits respectifs des conjoints et de
ceux des enfants, la bienveillance, l'amour, la pureté dans
la famille , la tolérance et la charité envers nos semblables,
l'humanité dans toute circonstance 'et même dans la terrible
nécessité de punir de mort les criminels dangereux et
* Sén. le phil., Des Bienf., VII, ch. 19 ; Ue la Col., I, ch. 25; III, 3 ; Clém.,
I, 15, 16, 17, 24, 25; Brièv., ch. 13, U;Prov., ch. 4; Lett., U, 24, 61,
90, 95. — Air. Ent. d'Ép., I, ch. 19.— Lucain, II, v. 177. — Fabinnus, dans
Séii. le rhét., Cont., II. — Plut., Senourr.de chair, Disc. II, ch. 2. — Tac, Ann., I,
ch. 87; IV, 63; XII, 56; XIII, 33; XIV, 14. — Suét., Néron, chap. 12. —
Juv., Sat., Il, V. 144; III, 34; IV, 99-101; VIII, 19U-194; XI, 8. — Pliii. ,
Pan., chap. 33 ; Lett. , I, 22. — Lucien, Vie de Démonax. — Mart., I, 6, 7, 8.
192 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
incurables : voilà le fonds d'idées qui remplit les livres des
derniers Stoïciens. Mais les philosophes, si nombreux qu'on
les suppose d'après les satires de Lucien , n'auraient pas
suffi pour propager partout ces doctrines et pour en pénétrer
la société, s'ils n'avaient trouvé d'utiles auxiliaires dans les
sophistes grecs et dans les déclamateurs latins. J'appelle
l'attention sur ce point trop négligé par les historiens de la
littérature et de la philosophie*. Les sophistes , comme leur
nom l'indique et selon la définition de Philostrate , s'occu-
paient à la fois de philosophie et d'éloquence. Les déclama-
teurs s'adonnaient principalement à l'art de la parole, et
même quelques-uns tels que Sénèque le père, Quintilien
et Fronton, méprisaient souverainement les docteurs de la
sagesse. Mais comme il est impossible , si prévenu que l'on
soit pour les belles phrases et les figures oratoires , de tou-
jours parler à vide , l'éloquence affamée des rhéteurs était
bien de temps en temps obfigée de se jeter sur les idées
1. Cette question déjà touchée par Pithou, mais de cette manière diffuse et
confuse qui appartient à nos érudits du XYI™" et duXVII""^ siècle, mérite d'être ap-
profondie. Je regrette que nous n'ayons pas encore sur les déclamateurs latins
les consciencieux et remarquables travaux d'un de nos anciens professeurs de
l'École normale , enlevé l'année dernière à l'Université et aux lettres. M. Rinn,
qui joignait à une érudition vaste et bien digérée , à un goiît sijr et délicat , une
intelligence aussi fine et aussi distinguée, que son caractère était droit et ferme,
avait un penchant décidé pour Sénèque et pour toute la littérature de cette époque,
dont il sentait vivement les qualités , sans en dissimuler les défauts. Défauts et
qualités, il en montrait ingénieusement l'origine dans les leçons et les discours
des déclamateurs. Cela le conduisait à recbeicher les idées qui défrayaient cette
éloquence factice, lorsqu'on voulait ne point parler pour ne rien dire ; et je sais qu'il
avait noté curieusement toutes les questions de morale et de droit, dont il se trouve
des traces dans ces phrases et ces figures de rhétorique que Sénèque le père nous
a conservées. Malheureusement, arrêté par cet esprit de critique que l'Ecole nor-
male et l'enseignement développent outre mesure , il n'a rien osé publier. Il re-
culait par excès de sévérité pour lui-même devant le travail définitif de la rédac-
tion. Ses savantes notes pourront -elles être facilement mises en état de voirie
jour ? C'est ce que doivent désirer les amis des lettres et tous ceux qui aiment à
se souvenir de M. Riim.
DÉCLAMATEURS ET SOPHISTES. 493
morales qui avaient cours. Les sophistes tels que Lucien ,
Hérode Atticus, Dion Chrysostome, Maxime de Tyr, et plus
tard Thémistius et Libanius étaient plus philosophes, et les
déclamateurs affectaient plus l'éloquence et la politique. Les
premiers aimaient surtout les thèses générales , développées
par les Platon, les Epicure et les Zenon. Les autres, moins
portés aux idées spéculatives, sont peut-être plus moralistes,
et certainement ils touchent par beaucoup de côtés aux
hommes de droit, Quinlilien a beau dire que les causes dont
les déclamateurs plaidaient le pour et le contre ne se ren-
contraient jamais dans la vie et au barreau. Il est coiistant
qu'en mettant sans cesse en question le pouvoir du père de
famille, qu'en revendiquant ou la liberté du fils, ou les droits
de la femme et de la mère, ils agitaient des questions vi-
vantes, qui faisaient dans ce moment même l'objet des
méditations et des travaux des jurisconsultes *. Si nous
1. Quintilien indique lui-même le point où les déclamateurs et les juriscon-
sultes devaient souvent se rencontrer. « On discute souvent parmi les juriscon-
sultes la lettre et l'esprit de la loi , et la plus grande partie des controverses de la
jurisprudence roulent sur celte question : quel est le sens, l'esprit de la loi écrite?
11 n'est pas étonnant qu'il se produise des discussions de ce genre dans les écoles
des déclamateurs , où l'on imagine à dessein des suppositions qui puissent y donner
lieu. (Inst. oral., liv. VII, ch. 7.) Les déclamateurs ne se contentaient donc pas
toujours d'agencer plus ou moins industrieusenient des syllabes et des phrases à
eifet, et comme le dit Quintilien , de blesser les pères ou les maris par métaphore
et par figure oratoire. Ils discutaient sans cesse l'esprit des lois anciennes ou des
lois existantes, et leurs sujets pouvaient bien être absurdes et impossibles de fait,
sans l'èlre logiquement. Voici un cas que cite Quintilien et qui ne s'est peut-être
jamais présenté, mais qui fait ressortir très-bien les difficultés inextricables de la
manus ou du pouvoir, soit ^u père, soit du patron. « Qu'un père ait plein pouvoir
(droit de mettre la main , injeclio manus) sur son fils, un patron sur son affranciii;
que les affranchis suivent rhéritier : voila la loi. Une personne prend pour héri-
tier le fils d'un affranchi, a-t-il ou non le droit de manus? Son patron soutient
qu'il ne peut avoir le pouvoir d'un père, étant lui-même dans la main d'un patron.»
[\U, ch. 7.) Discussion pour et contre; le patron soutient le vieux droit; son client
doit l'interpréter à son propre avantage : il ne le peut guère qu'en invoquant le droit
naturel. C'est ainsi que les sujets romanesques et bizarres des déclamateurs pou-
vaient cacher et cachaient en effet des questions de droit légal et de droit naturel.
II. 43
194 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
voulions préciser le rôle des sophistes et des rhéteurs dans
la diffusion des idées morales, nous dirions que les sopliistes
ont plus servi au développement des principes qui deviennent
la conscience d'un peuple; et les déclaraateurs au dévelop-
pement des idées qui peuvent passer dans les lois; que les
uns préparaient et secondaient, à leur insu et sans le vouloir,
la révolution évangélique contre laquelle ils se tournèrent
bientôt, et les autres, la révolution légale qui s'accomplit
par le droit romain. Les uns et les autres, malgré leur ver-
biage et leur frivolité d'esprit, ont rendu d'incontestables
services à la pensée en la vulgarisant. Voyez Dion Chry-
sostome et Lucien : vous les trouvez à Athènes, à Tarse,
à Alexandrie, à Antioche, en Italie, en Espagne et en
Gaule; ils sont sur toutes ces grandes routes que le génie
de Rome ouvrait aux communications de l'univers; ils vont
partout, prodiguant leur parole un peu banale, mais qui
portait avec elle quelques lambeaux des plus belles doctrines
des philosophes. Les déclamateurs, à l'exception de quelques-
uns, comme Apulée, ne courent guère le monde; mais ils
vivent au sein de la cité qui pouvait se dire la ville universelle.
Ils parlent , et toute la jeunesse se forme à leur école :
hommes d'État, hommes de guerre, poètes, avocats, juris-
consultes, tous ont fréquenté et fréquentent* plus ou moins
les basiUques où trônent les maîtres de la parole. Aussi
tous les écrivains grecs ou romains de cette époque parais-
sent-ils avoir été imbus et comme pétris des mêmes idées;
et les doctrines stoïciennes qui avaient alors la vogue se
retrouvent, même avec leurs formules paradoxales, chez
les Orientaux et chez les Occidentaux, initiés par les Grecs
aux habitudes et aux secrets de la pensée. Il ne faut
donc pas s'étonner d'entendre souvent les jurisconsultes
1 . On ne déclamait pas seulement à vingt ans ; on déclamait toute sa vie , fùl-on
un des premiers au barreau, dans la magistrature , dans les affaires ou dans les lettres.
i
DROIT ROMAIN. 195
parler la langue philosophique de Cicéron ou de Sénèque.
Une institution, qu'on doit aux empereurs, vint affermir et
renforcer ce mouvement : Yespasien et Domitien établirent
à Rome des chaires publiques d'éloquence, payées par l'Ëtat;
Marc-Aurèle y ajouta des chaires de philosophie pour les
principales sectes, en étendant le bienfait de cette instruction
publique à tous les grands centres de l'empire. Le droit peut
naître maintenant, et les peuples l'accepteront docilement et
sans peine; car il sortira des principes philosophiques, qui
sont devenus l'héritage commun de l'humanité.
L'influence de la philosophie et notamment du Stoïcisme
est manifeste dans le droit romain qui , grâce à l'édit perpé-
tuel d'Adrien, à l'édit provincial de iMarc-Aurèle et à la
constitution par laquelle Caracalla donna à tous ses sujets
le titre de citoyens, devint la raison écrite non d'une ville,
mais de toutes les nations soumises à l'empire. Des Gracques
à Auguste , le droit qui , dans tout ce qui concernait la
politique, s'était déjà beaucoup modifié par l'influence du
tribunat, commence à se transformer dans sa partie pure-
ment civile, moins par l'action immédiate et directe de la
philosophie ou de tel ou tel système, que par le progrès
même de la civilisation et par le mélange de l'éducation
romaine avec les connaissances grecques. Mais d'Auguste à '
Alexandre Sévère, le Stoïcisme s'introduit de jour en jour
dans la jurisprudence , et s'il n'en chasse pas complètement
le vieil élément romain , il le contre - balance sans cesse par
la justice naturelle et par l'humanité. On peut même dire
que le droit prétorien, qui est surtout l'œuvre de la philo-
sophie ou de l'esprit nouveau qu'elle a fait naître , prévaut
presque partout sur le droit civile Toutefois il ne faut rien
1. Ciiil, dans le sens des jurisconsultes romains, qui opposent sans cesse le
jus civile au jus naturale et au jus genfium. Le droit civil, c'est le droit d'une
ville ou d'un État; le droit des gens, c'est le droit commun à tous les peuples;
le doit naturel, c'est le droit commun à tous les êtres animés. Ainsi, l'union de
496 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAm.
exagérer : l'équité est loin de régner seule dans les lois de
l'empire. Si vous ne considérez que les principes généraux ,
mis en avant par les jurisconsultes, à la vue de ces maximes
et de ces formules toutes stoïciennes, vous pourriez croire
que la philosophie est entrée dans le droit, comme dans une
place conquise , enseignes déployées. Mais que sa victoire
paraît incomplète, lorsqu'on passe des principes aux appli-
cations particulières ! Les Pandectes ne sont qu'un recueil
incohérent de décisions contradictoires, où la justice et la
vérité s'efforcent continuellement de tourner l'absurdité et
l'injustice, sans oser les frapper en face. De là une multipli-
cité de distinctions et de restrictions à fatiguer la patience
la plus intrépide, à désespérer l'érudition elle-même, presque
autant que le bon sens. C'est pourtant dans ces subtilités
et ces paralogismes sans nombre, qu'il faudrait chercher le
progrès réel du droit, et non dans les belles sentences que
lés légistes aiment à débiter, parce qu'ils ont la prétention
d'être les maîtres de la vraie philosophie et les docteurs de
la science des choses humaines et divines. Je ne puis effleurer
que très-sommairement un aussi vaste sujet. Mais qu'importe,
si je parviens à faire comprendre comment les principes,
professés par les Stoïciens, ont peu à peu pénétré dans les
lois romaines?
La condition essentielle et suprême du droit, c'est
l'égalité : ce qui fait que tous les hommes peuvent être
concitoyens et par conséquent avoir les mêmes droits, c'est
qu'ils sont égaux, et réciproquement, ils sont égaux parce
qu'ils sont originairement soumis à la même loi universelle.
Les jurisconsultes adoptèrent ce grand et simple principe ,
que les Stoïciens de la Grèce et de Rome avaient toujours
l'homme et de la femme, ou plutôt d'un mâle el d'une femelle, est de droit na-
turel; le mariage est une inslitution du droit des gens; les lois paiiiculières qui le
régissent ici ou là sont des institutions du droit civil.
DROIT ROMAIN. 107
professé et qui était si conforme à l'unité de l'empire. Flo-
rentinus admettait, en se servant des termes mêmes de
Sénèque et de Cicéron, que la nature a établi entre nous
une certaine parenté : cognationem quamdam. « En ce qui
concerne le droit naturel , disait Ulpien , tous les hommes
naissent libres, tous sont égaux. » Hermogène, répétant les
mêmes idées, écrivait: «Des guerres s'élevèrent, il s'en-
suivit des captivités et la servitude qui est contraire au droit
de la nature ; car originairement et par le droit naturel, tous
les hommes naissaient libres.» Croit -on que les juris-
consultes qui posent si formellement le principe de l'égalité,
tenteront franchement de l'appliquer ? Il n'en est rien. Je ne
sais pas et l'histoire ne nous a pas suffisamment appris ce
qu'ils dirent et firent dans le conseil des princes où ils
étaient appelés ; mais dans ce qui nous reste de leurs livres,
ils ne font que commenter les lois existantes, heureux quand
ils peuvent trouver un rescrit impérial ou même une simple
lettre , qui s'accorde avec leur philosophie. On ne peut certes
leur reprocher d'avoir si longuement expliqué toute cette
jurisprudence du jus latimim, du fus italicum et de toutes
les inégalités que la conquête avait créées. Car il ne me paraît
pas douteux qu'ils aient eu la plus grande part, sinon l'ini-
tiative, dans la législation qui effaça enfin ces catégories
politiques, source de tant d'iniquités dans le droit civil, et
qui étaient si contraires à la vraie destination de l'empire.
Ce qu'il faut leur reprocher, c'est d'avoir fait si peu d'efforts
pour détruire certaines distinctions qui n'avaient plus de
raison d'être, et qui ne faisaient que compliquer inutilement
le droit en violant la justice naturelle. A moins d'être amou-
reux d'archéologie juridique, on ne doit pas comprendre
qu'ils aient si fort tenu à la distinction des héritiers siens
et des autres héritiers, des enfants émancipés ou non, aux
lois d'Auguste sur le mariage des sénateurs et des patriciens
i98 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MO>DE GRÉCO-ROMAIN.
avec (les affranchies, à certaines inégalités tout aristocra-
tiques des hommes et des femmes dans les successions ou
dans d'autres actes civils'. C'est qu'ils sont moins des philo-
sophes qui poursuivent les principes dans leurs conséquences
naturelles pour les appHquer, que des hommes de droit, qui
cherchent des moyens termes et des biais pour atténuer ce
qu'il y a dans les lois existantes d'injurieux et, en même
temps, de contraire à leurs propres idées ou bien à l'état
actuel de la société et des mœurs. Aussi ne me paraissent-ils
l'emporter sur les jurisconsultes de l'âge précédent que parce
qu'ils ont une vue claire des principes du droit naturel ,
tandis que les autres allaient un peu au hasard de l'instinct
et des circonstances.*
Partout la même antithèse entre la logique des principes
et la logique du fait ou de l'habitude. C'est ce que nous
allons voir d'abord dans le droit domestique. Les femmes
soit dans le mariage, soit hors du mariage, avaient recon-
quis leur liberté sous une dépendance apparente et nominale.
En effet, les matrones ingénues qui n'étaient point mariées,
lurent délivrées de la tutelle gênante et tyrannique des
agnals par une loi de Claude, que les jurisconsultes ap-
prouvent volontiers; et si elles eurent encore un tuteur,
c'était moins pour les retenir éternellement dans la sujétion
et dans l'enfance, que pour les garder de l'ignorance et de la
faiblesse naturelles à leur sexe. Encore les jurisconsultes ne
convenaient-ils pas que cette dépendance fût juste et raison-
nable. En effet, si la veuve ingénue qui avait trois enfants et
l'affranchie qui en avait quatre étaient capables d'agir sans
les conseils et l'autorisation d'un tuteur, comment la femme
1. Ainsi, depuis Claude, il était permis d'épouser la fille de son frère et non
la fille de sa sœur. Ainsi, on admettait le mariage d'une patricienne avec un affranchi,
mais non d'une affranchie avec un patricien.
* Dig. , liv. IV, g. 1, De statu hominis; liv. IV, Deinst. et jure; liv. XXXII,
De reg. juris.
DROIT ROMAIN : FAMILLE. 199
qui n'avait pas d'enfants on qui n'en avait qu'un ou deux
en aurait-elle été incapable? Les jurisconsultes auraient pu,
ce me semble , se ressouvenir davantage de l'égalité morale
des sexes, que la philosopbie avait proclamée depuis Socrate
et qui avait été si vivement défendue par les Cyniques et par
les Stoïciens. On sait ce qu'était le mariage à la fin de la
république et sous les empereurs. Les jurisconsultes, il est
vrai, le définissaient avec les Stoïciens une association et
une communauté de toute la vie, dans laquelle les conjoints
participent au même droit humain et divin ; mais ce n'était
au fond qu'un simple contrat qui, formé par la volonté,
pouvait être dissous par la volonté. L'autorité du mari , si
terrible autrefois, était à peu près nulle; la confarréailon
et la coempUon, par lesquelles la femme tombait sous la
main de l'homme, s'en étaient allées en désuétude : loin de
conserver, je ne dis pas dans la lettre de la loi, mais en
réaUté, le droit despotique de vie et de mort sur toutes les
personnes de sa maison, le chef de famille n'avait même
plus en général la disposition absolue des biens que l'épouse
avait apportés dans l'association ; et la faculté du divorce
avait rompu toutes les chaînes justes ou injustes de la dépen-
dance conjugale. On ne pouvait donc plus dire comme le
vieux Gaton: «Celui qui n'a point divorcé, est le juge de sa
femme à la place du censeur. Il a sur elle un véritable em-
pire despotique. A-t-elle fait quelque chose de mauvais ou
d'indécent? C'est à lui de la châtier. A-t-elle bu du vin ou
s'est elle permis quelque familiarité malbonnête avec un
homme étranger ? C'est à lui de la condamner. Si vous la
surpreniez en adultère, vous pourriez la tuer impunément
sans autre forme de procès. Mais si elle vous y surprenait ,
elle n'oserait même pas vous toucher du bout du doigt : elle
n'en a pas le droit. » La loi avait encore la condescendance
de ne point punir ou de punir légèrement celui qui avait tué
200 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
sa femme en flagrant délit d'infamie ; mais le pouvoir de
l'hom.me se réduisait au droit ou plutôt à l'obligation de
poursuivre devant les tribunaux les désordres et le dés-
honneur de sa maison. La femme, de son côté, avait action
contre son mari pour mauvais traitements. Et pour quelles
causes? Etait-ce seulement, lorsqu'il la négligeait pour entre-
tenir une maîtresse , ou bien lorsqu'il se permettait contre
elle de graves outrages ou des actes de brutalité ? Je ne
voudrais pas trop accorder à l'autorité des déclamateurs,
mais je ne puis croire qu'ils aient tracé un tableau de pure
fantaisie, lorsqu'ils nous représentent des matrones allant
devant le juge pour obtenir des bijoux et des vêtements
convenables à leur condition et à leur fortune. Il ne s'agis-
sait donc plus d'établir l'égalité entre les époux ni de restituer
à la femme sa personnalité absorbée dans le pouvoir de
l'homme : l'égalité existait de fait et les personnes n'étaient
que trop distinctes. Il aurait fallu rendre au chef de famille,
non point son antique empire qui n'était qu'une tyrannie,
mais son autorité légitime et naturelle. Or, quoique je re-
connaisse bien la sévérité stoïque et romaine dans le langage
des jurisconsultes, lorsqu'ils parlent de l'honneur et de la
sainteté de la famille , je ne trouve point qu'ils aient tenté
de remédier à la licence qui la souillait. Ils respectèrent tou-
jours les lois d'Auguste, au lieu d'imiter Musonius Rufus,
en attaquant le concuhlnat , et en déclarant qu'il n'y a de
génération sainte et légitime qu'autant qu'elle est consacrée
par un vrai mariage. Ils ne montrèrent pas une initiative plus
hardie contre la faculté illimitée du divorce, malgré les in-
vectives des philosophes et des poètes contre les scandales
de cette prostitwtion autorisée par la loi.
Il me reste à dire un mot sur la mère de famille et sur les
enfants. Si la femme, en tant que femme, est traitée plus
libéralement par la jurisprudence impériale que par les légis-
DROIT ROMAIN : FAMILLE. 201
lations antérieures, elle est loin d'avoir, comme mère, les
droits qui lui semblent dévolus par la nature. En tutelle elle-
même, elle ne pouvait être la tutrice de ses fils ou de ses
filles; et d'un autre côté, les jurisconsultes n'admettaient
point que la succession des enfants revînt aux parents ^ ou
aux ascendants par une nécessité naturelle : ils se conten-
tèrent en conséquence de leur faire leur part, moins par
devoir d'équité, que par simple commisération, selon l'ex-
pression d'Ulpien. Je ne sais si les philosophes s'étaient
occupés de ces questions dans leurs nombreux ouvrages
sur le mariage et sur les lois ; ces ouvrages sont perdus.
Mais je m'étonne que les jurisconsultes n'aient pas ici franchi
les limites de l'ancien droit. Car je trouve dans le Panégyrique
de Trajan les idées les plus simples et les plus justes sur le
droit naturel de succession ; et d'autre part, les mœurs lais-
saient plus de droits à la mère que les lois. Ainsi je lis dans
la Consolation de Sénèque adressée à Marcia, fille de Cré-
mutius Cordus : «Ton fils fut jusqu'à l'âge de quatorze ans
sous la direction de ses tuteurs, et toujours sous la garde de
sa mère. Quoiqu'il eût sa maison à lui, il ne consentit jamais
à quitter la tienne. Arrivé à l'adolescence, il ne voulut point
aller à l'armée pour ne pas s'éloigner de toi. Il ne s'écarta
jamais de la présence, et c'est sous tes yeux qu'il perfectionna
les qualités de son heureux naturel, » Ces détails de discipline
domestique sont confirmés par d'autres semblables qu'on
peut voir dans l'Apologie d'Apulée. Mais surtout je trouve
dans la Consolation à Helvia un texte, qui me ferait croire
que les historiens du droit pourraient bien exagérer l'incapa-
cité des femmes romaines à la tutelle de leurs enfants. « Tu
as administré notre patrimoine, dit Sénèque à sa mère, avec
1. Excepté au père, lorsque les enfants n'étaient pas émancipés de son pou-
voir. Mais le pouvoir paternel, tel que l'entendent les jurisconsultes, est d'insti-
tution civile et non naturelle.
202 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-RONAIN.
tout le soin qu'on donne à ses propres biens, avec le fidèle
et strict respect qu'on doit à ceux d'autrui. » Quoi qu'il en
soit, ce n'est que sous les empereurs chrétiens que les droits
naturels de la mère furent reconnus et consacrés par la loi
écrite. *
Quant aux enfants, qu'ils le fussent par nature ou par
adoption, ils ne cessèrent pas d'être considérés comme la
propriété du père de famille, tant qu'ils n'étaient pas éman-
cipés. Il est vrai que ce pouvoir étrange du père devait « se
manifester, selon les jurisconsultes, par l'amour et non par
la cruauté. » Mais il n'en était pas moins exorbitant et con-
traire à la nature, qui émancipe comme d'elle-même les
enfants, quand ils sont arrivés à fâge d'homme. Selon le
droit romain , le fils non émancipé ne possédait rien en son
nom et ne disposait en maître que de son pecuUum castrense,
quand il en avait un. Si l'on ne connaissait point la force de
l'habitude et la religion ordinaire aux légistes pour le droit
écrit, on comprendrait difficilement comment des hommes,
versés la plupart dans la philosophie, ont à peine osé toucher
à un pareil droit. Les deux seuls points où ils ont réduit
quelque peu le pouvoir du père, sont la faculté de déshériter
entièrement ses enfants et celle de les garder sous sa puissance
sans les marier. Les proconsuls furent autorisés à contraindre
le père de marier et de doter ses enfants; etfon admit qu'on
empêche ses enfants de se marier, lorsqu'on ne leur cherche
point de parti. ' D'un autre côté, tout testament, quoique
fait suivant les lois, pouvait être attaqué comme inofficieux,
quand il n'était pas fait suivant ce que prescrit la piété pater-
* Ulp., Reg.,t. XI, l 8. — Paul-, Sent., t. XXVI, g. 5. — Cat. , Fragm.
— Tacit., Ann., II, ch. 85. — Quint., Uécl. X, XVIII. — Dig., liv. XXXVllI,
t. 6.
1. Héliogabale avait fait une loi qui n'est pas restée, que je sache, dans le
Droit romain : toute fille, âgée de vingt-cinq ans et que ses parents n'avaient
point pourvue, était autorisée à se marier comme elle l'entendait.
DROIT ROMAIN : FAMILLE. 203
nelle. Car on ne doit point souffrir, dit Gains, que les parents
commettent dans leurs testaments une injustice contre leurs
enfants. Les lois forcèrent d'ailleurs les parents à reconnaître
leurs fils ou leurs filles légitimes, ce qui était dans rorigine
laissé au bon plaisir du père; elles les condamnèrent à four-
nir à leurs enfants des aliments et le nécessaire ; et par ces
deux dispositions elles arrêtèrent sans doute, autant que cela
était possible , l'habitude de l'exposition qu'elles flétrirent.
«C'est un parricide, dit Paul, non-seulement d'étouffer les
enfants encore dans le sein de la mère , mais aussi de les
abandonner après qu'ils sont nés, de leur refuser des aliments,
de les exposer dans les lieux publics à la compassion des
passants, quand on n'a soi-même aucun sentiment de pitié.*
Le seul point sur lequel YÉdit du préteur ou la jurispru-
dence de l'empire innova résolument, est le droit et l'ordre
des sussessions. Les Douze Tables avaient reconnu trois
ordres de successibles. En première ligne venaient les héri-
tiens siens, c'est-à-dire les enfants ou petits-enfants du père
de famille qui venait de mourir, plus sa femme in mami,
parce qu'elle était assimilée à une fille, et en outre la femme
en puissance du fils en puissance. A défaut des héritiers
siens, la succession revenait hVagnat le plus proche, ou au
plus proche parent, homme ou femme, par les mâles. Mais
le droit de succéder s'arrêtait pour les femmes à la sœur.
Ainsi la tante ne succédait pas au neveu, la cousine au
cousin, tandis que le cousin succédait à la cousine, le neveu
à la tanîe. A défaut (ïagnais, la succession passait aux geniiles.
L'Édit du préteur modifia profondément cette législation arti-
ficielle et purement civile, en plaçant à côté des héritiers
créés par la loi tout un ordre nouveau de successibles, qui
ne devaient leurs droits qu'au sang et à la nature. Je repro-
duirai ici les innovations du préteur et les critiques de Gaïus
* Dig., 1. XXV, t. 3; XLVIII, 9, 20, L. 17. — Paul., Sent., liv. IV, t. 5.
204 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
contre les Douze Tables, pour montrer quels principes ten-
daient à remplacer dans la famille les dispositions factices de
l'ancienne jurisprudence. Quoi donc! dit Gaïus, les enfants
qui ne sont plus sous la puissance du père, parce qu'ils sont
émancipés ou pour d'autres causes , ne succéderont pas et
seront exclus de la famille comme des étrangers. Les agnats
qui ont subi un changement d'état civil, doivent-ils perdre
par cela-même les droits naturels de l'agnation? Pourquoi
les femmes agnates, autres que les sœurs, seraient-elles
privées de la succession? Que penser de l'exclusion absolue
des parents de la femme? C'est là une loi dure, étroite,
pleine d'ini(juités. Le préteur a donc eu raison d'appeler
par la possession des biens * tous les enfants à la succession
de leur père. S'il n'y a ni enfants ni héritiers siens, l'agnat
qui aura conservé la parenté civile, c'est-à-dire non éman-
cipé, viendra en seconde ligne, quand même son degré de
parenté serait plus éloigné que celui des autres agnats
émancipés. Mais à défaut des agnats, le préteur introduisit
une troisième catégorie ainsi composée : i° des femmes
agnates, autres que les sœurs; 2** des agnats émancipés;
3° des agnats qui viennent après l'agnat le plus proche et
que l'ancienne loi n'admettait pas à succéder, quand celui-ci
refusait; 4° des parents par les femmes ou des cognats,
oubliés ou plutôt repoussés par les Douze Tables; 5° des
enfants qui avaient passé par l'adoption dans une famille étran-
gère. Tel est le changement le plus considérable, apporté au
droit ancien par le préteur, et que les légistes accueillirent avec
empressement. Si l'on excepte la part faite aux enfants éman-
cipés et qui n'avaient pas été adoptés dans une autre famille,
1. C'est encore un de ces biais, une de ces subtiles distinctions de la juris-
prudence romaine. Les successibles, admis par le préteur à faire valoir leurs
droits, ne succèdent pas, ils entrent simplement en possession : car, selon Gaius,
le préteur ne peut pas faire des héritiers.
DROIT ROMAIN : AFFRANCHIS. 205
la justice naturelle ou celle qui«est fondée, comme disaient
les déclamateurs, dans la vérité même des choses, est loin
encore d'être pleinement reconnue par le Code : elle n'y
vient timidement qu'à la troisième place. Mais enfin le prin-
cipe est formellement pose ; il ne reste qu'à en tirer les
conséquences pour perfectionner le droit des successions
domestiques.*
Nous passerons rapidement sur les contrats que les ci-
toyens peuvent faire entre eux , et sur leurs rapports civils.
Quelque imparfaite que soit sur ce point une législation, elle
repose en général sur les principes du droit naturel. Ces
principes sont fort simples , et les jurisconsultes de l'empire
les expriment le plus souvent dans les termes mêmes des
Stoïciens. Il v a, disent-ils une certaine parenté fcognatio)
entre les hommes: d'où il suit qu'on doit rendre à chacun
ce qui lui est dû, que personne n'en doit léser un autre;
que l'homme ne doit point tendre de pièges à l'homme;
qu'il est défendu de s'enrichir au détriment et par le mal
d'autrui'. Ces maximes n'étaient probablement pas énoncées
dans les lois des Douze Tables ; mais qui peut douter qu'elles
ne leur servissent de fondement? Le grand progrès du droit
nouveau sur le droit ancien, c'est qu'il respecte moins su-
perstitieusement les paroles et les syllabes, et qu'il tient
plus de compte de la bonne foi. Mais nous le répétons, il
n'y a point là de quoi rechercher curieusement l'influence
de la philosophie. C'est dans les rapports des affranchis et
des patrons, des maîtres et des esclaves que se fait surtout
sentir l'antagonisme de l'esprit ancien et de l'esprit nouveau.
Quelle était la condition des affranchis parmi les citoyens?
Ihne faudrait pas juger de leur condition légale par la
* Gaius, liv. III, chap. 18 et 19.
1. Toutes formules, qu'il serait facile de retrouver dans le traité de Cicéron
sur les Devoirs.
206 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
fortune que firent quelques "uns clans le monde. L'affranchi
demeurait le client de son ancien maître ; il lui devait cer-
tains hommages et des services assez onéreux; il était tenu
de souffrir ses remontrances, ses corrections, ses outrages,
même ses coups ; son esclavage durait encore à demi dans
la hberté. «Le préteur ne doit pas souffrir, ditUlpien, qu'un
homme, hier esclave, affranchi aujourd'hui, vienne se plain-
dre que son maître l'a injurié en paroles, ou l'a légèrement
frappé. Mais si le patron a fait battre son affranchi de verges
ou de coups de fouet, s'il lui a fait quelque blessure non
médiocre, il est juste alors que le préteur vienne en aide à
la personne lésée.» Nous allons encore voir paraître ici la
main protectrice de la loi: des patrons abusaient du droit
qu'ils avaient d'exiger certains travaux de leurs affranchis;
le préteur mit une borne à leurs exigences excessives.
Il fut admis que l'ancien maître devait ou nourrir ses
clients , ou leur laisser le temps de gagner leur vie. Il ne
put demander que des services en rapport avec la dignité,
les ressources ou le métier de ses affranchis. Il ne lui fut
point permis de leur défendre d'exercer la même industrie
que lui dans la même localité. Mais surtout le sort de l'af-
franchi est assuré. Grâce aux précautions dont la loi entoure
l'affranchissement et à sa faveur ou à sa juste partialité pour
la liberté, celui qui est sorti de l'esclavage n'a plus à crain-
dre d'y retomber par l'humeur et la mauvaise foi de son
ancien maître. A l'époque de Cicéron, l'affranchissement
n'était en général qu'un acte privé sans garanties, et d'après
une loi de Drusus, il suffisait que le patron niât d'avoir
donné la liberté à son affranchi , pour que celui-ci redevînt
esclave. Une fois libre maintenant , un homme l'est pour
toujours , lui et les siens. Il n'est pas encore sur le pied de
l'égalité avec ceux qui sont nés hbres; il est le client obligé
de son patron et même du successeur de son patron. Mais
DROIT ROMAIN : AFFRANCHIS. 207
cette demi-servitude n'atteint que sa personne, et ses enfants
naissent ingémis '. Il y a plus , l'empereur pouvait effacer la
tache de l'origine servile de l'affranchi, en lui accordant le
droit de porter l'anneau d'or : car il rendait à qui il voulait
l'ingénuité et comme les titres de naissance communs à tous
les hommes, qui naissent libres et égaux dans le principe.
La condition des femmes affranchies était plus dure. La loi
de Claude, qui avait délivré les matrones de tout ce qu'il y
avait de gênant et d'oppressif dans la tutelle, laissait subsis-
ter cette servitude pour la Uberta. La femme affranchie ne
pouvait se marier ni faire aucun acte civil qu'avec l'autori-
sation de son patron; elle lui était par là soumise, corps et
âme, et c'ét<3it d'elle qu'il était vrai de dire ce qu'un décla-
mateur écrit du Uhertus : « Se prêter à la passion amoureuse
d'un homme, c'est condescendance pour l'affranchi, comme
c'est nécessité pour l'esclave. » Elle était donc vouée presque
nécessairement au métier de courtisane , et quand le patron
n'abusait pas d'elle pour assouvir son libertinage , elle était
forcée ou peu s'en faut de se livrer à la luxure publique,
tant pour gagner sa vie que pour satisfaire aux exigences
de son ancien maître. Je ne doute point qu'ici la protection
de la loi ne fût inefficace : il faut pourtant la remarquer
comme une preuve du progrès des idées. Ovide exprimait
l'opinion de son époque, lorsqu'il écrivait: «Qu'une matrone
respecte et craigne son mari; qu'elle fasse garder sa pudeur:
c'est bien, les lois et l'honnêteté le lui commandent. Mais toi,
te faire garder, toi, que la vmclicta vient à peine de racheter
de l'esclavage! Oui pourrait le supporter?» Deux siècles plus
tard, la différence de la femme affranchie et de la matrone
1. On ne connaît plus que deux classes d'hommes, et cela, dès l'époque de
Suétone, c'est-à-diie, à partir de Nerva au plus tard : les ùujenui et les Uber-
tini ou liberti. La différence des liberliiii (enfants d'affranchis) et des iiujpmd ne
subsiste plus. Liberlus et libertinus sont synonymes.
208 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
avait disparu avec celle des hommes libres de race servile
et des hommes libres de race ingénue. «Nous devons re-
garder comme mère de famille, dit Ulpien, la femme qui
vit honnêtement; car ce sont les mœurs qui distinguent la
mère de famille des autres femmes; et sur ce point, il
importe peu qu'on soit mariée ou veuve , ingénue ou af-
franchie : ni le mariage ni la naissance ne font la mère de
famille ; ce sont les bonnes mœurs. » Dès lors celui qui
tentait de corrompre la pudicité d'une femme affranchie,
pouvait être poursuivi comme d'injures , aussi bien que s'il
se fût adressé à une matrone de race ingénue. Chose remar-
quable dans ces siècles de corruption : le seul intérêt que
les lois protègent également dans tous, même dans les es-
claves, est celui de la pudeur.*
Il y avait utie classe d'hommes complètement abandonnés
de la loi jusqu'à l'époque impériale, la classe des esclaves,
sans contredit la plus nombreuse de toutes. Le sentiment
de la justice naturelle, qui s'efforçait de pénétrer dans toutes
les relations sociales , intervint enfin dans les rapports des
maîtres et des esclaves, avec plus de hardiesse peut-être
que dans tous les autres. On comprend d'ailleurs que nulle
part son intervention ne fût plus nécessaire. L'affection cor-
rige ce qu'il peut y avoir d'inique dans le droit de famille;
mais si la loi ne défend point l'esclave, rien ne le défend.
Le jour où Auguste menaça de sa vengeance son ami Védius
PolUon, s'il faisait encore jeter des esclaves à ses murènes
pour engraisser ces poissons voraces , on put comprendre
qu'à défaut de la loi, il y avait maintenant un personnage re-
doutable entre le maître et ses serviteurs, et que le pouvoir ab-
solu d'un homme sur un autre allait enfin recevoir des limites.
Des gens cruels et intéressés abandonnaient leurs esclaves
* Dig. , liv. XXXVIII, 1; XLVII, 1, 10; L, 16. — Ovide, Art d'aimer,
liv. III, 613.
DROIT ROMAIN : ESCLAVES. 209
malades, et les revendiquaient ensuite, si le hasard leur avait
rendu la santé. Claude établit que celui qui n'avait pas pris
soin, comme il le devait, de ses esclaves malades, n'aurait plus
aucun droit sur eux. La loi Pétronia, sous Néron, défendit
de livrer arbitrairement des esclaves au laniste, et l'on eut
action d'injures non-seulement contre celui qui aurait vendu,
mais aussi contre celui qui aurait acheté des malheureux
pour les exposer aux jeux sanglants du cirque, sans une dé-
cision formelle des juges. Le même sentiment d'humanité
fil que Marc-Aurèle , ne pouvant supprimer les combats de
gladiateurs , voulut du moins qu'on ne s'y servît que d'ar mes
émoussées, afin qu'on vît l'adresse et non le sang et les
blessures des combattants. Un rescrit d'Antonin le Pieux
ordonna au préteur d'examiner les plaintes des esclaves con-
tre la cruauté ou l'impudicité de leurs maîtres, et dans le
cas où ces plaintes seraient fondées, de faire passer les
plaignants dans les mains d'un autre propriétaire. A. Sévère
défendit de prostituer des esclaves malgré leur consente-
ment; Domitien, Nerva et d'autres empereurs, d'en faire
des eunuques. Quelque insuffisantes que fussent ces ordon-
nances et d'autres semblables pour réprimer et prévenir
les abus de la servitude, surtout dans les campagnes et
dans ces vastes ergastules, où les esclaves travaillaient
enchaînés comme les forçats de nos jours , elles sont ce-
pendant de graves atteintes au pouvoir du maître. Ce
droit n'est plus entier ni absolu, ou pour mieux dire, il
n'existe plus, si ce n'est par une sorte de tolérance et par
une concession de la faiblesse et de la politique à d'injustes
intérêts, du moment que le maître n'est plus la loi même et
le juge de ceux qu'il possède. Quel est le droit, en efiet, dans
toute sa rigueur? «Tout est permis contre l'esclave, disait
un déclamateur. Accusera-t-on un homme d'injures pour
avoir battu ou tué son serviteur au milieu des services que
IL M
210 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
celui-ci doit lui rendre? Au point, de vue du droit, il n'y a
point de différence entre frapper ou tuer; et s'il ne doit
pas être permis de tuer, il ne doit pas l'être non plus de
frapper.» La conclusion rigoureuse de ce raisonnement,
celle cjui fut plus ou moins admise par les codes antiques ,
c'est que le maître ne peut être poursuivi pour avoir tué
son esclave. Car après tout, cela le regarde, et ne regarde
que lui, si, par un acte imprudent de brutalité et de colère,
il se prive lui-même de sa propriété. Les lois de l'empire
n'osèrent pas encore dire que personne, pas plus le maître
qu'un autre , n'a le droit de frapper l'esclave ; mais passant
par-dessus la logique, elles punirent celui qui avait tué^ et
réprimèrent, autant que possible, les cruautés excessives et
superflues. Là ne se bornent point les progrès du droit sous
l'influence de la civilisation et du Stoïcisme. Professant que
l'esclavage est un établissement du droit des gens contraire
à la nature, et que, par le droit naturel, tous les hommes
naissent égaux et libres, les jurisconsultes, sans attaquer
directement la servitude, tendirent de jour en jour à con-
sidérer les esclaves comme des hommes, soumis au même
droit que tout le monde. Tant qu'un homme est esclave, il
n'est en réalité ni père, ni fils, ni époux, au point de vue
du droit civil. Mais du moment qu'il peut être affranchi, les
jurisconsultes sont bien forcés de tenir compte en lui de ces
relations naturelles, sous peine de violer les premières lois
de la morale. «Aussi, dit Paul, en matière de mariage il faut
observer les hens de parenté contractés dans la servitude.
L'affranchi ne pourra donc épouser ni sa mère, ni sa sœur,
ni la fille de sa sœur.» Car si le droit civil ne consacre pas
cette parenté, elle n'en existe pas moins: «et le droit civil,
dit un autre jurisconsulte, ne peut en aucune manière rom-
pre les liens du sang. » Il ne faut pas négliger non plus les
alliances serviles. «Ainsi vous ne pouvez pas plus épouser,
j
-"1
DROIT ROMAIN : PÉNALITÉ. 21 1
que si elle était légalement votre belle-mère , la femme qui
a cohabité avec votre père; ni réciproquement, celle qui a
cohabité avec votre fils. » C'est par cette voie détournée que les
jurisconsultes, craignant de continuels incestes dans une
société sans cesse recrutée par l'affranchissement, étaient
forcés de voir un homme dans cette chose animée, sans
existence civile, mais qui pouvait devenir un citoyen romain.
Encore un pas, et le contuhenihun devenait un véritable
mariage, et l'esclave avait une famille aussi bien que l'homme
hbre : ce qui serait la destruction de l'esclavage proprement
dit, si l'on y ajoutait que le maître ne pourra vendre un esclave
qu'avec sa femme et ses enfants. On peut même dire que
l'esclave était, à un certain degré, propriétaire; car bien que
légalement il ne pût rien posséder en propre et en son nom,
la loi «fermait les yeux», lorsqu'il se rachetait, lui uu l'un
des siens, de ses propres deniers. Ces adoucissements pro-
gressifs de l'esclavage ne suffisaient point à la philosophie
et à l'humanité des jurisconsultes : comme la servitude est
pour eux comparable à la mort, et que la liberté leur
j3araît d'un prix inestimable, ils s'attachèrent à favoriser par
tous les moyens la cause de la liberté. Une de leurs plus
constantes maximes, c'est que toutes les fois qu'il y a le
moindre doute en matière d'affranchissement , c'est la liberté
qui doit l'emporter. De là les décisions les plus contradic-
toires. L'enfant est-il conçu dans l'esclavage? il est libre, si sa
mère n'est plus esclave, lorsqu'il vient au monde. Si sa mère
était hbre et devient esclave, ou pour mieux dire, si son état
civil était en suspens lors de la conception, l'enfant naît libre,
parce qu'il a été conçu dans la liberté : car, disent les juris-
consultes, le malheur de la mère ne doit jamais préjudicier
à celui qu'elle porte dans son sein. Quoiqu'ils aient toujours
conservé un trop grand respect pour la loi d'Auguste, qui
mettait une borne à la libéralité des maîtres, ils multiphèrent
212 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MOXDE GRÉCO-ROMAIN.
pourtant, le plus qu'ils purent, et les moyens et les facilités
de l'affranchissement.*
Nous ne dirons qu'un mot de la pénalité et de la question.
Nous ferons sur la pénalité , telle que nous la trouvons
dans le Digeste, une double remarque : elle est infiniment
moins cruelle , qu'on ne pourrait le croire d'après quelques
passages de Sénèque et les Vies des saints; mais elle est fort
inégale. Les seules peines qui soient citées dans le Digeste
sont ou la bastonnade, ou le fouet, ou les coups de chaîne,
l'amende avec infamie, la perte d'une dignité, la déportation,
la rélégation dans une île, les travaux forcés dans les mines,
la décapitation , la mort par la fourche , par l'exposition aux
bêtes et par le feu. Sans doute, il y a là quelques supplices
affreux; mais nous ne voyons rien de pareil aux supplices
longs et raffinés que Sénèque raconte. Ulpien dit même ex-
pressément qu'il est défendu de faire périr personne à coups
de fouet et de verges ou dans les tortures. Antonin le Pieux
et les divins frères (Vérus et Marc-Aurèle) avaient permis au
condamné de choisir le genre de mort qu'il voudrait : me-
sure qui ne fut point reçue après eux. Le principal défaut
de cette pénalité, c'est d'étabhr des catégories; l'escave n'est
point puni comme l'homme libre, le plébéien de naissance
obscure comme le décurion ou le citoven bien né. Le Stoï-
cisme n'avait donc pénétré dans cette partie du droit que
pour l'adoucir: il n'y avait pas encore introduit l'équité,
condition essentielle de toute véritable loi.
Ce qu'il y a de plus horrible dans la jurisprudence ro-
maine', c'est la question. Les légistes pouvaient-ils en ignorer
l'injustice et l'absurdité ? « Cela dépasse toute cruauté , disait
* Dig., I, t. 5; II, 12; XXIIl, 2; XL,1; XLVII, 10; XLV1II,8, 10;L, 17.
— Paul., Sent., liv. II, 2-i. Gaius, I. gg. 52, 53.
1. Et cette absurdité horrible s'est pourtant conservée chez des peuples qui se
vantaient, eux aussi, comme les Romains, d'être civilisés, jusqu'au XVIIl""'^ siècle.
DROIT ROMAIN : QUESTION. 213
un déclamât eiir, que de mettre son fils à la torture pour
savoir s'il est innocent ou coupable ». Généralisez ce mot, et
vous avez la règle , qui devait foire supprimer cet abominable
moyen d'instruction juridique. Mais au moins s'accordait-on
sur l'efficacité de cet interrogatoire de la souffrance? Non.
«Car alors ce n'est point Tbomme ni la vérité, disait un
autre rhéteur, c'est le corps et la douleur qui répondent. »
On peut même voir que ces doutes sur l'utilité de la question
était un des lieux communs de la rhétorique ancienne. «Dis-
cutez-vous les réponses arrachées par la torture, dit Quintilien
après Aristote et Cicéron, ou vous montrez que la question est
un moyen d'arracher la vérité aux coupables ou aux témoins;
ou bien, plaidant la thèse contraire, vous prouvez que ce n'est
qu'un instrument d'erreur et de mensonge. La dureté et l'ha-
bitude de souffrir rendent à l'un le mensonge facile; la faiblesse
en fait à l'autre une nécessité. A quoi bon s'étendre là-dessus ?
Les plaidoyers des anciens et des modernes sont pleins de
ces considérations. » Et ces considérations qui remplissaient
tous les discours des avocats, Quintilien nous en donne lui-
même des exemples dans ses déclamations. « Quoi de plus
hideux, dit-il, que cette lutte et cette sorte d'animosité entre
le bourreau et la victime ! . . . . Soit ! Accordons quelque
autorité aux tortures. Eh bien! Une vieille femme a été tor-
turée: une seule question ne suffît -elle pas contre une
créature de ce sexe et de cet âge ? Tu étends et écartèles
ces membres déjà languissants et faibles naturellement, tu
fais déchirer à coup de verges cette peau qui tient à peine,
et du dis «celle-ci ment». Peut-elle donc mentir si longtemps
malgré ta volonté et la fureur de tes supplices? Même quand
les hommes les plus robustes sont mis à la torture, lorsque la
douleur ébranle les courages les plus fermes, il est important
de savoir ce que celui qui met à la question veut qu'on lui
réponde .... Or, redoubler les tourments , faire revenir le
21-4 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
bourreau, qu'est-ce autre chose que de dire : «Torture , jus-
qu'à ce que le patient consente à mentir » ? Les jurisconsultes
savaient tout cela , les jurisconsultes le répétaient : mais ils
s'arrêtaient là, soit par un respect superstitieux de la loi écrite,
soit par une suite de la terreur permanente que les esclaves
inspiraient ; ils n'ont rien fait pour effacer des lois cette ab-
surde et cruelle procédure ^ La question s'était même éten-
due, au moins pour les crimes de lèse-majesté, des esclaves
aux personnes bbres de tout sexe, de tout âge et de toute
condition, et il s'est trouvé un homme de loi, Charisius,
pour justifier cette atrocité.*
Que l'on compare maintenant les progrès du droit romain
avec les théories des philosophes, et l'on arrivera à cette
double conclusion: 1° le droit romain s'est transformé pen-
i. Voici d'ailleurs ce que dit Ulpien : «Les Constitutions nous montrent qu'il
ne faut pas toujours avoir foi aux tortures, sans cependant s'en défier en toute
circonstance. C'est une chose fragile, périlleuse et qui manque souvent de vérité.
Car la plupart, à force de patience ou d'endurcissement contre la douleur, mé-
prisent les tortures au point qu'on ne peut aucunement leur arracher la vérité;
d'autres sont si lâches à souffrir, qu'ils aiment mieux faire n'importe quel mensonge
que de s'exposer aux souffrances de la question, et ainsi ils varient dans leurs
aveux et sont toujours prêts à se charger, eux et les autres. » (Dig. , XLVIII, 1.)
Ainsi, il avoue, comme le disait Quintilien, «que ceux qui n'ont pas la force de
souffrir mentent, et que ceux qui en ont la force mentent encore. » Mais c'est
tout : d'ailleurs il recommande , comme le voulait Auguste , de ne pas conuucncer
un interrogatoire par les expédients aussi douteux que cruels de la question
(XLVlII, 11), ou comme le prescrivait Adrien, de n'en venir à la question que
lorsqu'il a y de fortes présomptions contre l'accusé et qu'il ne manque plus à la
preuve que l'aveu des esclaves. C'est au juge de régler la mesure de la question,
afin que l'esclave ou soit sauvé par son innocence, ou soit conservé pour le sup-
plice. (XLVIII, 1.) Pas un seul mot qui trahisse l'humanité. Et pourtant L'ipien
s'était avisé que l'esclave pourrait bien être, par accident, un être sentant. «Même
lorsqu'en maltraitant l'esclave on ne se propose pas d'insulter le maître, dit-il
quelque part, il y a cependant délit A'injiiria, non contre le maître, mais contre
l'esclave. Le préteur ne doit pas laisser ce délit impuni, surtout s'il s'agit de
coups et de tortures. Car il est évident que l'esclave les sent. » (XLVII, t. 10.)
* Dig., XLVIII, t. 1, 10, II. — Quint., Inst. or., V, ch. i, 10. — Décl..
VII, XVIII, CCLIK, CCCXXXIII.— Cic. Rhét. à Hér., liv. II.
DROIT ROMAIN ET STOÏCISME. 215
dant les trois premiers siècles de notre ère sous l'influence
dominante du Stoïcisme; '¥' il est si peu nécessaire, pour
expliquer cette transformation, de recourir à une influence
étrangère et supérieure à la philosophie, que le droit, malgré
ses remarquables progrès, reste encore fort en arrière des
idées stoïciennes. N'est-ce pas au nom des principes qu'il
emprunte à Zenon et à Chrysippe , que Cicéron conçoit et
appelle une réforme de la jurisprudence romaine ? Le grand
jurisconsulte du siècle d'Auguste, Antistius Labéon, qui le
premier innova dans le droit avec un peu de hardiesse et de
suite, n'est-il pas qualiiié de philosophe * par Tacite et par
Pomponius? Le mouvement du droit romain vers l'humanité
ne commence-t-il pas à se produire avec plus de décision et
de force, après les prédications philosophiques de Sénèque, de
Musonius et d'Épictète , sous le règne de l'empereur stoïcien
qui fit ouvrir partout, aux frais du trésor, des écoles publiques
de philosophie? Y a-t-il parmi les idées générales, qui
dirigent et dominent les innovations des prudents, un seul
principe qui ne se Use textuellement dans Sénèque ou dans
Cicéron ? L'état de la société romaine et les idées que répan-
daient les philosophes aidés des rhéteurs, suffisent pour ex-
pliquer les plus grandes hardiesses des jurisconsultes: ce
qui le prouve de reste, c'est que les Gaïus, les Ulpien, les
Papinien et les Paul nous paraissent bien timides à côté de
Sénèque et d'Épictète. Le Stoïcisme proclamait, depuis cinq
siècles , l'égalité et la liberté naturelle de tous les hommes :
l'esclavage a-t-il disparu de l'empire et des lois, par les
efforts des jurisconsultes ? Le Stoïcisme professait l'égale
dignité de l'homme et de la femme dans la grande cité des
esprits : la dépendance et l'incapacité civiles de la femme
ont-elles été entièrement rayées des Codes? La loi n'est une
1. M. Ravaisson ne veut pas qu'il fût Stoïcien. Pourquoi? M. Ravaisson aime
peu et maltraite fort le Stoïcisme.
216 ÉTAT MORAL ET SOCIAL DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
véritable loi pour les philosophes, que lorsqu'elle est la même
pour tous : les lois romaines ont -elles admis complètement
cette Isonomie nécessaire? Je ne fais point de reproches
aux grands hommes qui ont travaillé au perfectionnement
du droit ; peut-être n'ont-ils pas fait tout ce qu'ils pouvaient
faire; mais il suffit à leur gloire d'avoir innové, autant que
le permet la superstition des légistes pour les choses exis-
tantes. Il est toutefois incontestable que le droit romain de
l'époque classique n'est égal, sous aucun rapport, au droit
naturel reconnu par le Stoïcisme. J'en dirais autant de celui
de Justinien, s'il m'était permis de le prouver dans les limites
de ce travail'. Quoi qu'il en soit, la jurisprudence romaine
est un progrès considérable de l'humanité. Elle n'était pas
seulement supérieure dans son ensemble à toutes les légis-
lations antérieures : elle avait encore cet immense avantage
d'être faite, non pour une ville ou pour une seule nation,
mais pour une grande partie du genre humain , et , par con-
séquent, de lier et d'unir entre eux les peuples divers que
la conquête avait juxta- posés dans l'Empire. Le Stoïcisme
pouvait voir sa sublime conception de la cité universelle
à demi réahsée ; et si le progrès des institutions politiques
eût suivi celui des lois civiles; si le despotisme militaire, un
moment tempéré par la sagesse ou la vertu des Nerva , des
Trajan, des Adrien et des Marc-Aurèle, n'eût déchaîné de
nouveau sur le monde des désordres et des calamités de toute
espèce; si la fiscahté dévorante n'eût achevé l'œuvre de mi-
sère des extravagances impériales et des guerres civiles ,
jamais l'histoire n'eût offert un plus grand spectacle, celui
d'une immense société d'hommes de toute race et de tout
pays, unie par les voies de communication, par le com-
merce , par le langage , par les lettres et par les lois. Ah !
1 . Il suffit de se rappeler que l'esclavage subsiste toujours dans les lois impé-
riales , pour se convaincre de ce que j'avance sans le prouver.
DROIT ROMAIN ET STOÏCISME. 217
que réducation du genre humain est laborieuse et pleine de
douleurs! La Grèce souffre longtemps et meurt de l'enfante-
ment des idées qui devaient civiliser le monde; et pour
faire pénétrer dans les faits et dans la vie les principales
conquêtes de la sagesse hellénique , Rome subit et endure
le long supplice de l'empire; tandis que Jérusalem, expirant
dans le sang de ses derniers défenseurs, livre aux Gentils la
sainte tradition, qui doit s'unir à la science grecque et au
droit romain, pour faire naître ou préparer une civilisation
nouvelle!
-'>■J^*^c-°-
ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-
ROM AIN '.
Considérations générales : rôle religieux des empereurs ; mouve-
ment religieux de l'Occident et de l'Orient. — Occident : unité de
Dieu; explication du polythéisme; Minerve ou le Logos ou Verbe
divin. — Providence. — Dévotion et prière. — Culte : divination;
explication de l'idolâtrie. — Immortalité de l'âme; ciel; amour
de la mort et espérance. — Dévotion païenne : Apulée ; essais de
réforme religieuse : Apollonius. — Crédulité et superstitions po-
pulaires. — Universalité du besoin religieux. — Orient : prosé-
lytisme judaïque ; progrès du dogme : Verbe , immortalité de
l'âme. — Esséniens et Thérapeutes. • — Philon le juif : son exé-
gèse. — Verbe ou Logos. — Esprit d'universalité. — Mysticisme.
— Plutarque : mythe d'Isis et d'Osiris; dualisme. — Gnosticisme
oriental. ' — L'Orient , la Grèce et Rome.
Tandis que l'ancien monde se renouvelait lentement par
la paix, par le commerce et par les lois sous l'influence do-
minante du cosmopolitisme stoïcien, il sentit remuer sourde-
ment en lui une révolution plus profonde , qui le surprit et
l'épouvanta. Les classes riches et éclairées étaient à la tête
des réformes politiques et légales : ce furent surtout les
classes ignorantes et pauvres qui , réveillées tout à coup par
la paroles d'un Crucifié , se sentirent prises de l'incroyable
espérance et de l'ambition irrésistible de sauver et de régé-
nérer le monde. Loi d'unité et d'affranchissement, l'Evangile
complétait et dépassait Tœuvre imparfaite des empereurs et
des jurisconsultes, en changeant la conscience même de
l'humanité; et non -seulement il descendait, en remuant
les principes les plus intimes de la vie morale, à des pro-
fondeurs inaccessibles aux politiques; mais il avait encore
l'avantage de faire pénétrer la lumière et la vérité dans les
] . Chapitre à peine indiqué dans le mémoire couronné.
*
COSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 219
classes qui sont incapables de toute instruction régulière et
de tout enseignement philosophique. Il imprimait dans le
cœur et dans l'imagination, il enfonçait dans la pensée, il
mêlait à la vie tout entière des sentiments d'égalité et d'a-
mour, plus vivants et plus efficaces que les plus beaux rai-
sonnements, plus impérieux et plus étendus dans leur action,
que les lois les plus humaines et les plus sages. Mais il
n'entre pas dans notre dessein de faire l'histoire de la grande
révolution du Christ. Nous n'avons à en rechercher ni les
origines, ni les causes déterminantes, ni les progrès, ni
même les rapports , quels qu'ils soient, avec la philosophie
des Grecs et des Romains. Ce que nous voulons, c'est de
montrer où en était la religion dans le gouvernement , dans
les philosophes, dans le peuple, en Occident et en Orient;
c'est de chercher dans les agitations aveugles et pleines
de malaise de l'instinct religieux, comme dans le déve-
loppement des idées philosophiques , les causes secondes
qui ont puissamment favorisé l'irrésistible mouvement de
réforme et de rénovation, parti d'un coin de la Judée. Car
si les temps étaient mûrs, comme disait l'apôtre Paul, il
devait y avoir dans l'esprit des peuples quelque chose qui
secondât l'accomplissement des temps.
Pour quiconque connaît un peu l'esprit humain, il est
évident qu'une révolution dans les consciences est en dehors
et au-dessus des devoirs et de la puissance d'un gouverne-
ment. Seulement, en leur qualité de grands prêtres , les
Césars voulurent deux choses contradictoires , maintenir le
culte national et faire de Rome la ville des dieux ou comme
un panthéon universel. C'était la seule réforme et la seule
unité religieuse qu'ils pussent concevoir. Ils admirent donc
peu à peu au Capitole tous les dieux des vaincus. Malgré leur
défiance contre les cultes asiatiques, auxquels se rattachaient
toujours des confréries qui leur faisaient ombrage , ils eurent
220' ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
la main forcée par les superstitions populaires , et l'on vit
toutes les divinités de l'Asie et de l'Egypte siéger à côté des
dieux grecs et romains. C'était bien là cette unité, que le génie
de Rome chercha en toute chose, mais c'était une unité gros-
sière, factice, toute matérielle, et dont le moindre défaut était
de dénaturer et d'annuler les unes par les autres toutes les
rehgions polythéistes, sans satisfaire ni le sentiment religieux
du peuple , ni la raison des hautes classes , désormais trop
éclairées pour accepter un polythéisme manifeste. Où étaient
la foi , la sincérité de l'adoration et la vie de l'âme dans ce
culte fait de pièces rapportées ? Et cette unité de la pire
espèce, que la politique romaine admettait volontiers, faisait-
elle cesser le fatal divorce des philosophes et du peuple, de
la tête et du cœur de la société ? Étrange aveuglement de
ceux qui donnent tout à la politique! Les empereurs, sans le
savoir et sans le vouloir, achevaient de discréditer, par cette
confusion de tous les cultes, l'antique croyance nationale, et
cependant quels efforts ne firent -ils pas pour la ranimer et
pour l'épurer? Nous ne croyons guère à la foi des Césars; mais
nous comprenons qu'ils aient voulu censerver l'ancien culte
comme une pièce de l'ordre public. Aussi voyons-nous
Auguste, quoiqu'il s'amusât, dans les orgies les plus scanda-
leuses, à parodier les douze grands dieux, rebâtir dévotement
les temples, faire célébrer par l'épicurien Horace la religion
et la piété, honorer les Vestales et les prêtres, brûler des
milliers de livres sibyllins apocryphes, et réprimer sévère-
ment les usurpations des cultes égyptien et judaïque S aux-
1. Mécène, selon Dion Cassius, conseille ù Auguste, de n'honorer que les dieux
reçus par l'usage de son pays, c Quant aux autres religions, il faut lesliaïr et
les réprimer par des supplices. Car ceux qui introduisent de nouveaux dieux,
portent beaucoup de gens à se soumedre à des lois étrangères : d'où les conju-
rations, les rassemblements, les conciliabules secrets, toutes choses dangereuses
pour le pouvoir (p. 561-562). Application de ces principes de gouvernement
(p. 569, 601).
RÔLE RELIGIEUX DES EMPEREURS. 221
quels la ville de Rome était interdite. Tibère amuse le sénat
pendant de longues séances de l'examen et de la consécration
des privilèges des anciens sanctuaires. Claude se plaint
amèrement que les arts de l'Étrurie soient tombés en désué-
tude par l'indifférence des patriciens, et s'efforce de relever
des études surannées, pour lesquelles il avait une idolâtrie
d'historien et d'archéologue. Domitien donne des représen-
tations cruelles du vieux culte en faisant enterrer vives de
malheureuses Vestales, Tous se montraient zélés conserva-
teurs des dieux de l'empire ; et l'on avait lieu de se féliciter
lorsque, se rappelant le mot de Tibère, que c'est aux dieux
seuls à venger leurs injures, ils n'immolaient pas ceux qu'ils
craignaient à la majesté sacro-sainte de leurs prédécesseurs
divinisés, ou ne se faisaient pas les persécuteurs de la foi
nouvelle , principe de l'unité morale et religieuse qu'ils
cherchaient vainement. Leur conduite n'était d'ailleurs ni foi
sincère, ni hypocrisie, ni faiblesse et infirmité d'esprit: c'était
pure politique. Ils étaient convaincus qu'il faut une religion
au peuple. Or, quelle religion pouvaient-ils préférer à celle
dont le sénat s'était si habilement servi , et qui avait présidé
à la naissance et à l'agrandissement de la ville éternelle?
Mais comme si les dieux n'étaient pas encore assez décriés ,
il fallut qu'ils partageassent leurs honneurs sacrés avec les
plus exécrables ou les plus vils des mortels. L'apothéose des
Césars était la dernière dégradation infligée aux maîtres de
l'Olympe. Elle ne trompait, à la vérité, ni les serviles adora-
teurs, ni les futurs adorés; Sénèque et Juvénal n'étaient pas
sans doute les seuls à se rire d'un Claude, qu'un champignon
de mauvais aloi avait fait descendre au rang des dieux, et
je suppose que les autres empereurs auraient eu le bon sens
d'avouer, comme Tibère, qu'ils n'étaient que des hommes
mortels, très-peu pressés de jouir de leur menteuse divinité
d'outre-tombe. Mais ces scandaleuses consécrations avaient
2-22 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN,
l'inconvénient de confirmer la croyance impie des sectateurs
d'Évehmère, très-nombreux à Rome, à ce qui paraît, des
l'époque du premier des Scipions. En voyant, comme dit
Lucain, les guerres civiles donner des égaux aux habitants
du ciel, et Rome, orner des mânes de foudres, de rayons
et d'astres étincelants, et jurer par des ombres dans les
temples des dieux\ que pouvait-on penser, si ce n'est que
Jupiter et ses pareils avaient les mêmes titres à notre ado-
ration que les Galigula et les Tibère? Claude, le savant et
imbécile élève de Tite-Live , était peut-être le seul Romain
qui fût dévot aux dieux de l'empire. Les politiques ne
voyaient dans la religion que des inventions frauduleuses
pour tromper et dominer la foule; les philosophes ou pro-
fessaient l'athéisme, ou s'élant fait des croyances plus élevées
et plus pures, tournaient en dérision les antiques supersti-
tions; le petit peuple courait aux charlatans et aux divinités
étrangères.?
Il faut le dire , on ne vit peut-être jamais plus d'irréligion
et plus de crédulité tout ensemble. Sauf quelques esprits, ou
trop légers pour souflrir du scepticisme, ou assez fermes
pour se soutenir sans l'appui d'une religion positive, il y avait
dans les âmes un vide immense, qui laissait place à toutes
les erreurs de l'imagination, et que pouvait seule combler
une foi nouvelle. L'instinct religieux se faisait mê;ne sentir
aux hommes les plus stoïques avec une vivacité jusqu'alors
inconnue. Ils avaient soif de croire et d'adorer; et les idées
qu'ils empruntaient en général à Platon ou bien aux chefs
du Portique, dépouillant la forme sèche et froide du raison-
1. Bella pares Siiperis facienl civilia Divos ;
Fitlminibus Mânes radiisque ornahit et aslris ,
Inque Deûm templis jurabit Roma per umbras.
* Suétone, Aug.,ch. 70; Tib., 37, 43; Nér., 16 ; Cal, 22; Cl., 25; Dom.,
12. — Tac, Ann., 1,83; 11, 32, 85; IV, 37; XI, IG, 31; XII, 52;-IIist.,
II, G2, 78. — Lucain, VII, 455.
MOUVEMENT RELIGIEUX EN OCCIDENT. 223
nement, se transformaient clans ces imaginations et ces cœurs
avides en une foi vive, ardente, animée, et qui s'exhalait à
chaque instant en prières, en actions de grâces, en cris de
reconnaissance, en effusions de piété et d'amour. Rien de
plus singulier que cette dévotion toute philosophique et
tout intérieure de l'esclave Épictète ou de l'empereur Marc-
Aurèle. L'Orient est en proie à un travail analogue : les
anciennes traditions s'y raffinent et s'y spiritualisent; les
systèmes de la philosophie grecque, surtout le Platonisme,
s'y mêlent et s'y défigurent d'éléments hétérogènes, débris
transformés des refigions antérieures; mais dans ce chaos
fermente un puissant esprit de vie nouvelle et de régénéra-
tion. En Occident, philosophie tournant à la foi; en Orient,
mysticisme confus et exalté ; partout des aspirations reli-
gieuses, le goût de la vie intérieure, et l'impérieux penchant
à communiquer de plus près avec la perfection et la bonté
divines : tel est le spectacle que nous présente le monde
ancien aux approches et pendant les premiers siècles du
christianisme.
Occident. — Tous ceux des philosophes grecs ou romains,
qui n'étaient point Epicuriens et athées, admettaient un
seul Dieu , père de la hiérarchie céleste comme de l'huma-
nité. Il ne faut point se lasser de le répéter, ce n'était pas là
un fait nouveau ; il datait de Socrate et peut-être de Pytha-
gore. Toute la différence qu'il y a sous ce rapport entre les
grands siècles littéraires et philosophiques de la Grèce et
ceux de Rome, c'est qu'à l'époque de Périclès et d'Alexandre
l'unité de Dieu n'était un dogme que pour un Socrate, pour
un Platon, pour un Aristote, pour un Zenon et pour un petit
nombre de disciples, tandis qu'elle était sous Auguste et ses
successeurs la pensée de tous les esprits éclairés. H n'est pas
même besoin de recourir aux philosophes pour établir ce
fait historiquement si considérable. Virgile, Horace, Manilius
224 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
ne parlent pas autrement que Cicéron ou que Sénèque.
Qu'est-ce, en effet, que cette intelligence unique', que cet
esprit universel qui, selon Manilius et Virgile, circule clans
l'univers et anime tous les membres de ce grand corps ?
Quel est ce maître des hommes et des dieux dont parle
Horace, ce souverain dont l'empire universel s'étend sur la
terre, sur la mer, aux cieux et aux enfers, sur la foule des
mortels et sur les dieux; cet être enfin, qui n'engendre rien
de plus grand que soi et qui n'a ni semblable , ni second ,
quoique Minerve ou la Sagesse occupe après lui le premier
rang et ait droit aux premiers honneurs ? Que Dieu ne soit
que l'âme et la raison du monde, comme l'entendent les
Stoïciens, ou qu'il soit supérieur, comme le veulent les
disciples de Platon, non -seulement au monde périssable
dont il est distinct , mais encore aux Idées , qui forment le
monde intelligible et éternel , peu importe : l'unité de Dieu
n'en est pas moins partout reconnue , et c'était une vérité
qui avait tellement passé dans le domaine commun , qu'on
pouvait prouver, selon Quintilien, qu'il fallait une seule tête à
l'empire , par cela seul qu'il y a une providence universelle.
Voyez saint Paul à Athènes : son auditoire l'abandonne lors-
qu'il veut parler du Christ et des miracles, mais il est écouté
avec attention et avec faveur, tant qu'il se contente de prouver
éloquemment l'existence et l'unité deDieu^ Aussi ne faut-il
pas s'élonner de ces paroles si expressives de Plutarque :
«Il n'y a pas de dieux différents pour les différents peuples;
1. Un esprit unique habite dans les diverses parties de la nature > court et se
répand dans l'univers, et fait du Tout un grand corps animé :
Spil^ilus unus
Per cunctas habitat partes, atque irrigai orbem
Omnia pervolitans , corpnsque animale ficjiirat. (Man. Ast., liv. II, v. 60.)
2. En l'entendant parler de résurrection d'entre les morts, les uns se prirent
à rire et les autres lui dirent : nous t'entendrons là-dessus une autre fois.
(Act. Ap., XVII, 33.)
UNITÉ DE DIEU. 225
les Grecs n'ont pas leurs dieux , et les barbares les leurs ; ils
ne sont pas autres pour les habitants du nord, autres pour
les habitants du midi ; mais de même que le soleil , que la
lune, que le ciel, la terre et la mer sont les mêmes pour tous
les mortels, quoiqu'ils soient appelés de noms différents, de
même l'esprit unique qui gouverne cet univers, ou la pro-
vidence universelle reçoit chez les divers peuples différents
noms et différents honneurs. » Ce Dieu dont le vrai nom est
Celui qui est*, mais que les écrivains anciens, d'après une
habitude stoïcienne, continuent à appeler Jupiter, «est celui
qui a tout fait, et les fleuves, et la terre, et la mer, et le
ciel, et les dieux, et les hommes et tous les êtres animés,
et ce qui tombe sous les sens, et ce qu'on ne peut saisir
que par les yeux de l'esprit : il est lui-même le principe
et la cause de son éternelle existence. Non , il n'a pas été
nourri dans les antres odoriférants de la Crète , et Saturne
n'a pas failli le dévorer, en dévorant une pierre à sa place :
Jupiter n'a jamais été , ne sera jamais en danger. Il n'y a
rien d'antérieur à Jupiter; mais il est le premier et le plus
ancien des êtres : il est l'auteur de toutes choses, étant né
lui-même. On ne peut dire quand il a été engendré, mais il
était dès le commencement , et il sera à toujours , père de
I. Plutarque écrit dans son petit traité sur le mot 'Et (tu es), qu'on lisait sur
la porte du temple de Delphes : «Nous disons à Dieu « Tu es » en lui donnant
son vrai nom, le titre qui n'appartient qu'à lui seul. . . . Qu'est-ce donc qui est
véritablement? Ce qui est éternel , c'est-à-dire, ce qui n'a jamais eu de commen-
cement par naissance, ce qui n'aura jamais de fin par corruption, ce à quoi le
temps n'apporte aucun changement. ... Ce serait un péché de dire de Celui qui
est, il fut ou il sera. Car ces termes expriment les mutations, les changements et
les vicissitudes nécessaires de ce qui ne peut durer ni demeurer en son être.
Dieu seul est : il est non point comme les choses mesurées par le temps, mais
selon une éternité immuable et immobile. Il n'y a point pour lui d'ayant , ni
d'après, mais par un seul maintenant il remplit le toujours; et rien n'est véri-
tablement que lui seul, sans qu'on puisse dire de lui qu'il a été ou qu'il sera , parce
qu'il est sans fin ni commencement. » (Ch. H , 13.) Plutarque ne fait que repro-
duire ici certaines idées du Timée de Platon.
II. i5
2^6 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
lui-même, et trop grand pour devoir son être à un autre
que soi. Il est plus fort que le temps , et il n'a point de rival
qui s'oppose à lui. Rien n'échappe à ses regards, ni les som-
mets des montagnes, ni les sources des fleuves, ni les villes,
ni le sable de la mer, ni la multitude innombrable des astres.
La nuit et le sommeil ne pèsent jamais sur sa vue infinie et
qui seule contemple la vérité. C'est par lui que nous voyons ;
c'est de lui que nous tenons tout ce qui nous appartient.
Bienfaiteur universel , dispensateur de ce qui est et de ce
qui arrive , c'est lui qui donne tout, qui fait tout. En lui sont
le commencement, la fin , la mesure et la destinée de chaque
chose. )•) Ce n'est point là le Jupiter de la fable, mais celui
du Stoïcisme. Seulement, si l'on veut y prendre garde, on
verra que ce Dieu universel n'est plus, comme je l'ai dit,
le partage exclusif des philosophes , mais qu'il s'est fait sa
place dans les poètes et dans les rhéteurs à côté des divinités
populaires, qu'il domine et qu'il est près de détrôner. C'est
lui dont l'univers est plein, selon le mot de Virgile: Jovis
omniaplena. Jupiter, selon Lucain, est tout ce qu'on voit,
tout ce qui nous anime : c'est la terre , la mer, l'air, le ciel et
la vertu. N'est-ce point ce Dieu unique, qui revient si souvent
dans Juvéual et dans Quintilien sous le nom de fondateur de
la nature ou de père de l'univers?
Mais que devenaient alors les dieux de la rehgion publique,
ces dieux qu'avaient adorés les ancêtres et qui avaient par-
tout leurs temples, leurs images, leurs ministres et leurs
sacrifices? Quelques philosophes, comme Sénèque paraît
l'avoir fait dans son livre de la superstition , se contentaient
de les mépriser et d'en rire en les laissant au vulgaire. Mais
la plupart s'efforçaient de leur donner une consécration
rationnelle, en les expUquantpar des allégories métaphysiques,
physiques et morales. On sait que la mythologie n'était pour
les Stoïciens, comme pour les initiés aux mystères, qu'une
1
EXPLICATION DU POLYTHÉISME. 227
sorte de physiologie primitive et poétique, où la vérité se
cachait sous le voile transparent du symbole. Les dieux de
la poésie et de la foule n'étaient plus pour ces philosophes
que des attributs divers ou même de simples dénominations
de la puissance suprême ou de ses bienfaits '. Les Plato-
niciens ne se sentaient pas plus embarrassés de l'Olympe:
n'avaient -ils pas leur théorie des Idées et celle des Démons
bons ou mauvais, où toutes les divinités pouvaient prendre
place en se dégageant quelque peu des souillures et des ab-
surdités de leur légende? Tous les esprits sérieux semblaient
s'être donné le mot pour respecter et même pour soutenir
la religion établie, comme s'ils avaient été convaincus, avec
Polybe et Denis d'IIalycarnasse, que cette religion était néces-
saire , aussi bien pour inspirer au peuple des sentiments de
consolation et de vertu, que pour le contenir dans l'obéis-
sance aux lois et dans le respect de l'ordre public. « La fable,
disait Maxime de Tyr, est la science des ignorants. Tenant le
milieu entre la science et l'ignorance , qui peut douter qu'elle
ne soit préférable à l'ignorance absolue? »
Sans donc prétendre abolir des Dieux auxquels ils
n'avaient qu'une foi médiocre, même après les avoir purgés
des scandales de leur histoire fabuleuse, les philosophes ne
faisaient aucune difficulté de les admettre en les subordon-
nant au Dieu universel. «Si tu es trop faible pour com-
prendre par la pensée le Père et l'Ouvrier de l'univers , dit
Maxime de Tyr, si tu ne peux concevoir ce Dieu, plus ancien
1. Dieu a autant d'appellations qu'il accomplit d'actions diverses. Aussi les
nôtres (les Stoïciens) pensent-ils qu'il est Bacchus, Hercule et Mercure : Bacchus
( Liber pater) , parce gu'il est le père de toutes choses; Hercule, parce que sa
puissance est invincible ; Mercure , parce que c'est à lui qu'appartiennent la Raison,
le Nombre , l'Ordre et la Science. De quelque côté que vous vous tourniez , par-
tout vous le trouverez devant vos regards ; rien n'est vide de sa présence ; il
remplit de lui-même son ouvrage tout entier. (Sénèque, Des Bienfaits, liv. IV,
chap. 7, 8.)
228 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
que le soleil et que le ciel , supérieur aux siècles et à la
nature qui change, auquel les législateurs n'ont pu donner
de nom, que nulle voix ne peut exprimer et que nul œil ne
saurait voir, qu'il te suffise pour le moment de contempler
ses ouvrages et de vénérer ses innombrables enfants' — Je
vais t'éclaircir par une image ce que je veux dire. Figure-loi
quelque grand royaume ou quelque puissant empire , dans
lequel tout le monde conforme spontanément ses actes à
la volonté d'un roi unique et supérieur à tous en pouvoir
et en majesté; les limites de cet empire ne sont ni THalys,
ni l'Hellespont, ni les Palus-Méotides, ni l'Océan, mais en
haut le ciel, et en bas la terre. Dans la partie la plus élevée
de ce royaume, le Roi siège immobile, comme la loi et la
règle souveraine ; il distribue aux peuples la vie et le salut
qui dépendent de sa puissance. Mais ce Dieu a pour com-
pagnons de son empire des Dieux innombrables, dont les
uns, invisibles et immobiles, plus rapprochés du roi par
leur nature, se tiennent aux portes du sanctuaire, tandis
que d'autres, mobiles et visibles, leur obéissent comme des
ministres, à qui d'autres encore sont soumis. Tu vois ainsi
par la pensée cette hiérarchie et cette chaîne sans fin qui
du ciel descend jusqu'à la terre . . . Oui , dans ce conflit et
cette diversité des opinions sur la nature divine , toutes les
législations et toutes les croyances de la terre conviennent
en ce point, qu'il y a un seul Dieu^ père et maître de l'uni-
vers , et que beaucoup d'autres êtres divins lui sont subor-
donnés, qui sont les fils et comme les ministres de ce roi
suprême*. »
i. Les astres sans doute, qu'on supposait mus par une âme, supérieure à la
nôtre.
* Virg., En., 1. VI, v. lU. — Man., Ast. , liv. I, v. 2i7; II, 60. — Hor.,
Od., liv. I, 12; III, 3.— Arist., Disc, sacrés, I. — Plut., Isis et Osiris, ch. 24.
— Quint., Inst. or., V, 10. — Actes des ap., ch. XVIII , v. 18-33. — Max. de Tyr,
Diss., VII, XXXVIII, XXXIX, XLI. — Stob., Ecl. liv. I, ch. 3, art. 35, 38.
1
MYTHE DE MINERVE, ETC. 229
Nous ne voulons point nous perdre dans ces mille expli-
cations allégoriques, si arbitraires et si confuses, que les
philosophes donnaient des mythes, mais il en est une qui
mérite notre attention. St. Justin nous apprend que les païens
faisaient de Minerve le Verbe, fils de Dieu, comme si le
Verbe, nous dit-il, pouvait être une femme. Cette inter-
prétation était-elle nouvelle du temps de ce père, et quelle
était son origine? Ne venait-elle pas des écoles Platoniciennes,
pour qui c'était une doctrine constante depuis le maître,
que le Bien ou le Parfait est père du Verbe ou Logos et de
la Vérité ? Je ne sais; mais cette interprétation me paraît fort
ancienne, et l'on a cru la retrouver, ce semble, non sans
raison dans ces mots d'Horace : « Jupiter n'a point de second
ni de semblable ; mais Pallas obtient après lui le premier
rang et les premiers honneurs. » Ce point de la théologie allé-
gorique des païens est trop essentiel pour s'en tenir au mot
de St. Justin et aux deaix vers énigmatiques d'Horace. Or,
voici les éclaircissements qu'on en trouve dans un rhéteur,
contemporain de l'apologiste chrétien. « Minerve est fille
unique de Jupiter, qui l'a engendrée de lui seul. Car il n'avait
pas d'égal en dignité, d'où il put l'engendrer: mais se retirant
en lui-même, il conçut en soi la Déesse et l'engendra de sa
substance. Aussi est-elle seule sa véritable fille, née d'une
origine en tout égale et identique à elle-même. Son père
l'enfanta de sa tête, c'est-à-dire, de ce qu'il a en soi de
plus excellent; il ne pouvait rien sortir de plus excellent
de la tête du Dieu, et rien de plus excellent ne pouvait
produire la Déesse. Elle s'élança tout armée* de la tête
de Jupiter, comme le soleil qui se lève tout à coup avec ses
rayons, ayant reçu de son père intérieurement ses orne-
ments et sa gloire. Aussi ne quilte-t-elle jamais son père;
mais elle lui est toujours présente, elle vit en lui et avec lui ,
comme si elle lui était consubstantielle... Elle est la première
230 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
et la plus ancienne des divinités \ Car il n'eût pas été facile à
Jupiter de distribuer et d'ordonner, chacune à sa place, toutes
les parties de l'Univers , s'il n'avait eu Minerve à côté de lui
et qu'il ne l'eût admise à son conseil .... Elle participe à
tous les actes et à l'autorité suprême de son père. C'est
pourquoi Pindare la représente assise à sa droite et com-
muniquant à tous les Dieux les ordres qu'elle en reçoit. »
Voilà bien ce Logos, cette raison universelle ou, si l'on
veut, ce Verbe, qu'Aristote et les Stoïciens ne distinguaient
pas de l'essence même de Dieu, mais que Platon mettait au se-
cond rang dans la hiérarchie divine et dont il faisait le fils du
Premier ou du Bien. Ce qu'il y a de plus remarquable , c'est
que le rhéteur Aristide , qui identifie si formellement Minerve
avec la sagesse ou la raison éternelle , n'arrive pas moins
par ce côté à l'unité de Dieu, que par l'identification de
Jupiter avec l'éternel principe de l'univers. Sérapis , Pluton ,
Bacchus , Esculape , toutes les puissances du ciel , de la terre
et des enfers viennent se perdre et s'abîmer en Jupiter, dont
elles ne sont que des appellations diverses. De même elles
ne sont que des manifestations ou des formes de Minerve ou
de l'éternelle intelligence. Je n'invente rien, voici les paroles
expresses d'Aristide. «Quant a ce qui concerne Minerve, on
peut dire en un mot que Rassemblée des Dieux ne fait que
représenter ses actes. Aussi Minerve occupe-t-elle la place
la plus voisine de Jupiter : tous deux, ils n'ont toujours sur
toutes choses cju'une même pensée et qu'une seule volonté
... Si l'on en conclut que Minerve n'est que la force et la
puissance même de Jupiter, on ne se trompera point, puisque
tout ce que fait Jupiter, Minerve le fait avec lui. Aussi peut-
on lui attribuer, à elle aussi, toutes les œuvres de son père.»
1. Je retrniiche une restriction de l'auteur : « à l'exception de quelques-unes»,
cette restriction ne signifiant rien, du moment qu'on assimile et qu'on identifie,
comme le fait Aristide, Sérapis, Pluton, Neptune et tous les autres grands dieux
avec Jupiter.
MYTHE DE MINERVE. — VERBE. 231
n n'y a donc qu'un Dieu , principe incréé , qui a tout pro-
duit et qui gouverne tout, Verbe universel, qui éclaire
toutes les âmes raisonnables, comme la lumière du soleil
éclaire tous les corps, et qui est pour elles comme l'air qui
les anime et qui les vivifie. C'est dans cette conception du
Logos ou du Verbe, que s'accordent toutes les grandes
écoles philosophiques de la Grèce ; c'est aussi là que se ren-
contreront l'Orient et l'Occident : théorie si conforme à l'état
des esprits et au mouvement de fusion et d'unité sociale
qui transformait l'empire, qu'il faut se rappeler toute la
puissance des préjugés et toute la force d'inertie de l'habi-
tude, pour comprendre quelles difficultés la foi chrétienne
eut à surmonter, avant de triompher définitivement du po-
lythéisme. *
C'était une maxime de la sagesse ancienne, que la vertu
de l'homme consiste à imiter et à suivre Dieu. Les Stoïciens,
dont l'austère doctrine était avant tout pleine de bien-
veillance et d'humanité, pensaient que c'est imiter Dieu de
la manière la plus excellente , que de faire du bien aux
hommes. Dieu est bon, disait Sénèque, soyons bons comme
lui, bons même pour le méchant sur lequel Dieu ne fait pas
moins lever son soleil que sur les gens vertueux. Quelle
puissante confirmation ces idées ne trouvaient-elles pas dans
la conception du Verbe, au sein duquel toutes les intelligences
s'unissent? Dieu, en tant que Logos, que vérité, que loi sou-
veraine et universelle, n'est pas seulement comme le disait
l'académicien Plutarque , le médiateur entre le monde et le
Bien absolu , principe premier de l'univers : il est encore
le lien le plus inviolable de la communauté humaine. Car la
vérité n'admet aucune distinction de peuples, aucune iné-
galité originelle entre les hommes. N'est- elle pas leur bien
* S' Just. , II™e apol. — Hor., I, Od. 12, v. 17-20. — Aristide, Disc, sac,
II. — Marc-Auièle, ch. III, art. 1 ; VIII, 5.
232 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
commun, comme leur commune dignité? Il n'y a donc qu'une
société universelle des êtres raisonnables, comme il n'y a
qu'une vérité ou qu'un Verbe. Un Dieu, une raison, un
monde, une seule république et une seule loi des êtres
intelligents ' : voilà la grande conception qui fait la gloire du
Stoïcisme , et qui par suite des circonstances s'était emparée
de tous les esprits éclairés dans les premiers siècles de l'em-
pire. Et ce Dieu , ce Logos n'est pas éloigné de nous ; il vit
avec nous, il est en nous ; il habite aussi bien dans l'âme du
plus vil esclave , que dans celle d'un chevalier ou d'un séna-
teur. C'est en lui que se meut toute âme raisonnable. Par ce
côté la théorie de la raison universelle ou du Verbe , tout
en nous inspirant des sentiments de justice etd'égaUté, en
réchauffant et en étendant la charité mutuelle , relevait sin-
gulièrement la dignité de l'homme, image et fils de Dieu
parla pensée. Combien ne doit- elle pas nous apprendre à
nous respecter nous-mêmes et à respecter les autres? Com-
bien cette pensée «que, fils de Jupiter, nous devons imiter
notre divin père,» ne doit-elle pas nous relever le cœur?
« Si quelqu'un , dit Épictète , se persuadait comme il faut que
Jupiter est le père commun des hommes et des Dieux , pour-
rait-il avoir aucune pensée basse, servile, indigne de sa
sublime origine ? Eh quoi ! si César vous eût adopté pour
fils , personne ne pourrait supporter votre orgueil , et lors-
que vous êtes enfant de Dieu, vous n'en concevez aucune
noble fierté! Mais personne n'y songe, et lorsqu'à notre
naissance nous avons été composés de deux choses, du corp^,
qui nous est commun avec les animaux, et de l'âme, qui nous
est commune avec les Dieux , la plupart de nous s'attachent
1. Il n'y a qu'un seul monde qui comprend tout; qu'un seul Dieu qui est partout;
qu'une seule matière élémentaire ; qu'une seule loi qui est la raison commune à
tous les êtres intelligents , et qu'une seule vérité, comme il n'y a aussi qu'un seul
état de perfection pour les choses de même genre et pour les êtres qui participent
à la même raison. (Marc-Aurèle , cliap. III, art. 1.)
VERBE. 233
à cette parenté de misère et de mort qui nous unit à un
cadavre; mais combien peu se ressouviennent de cette
parenté divine et bienheureuse , qui est la véritable vie ! »
«Nous portons partout un Dieu avec nous et en nous, dit-il
ailleurs, et nous l'ignorons! Nous ne réfléchissons pas que
nous le profanons par des actions mauvaises et par d'impures
pensées ! Nous n'oserions pas faire ce que nous faisons , de-
vant un vain simulacre, et c'est en présence de Dieu même,
c'est en présence du Dieu qui est dans notre conscience,
que nous ne rougissons de faire, de dire et de penser les
choses les plus honteuses. Oh! que nous connaissons mal la
céleste dignité de notre nature ! » Il est inutile de citer ici
de nouveau les textes de Sénèque, d'Epictète, de Stace et
de Juvénal , rappelant les maîtres au respect de l'homme
dans leurs esclaves. Le vrai sentiment de sa dignité per-
sonnelle entraîne le sentiment de la dignité d'autrui, et
quiconque aurait l'intime persuasion, qu'il est fiis de Dieu et
qu'il participe à la raison divine, ne pourrait manquer de traiter
les hommes comme des frères et des êtres sacrés*. «Le sage,
dit Sénèque, se rendra ce témoignage en mourant qu'il n'a
laissé diminuer sa liberté® par personne , et qu'il n'a diminué
celle de personne.» Marc-Aurèle dit encore mieux : «la foule
et les gens médiocres font cas des objets matériels ou des pro-
priétés animées comme les troupeaux ; ceux qui ont plus de
goût estiment les êtres raisonnables , non parce qu'ils sont
éclairés de la raison universelle , mais autant qu'ils ont du
génie pour les arts ou pour quelque autre sorte d'industrie.
Mais celui qui sait lionorer la raison universelle, reine
du monde et des sociétés , ne fait aucun cas de toutes ces
choses : il ne s'étudie qu'à régler ses affections et ses mou-
vements sur ce qu'exigent de lui la raison universelle et le
1. Homo res sacra, dit Sénèque.
2. Ou, ce qui revient au même pour un Stoïcien, sa dignité, sa vertu.
^Si ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
bien de la société , et qu'à aider ses semblables à faire de
même. » Les idées religieuses suivaient donc la même direc-
tion et concouraient au même but que les idées sociales :
partout l'unité, partout l'humanité.*
Mais de plus, quels admirables sentiments la théorie du
Verbe universel n'inspirait-elle pas sur la Providence ! Nous
savons que l'optimisme remonte aux fondateurs du Portique
et même à l'auteur du Timée et des Lois. Mais ce qui nous
semble nouveau, ce qu'on ne retrouverait pas au même
degré dans Chrysippe , dans Cléanthe , ni dans Platon , c'est
la pensée toujours présente de la Providence et de la Bonté
divine , c'est le sentiment de ferveur et de foi , qui anime des
âmes fortes et tendres, telles qu'Épictète et Marc-Aurèle. Dieu
n'est pas seulement pour les sages de l'empire l'auteur et le
maître de l'univers, la loi qui conduit toutes choses au bien,
la sagesse qui a tout fait avec nombre, poids et mesure:
c'est avant tout un père bienveillant, un ami toujours sûr
et fidèle , le refuge et la consolation qui ne manquent ja-
mais à l'honnête homme. « Qu'aurais -je à faire, dit Marc-
Aurèle, d'un monde sans providence et sans dieux? » Dieu est
bon ; il a donc ordonné toutes choses selon sa bonté, et par
conséquent dans l'intérêt dernier de la vertu. Il n'aime point
la souffrance pour la souffrance, ni le malheur pour le mal-
heur. Mais c'est la rude épreuve par laquelle il forme ceux
qui doivent lui ressembler et devenir les siens. Un père
traite durement son fils : l'aime-t-il moins que la mère qui le
gâte ? Dieu a voulu que les épreuves et les travaux fussent
l'école de la vertu ; Hercule se plaignait-il , ou avait-il le
droit de se plaindre que tant de fléaux et de monstres lui
fournissent l'occasion de faire éclater son courage? dlquit-
* Marc-Aurèle, chap. III, ait. 1; YII, 3. — Sén., Des Bienf., I, chap. 1;
IV, 25, 26; - Vie heureuse, chap. 12; - Lett., 73; 83. — Ent. d'Ep., I, ch. 3,
9, 12, 30; II, 8.
PROVIDENCE. ' 235
tait ses enfants sans regret, sans gémissement et sans larmes,
ne craignant pas qu'ils fussent orphelins : il savait qu'aucun
mortel n'est jamais abandonné de Dieu , et qu'il a un père
qui s'occupe sans cesse de tous. Il n'avait pas seulement en-
tendu dire que Jupiter est le père des hommes , mais il le
regardait réellement comme son père , il l'appelait du fond
du cœur son père, et c'est pour lui obéir qu'il accomplit
tant de grandes actions.» Si donc Jupiter laisse opprimer
l'homme de bien , il ne faut pas croire qu'il le haïsse : et
qui donc haïrait son plus fidèle serviteur? Ni qu'il le néglige;
car rien n'échappe à la providence de Dieu. Mais il l'éprouve,
il l'exerce , il le perfectionne pour en faire son serviteur et
son témoin auprès des hommes; il le forme et il le prépare à
vivre dès ici-bas de la vie des dieux et à mériter par sa vertu
d'être à lui et avec lui jusqu'à l'anéantissement de ce monde.
Que s'il nous avait soumis à des maux véritables, peut-
être aurions-nous droit de l'accuser. Mais lorsqu'il a re-
mis en nos propres mains notre vertu et notre bonheur,
lorsque les prétendus maux, qui dérivent de la nature des
choses, peuvent, si nous le voulons, concourir à notre
perfection et à notre gloire , comment les accidents que
Dieu nous envoie porteraient-ils témoignage contre sa
bonté? Il ne faut pas se demander pourquoi les hommes de
bien, qui vivent dans un commerce continuel avec la divinité
et qui s'en font aimer par leurs bonnes actions et par leurs
sacrifices, ne sont pas riches, honorés, paisibles et immor-
tels. Car si cela n'est pas, on doit se persuader que c'est bien et
que Dieu en eût ordonné autrement s'il l'eût fallu. «La chose
était possible, dit Marc-Aurèle , s'il eût été juste qu'elle fût.
Et si un tel événement eût été dans l'ordre de la nature, on
l'aurait vu arriver par des causes naturelles. Mais de cela
même qu'il n'arrive pas, on doit conclure qu'il ne l'a pas
fallu.» Si donc on accuse la Providence à propos d'une chose,
236 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
il faut considérer cette chose avec plus de soin , et Ton com-
prendra qu'elle n'arrive pas sans raison. Le méchant, dites-
vous, est dans une meilleure condition que moi. — En quoi,
reprend Épictète. — En ce qu'il est plus fortuné. — C'est
que sur ce point de faire fortune il l'emporte sur vous,
parce qu'il flatte, parce qu'il est impudent, parce qu'il veille.
Mais considérez ceci: l'emporte-t-il sur vous en foi, en hon-
neur, en prohité? Non; mais là où vous êtes le meilleur,
vous êtes aussi dans une meilleure condition. Vous supportez
avec peine la fortune florissante de Philostorge ! Oh! que
vous êtes inconséquent! Voudriez-vous donc, comme lui,
partager la couche de l'infâme Sura? Pourquoi donc vous
irriter qu'il reçoive le prix de ce qu'il vend? Pourquoi l'es-
timer heureux, parce qu'il acquiert de faux biens à un prix
qui vous fait horreur? Que vous êtes insatiable et injuste!
Sans tenir compte du prix auquel toutes ces choses se ven-
dent, vous voudriez les acquérir gratuitement. Quoi donc !
en quoi pèche la Providence si elle accorde les plus grands
biens, les seuls vrais biens à ceux qui sont les meilleurs?»
On s'indigne que Socrate ait été jeté en prison , condamné.
Lui, s'en plaignait-il donc? C'est Socrate qui souffre, et c'est
vous qui vous plaignez, tandis qu'il est plein de confiance et
de joie. Vil esclave, taisez-vous! Là où est Dieu, là est le
bien , et Dieu est partout, excepté dans le cœur du méchant.*
C'est un crime de le craindre; car il ne veut point notre
malheur. C'est une folie de se tourmenter dans l'appréhen-
sion de sa colère; car il ne fait pas de mal aux êtres qu'il a
créés. C'est une impiété de croire l'apaiser en s'imposanl les
plus douloureux et les plus cruels sacrifices : car que ferait-
on autre chose , s'il était lu méchanceté même ? Le super-
* Sén., De la Piov., ch. I, 2, 4, 5, 6; - Const., ch. 9; - Lett. 76. — Marc-
Aurèle, cliap. V, art. G. — Arr. Eut. d'Ép., I, chnp. 6, II, IG; III, 17, U. -
Man., art. 25.
DÉVOTION. 237
stitieiix est toujours dans langoisse , parce qu'il voit partout
un Dieu courroucé. L'iiomme religieux puise au contraire
sa confiance et sa sérénité dans cette présence universelle
de Dieu, parce qu'il sait que Dieu est bon. Jamais il ne se
croit seul , dépourvu de tout secours et de toute protection:
Dieu est avec lui. « Que j'aime, dit Plutarque, ce mot de Dio-
gène qui, voyant son hôte de Lacédémone faire avec em-
pressement les préparatifs d'une fête, lui dit: Tous les jours
ne sont-ils pas jours de fête pour l'homme de bien? Oui,
ce monde est le plus saint et le plus divin des temples. Nous
y sommes introduits pour contempler non des statues- im-
mobiles et faites de main d'homme, mais les images sen-
sibles des choses que l'âme seule peut entrevoir, images vi-
vantes et animées , qui sont l'œuvre du Verbe divin. Je parle
du soleil, de la lune, des étoiles, des fleuves au cours inta-
rissable, de la terre qui nourrit tant d'animaux et de plan-
tes. Puisque la vie est pour nous une initiation à ces grands
mystères, n'est-il pas juste qu'elle soit toujours sereine et
pleine de joie? N'imitons pas le vulgaire des hommes, qui
attendent impatiemment les Saturnales, les Panathénées et
les Dionysiaques pour s'y procurer une gaieté mercenaire en
payant des mimes et des histrions. Mais assistons aux mystères
divins dans le silence et le recueillement de la joie. Les fêtes
que les dieux nous préparent, les mystères sacrés auxquels ils
nous convient, la plupart des hommes les profanent en vivant
dans le chagrin, dans les inquiétudes, dans les plaintes et les
lamentations. Nous, célébrons-les dans le repos et l'allégresse.
Est-ce qu'il se lamente , celui qu'on initie aux mystères ? »
Le Stoïcisme prend dans Epictète et dans Marc-Aurèle tous
les caractères de la dévotion : obéissance, résignation, aban-
don à Dieu, abnégation absolue pour son service, confiance
intrépide et pleine d'amour. «Quoique les parties d'air et de feu,
qui entrent dans la composition de ton corps, dit Marc-Aurèle,
238 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
se portent naturellement en haut en vertu de leur légèreté,
cependant elles restent à leur place. De même quoique
les parties de terre et d'eau qui sont en toi, se portent
naturellement en bas , cependant elles se tiennent dans ton
corps à la place que la nature leur a assignée. Ainsi les élé-
ments mêmes obéissent à la loi générale, conservant la place
qui leur a été fixée contre leur pente , jusqu'à ce que cette
même loi leur donne le signal de la dissolution. N'est-ce pas
une chose horrible que la partie intelligente de ton être soit
la seule substance indocile qui se fâche de garder son poste?
On ne lui ordonne rien qui soit au-dessus de ses forces ; on
ne lui commande que ce qui convient à sa propre nature; et
cependant elle s'impatiente, elle se révolte contre l'ordre
universel. Car tout ce qui la porte à l'injustice, à l'intolé-
rance, à l'inhumanité, à l'intempérance, à la tristesse, à la
crainte, est un mouvement de révolte contre la nature et
contre Dieu. C'est vouloir quitter son poste que de se fâcher
des accident^ de la vie. L'àme n'est pas moins faite pour
avoir de la fermeté et de la piété que de la justice. La fer-
meté et la piété sont des vertus nécessaires à un citoyen du
monde.» Soldats de Dieu, nous devons remplir tous nos de-
voirs avec courage et résolution , et quoi que le général nous
commande, il faut l'exécuter sur-le-champ et, s'il se peut,
deviner même et prévenir ses ordres. Si nous voulons obéir
à Jupiter , souvenons-nous toujours dans nos rapports avec
les hommes de ce mot d'Homère: «Non, il ne me serait pas
permis , quand ce serait un hôte plus vil que toi de le trai-
ter indionement.» Disons chacun la même chose de notre
père , de nos frères et de tous les hommes. Car c'est Jupiter
qui préside à toutes ces relations sociales et à tous les de-
voirs. La patience, la résignation, voilà les vertus qu'il nous
faut apprendre pour être capables d'obéir à Dieu sans mur-
murer et de tout notre cœur. Je ne parle point d'une ré-
DÉVOTION. 239
signation servile, morne et désespérée, mais d'une résigna-
tion pleine de confiance, d'enthousiasme, de joie et d'amour.
L'homme de bien répète sans cesse ce mot de Socrate «que
ce qui plaît à Dieu arrive!» Il est à Dieu, il sent comme
Dieu, il veut comme Dieu, il accepte tout ce qui semble bon
à Dieu, et s'il pouvait se plaindre, c'est que Dieu, lorsqu'il
lui envoie quelque rude épreuve, ne la lui ait pas montrée à
l'avance, alin qu'il pût courir de lui-même au-devant de la
volonté divine. «Traitez-moi, Seigneur, à votre volonté,
s'écrie Kpictète. Conduisez-moi où il vous plaira, couvrez-
moi de l'habit que vous voudrez , je suis résigné à vos lois
et votre volonté est la mienne ... En toutes choses je célé-
brerai vos œuvres et vos bienfaits, et je serai votre témoin
auprès des mortels, en leur montrant ce que c'est qu'un
homme véritable. » Dieu appelle les années, les saisons
et les heures; elles accourent et disent: Me voici; et l'être
raisonnable gémirait d'aller où Dieu l'appelle ! La suprême
liberté n'est -elle point d'obéir à Dieu? De quoi nous pré-
occupons-nous, lorsqu'il s'agit de nous conformer à la
Providence? Craignons-nous donc que la nourriture ne nous
manque ? Manque-t-elle aux boiteux, aux aveugles, aux es-
claves fugitifs ? Et Dieu négligerait le soin de ses serviteurs ,
de ceux qu'il veut donner en exemple aux hommes! «Eh
bien! dit Epictète, si le pain quotidien vient à me manquer,
c'est que mon général me fait sonner la retraite. Je lui obéis,
je le suis , je l'approuve, je célèbre et bénis sa volonté. Car
je suis venu ici quand il fa voulu, et tant que j'ai vécu, je
l'ai glorifié, comme c'était ma fonction, auprès de moi-même,
auprès de chacun , auprès de tous. »
Sans doute, à côté de cette résignation pleine d'abandon et
de sérénité, vous rencontrerez toujours l'effort et la fière éner-
gie du Stoïcisme; mais ce qui domine, c'est la confiance et
l'amour. La vie est un combat et comme une sorte de service
240
ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
militaire; et de même que le bon soldat supporte allègrement
ses blessures, et tout meurtri, tout percé de coups, aime encore
en mourant le général pour qui il tombe, de même le sage, au
milieu des plus pénibles traverses, a toujours présent à l'esprit
cet ancien précepte: Sequere Deuni\ Il peut bien par une
ardeur impatiente de la vertu, plus encore que par dégoût et
par fatigue de ses devoirs, s'écrier avec Marc-Aurèle: mon
âme, pourquoi es-tu si triste? Mais il entend retentir dans
son cœur cette touchante parole : Donne-nous, mon fils, donne
aux dieux de la joie. «Oui, disait le pieux empereur, tout ce
qui te convient, ©univers, m'accommode. Tout ce qui est de sai-
son pour toi, ne peut être pour moi ni prématuré ni tardif.
nature, ce que tes saisonsm'apportentestpourmoiunfruittou-
jours mûr. Tu es la source de tout, l'assemblage de tout, le der-
nier terme de tout. Quelqu'un a dit: chère ville de Gécrops!
Pourquoi ne dirais-je pas du monde : chère cité du grand
Jupiter!... Il semble que le monde aime à faire tout ce qui devait
être; je dis donc au monde : je joins mon amour au tien.»*
1. Cerlaines gens, qui s'étonnent de tout, ne peuvent comprendre que cette
comparaison de l'fiomme de bien avec un athlète ou un soldat soit venue natu-
rellement à Sénèque ou à Épictète : il faut à toute force que ces philosophes
l'aient empruntée à Saint-Paul. Malheureusement Cicéron veut, dans ses Tuscu-
lanes, que Thomme de bien supporte les accidents de la vie, comme le gladiateur
ses blessures, avec courage et de bonne grâce. Platon compare, à plusieurs re-
prises, l'homme vertueux à l'athlète des jeux olympiques. Il faut qu'il soit, selon
l'expression d'Eschine dans le discours de la Couronne, non comme un méchant
athlète opposé à d'autres qui ne valent pas mieux, mais l'athlète même de la
vertu. Ces comparaisons sont chose si naturelle et si vieille, que Platon prête aux
mystères la maxime qui a été si souvent répétée : L'homme est dans la vie comme
dans un poste où Dieu l'a placé. Les expressions des Stoïciens de l'empire n'ont
donc rien de nouveau; les idées qu'ils expriment sont incontestablement emprun-
tées au Stoïcisme primitif. La seule chose nouvelle peut-être , c'est l'insistance
avec laquelle ils reviennent sur ces idées , et l'espèce de dévotion avec laquelle ils
s'y attachent, tant dans leurs écrits que dans leur vie.
* Plut., De laTranq., ch. 19. — Arr. Ent. d'Ép., I, 1 , 14, 29; II, 5, 10,
16, 17, 19, 23;in, 5, 10, 11, U, 22, 24, 26; IV, 1, 7;Man.,chap. 11,
17. — Sén., Vie heureuse, ch.l5; - Prov., ch. 3, 5;- Lett., 51, 98. — Marc-
Aurèle, ch. V, 5; VII, 16; XV, 1 , 16;XXVII,10.
PRIÈRE. 2il
Cette austère tendresse de piété, en effaçant ce qu'il pouvait
y avoir dans le Stoïcisme d'orgueil intempérant et de fastueuse
raideur, changea la sécheresse de son optimisme en foi vive et
reconnaissante. Vous rencontrerez encore dans Sénèque les
sentiments outrés qu'Horace avait empruntés au Portique :
«Je demande aux dieux la vie, la santé, la richesse; mais
c'est à moi-même que je demande la vertu.» Vous les cher-
cheriez en vain dans Épictète et dans Marc-Aurèle. C'est que,
sans abandonner le dogme stoïque que la vertu et le bon-
heur dépendent de la seule droiture de la volonté, ils ont
senti et reconnu quels secours l'âme peut trouver dans la
pensée toujours présente de Dieu. Ils ne savent pas comment
il nous soutient; mais ils ont expérimenté son assistance
salutaire et fortifiante dans le cœur de l'honnête homme.
«Vous bénissez les Césars , dit Epictète , pour la paix qu'ils
vous assurent sur terre et sur mer. Mais qui vous donnera
la paix contre la fièvre , contre tous les accidents de la vie,
contre l'amour, contre le chagrin et le deuil, contre toutes
les passions désordonnées et misérables ? Voilà la véritable
paix, celle que César ne peut établir par ses ordonnances,
mais que Dieu seul produit en nous par la droite raison. »
Si Dieu aide la vertu, pourquoi l'homme vertueux ne le
prierait-il pas? Pourquoi ne lui demanderait-il pas les biens
de l'àme plutôt que de frivoles avantages ?
Le Stoïcisme, tout religieux qu'il était, et quoiqu'il ne
cessât de répéter qu'il n'y a point d'âme vertueuse sans une
inspiration et sans une faveur du ciel, avait peut-être exagéré
les forces et le pouvoir de la volonté humaine pour ne laisser
aucune défaite à la mollesse et à la lâcheté. A'oyant que ,
lorsqu'il s'agit du devoir, nous sommes toujours prêts à
gauchir sous prétexte d'impossibilité, il soutenait avec raison
que Dieu a remis notre destinée entre nos mains, qu'il nous
a donné toutes les lumières et toutes les facultés nécessaires
IL 16
242 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIX.
pour bien vivre , et que, si nous tombons sous l'empire des
hommes et delà fortune, c'est notre faute, et non celle de
la nature, puisque nous ne devons qu'à nous-mêmes nos
vices et nos vertus. Mais en faisant la part de l'homme si
grande , il paraissait oubUer celle de Dieu dans l'affaire
capitale de la vie humaine. Cela vient de ce que le sage qu'il
nous présente est un être purement idéal , dont la volonté
est tellement unie avec les vues de la Providence , que tout
secours divin paraît lui être inutile; car, selon l'expression
de Manilius, cde sage possède Dieu en lui» , ou plutôt il est
Dieu par la rectitude de sa volonté et par la droiture de
ses pensées. Les Stoïciens de l'Empire abandonnent un peu
l'homme idéal pour l'homme réel, qu'ils voient, malgré tous
ses efforts, trébucher à chaque pas, ou par erreur, ou par
inattention, ou par défaillance, ou par complaisance pour les
autres , ou même par trop de confiance en ses propres forces
et dans sa vertu. Observant sur eux-mêmes, autant que sur
les autres, cet être à la fois si grand et si petit, qui n'est ni
sage ni fou, ni sain ni malade, et qui conserve, jusque dans
la vigueur de l'âge d'homme et dans la gravité de la vieillesse,
quelque chose de sa première puérilité, ils sentirent, au
miheu de la fierté qui naît de la force, cette humble modestie
qui est la conséquence et l'aveu de la faiblesse. Quoiqu'ils
eussent toujours devant leurs yeux la perfection idéale ou
plutôt parce qu'ils l'avaient toujours devant leurs yeux, ils
comprirent que l'homme s'arrête en général au premier degré
de la sagesse, qui est d'être exempt de foUe*, et se trou-
1. Virtus est rititim fugere, et sapientia prima
Stultitia cariasse ( Ep. , liv. 1,1 ) ,
dit Horace. «Le commencement de la sagesse est la conscience de sa faiblesse et
de son infirmité ,» répète souvent Épictèle. La manière de raisonner d'Horace et
d'Épictète et leurs idées sur la nécessité de nous convertir, sur l'obligation de
faire ce que nous pouvons et d'aller aussi loin que nos forces nous le permettent,
sur l'attention que nous nous devons à nous-mêmes, sur notre faiblesse naturelle,
PRIÈRE. 243
vèrent encore trop heureux, avec tous leurs efforts, de pouvoir
parvenir à cette perfection de second ordre, sans renoncer
toutefois à une plus haute vertu. De là des sentiments
d'humilité, assez étranges, à ce qu'il semble, dans le Stoï-
cisme, mais qui se trahissent vivement par de perpétuelles
accusations des Stoïciens contre eux-mêmes. « Voici , se dit
Marc-Aurèle, une réflexion qui pourra te préserver delà
vanité : il ne dépend plus de toi d'avoir pratiqué dès ta pre-
mière jeunesse les maximes de la philosophie; car plusieurs
personnes savent, et tu le sais bien toi-même , que tu en as
été fort éloigné ; ainsi te voilà confondu , et tu ne peux plus
aisément acquérir le titre honorable de philosophe, parce
que ta position y résiste Tu es déjà vieux et mille choses
te troublent encore N'accuse point la nature ni les dieux.
Tais-toi, vil esclave, tais-toi! »
Cette humiKté de Marc-Aurèle et d'Epictète est toute morale.
Elle n'a rien de ce sentiment servile et superstitieux, qui
nous fait voir dans un accident un coup de la Providence,
et qui prête à Dieu je ne sais quelle jalousie par laquelle il se
plaît à renverser ce qui s'élève , à exalter ce qui s'abaisse \
Ce n'est pas non plus ce profond sentiment de l'infini qui
etc. , semblent empruntées aux mêmes modèles et aux mêmes maîtres. Horace ,
on le sait, puisait beaucoup dans les Socraticœ charltz.
1. Cette humilité, qui tient plus à la crainte qu'à un vrai sentiment d'adora-
tion , n'est pas rare chez les poètes tragiques de la Grèce. Mais l'écrivain grec qui
l'a peut-être exprimée le plus vivement et à la manière orientale, est Hérodote. «La
divinité est jalouse, dit-il ; elle renverse ce qui est élevé. Le temps nous fait voir
beaucoup de choses que nous ne voudrions pas voir; il nous en fait souffrir beau-
coup L'homme , ô Crésus , quelque grand qu'il soit , est exposé aux coups de
la fortune Et Dieu raine souvent de fond en comble ceux à qui il avait d'abord
montré le bonheur.» (Liv. I, ch. 35.) Et ailleurs : « Vois comme Dieu frappe de
la foudre les êtres les plus grands et ne leur permet pas de se glorifier, tandis
que sa jalousie épargne les plus faibles. Vois, comme il lance ses traits redoutables
même sur les édifices ou les arbres les plus hauts. Dieu aime à rabaisser tout ce
qui s'élève. Ainsi les plus puissantes armées sont souvent détruites par les plus
petites : quand Dieu les frappe de sa terreur ou de son tonnerre , elles périssent
misérablement. Dieu ne veut pas que d'autres que lui se glorifient. (Vil, di. 10.)
244 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAI.\,
semble abattre et accabler l'homme tout entier, en même
temps qu'il lui donne des ailes pour s'élancer au delà de ce
monde de multiplicité et de changement. Car si Marc-
Aurèle a les plus fortes pensées sur la fragilité de la vie
humaine opposée à l'Éternité, sur le tourbillon qui sans cesse
entraîne tous les êtres passagers de cet univers, sur la va-
nité de ces biens humains qui ne sont que cendre ou
pourriture; s'il y a en général dans les philosophes du
premier siècle un irrésistible attrait vers un monde meil-
leur; on ne sent nulle part cette puissante pensée de l'infini,
qui divinise l'homme en paraissant l'anéantir *. Plutarque,
Maxime de Tyr, Apulée, Apollonius ne sont pas assez
forts pour porter l'héritage de Platon; ils savent répéter
l'opposition du visible et de l'intelligible; mais j'ai peine à
ressaisir l'enthousiasme du maître , aussi bien dans l'ascétisme
des uns, que dans la phraséologie toute de mémoire des
autres. Il y a, selon moi, un sentiment plus vif du divin et,
par suite, une humilité plus vraie dans la foi toute morale
des Stoïciens. Ils entendent assez peu le pur intelligible, je
veux dire la perfection infinie. Mais aucune philosophie n'a
mieux senti la grandeur^ possible de l'homme et sa réelle
petitesse, et, par conséquent, la pieuse reconnaissance que
nous devons à Dieu pour les dons magnifiques qu'il nous a
faits et pour la haute destinée à laquelle il nous appelle,
quoique nous sachions si mal user de ses présents pour
faire ses volontés et notre bonheur. « Oh ! s'écrie Marc-
Aurèle, que le pouvoir de l'homme est grand ! Il lui est libre
de ne faire que ce qu'il sait bien que Dieu approuvera, et
de recevoir avec résignation tout ce qu'il plaît à Dieu de lui
envoyer. » Mais que faisons nous de ce pouvoir ? Comment
sommes nous dignes et reconnaissants des faveurs dont
i. J"excepte Philon le juif et S'-Paul : mais s'ils s'expriment en mots grecs,
ils appartiennent à l'Orient par la pensée.
PRIÈRE. 245
notre Père^ nous a comblés? Comment vénérons-nous le
génie ou le Dieu qu'il a placé dans nos âmes pour nous
gouverner? «Fais au moins, dit Marc-Aurèle , tout ce qui
dépend de toi. Sois sincère, grave, laborieux, continent; ne
te plains pas de ton sort; contente-toi de peu; sois humain,
libre, ennemi du luxe, ennemi des frivolités, magnanime. Ne
sens-tu pas combien voilà de choses que tu peux faire dès à
présent, sans avoir le droit de t'excuser sur ta faiblesse et sur
ton insuffisance? Cependant tu restes là dans une inaction
volontaire? Est-ce donc faute de forces naturelles et par
nécessité que tu murmures, que tu es lent et paresseux,
que tu as de lâches complaisances , que tu flattes ton corps
après l'avoir accusé de tes défauts, que tu es vain et que tu
abandonnes ton âme à tant d'agitations? Non, par tous les
dieux! Il n'a tenu qu'à toi d'être délivré depuis longtemps de
tous ces défauts ; et si tu es né avec un esprit pesant , tu
peux du moins juger ce défaut et t'exercer à le corriger, au
lieu de le dissimuler et de te complaire dans ton indolence.»
L'humilité stoïcienne est tout entière dans ce vif sentiment
du contraste de ce que nous sommes avec ce que l'homme
pourrait et devrait être.
1. Expression d'Épictète et de Sénèque pour désigner Dieu. Elle se trouve déjà
diiiis Manilius, qui écrivait sous Auguste, comme l'expression de Seigneur, assez
fréquente dans les Entretiens d'Épictète, est appliquée à Dieu dans Diodore de
Sicile. Voici le passage de Manilius : « L'âme humaine peut maintenant vivre dans
l'univers entier; la nature n'a plus de secrets pour elle; nous sommes maîtres du
ciel conquis par nos efforts; parties et membres de Dieu, nous contemplons en
face notre Père, et nous nous élançons jusqu'aux astres d'où nous tirons notre
origine. Qui peut douter que Dieu habite dans le cœur de l'homme , et que nos
âmes viennent du ciel et y retournent?
(Animus) toto vivil in orbe;
Jarti nusquam natura Met; pervidimus omnem,
Et capto potimur mundo ; nostrumque parentem
Pars sua conspicimus , genitique accedimus astris .
An duhium est habitare Deum sub pectore nostro ,
In cœlumque redire animas, cœloque venire (Astr., liv. IV, v. 880-885.)
246 ÉTAT RELIGIEUX DÛ MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Si nous sommes si faibles, il semble naturel que nous
priions Dieu, soit pour le remercier du bien que nous pou-
vons avoir fait, soit pour lui demander un surcroît de force
et de courage, (c Ou les dieux ne peuvent rien, dit Marc-
Aurèle, ou ils peuvent quelque chose. -S'ils ne peuvent rien,
pourquoi les prier? Et s'ils ont quelque pouvoir, pourquoi,
au lieu de leur demander de te donner telle chose ou de
mettre fin à telle autre, ne les pries-tu pas de te délivrer de
tes craintes, de tes désirs et de tes troubles d'esprit? Car
enfin, si les dieux peuvent venir au secours des hommes,
ils le peuvent sans doute aussi en ce point. » On a raison de
dire que Dieu entend et exauce les prières de l'âme raison-
nable, même quand elles demeurent sans voix. 11 est vrai
que la vie de Socrate, de Pythagore et de Platon n'était
qu'une perpétuelle prière. Mais faut -il en conclure avec
Maxime de Tyr et tant d'autres, que la prière proprement
dite soit inutile? «Tu diras peut-être, écrit Marc-Aurèle , les
dieux ont mis la vertu en ton pouvoir. Il vaudrait donc mieux
faire usage de tes forces et vivre en liberté, que de solliciter
les dieux et de te laisser tourmenter honteusement et en
esclave par les objets qui sont hors de toi. Mais qui t'a dit
que les dieux ne viennent pas à notre secours même dans
les choses qui dépendent de nous? Commence seulement à
leur demander ces sortes de secours, et tu verras. Celui-ci
prie pour obtenir les faveurs de sa maîtresse, et toi, prie
pour n'avoir jamais de tels désirs. Celui-là prie pour être
délivré de tel fardeau ; et toi , prie d'être assez fort pour
n*avoir pas besoin de cette délivrance. » Une telle prière ne.
ressemble pas à celles de la foule, qui paraît marchander
avec Dieu et lui reprocher d'être un mauvais débiteur, en
disant: si jamais j'ai fait fumer l'encens dans tes temples,
donne-moi telle ou telle chose en revanche. Maxime de
Tyr la définit très-bien : c'est une conversation fortifiante
PRIERE.
247
avec Dieu; c'est un témoignage que l'âme se rend de sa
vertu en remerciant celui qui nous l'a inspirée; c'est un en-
couragement, que se donne la vertu, en demandant à Dieu
des biens que, par sa faveur, elle trouve et puise en elle-
même. Les Entretiens d'Épictète sont pleins de prières de
cette sorte, communications intimes et familières avec Dieu,
effusions d'une âme pieuse devant son maître et son père,
actes de foi et de reconnaissance envers la suprême bonté.
Dieu n'était-il pas tout son bien? Et n'est-il pas, selon le mot
de Plutarque, l'espérance de la vertu? Au lieu de s'échapper
en frivoles sarcasmes comme Lucien, en invectives insensées
comme Lucain, ou bien en paroles amères comme Tacite,
qui ne reconnaît guère la providence de Dieu qu'à ses coups
et à ses vengeances, le pauvre Épiclète, l'ancien esclave
d'Épaphrodite , ne sait que bénir celui qui l'a si rudement
éprouvé; et je ne connais rien qui peigne mieux l'état de son
âme et les besoins religieux des esprits d'élite au commence-
ment de notre ère, que ce penchant à la prière et à l'ado-
ration. Qu'on juge de quels sentiments devaient être animés
ceux qui venaient écouter des paroles comme les suivantes :
tSi nous étions sages, dit Épictète, que devrions nous faire
autre chose en public et en particulier , que de célébrer la
bonté divine, et de lui rendre de solennelles actions de
grâce? Ne devrions -nous pas en bêchant, en labourant,
en mangeant, chanter cet hymne au Seigneur: Dieu est
grand ? Mais c'est au sujet de la raison dont il nous
a gratifiés, qu'il faudrait faire retentir l'hymne le plus magni-
fique et le plus divin. Eh quoi! lorsque vous êtes tous dans
l'aveuglement, ne faut- il pas que quelqu'un s'acquitte pour
vous de ce devoir sacré, en chantant pour tout le monde un
hymne à notre Dieu? Que puis-je autre chose, moi vieillard
boiteux et infirme? Si j'étais cygne ou rossignol, je remplirais
les fonctions du cygne ou du rossignol ; je participe à la
248 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN,
raison, je dois célébrer les louanges du Seigneur, et je vous
invite tous à entonner avec moi le chant d'action de grâces.»*
Les idées et les sentiments que nous venons d'exposer
formaient une sorte de foi philosophique et de culte tout
intérieur, aussi éloignés du paganisme que la religion l'est
d'une superstition puérile, que le ciel l'est de la terre. Con-
naître Dieu et l'aimer, mettre sa liberté dans l'obéissance
aux lois du souverain Maître, et cette obéissance dans la
résignation, dans le respect de soi et dans l'amour pour les
hommes, être attentif à la pureté de son âme et pratiquer
journellement une sorte d'examen de conscience \ s'aban-
donner pour tout ce qui ne dépend pas du hbre arbitre à la
Providence, et prier dans son cœur le père des dieux et des
hommes de venir en aide à la vertu : voilà le vrai culte que
les sages rendaient à la raison éternelle. On ne voit d'ailleurs
nulle part qu'ils aient prétendu abohr le culte populaire : ils
le respectaient sans doute par condescendance, comme ils
respectaient les dieux, auxquels ils ne croyaient plus ou ne
croyaient qu'à leur guise. Des deux parties^ essentielles et
* Ait. Elit. d'Ép., I, chap. 8, 16; !I, 8 , 11 , 17; III, 13, 21 ; IV, 12. —
Marc-Auièle, ch. XVIII, art. 9; XXIII, 1, 2, 6; XXVI, 9. — Max. de Tyr, Disc,
XII.— Plut., Superst., ch. 10.
1. Cet examen de conscience était une pratique pythagoricienne; il en est déjà
question dans les Vers dorés. Toutes les écoles philosophiques pouvaient l'admettre.
Horace nous apprend qu'il s'y livrait assez souvent. ( Sat. , liv. 1,4.) Sextius ,
philosophe stoïco- pythagoricien qui vivait sous Jules César, se confessait ainsi
tous les soirs, au moment de se coucher. Sénèque imita i'iiabitude de Sextius.
«Tous les jours, dit -il, je plaide ma cause devant moi-même. Lorsqu'on a
relire la lumière, et que ma femme, qui connaît mon habitude, garde le silence
à mon côté, j'examine toute ma journée, je repasse et je pèse toutes mes actions
et toutes mes paroles. Je ne me cache rien , je ne passe rien. Pouiquoi redoute-
rais-je de voir en face mes erreurs, lorsque je puis me dire : Prends-garde de ne
plus le faire; pour aujourd'hui, je te pardonne. Dans cette discussion tu as parlé
avec trop de chaleur et d'obstination Tu as lepris celui-ci avec plus de liberté
que tu ne devais; tu l'as choqué sans le corriger. Considère une autre fois, non-
seulement si ce que tu dis est vrai, mais encore si celui à qui tu parles est ca-
pable de supporter la vérité.» (Delà colère, III, chap. 36.)
DIVINATION. 249
constitutives de l'ancien culte, la divination et l'idolâtrie, les
philosophes se riaient assez volontiers de la première ; mais
quant à l'autre, il y en eut qui essayèrent de l'expliquer et
même de la défendre, soit contre les attaques du christianisme,
soit contre celles de certaines religions iconoclastes de l'Orient.
Sauf Esculape, qui parlait encore à la superstitieuse cré-
dulité des malades, nous voyons par Cicéron et par Plu-
tarque, que les dieux grecs et romains n'avaient pas attendu
pour se taire, comme le veut Lucain, les ombrages et les
défenses de la tyrannie impériale. Les Stoïciens pouvaient
donc sans préjudice pour la foi populaire , sinon rejeter
absolument la divination comme l'avait fait Panétius, en con-
tester au moins l'utilité pour un cœur vraiment moral. Quel
besoin avons-nous de consulter les dieux sur nos devoirs ?
La conscience n'est-elle pas le plus céleste et le meilleur des
oracles? «La divinité, dit Lucain, n'a pas besoin de la parole
des augures et des prêtres pour se faire entendre. Elle nous
dit une fois pour toutes, au moment de notre naissance, ce
qu'il nous est possible et bon de savoir.... Aurait-elle donc
choisi les sables stériles de la Libye pour y chanter à quelques
hommes ses oracles sacrés? Aurait-elle enseveh la vérité
dans la poussière du désert? Il n'y a d'autre temple de Dieu
que l'univers et le cœur du juste. » Il n'est pas nécessaire
de rapporter ici les longs raisonnements de Plutarque pour
et contre les oracles; ce mot d'Épictète et de Dion doit nous
suflQre : «Soyez libres des passions et de leurs convoitises,
et vous n'aurez pas besoin de la science équivoque des
devins. » En effet, qu'est-ce qui nous conduit chez les
augures, chez les consulteurs d'entrailles, chez les inter-
prètes des songes, chez les astrologues, chez les sorciers
et les charlatans de la plus vile espèce ? Si ce n'est la
crainte ou l'espérance des faux biens. «Aurai -je bien-
tôt, dit Epictète, l'héritage de mon père? Voyons, faisons
250 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Un sacrifice et consultons le devin. Si le prêtre nous dit :
«tu posséderas cet héritag-e», alors nous lui rendons des
âclions de grâces, comme si nous tenions de lui cette fortune.
Il faut approcher des autels sans crainte et sans espérance,
et si la divination n'est pas simplement l'art du mensonge et
de l'imposture, faire comme le voyageur, lorsque deux
routes se présentent à lui : il cherche seulement laquelle
il doit prendre sans désirer que ce soit plutôt à gauche qu'à
droite; de même nous devons approcher de Dieu comme de
notre conseiller et de notre guide, tous prêts à courir où il
nous dira d'aller. Au lieu de cela , nous prenons tous trem-
blants la main de l'augure et nous crions à Dieu d'un ton
lamentable : Seigneur, ayez pitié de moi! Esclave, veux-tu
donc autre chose que ce qui est le meilleur? Et qu'y a-t-il
dé meilleur que ce qui plait à Dieu? Pourquoi donc, autant
qu'il est en toi, corrompre ton juge et séduire ton conseiller?»
La divination d'ailleurs , à supposer qu'elle soit possible , ne
serait d'usage que dans les choses indifférentes. « Car n'avons-
nous pas au dedans un devin qui nous enseigne le bien et
le mal et qui nous révèle les signes de l'un et de l'autre? Quand
il faut courir quelque danger pour un ami ou pour la patrie,
on n'a pas besoin de demander à un prêtre si on doit le
faire. Lors même qu'il annoncerait que les auspices sont
mauvais, il ne pourrait jamais nous prédire que la mort, ou
la perte d'un membre, ou l'exil, ou quelque chose de sem-
blable; mais la raison nous commande, lors même que de
pareils accidents devraient arriver , de secourir nos amis et
de nous exposer pour la patrie. » C'est faire à la divination la
plus petite place possible : pourquoi donc ne pas l'exter-
miner tout à fait, comme une fraude ridicule et sacrilège?*
Mais en est-il ainsi des représentations sensibles de la
* Arr. Ent. d'Ép. , II, chap. 7; Man. , Ast. 18, 32. — Dion Chr., Disc. X. —
Luc. Ph., liv. IX, 56G-580.
IDOLATRIK. 251
divinité? Sont-elles inutiles à la piété des peuples? Ni Dion
Chrysostome, ni Maxime de Tyr* ne le pensaient, et je ne
fais point de doute que tous les vrais philosophes de l'Empire
eussent souscrit à leurs raisons. Ils avouent tous les deux,
d'abord que la divinité n'a pas plus besoin d'images ou de
statues que les hommes de bien , et que ce n'est pas plus
l'idole qui fait le Dieu, que les caractères phéniciens ou
grecs ne font le discours et la pensée; en second lieu, qu'il
est impossible de représenter exactement la nature souve-
raine et parfaite par un art mortel , ce qui n'est point figuré
ni visible par quelque chose de visible et de figuré; et
qu'enfin les idoles servent plutôt à rappeler symboliquement,
qu'à reproduire la nature et les attributs non-seulement du
Dieu premier , mais encore des divinités secondaires qui
sont ses ministres. Il serait donc insensé de croire que
Jupiter, Minerve ou Apollon sont tels que les représentent
Polyclète ou Phidias , tels que les décrivent Homère et
les autres poètes. Mais cela prouve -t-il qu'il soit inutile
ou impie de faire des images? «Il n'y a point de nation
ni grecque ni barbare, habitant les villes ou nomade, dit
Maxime de Tyr , qui n'ait consacré quelques signes de la
divinité. Qui donc oserait décider cette question des images,
et s'il faut ou non en consacrer aux dieux? Non, la nature
divine n'a pas besoin de ces représentations sensibles, et son
idée est sans doute gravée dans nos âmes^ Mais la nature
humaine, qui est si faible et qui est aussi éloignée de la
divine que la terre l'est du ciel, a imaginé pour ses propres
besoins des signes de cette sorte , pour y déposer les noms
et les attributs des dieux. S'il y a des hommes dont la
i. Dion et Maxime répondaient-ils aux attaques des chrétiens contre les dieux
de pierre et de bois ? Je l'affirmerais hardiment pour Maxime , quoique ce soit une
simple probabilité. Mais le morceau de Dion ii'a point le caractère d'une apologie.
2. Cette phrase est de Dion ; je l'ajoute pour compléter la pensée de Maxime.
252 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
mémoire* soit si ferme, qu'ils puissent, en levant les yeux au
ciel, atteindre directement le divin par l'âme et par la pure
pensée, il leur est peut-être possible de se passer de statues
et d'images. Mais ces natures d'élite sont extrêmement rares,
et vous trouveriez difficilement un peuple entier, qui ait
gardé assez purement le souvenir de Dieu et de la vie d'en
haut pour n'avoir pas besoin d'un tel intermédiaire et d'un
tel secours. Comme les maîtres, qui enseignent aux enfants
les premiers éléments de la lecture , ont soin d'attacher aux
lettres certains signes qui apprennent à les reconnaître et à
les discerner, jusqu'à que les élèves en aient acquis la con-
naissance distincte à l'aide de la mémoire ; de même les
législateurs, considérant le genre humain comme un peuple
d'enfants, ont imaginé ces représentations sensibles comme
des marques des honneurs qui sont dus aux dieux, et comme
des emblèmes imparfaits de leurs perfections, pour conduire
les hommes, comme par la main, à la connaissance et au culte
de la divinité Incapables de saisir en elle-même l'essence
de l'être souverain, nous nous aidons de la parole, des êtres
animés, des fleuves, des montagnes ou de figures d'or,
d'ivoire et d'argent , pour arriver à nous en faire quelque
idée, lui attribuant, à cause de la faiblesse de notre raison,
tout ce qu'il y a de plus beau dans l'homme ou dans la na-
ture. Qu'on reconnaisse l'existence de Dieu, et du reste si
l'art de Phidias en rappelle la pensée aux Grecs, les animaux
aux Égyptiens, une pierre noire aux Arabes, un fleuve à
certains peuples et le feu à d'autres, je ne condamne pas
cette diversité, pourvu que les hommes connaissent Dieu ,
pourvu qu'ils l'aiment, pourvu qu'ils en conservent la mé-
moire toujours présente. »
Au Heu d'abohr les emblèmes et les symboles, il faut s'atta-
cher à en pénétrer le sens, et lorsque l'âme sera habituée à
1. Mémoire au lieu de raison. C'est la théorie platonicienne de la réminiscence.
IMMORTALITÉ. 253
l'idée du divin, s'élever peu à peu non-seulement au delà des
choses terrestres , mais encore au delà du ciel et des corps
célestes, quelles que soient leur beauté et leur magnificence
toutes divines, pour atteindre àTÊtre auquel ne conviennent ni
grandeur, ni couleur, ni figure, ni quoi que ce soit de matériel
et de sensible. Le culte des images, les sacrifices et les cérémo-
nies ne sont donc pas plus la piété aux yeux des philosophes du
paganisme, que les images elles-mêmes ne sont des dieux. Le
culte extérieur n'est qu'une introduction à la piété , comme les
simulacres sacrés ne sont qu'un moyen de nous faire penser
à finvisible; mais il n'est rien sans le culte intérieur, qui
consiste à connaître Dieu, à l'aimer, à le servir, à s'associer
enfin à sa sagesse et à sa bonté, soit en acceptant avec ré-
signation et avec joie les accidents qui dérivent de Tordre
universel, soit en nous purifiant nous-mêmes et en faisant
du bien à nos semblables. Le vrai culte de Dieu, c'est la
sagesse et la vertu; son vrai temple, c'est une âme raison-
nable et pure.*
« Dieu estl'espérance de fhomme de bien )):tousles Stoïciens
de l'Empire eussent facilement admis cette parole de Plutarque,
et cependant, il faut le dire, Epictète et Marc-Aurèle, fidèles
aux anciennes traditions du Portique, ne parlent qu'en passant
et obscurément de l'immortalité de nos âmes*. Les seuls phi-
losophes qui l'admettent formellement, sont Sénèque, Plu-
tarque et Maxime de Tyr; le premier, comme une espérance;
les deux autres, comme un dogme incontestable.
C'est pour lui-même que Dieu, selon Sénèque, perfectionne
et prépare l'âme de l'homme de bien. Cette vie n'est donc
* Dion Chr., Disc. XII. — Max. de Tyr, Disc. IX, XIV, XVII, XXXII, XXXIII,
XXXVIII, XXXIX, XLI.
1. «Tout ce qu'il y a en toi de feu, retourne au feu; d'air, à l'air; d'eau, à
l'eau; de terre, à la terre. L'àme retourne au ciel. 11 n'y a ni Orcus niAchéron,
ni Cocyte ; raais tout est plein de dieux et de génies (et, par conséquent, il n'y a
rien à craindre, et tout à espérer). Arr. Ent. d'Ép., III, chap. 13.
254 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
qu'une épreuve, que la préparation d'une vie meilleure, que
le pénible enfantement de l'éternité. D'où vient ce dégoût des
grandes âmes pour la vie , et cette ardeur de sortir et de
s'élancer au delà des étroites limites du corps et de la terre,
qui sont pour elles comme les murs d'une insupportable pri-
son? D'où vient ce que nous crie Platon, que le sage est tout
entier à la pensée de la mort, que c'est là son vœu, sa mé-
ditation ? Que signifie cet éternel combat de la chair et de
l'esprit ? rs'est-ce pas que l'âme tend vers le lieu d'où elle
est descendue? N'est-ce pas qu'elle est née, non de ce corps
épais et terrestre , mais de l'esprit qui anime les cieux et
l'univers, et que , se ressouvenant de sa nature et de son
origine, elle tient toujours par la meilleure partie d'elle-
même au principe d'où elle s'est détachée? «Comme les
rayons du soleil touchent la terre , mais subsistent au
foyer qui les a élancés , de même l'âme habite en nous
comme un hôte divin et sacré: mais elle demeure tou-
jours attachée à son origine; elle y est en quelque sorte sus-
pendue ; elle y aspire et fait effort pour y retourner. Ah!
qu'elle aura à se féliciter, quand échappée des ténèbres où
elle est plongée , elle verra d'une vue claire et pleine les
mystères célestes , lorsqu'elle sera rendue au ciel qui est sa
patrie, et qu'elle habitera de nouveau le séjour qu'elle oc-
cupait primitivement par droit de nature! Notre origine nous
appelle en haut.» Il ne faut pas voir toutefois dans ces paroles
de Sénèque plus qu'il n'y a réellement. Il aspire à une vie
meilleure , il l'espère, il s'évertue pour y croire, mais il n'est
point assuré que ce ne soit pas une chimérique espérance.
Il est heureux d'en appeler avec les Stoïciens, ses maîtres, à
la foi unanime et constante du genre humain; il admire
Platon pour l'avoir affermie par la distinction des Idées et de
la matière, de l'invisible et du sensible, de l'éternel et du
passager; maisJ'immorialité de l'âme n'est point cependant à
IMMORTALITÉ. 255
ses yeux une vérité certaine et inébranlable comme l'exis-
tence de Dieu et sa Providence; elle ne fait point partie in-
tégrante et nécessaire du Stoïcisme , puisque ce n'est pas
dans une autre vie, mais en elle-même que la vertu doit
chercher sa récompense ; et si Sénèque l'admet volontiers,
c'est moins par un besoin de sa raison , que parce que cette
croyance charme et transporte son imagination.
Plutarque et Maxime de Tyr, qui se donnaient pour Platoni-
ciens, sont plus fermes sur ce dogme , un des principaux de
l'ancienne Académie. Selon leurs principes, l'idée delà Provi-
dence et celle de notre immortalité se tiennent étroitement.
Puisque cette vie n'est qu'un combat, la Providence ne serait
pas juste, si nous ne recevions enfin le prix de la lutte. «Ceux
qui ont vécu dans la justice et la piété , dit Plutarque , ne
redoutent rien après la mort : ils se promettent au contraire
une divine félicité. D'abord comme les athlètes ne sont cou-
ronnés qu'après avoir vaincu dans la carrière, les gens de
bien pensent que le prix de la vertu ne leur est accordé
qu'après la mort.... Et puis aucun de ceux qui se livrent à
la recherche et à la contemplation de la vérité, n'a pu assou-
vir ici-bas les désirs infinis de son àme, parce que le corps
offusque la raison et l'enveloppe comme d'un brouillard
épais. Semblables à l'oiseau qui porte en haut ses regards,
les sages , avides de s'envoler hors du corps et du monde
pour un séjour magnifique et bienheureux, dégagent leur
esprit des choses périssables et s'appliquent à le rendre
plus léger et plus pur , faisant de la philosophie une étude
et une préparation de la mort.» Méprisant la richesse, la
gloire, la puissance, la volupté et tout ce qui flatte le corps,
l'homme de bien aspire, au travers des épreuves et des pri-
vations, à rimmorlaHté, comme on dit qu'Hercule devint Dieu
après s'être brûlé sur le mont Œta. Dépouillé de tout ce qu'il
tenait de sa mère mortelle, et n'emportant au ciel que sa
256 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
divinité purifiée par le feu de toutes les scories de la terre,
Hercule s'éleva glorieusement au séjour et au rang des dieux:
telle est l'image de la purification de l'âme par la douleur et
par la vertu ; tel est l'emblème de sa céleste destinée.
Je veux remarquer ici deux choses qui me paraissent jeter
le plus grand jour sur f esprit religieux des païens. D'abord,
si je ne me trompe, ce furent les hontes et les douleurs de
l'époque impériale, qui ramenèrent à la pensée, presque
abandonnée, d'une autre vie. On ne s'en ressouvenait, de-
puis les railleries et les argumentations d'Épicure, que lors-
qu'on était frappé dans ses affections les plus chères, et l'im-
mortalité de l'âme était une de ces crovances timides et hon-
teuses, qu'on n'avouait plus que dans le genre littéraire des
Consolations. On soupçonnait alors dans sa propre affliction
ou dans celle d'un ami , qu'il pouvait bien y avoir quelque
chose après la vie. Ce fait me semble trop caractéristique
pour n'en pas donner un curieux exemple. Voici un con-
sulaire, rhéteur d'âme et de profession, qui avait beaucoup
plus pensé à la gloire de l'éloquence qu'à la destinée future.
Son fds meurt. En vain il se dit : « ce qui me console c'est
ma vie déjà presque achevée et voisine de la mort. Lorsque
le temps sera venu, que ce soit le temps de la nuit éternelle
ou de la lumière, je saluerai le ciel en partant, et je pro-
testerai de la pureté de ma conscience.» Sa tendresse con-
tristée lui arrache ce cri touchant malgré la vaine rhéto-
rique qui l'étouffé: «aveugles et ignorants que nous som-
mes, nous prenons dans nos désirs des maux réels pour
des prospérités, et nous redoutons de vrais biens comme
des maux horribles. La mort, qui est pour tous un sujet
de deuil, est le terme de nos fatigues, de nos inquié-
tudes et de nos malheurs : elle nous transporte dégagés des
misérables hens du corps dans une vie de paix et de félicité,
au niiheu de la bienheureuse assemblée des âmes. Oui, je
IMMORTALITÉ. 257
crois plutôl que cela est possible, que de penser que les
choses humaines vont au hasard ou qu'elles sont gouvernées
par une providence injuste. Plus on obtient jeune le bienfait de
la mort, plus on est heureux et chéri des dieux.» Eh bien !
cette consolante pensée, qui avait seulement son heure dans
l'existence occupée des hommes de la république ou dans
les stériles agitations des beaux esprits et des politiques de
l'empire, devint peu à peu une pensée toujours présente aux
esprits sérieux, quand tous les ornements de la vie, comme
disait Cicéron, furent flétris par l'ombre de la servitude. J'ai
déjà dit comme l'épicurien Cassius se prenait à regretter,
après la défaite de Philippes, de ne pas croire à la provi-
dence rémunératrice et vengeresse des dieux dans un autre
monde, et comme Cicéron, abattu par la perte de sa fille
et l'àme troublée des destins de Rome asservie, ne voulait
point se laisser arracher la sublime espérance qui adoucis-
sait les blessures de sa vieillesse. Voilà le sentiment qui
s'empara bientôt, comme malgré eux, de tous les esprits un
peu élevés. Thraséas s'apprête à mourir en s'entretenant
avec Démétrius de nos destinées futures, et se sépare avec
un cœur plus ferme de la vie et de sa famille éplorée. Un
chevaher romain, victime de Caligula, dit à ses amis : «Pour-
quoi cette tristesse et ces larmes ? Vous cherchez si l'âme
est immortelle, et moi, je vais le savoir». On sent dans Marc-
Aurèle je ne sais quel malaise et quelle impatience mélan-
coUque, peu connue des anciens et surtout des hommes de
sa secte, parce que son âme avide ne peut percer les ténèbres
qui nous dérobent l'éternité. Lucien a beau se rire, et le
grave PHne s'écrier magistralement : «La même vanité qui
nous attache à notre être s'étend jusque dans l'avenir, et
se flatte de l'espérance menteuse de la vie dans les temps
mêmes qui appartiennent à la mort, tantôt en imaginant
l'immortaUté de l'âme ou bien une transfiguration, tantôt en
IL 17
258 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
accordant le sentiment à ce qui est sous terre, en adorant les
mânes, et en faisant Dieu ce qui a déjà cessé d'être un homme.»
Partout se réveillait avec une confuse, mais irrésistible éner-
gie, non pas l'horreur imbécile de la mort et du néant, mais
ce besoin impérieux de justice et de perfection qui, au delà
de ce monde mêlé de désordres et de misères, en appelle un
meilleur, où la divinité plus présente fasse régner la paix,
l'harmonie et la vérité. La vertu , malgré leurs superbes pa-
roles, ne suffisait plus aux Stoïciens, et Sénèque, Épiclèle,
Marc-Aurèle supposent continuellement ou proclament cette
immortaUté que l'imagination tendre et profonde de Virgile
venait de consacrer en vers magnifiques; tandis que les Aca-
démiciens Plutarque et Maxime retrouvent par moment, pour
exprimer leur foi, les magnifiques images de Platon ou les
vives couleurs des mythes populaires.
Mais en même temps (et c'est l'objet de notre seconde re-
marque), l'idée de l'autre monde se transformait; elle s'épurait
et le Ciel remplaçait les Champs-Elysées. Les Stoïciens avaient
toujours professé que fàme est un souffle igné, un esprit aérien,
qui tire son origine de l'élher et du ciel, et que, lorsqu'elle
s'échappe des liens du corps, elle remonte, par son énergie na-
turelle, aux régions pures et sereines d'où elle est descendue et
où réside principalement la divinité. Cette hypothèse fit for-
tune: admise parles sophistes elles déclamateurs, chantée par
les poètes, elle passa dans la circulation générale. Ce n'est
plus dans f empire de Pluton, c'est au ciel que les vaincus et
les opprimés trouvaient ou espéraient un dernier asile. «Non,
s'écrie Lucain, l'àme du grand Pompée ne gît pas ensevelie
sous les cendres d'un vil bûcher. Quittant ses membres à
demi-brûlés, elle s'est élancée aux demeures de Jupiter.
C'est là qu'habitent les mânes des gens de bien , devenus
demi -dieux. Mais on n'y voit point ces usurpateurs et ces
tyrans, qu'on enseveht dans l'or et qui obtiennent des
IMMORTALITÉ. 259
honneurs et des encens sacrilèges. Arrivé là, après s'être rem-
pli de la vraie lumière, en contemplant avec admiration les
étoiles errantes et les astres immobiles attachés à la voûte
céleste, Pompée vit quelle nuit obscurcissait le faux jour des
mortels, et se rit des outrages prodigués à son cadavre.»
Au ciel, disaient les philosophes, règne une profonde paix;
tout y est plein d'harmonie. Mais la terre est le domaine des
vains bruits, des agitations sans fin et de la discorde. Lors-
que l'âme a passé de ce bas monde dans cette région bien-
heureuse, se transfigurant d'homme en démon, elle con-
temple de ses yeux purs des spectacles qui sont faits pour
elle: elle voit sans nuage et sans voile la beauté infinie; elle
jouit tout entière d'un pleine joie.
L'idée du ciel et de l'immortahté inspirait aux philosophes du
paganisme ces beaux rêves, dont je serais fâché que la froide
raison nous désabusât complètement. Pour eux, tout com-
merce n'était pas rompu entre le ciel et la terre; cette grande
société des âmes, dont le Stoïcisme parlait tant, subsistait après
la mort, et la charité régnait dans l'autre monde, comme ici-
bas. «L'âme, dit Maxime deTyr, qui éprouve pour elle-même
une douce commisération en se rappelant sa vie passée, et
qui se réjouit et se féhcite en pensant à sa condition pré-
sente, se sent prise d'une pitié sympathique pour les âmes
ses sœurs, qui sont encore ballottées sur les flots de la vie;
elle voudrait dans son amour pour les hommes être encore
auprès d'eux et soutenir ceux qui chancellent. Dieu a donc
assio-né aux âmes bienheureuses la fonction de visiter la
terre et d'y assister les hommes, à quelque race, à quelque
condition qu'ils appartiennent. C'est à elles de porter secours
aux bons et de sauver de l'oppression et de l'injustice ceux
qui en sont accablés.» Plus nous pénétrons dans la pensée
intime des hommes de l'empire, plus nous sommes étonné
de quel profond besoin religieux ces siècles d'incrédulité
260 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
étaient travaillés. Ils ne mentaient pas, ces Stoïciens qui, au
moment de leur mort, faisaient une libation de leur sang à
Jupiter Libérateur et Sauveur!*
Mais voici un phénomène étrange chez les anciens et
qui cependant n'était point rare à l'époque qui nous occupe:
c'est le goût, l'amour, l'espérance passionnée et l'enthou-
siasme de la mort. Faut -il l'expliquer tout entier par l'abus
et l'ennui de la vie, ou se rattache-t-il par quelque côté aux
aspirations religieuses qui tourmentaient les esprits? N'est-ce
qu'une forme de cette monstrueuse délicatesse à qui la nature
et le possible ne suffisaient plus? Ou bien le dégoût maladif de
la vie n'engendrait-il pas dans ces âmes qui ne savaient plus
respirer du côté de la terre, des pensées qui les tournaient
invinciblement vers un monde meilleur , et ces pensées ne
venaient-elles pas fortifier le mépris de la vie? Je crois que
Sénèque, qui nous a donné une vive peinture de cette ma-
ladie morale , n'en a point pénétré toutes les causes , et sur-
tout les plus profondes. Il accuse la corruption, l'ardeur
effrénée du plaisir, la fausse délicatesse, et jusqu'au Stoïcisme
qui répétait souvent: quoi! toujours les mêmes choses! Il a
raison; mais il n'a pas tout vu. Lorsqu'un déclamateur disait
pour justifier le suicide : « Toutes les choses que nous esti-
mons , pour lesquelles nous fatiguons les dieux de nos
prières et nous nous plaignons sans cesse de la brièveté de
notre vie, que sont-elles autre chose que folle passion, con-
voitise, luxure et vanité? Et qu'y a-t-il de commun entre
mon corps et moi? » n'exprimait-il que l'ennui et la satiété,
ou ne ressentait- il pas que l'àme est née pour une fin plus
digne ou plus haute? Marc-Aurèle, malgré son Stoïcisme et
* Marc-Aurêle, XXXIV, 2 , ^, 5, 52, 53. — Sén. , Q. nat., préf. - Rcp. du
Sage, ch. 32; - à Pol. , ch. 27, 29, 30; - à Hel., ch. 6; - à Mar., ch. 19, 23,
24, 25, 26; -Lett., 58, 65, 79,90. — Dut. à Apoll.,cIi. 11, 12, U, 15,
20, 23, 27. — Max. de Tyr, Disc. XV, XVI. — Lett. de Fronton. — Plin.,
Hist. nat., VII, chap. 56.
AMOUR DE LA MORT : SUICIDE. 261
la fermeté de sa conscience, pouvait-il se défendre d'un
soupir pour l'élernité , en revenant si souvent sur la fragilité
et le néant des choses humaines? Quelle est celte joie fière
et impatiente, avec laquelle certains héros de Stace se défont
de la vie, «haïssant ces membres fragiles, haïssant ce corps,
qui enchaîne et trahit les forces de l'âme?)) N'est-ce point
le même sentiment qui dictait à Sénèque, à Plutarque et à
Fronton ces paroles si peu païennes sur le bonheur de
mourir vite et de rendre aux dieux son âme dans toute la
pureté de la jeunesse ? Maxime de Tyr et Épictète ne nous
laissent aucun doute sur les aspirations encore confuses, mais
profondes, qui agitaient sourdement la pensée de leurs con-
temporains. L'âme , au miheu de la servitude et de la cor-
ruption qui l'indignaient, même quand elle s'en laissait
vaincre, tendait à se séparer de plus en plus du corps qui
l'exposait à ces souillures et à cet esclavage ; elle aspirait
ardemment à une vie où elle fût toute à elle-même, «pure
et libre avec Dieu))... «J'oserai le dire, écrit Maxime, l'âme
généreuse verra sans regret la décadence et la dissolution
du corps : c'est comme un captif qui verrait pourrir et
s'écrouler les murs de sa prison, attendant avec impatience
la lumière et la liberté Que sont pour l'âme ces peaux ,
ces os et ces chairs? Que des haillons d'un jour, quand ce
ne sont pas de pesantes chaînes mort, médecin de
tous les maux, s'écrie le Philoctèle de Sophocle. Oui, la mort
nous guérit de tous les maux en nous délivrant de ce misé-
rable corps, que rien ne peut ni assouvir ni rendre à la
santé. Continue tes supplications , implore le médecin.)) Si
nous en croyons Épictète, ce n'était pas là seulement le
sentiment d'un méditatifde loisir et chagrin; beaucoup d'âmes
généreuses et trop impatientes formaient le même désir.
Quel malaise de cœur, quelle soif d'une vie plus heureuse
et plus parfaite ne suppose pas cet étrange dialogue du
262 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
philosophe et de ses auditeurs? «Epictète, nous ne pouvons
plus supporter les liens du corps; nous sommes las de le ré-
parer sans cesse par la nourriture et le sommeil, et de nous
plier aux caprices des uns et des autres pour sauver cet hôte
incommode. La mort n'est rien; il y a une parenté naturelle
entre nous et Dieu; permets-nous de nous en aller à celui
qui nous à envoyés ici-bas. Ici , il n'y a que des voleurs , des
assassins, des juges iniques et des tyrans, qui croient avoir
quelque pouvoir sur nous à cause du corps et de ses biens.
Laisse-nous leur prouver leur impuissance et notre hberté. —
hommes, répond doucement Epictète, attendez Dieu et
ses ordres. Quand il vous aura donné lui-même le signal de
partir, alors vous vous en irez à lui. Pour le moment, restez
au poste qu'il vous a assigné. Le temps de notre habitation
ici-bas est bien court pour ceux d'ont l'âme est disposée
comme il faut. Qui peut craindre tyrans, tribunaux, voleurs
ou assassins, quand il méprise le corps et ses commodités?
Restez, mes enfants, ne partez point témérairement. »
On s'occupait beaucoup de la mort dans le Stoïcisme et
dans les autres écoles philosophiques, surtout sous les em-
pereurs , lorsque c'était une condition indispensable pour
bien vivre que de savoir mourir. Tantôt l'on voyait dans la
mort un asile contre la tyrannie de la fortune et des hommes;
tantôt on y cherchait un argument de la folie et de la vanité
des biens qui nous séduisent et qui nous enflent de tant de
pensées orgueilleuses , et le frivole Lucien , jouant dans ses
écrits avec des têtes de mort qui furent des Hélène ou des
Alexandre , nous apprend le néant de la beauté, du pouvoir,
de la richesse , de la gloire , de toutes ces choses qui finissent
par un squelette hideux , habité par des vers. Mais la mort
est chose trop sérieuse pour que l'humanité aime à s'en
jouer, et la nature répugne trop au néant pour en faire sa
suprême consolation et son dernier refuge. La mort devint
ASCÉTISME : APULÉE. 263
donc insensiblement une espérance et comme l'aurore sou-
haitée d'une nouvelle vie. « Ce n'est point par des lamenta-
tions et des chants de deuil , écrit Plutarque , c'est par des
hymnes qu'il faut célébrer les funérailles de l'homme de
bien, puisqu'en cessant d'être au nombre des mortels, il
reçoit en partage une vie plus divine , dégagé de la servitude
du corps et sauvé des inquiétudes et des misères que doivent
subir tous ceux à qui est échue cette vie mortelle d'ici-bas,
jusqu'à ce qu'ils aient achevé la carrière marquée par le
destin. » *
La conscience religieuse était donc incontestablement en
progrès dans l'Occident: l'unité de Dieu, la Providence,
l'immortalité de l'àme , la nécessité d'un culte plus pur et
plus conforme à la raison se propageaient de plus en plus
sur les ruines de l'ancienne religion ; et si l'on ne peut dire
qu'Épictète, que Marc-Aurèle et les autres penseurs de ce
temps aient surpassé ou même égalé la philosophie de Platon
ou de Socrate, le besoin de croyances était plus profond,
la foi plus entière, le sentiment plus vif et plus impérieux.
Mais dans quels égarements le sentiment ne va-t-il pas
donner, abandonné à lui-même , sans tradition, sans dogme,
sans discipline? On vit des tentatives de retour à la pureté
primitive de l'ancien culte. Je ne parle pas des révélateurs à
la manière de cet Alexandre* qui, prêchant un Dieu incarné
sous la figure d'un serpent , séduisit par ses oracles et ses
impostures non-seulement les têtes folles de la Grèce, mais
* Arr. Ent. d'Ép., I), 9. — Max., Diss. XIII. — Marc-Aurèle, XXXII, 12;
XXXIII, 20; XXXIV, 12, 17, 22. — Quint., Décl. CXXX. — St. Th., X, 774.
1. Cet Alexandre avait partout des gens qui l'avertissaient des secrets des fa-
milles; il gagna des sommes énormes, si l'on en croit Lucien; et l'on vit un grave
sénateur épouser la fille de cet imposteur, comme si elle avait en elle quelque
chose de divin. Il avait institué des mystères, et au lieu de crier « Loin d'ici les
profanes » , on criait « Loin d'ici les Chrétiens et les Épicuriens. » Il fit faire un
auto-da-fé public des livres d'Épicure.
SG'i ETAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
encore les plus graves personnages de l'Italie et de Rome.
Je parle de ces hommes, moitié philosophes et moitié
croyants, qui se faisaient initier aux mystères anciens ou
nouveaux pour mettre une borne aux inquiétudes de leur
esprit, et qui pratiquaient avec une foi qu'on ne connaissait
plus depuis longtemps, les purifications, les jeûnes, les absti-
nences et toutes les mortifications de ce qu'ils nommaient
la vie philosophique ou divine. Quel singuher mélange de
bel esprit léger et d'ardeur philosophique , de scepticisme et
de crédulité, de superstition grossière et d'ascétisme élevé,
que cet Apulée de Madaure, se disant l'aruspice de tous les
êtres animés et le prêtre de tous les dieux , portant des
talismans et des amulettes , se livrant dans l'intérieur de sa
maison à des pratiques mystérieuses et adorant, parmi tant
de divinités et au-dessus d'elles, je ne sais quel Dieu qu'il
nommait avec Platon* Basileus ou le Roi! On ne croirait
jamais qu'il pût y avoir tant de foi sérieuse dans le licencieux
auteur de l'Ane d'or. «Nous, famille de Platon, s'écrie-t-il,
nous ne connaissons que fêtes, que joies, que solennités, que
ravissements célestes; nous nous élevons même à la pensée
de quelque chose plus sublime que le ciel .... Et pour
répondre à mes accusateurs sur le nom de Basileus , mon
juge Maximus sait bien quel est ce Roi, cause première et
raison initiale de la nature, père de l'esprit, sauveur éternel
de tous les êtres animés, ouvrier assidu de son œuvre, mais
ouvrier sans fatigue, sauveur sans travail d'esprit, père sans
génération, qui n'est soumis ni au temps ni au changement,
accessible à peu d'inteUigences, ineffable pour tout le monde.
Je ne te répondrai pas, dit-il à son accusateur, sur la nature
du roi que j'adore. Bien plus, si le proconsul lui-même me
demandait ce qu'est mon Dieu, fidèle à ses mystères sacrés,
je me tairais.» Arivé à Rome, «la ville sainte », il se pré-
1. Ou l'auteur , quel qu'il soit , des lettres attribuées à Platon.
ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 265
pare à recevoir le baptême d'Isis avec tout le respect et tout
le recueillement de la foi. Malgré sa ferveur, il se sent retenu
par une crainte religieuse, en pensant à la rigueur de l'obéis-
sance et de la fidélité qu'exigeait la sainteté des mystères,
aux difficultés de la chasteté et des abstinences prescrites
aux initiés, h la circonspection, qu'il fallait mettre, comme
un rempart, autour de sa vie, lorsqu'elle était exposée à
tant d'accidents et de chutes. Il s'abstient de vin, de la
chair des animaux, il veille, il jeûne, il fait des dons plus en
rapport avec l'ardeur de sa piété qu'avec l'çtat de sa fortune.
Sachant que toute âme n'est point laite pour recevoir l'image
de la divinité , comme tout bois n'est pas propre à y tailler
un hermès, il hésite longtemps avec un grand trouble d'esprit
et de douloureux scrupules; et lorsqu'enfin il est initié, il se
remet tout entier aux soins et à la bonté de la déesse, de
celle qui veille sur les malheureux avec une affection toute
maternelle, et qui est sainte au ciel, sur la terre et dans les
enfers , dans cette vie et dans l'autre.*
Mais qu'est-ce que toute cette foi d'Apulée, si vous la
comparez à l'austère enthousiasme d'Appollonius deThyane'?
* Apul. (éd. Pank.), Apol., p. 104, 108-110, UO, 162. - Met. , liv. VIII,
154, 160-162; XI, 330, 332, 356, 364, 380.
1. Presque toutes les paroles que Philostrale cite d'Apollonius révèlent un
profond esprit deraoralité, fort contraire au rôle de magicien et de charlatan, qu'on
serait en droit de lui prêter d'après les récits extravagants de son historien. J'en
citerai quelques-unes qui montrent qu'Apollonius se rapprochait beaucop d'Epic-
tète et de Marc-Aurèle en morale. On lui conseillait de reprendre et de corriger
son frère, qui se livrait à la débauche. Ce serait, répondit-il, une coupable témé-
rité : de quel droit un cadet ferait-il la leçon à son aine? Mais je ferai mon pos-
sible pour porter remède à ses maux. Il lui laissa donc la plus grande partie de
son patrimoine; et le prenant par la complaisance et par la douceur : « nous avons
perdu, lui disait-il, notre père, celui qui nous dirigeait et nous avertissait. Nous
sommes seuls maintenant. Si je fais quelque faute, sois mon conseiller et mon
médecin; mais si tu t'égares, prête, je t'en prie, une oreille facile à mes aver-
tissements. (I, ch. 13.) Tu penses peut-être disait-il à son disciple Damis, que
je serais moins blâmable de pécher à Babylone qu'à Delphes, à Olympie ou à
266 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Celui-là n'est pas un bel esprit, qui est dévot à ses heures,
qui se mortifie par occasion , qui croit par saillie d'imagina-
tion , et qui se contente de garder sa foi pour lui-même. La
religion est toute sa pensée , toute sa vie. Il est sans cesse
dans les temples et sa conversatiou habituelle est avec les
prêtres. Il parcourt la Grèce, l'Itahe, l'Asie-Mineure, l'Egypte,
la Perse et Tlnde, se faisant partout initier, recueillant la
tradition , s'efforçant de la corriger et de l'épurer. Son am-
bition n'était pas de se faire Dieu , comme on l'a dit, et
d'opposer sa divinité à celle de Jésus -Christ. C'était de
réformer les idées rehgieuses et le culte , en les ramenant
à leur pureté et à leur vérité première. Il allait donc par les
villes, prêchant la bienveillance, la charité, l'unité de Dieu,
la subordination des dieux inférieurs ou des démons à l'être
premier, la purification, le culte intérieur et l'immortalité
divine de f âme. «La meilleure manière de montrer sa recon-
naissance et sa piété au premier des dieux , à celui qui est
un et séparé des autres , disait-il , c'est de ne lui rien sacri-
fier, de n'allumer pour lui aucun feu , de ne lui rien consa-
crer qui tombe sous les sens : il n'a besoin de rien ; la terre
ne porte point de plante, l'air ne nourrit point d'animal, qui
ne soit impur à l'égard de lui. Pour obtenir la bienveillance
du plus grand des êtres, nous ne devons lui offrir que ce
qu'il y a en nous de plus excellent, l'esprit qui n'a besoin
d'aucun organe. » C'était encore une de ses maximes favo-
rites , que celui qui mène une vie pure n'a rien à craindre
Athènes. Mais tu ne réfléchis pas que pour le sage la Grèce est partout, et qu'il ne
considère aucune terre comme déserte ou barbare, parce qu'il se sent vivre par-
tout sous les yeux de la vertu. (I, 35.) muses, faites que nous nous aimions
les uns les autres. (IV, 1.) Titus, venant de refuser une couronne qu'on lui dé-
cernait après la prise de Jérusalem, Apollonius lui écrivit : Apollonius à Titus,
général des Romains, salut, .le t'offre la couronne de la modération, parce que
tu ne veux pas être loué pour ta victoire et pour le sang ennemi que tu as fait
répandie. (VI, 29.)
ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 267
à son dernier moment : car la mort n'est que le retour à
l'être universel. Et peut -on gémir lorsque d'homme on
redevient Dieu par un simple changement de lieu, et non
par un changement de nature? Les Athéniens croyaient
avoir tué Socrate ; mais Socrate n'était pas mort ; il était
délivré de cette prison dans laquelle l'homme est captif
pendant le temps qu'on nomme la vie. Quelqu'un menaçait
Appollonius de le faire périr; loin de s'effrayer de la mort,
Appollonius s'écria: oh! que ce moment n'est-il déjà venu!
Quelque étrange que nous paraisse la tentative d'Apollo-
nius , elle était conforme à l'esprit de son siècle , et il eut le
mérite de pressentir qu'il ne suffit pas qu'il y ait dans le monde
quelcpies philosophes , mais qu'il faut aussi au peuple des
dogmes et des croyances. Cependant il devait échouer. Trop
de hardiesse ou trop de timidité , telle était l'alternative à
laquelle était condamné tout réformateur religieux de la
Grèce et de Rome. Ou bien il fallait rompre absolument avec
la tradition, et la foi nouvelle ne se rattachait plus à rien.
Ou bien on acceptait cette tradition ; mais c'était s'appuyer
sur quelque chose à la fois de mort et d'impur. On avait
beau recourir aux explications allégoriques : le grand
nombre, selon le mot de Denis d'Hahcarnasse , le vulgaire
sans philosophie prend toujours les fables dans le sens le
moins pur et le plus simple; et alors, ou bien il méprise les
Dieux dont la conduite a été si criminelle et si honteuse, ou
bien il arrive à ne plus reculer devant les actions les plus
mauvaises, en voyant que les Dieux eux-mêmes ne s'en
abstiennent pas. Or, Apollonius avait une trop profonde mo-
ralité pour accepter tout uniment les antiques traditions ; et
lui qui passa toute sa vie dans les pratiques pieuses, lui qui
ne venait point détruire, mais réformer le culte, lui enfin
qui mettait toute la philosophie dans la religion, et la religion
dans la divination ou dans le commerce intime de l'âme
268 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
avec Dieu ', il changeait tout hardiment, cérémonies, sacri-
fices, traditions et croyances; et sans même s'en douter,
lorsqu'il croyait simplement ramener la pureté des anciens
rites, il introduisait dans ce qu'il conservait de la théologie
et du culte, un esprit complètement étranger à la rehgion
grecque et à toutes les religions primitives. Le culte avait
toujours consisté dans l'offrande de victimes immolées, dans
l'adoration des images et dans ces prières intéressées que
la peur adresse à des puissances invisibles et terribles.
Apollonius avait horreur des sacrifices où coule le sang
des êtres animés. « Moi, qui fais tout pour le salut des
1. Cette communication intime et familière est admise de tous les philosophes
de l'époque impériale, parce qu'ils considéraient la raison comme un dieu qui ha-
bite en nous, et qui n'est jamais séparé du Logos universel. « Qui peut hésiter,
dit Manilius, à rattacher l'homme au ciel? La nature, ne lui a-t-elle pas donné
un esprit qui comprend tout, une âme ailée? N'est-il pas le seul être dans lequel
Dieu descende, habite et se retrouve?. ... Qui pourrait connaître le ciel, si ce
n'est par un présent du ciel? Qui pourrait retrouver Dieu, s'il n'était une partie
de Dieu? Et cette étendue sans fin du monde, ces chœurs brillants des astres,
cette voiite enflammée des cieux, l'homme pourrait-illes voir et les renfermer,
en quelque sorte, dans l'étroite enceinte de son esprit, si la nature n'avait donné
à l'àuie une vue si étendue et si perçante, et n'avait comme tourné vers elle-
même l'intelligence qui est sa fille, et si cet esprit, qui nous rappelle au ciel pour
nous faire participer au commerce sacré des choses, n'avait au ciel même son
origine ....?»
Quis dubilet .... hominem conjungere cœlo?
Eximiam natura dédit Unguamque , capaxque
Ingenium volucremque animum , quem derdque in unum
Descendit Deus atque habitat, seque ipse reqidrit. (Il, v. 105.)
Quis cœlum possit , nisi cœli munere , nosse ,
Et reperire Deum, nisi qui pars ipse Deoriim est?
Atque hanc convexi molem sine fine patentis
Signorumque choros ac inundi jlamniea tecta
Cernere , et angusto sub pectore claudere possit,
Ni tantos aniniis oculos natura dedisset
Cognatamque sut mentem vertisset ad ipsam ,
cœloque veniret ,
Quod vocatin cœlum, sacra ad commercia reruin? (II, 115.)
ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 269
hommes, disait-il, je n'ai jamais sacrifié pour eux, je ne
sacrifierai jamais ; et je ne puis prier, lorsque j'aperçois un
couteau et des victimes. » Philostrate lui prête même des
paroles qui semblent plutôt appartenir à un ennemi qu'à un
conservateur zélé de l'ancien culte. Un prêtre égyptien de-
mandait à Apollonius pourquoi il ne sacrifiait pas comme
les autres : « et moi , lui répondit-il , je te demanderai pour
quelle raison tu peux sacrifier ainsi. — Qui donc aurait la
présomption de corriger les rites sacrés des Egyptiens? —
Tout homme sage qui viendrait de Hnde. Mais enfin , si tu
le veux, je ferai brûler un bœuf aujourd'hui, et je t'invite à
partager avec les Dieux l'odeur du sacrifice. Si les Dieux se
nourrissent des vapeurs qu'exhale la graisse des victimes ,
tu ne pourras trouver mauvais un pareil festin. » Apollonius
professait le plus grand respect pour les saintes images ;
mais il voulait qu'elles imprimassent par leur beauté un
sorte de religion aux sens mêmes et à l'imag-ination. «Pour-
quoi présentez-vous aux hommes , demandait-il à un prêtre
égyptien, des simulacres absurdes et ridicules de vos Dieux?
Votre culte paraît plutôt celui d'animaux ignobles que de la
divinité. — Et que sont donc vos statues de Jupiter olympien,
de Minerve ou de la Vénus de Cnide? Phidias et Polyclète
sont-ils donc montés au ciel pour y contempler les Dieux et
pour en rapporter leurs images? Ou bien à quelle autre
chose, qu'à l'imitation de la nature, ont-ils emprunté les prin-
cipes de leur art ? — A une chose pleine de sagesse , répliqua
Apollonius, à l'imaginalion qui est une meilleure maîtresse
que l'imitation servile. L'imitation ne peut reproduire que ce
qu'on voit ; l'imagination représente même ce qu'on ne voit
pas. n faut que celui qui se figure par la pensée l'image de
Jupiter voie dans son esprit le Dieu lui-même avec le ciel,
les saisons et lès astres, comme Phidias a essayé de le faire.
11 faut que celui qui veut représenter Minerve la conçoive
270 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
elle-même avec des armées, les arts et la sagesse. Mais si
vous mettez dans un temple l'image d'un épervier, d'une
chouette, d'un loup ou d'un chien pour représenter Mercure,
Apollon ou Minerve, vous ajoutez par ces représentations
une certaine dignité à des bêtes viles ; mais vous ôtez toute
majesté aux Dieux. Oui, vous semblez plutôt vous jouer de
la divinité que l'honorer. — Tu me parais juger notre culte
sans le connaître , dit l'Égyptien ; s'il y a quelque chose de
sage dans nos institutions rehgieuses, c'est de ne pas oser
représenter les Dieux en eux-mêmes, mais par des symboles
qui les laissent concevoir — Oh ! reprit en souriant Apollo-
nius , vous avez bien avancé la science religieuse , si vous
avez fait qu'un chien, un ibis ou un bouc inspire plus de
respect et soit plus conforme à la divinité qu'une belle statue?
Mais je vous le demande, où est la majesté de ces représen-
tations ? Quelle terreur, quel respect peuvent-elles inspirer?
Si vos images sont vénérables par les idées qu'elles suggèrent
à l'esprit, il vaudrait beaucoup mieux pour vos Dieux de
n'être représentés par aucun simulacre ; et votre religion
n'en serait que plus sage et que plus mystérieuse. Vous
pourriez vous contenter d'élever des temples et des autels,
de fixer les cérémonies que l'on doit faire , et de définir le
temps, les paroles et les rites convenables à ces cérémonies,
sans mettre aucune image dans les lieux saints * , et en
laissant à chacun la faculté de se faire lui-même par la pen-
sée une image du Dieu qu'il adore. Car les conceptions
1. C'est quelque chose de voir les dieux, disait Ovide, et de croire qu'ils sont
présents et qu'on peut vi aiment converser avec eux. (Pont. , liv. II, El. 9, v. 9.)
Aussi les Dieux nous ont-ils donné de les connaître par les œuvres de l'art, eux
que cache à nos yeux le haut et immense éther : on adore, au lieu de Jupiter, sa
forme et son image. (II, 9, v. 6.)
Est aliquid spectare deos et adesse putare.
Et quasi cura vero numine posse loqui ....
Sic (arte) homines novére deos, quos ardims cdher
Occulit , et colitur pro Jove forma Jovis.
ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 271
et les images que se forme Tespril sont beaucoup plus
parfaites que celles de l'art. Mais vous , vous avez fait que
vos Dieux ne se présentent sous une noble forme ni aux
regards ni à l'imagination. » Ce qu'il faut remarquer dans ce
discours d'Apollonius, c'est moins la justesse et la profondeur
des pensées, que la liberté d'esprit qu'elles supposent. Il est im-
possible de critiquer plus finement l'absurde symbolisme des
Égyptiens, et en même temps de mieux signaler le danger de
toute représentation sensible de la divinité. Trop souvent l'a-
doration s'arrête à l'idole, au lieu d'aller jusqu'à cette image
plus belle et plus sainte que l'esprit doit se faire du Dieu.
Or, selon Apollonius, les purs produits de l'imagination sont
supérieurs aux œuvres de l'art ; ils nous impriment un
respect plus profond et plus religieux que les peintures et les
statues, et toute représentation sensible qui ne réveille pas en
nous des images plus grandes et plus pures avec les sentiments
qui les accompagnent, est plus nuisible qu'utile à la religion et
doit être repoussée comme indigne de la majesté de Dieu.
Mais c'est surtout au sujet de la prière qu'Apollonius
exprime des idées incompatibles avec l'esprit des anciens
cultes, et je ne connais que Sainte Thérèse et Fénelon
qui aient poussé plus loin l'abnégation et la spiritualité. On
s'informait de l'objet de ses prières, quand il s'approchait
Mais on ne croyait pas, comme on l'a tant répété, que les idoles fussent les dieux
mêmes, à moins qu'on ne prenne à la lettre le mot d'Horace (Sat. , I, 8, v. 1),
si vivement imité par Lafontaine :
Un bloc de marbre était si beau,
Qu'un statuaire en fit l'emplette.
Qu'en fera, dit-il, mon ciseau?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette?
Il sera Dieu !
Les Sceptiques ne s'y trompaient pas : ils savaient, comme Apollonius, que ce
n'est point le ciseau des sculpteurs, mais l'imagination des croyants qui fait les
dieux :
Qui fimjit sàcios auro vel marmore vitllus ,
Non facit ille Deos; qui royal, ille facil. (Mari., liv. Vlll, ép. 25.)
\
272 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
des autels. «Je demande aux Dieux, répondit-il, que la
justice règne sur la terre , que les lois ne soient point
violées, que les sages aient le cœur d'être pauvres, et que
les autres possèdent tous les biens en abondance , mais in-
nocemment.... Pour moi, je leur dis : donnez-moi, ô Dieux,
ce qui me convient. Si je suis bon , j'obtiendrai plus que je
n'espère et que je ne désire. Si les Dieux me mettent au
nombre des méchants, je n'obtiendrai d'eux que les maux
que je mérite , et je ne leur ferai pas un reproche de me
juger digne de malheur, moi qui ne suis pas bon.» Avec ce
désintéressement et cet abandon aux volontés de la Provi-
dence, la divination change nécessairement de caractère.
Elle ne prétend plus changer le cours des destinées , soit en
tourmentant des idoles, soit par des sacrifices barbares, soit
par des philtres ou par des incantations. Elle n'est qu'un
avertissement divin que l'homme sage mérite par sa vertu,
et qu'il suit avecune pieuse obéissance, loin de vouloir faire
violence aux Dieux. Or , pour entrer en communication avec
les puissances supérieures , il suffît au sage de ne point se
souiller en mangeant des êtres animés, et de se conserver pur
de tout plaisir qui entre par les yeux, et de toute haine qui, en
faisant naître l'injustice, porte au crime la pensée et la main.
D'ailleurs la sagesse et la vérité n'ont pas besoin des miracles
ni de l'art magique*. C'est dans son cœur sans souillures
1. Il y a beaucoup moins de charlatanisme et de superstition dans les paroles
d'Apollonius que dans les faits merveilleux de sa légende. On peut lui reprocher
d'avoir été trop entêté de la divination , et d'avoir été en proie à ces hallucina-
tions et à ces rêves qu'on prend pour des inspirations célestes. Mais Apollonius
repoussait la magie, et n'admettait pas qu'on put faire violence aux dieux par des
pratiques ou absurdes ou sacrilèges. La divination est un don divin ; Dieu ne
l'accorde qu'aux âmes pures, même quand elles ne la rechercheraient pas. Mais
les hommes impurs ont beau appeler Dieu : la grâce de l'inspiration leur échappe
avec la vertu. Cette communication de l'homme avec la divinité est qnelque chose
de tout intime. On ne se rapproche de Dieu qu'en lui ressemblant par la pureté.
Écoutez cette conversation d'Apollonius et de Damis : ils sont sur les hauteurs du
ESSAIS DE KÉFORME : APOLLONIUS. 273
qu'il porte , pour ainsi dire , le trépied sacré qui lui rend
des oracles.
Si vous passez du culte aux idées qui forment le dogme
et les croyances , vous ne trouverez pas une moindre oppo-
sition entre la théologie d'Apollonius et la religion qu'il
prétendait restaurer. Il admet, comme presque tous les philo-
sophes, le polythéisme, c'est-à-dire un être suprême et toute
une série de Dieux, qui lui sont subordonnés, au ciel, sur la
terre et dans les enfers. Mais la mythologie des poètes lui paraît
fort inférieure, selon la morale et selon la vérité, aux fables
d'Esope. Celles-ci ne vous trompent point; elles se donnent
pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire pour de pures fictions;
mais elles contiennent toujours un enseignement utile;
tandis que les récits mythologiques, qui se donnent pour des
vérités divines , ne sont propres qu'à corrompre les âmes en
attribuant tous les vices aux Dieux. N'est-ce pas une impiété
d'accorder dans les enfers le sceptre de la justice à Minos,
Taurus. Hier, dit Damis, nous marchions dans les villages et dans les voies des
hommes; aujourd'hui, nous montons dans une région non fréquentée et divine;
et tu peux apprendre de notre guide que les barbares la regardent comme la de-
meure des dieux. — Eh bien ! peux-tu nie dire en quoi tu comprends mieux les
choses divines, depuis que tu marches si près du ciel? Quoi! tu n'as point des
pensées plus claires sur le ciel, sur la lune, sur le soleil, que tu crois pouvoir
bientôt toucher avec ton bâton de voyage? C'est que tu es toujours dans les bas
lieux, mon cher Damis; tu n'a rien gagné h monter si haut: tu es toujours à la
même distance du ciel. — Mais je croyais que j'en redescendrais plus sage, parce
que j'avais entendu dire qu'Anaxagore avait contemplé les chose? célestes du haut
du Mimas, et Thaïes, du haut du Mycale, et parce qu'on raconte que le Pangée et
l'Athos ont servi d'école à beaucoup d'autres. — Mais qu'ont- ils appris que ne
sachent les chevriers de ces montagnes? Ni l'Athos, ni l'Olympe tant célébré par
les poètes n'enseigneront jamais à ceux qui gravissent leurs hauteur? , comment
Dieu veille sur le genre humain, quel culte il nous demande, ce que c'est que la
justice, la tempérance et en général la vertu, à moips que l'àme n'ait dissipé les
ténèbres qui environnent cesvérités. Or, si l'àme qui approche de ces mystères
est pure et sans souillure, sache, mon cher Damis, qu'elle s'envole bien plus
haut que les cimes le? plus élevées du Caucase lui-même, fil, 5; VIII, 7.)
II. 18
274 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
le plus cruel des hommes , et de condamner Tantale à de
longs supplices pour avoir été un homme de bien , qui fit
participer ses amis à l'immortahté que lui avaient accordée les
Dieux ? Qu'il y ait eu des géants et qu'ils aient souillé les
temples et les statues des Dieux , on peut raisonnablement
l'admettre; mais qu'ils soient montés au ciel, qu'ils en aient
chassé les immortels, c'est une démence de le dire , une
démence de le croire. 11 y a un sacrilège moins horrible dans
les fables qui font de Vulcain un forgeron de l'Etna ou qui
mettent des géants dans les cratères des volcans ; mais rien
n'est plus absurde, puisqu'il se trouve beaucoup d'autres
montagnes qui vomissent des flammes, et sous lesquelles on
n'est pas tenté cependant de placer des géants ou un Dieu.
Mais quelles étaient donc , hors de la mythologie , les tradi-
tions rehgieuses sur lesquelles pouvait reposer une réforme
du polythéisme?*
D'ailleurs Apollonius qui disait « que les Indiens - Grecs
sont supérieurs aux Grecs, comme les Grecs aux Egyptiens,»
donnait dans un panthéisme, contraire au génie actif et tout
humain des races de l'Occident.» La substance universelle, lui
fait dire un historien moderne^, est comme le vase d'où la ma-
tière s'écoule par un perpétuel mouvement. C'est une profonde
erreur de croire à la causalité réelle des agents de la nature.
La terre n'engendre pas ce qui sort de son sein ; le père ne
donne pas l'être au fils qui procède de lui. Le père, la terre,
les agents naturels ne sont que des antécédents dans le mou-
vement immense et incessant de la génération ; la vraie cause
* Philostrate, Vie d'Apoll., I, chap. M, 1 7 ; III, 1 7, 25, 34, 35, 42 ; IV, 31, 38,
40; V, 13, 14, 16,25, 35; VI, 10, 11,13, 19,21,41; Vil, 4, 13, 14,
17, 26, 30, 32, 34; VIII, 2, 4, 7 (gg. 8, 10, 11 , 22, 24, 32, 33, 44), 31.
1. M. Vaclierot, d'après une lettre d'Apollonius, conservée par Philostrate. Je
me fie à la traduction du savant et consciencieux historien de l'école d'Alexandrie.
Cette lettre d'Apollonius est d'ailleurs le seul texte que je n'aie pas eu entre
les mains et dont je n'aie pu faire ou vérifier la traduction.
ESSAIS DE RÉFORME : APOLLONIUS. 275
génératrice , la seule source de l'être et de la vie , c'est la
substance universelle. La modification des êtres visibles
n'appartient en propre à aucune cause individuelle : il faut
la faire remonter au seul être universel, sujet unique des
métamorphoses de la nature, principe de l'harmonie et de
l'unité du monde, Dieu suprême, toujours un et identique
sous la variété des noms et des représentations qui en
altèrent l'essence. »
L'Italie et la Grèce, vieillies dans l'anthropomorphisme,
n'entendaient rien à cette doctrine d'Apollonius; elles étaient
mieux préparées à recevoir la croyance d'un Homme-Dieu
que celle du Monde-Dieu. Sans doute leurs traditions reli-
gieuses plongent par leurs dernières racines jusqu'au natu-
ralisme panthéistique de l'Inde; mais je ne connais rien de
plus opposé à l'esprit hellénique et à l'esprit latin, que cette
théologie indienne où régnent sous le nom de Dieu les puis-
sances aveugles , brutes , impersonnelles et fatales de la na-
ture; car l'Olympe est le trône de l'homme, de la conscience
et de la personnalité. La philosophie avait suivi la voie ou-
verte par le génie populaire , et jamais , dans ses élans les
plus ambitieux, elle n'avait oublié son principe tout humain:
«Connais-toi toi-même.» Platon était peut-être entraîné par
les nécessités de sa dialectique à l'abîme de la substance infinie
et universelle; mais son vif sentiment psychologique résista
toujours à concevoir un Dieu dépourvu « de l'auguste et
bienheureuse intelligence.» 11 n'y avait rien de supérieur
pour Aristote à la pensée de la pensée par la pensée , c'est-à-
dire à la raison s'entendant et se possédant pleinement elle-
même. La métaphysique stoïcienne donnait incontestablement
dans le panthéisme; mais si Dieu devait être pour les secta-
teurs de Zenon, comme pour Apollonius, un être neutre, (fqui
ne fût ni mâle ni femelle», il n'était point cet êlre indéfini, sans
pensée et sans conscience, vers lequel penche le disciple et
276 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
l'admirateur des prêtres indiens. Dieu est tout entier sens,
vue, ouïe, âme, esprit, liberté: Totus est sensus, totusvisus,
iotus audiius, totus animœ, totus animi, totus sut. Il n'est
pas un être sans pensée qui arrive à prendre conscience de
lui-même dans l'homme ; s'il s'y cherche et qu'il s'y re-
trouve, selon l'expression de Manilius, c'est qu'il y descend
lui-même , c'est que « Dieu porte Dieu et que la raison
porte la raison dans l'âme de ses ministres et de ses adora-
teurs. » Le dogme , au nom duquel Apollonius voulait ré-
former la religion de son pays et de l'Empire, était donc trop
contraire aux tendances naturelles et à l'éducation philoso-
phique du génie de la Grèce et de Rome, pour que la ten-
tative du théosophe ne fut pas impuissante. Mais elle n'en
témoigne pas moins, ainsi que la vie d'Apollonius et que le
mysticisme confus d'Apulée, d'un prodigieux entraînement
des esprits vers les idées religieuses et vers le surnaturel.*
Or, vous retrouvez partout ce phénomène aux deux pre-
miers siècles de notre ère, non-seulement dans les écrits,
mais dans la vie, non-seulement dans les philosophes, mais
dans le monde pohtique et dans le peuple. Car l'ascétisme
est partout, dans la vie privée ou dans l'empire, dans la liberté
ou dans l'esclavage, aussi bien dans Marc-Aurèle, que dans
Alypius, dans Sotion, dans Sénèque, dans Epictète, et dans
Eucratès qui aspirent, eux aussi, à une réformation, comme
l'inspiré de Thyane. Sotion n'apprend -il pas à Sénèque
l'abstinence pythagorique ? Marc-Aurèle ne s'impose-t-il
pas des privations comme Epictète? Adrien n'a-t-il pas un
culte pour Apollonius ? Alexandre Sévère n'honore-t-il pas
comme des êtres divins Socrate, Abraham, Jésus-Christ et
d'autres personnages appartenant à toutes les nations? Seule-
ment cette tendance à l'ascétisme paraît plus morale dans
* rhilostrale, Vie d'Apoil., 11!, U. — Plin., Hist. nat. , L. II, chap. 5. —
Manil., II, v. 105.
CRÉDULITÉ, SUPERSTITIONS. 277
les uns, plus religieuse dans les autres: Apollonius aime le
merveilleux, et Eucratès s'en défie; mais tous, en réchaufl'ant
leur foi morale à la pensée du divin, ils mêlent aux actes
de la vie et de la vertu des pratiques indifférentes en elles-
m;}mes, comme le jeûne et Tabstinence du vin ou de la chair
de certains animaux. Car non -seulement ils sentaient le
besoin d'une règle et d'une discipline, mais ils étaient comme
enveloppés d'une atmosphère de crédulité et de supersti-
tion. C'est le temps, en effet, de l'astrologie, de la magie,
et de mille croyances étranges sur Dieu, sur les démons,
sur l'âme et sur l'autre monde, qui de toutes parts débor-
daient de l'Orient sur l'Occident. Les enfants perdus du Por-
tique et de l'Académie et leurs adeptes de haut rang vou-
laient à toute force pénétrer l'avenir, soit en hsant dans les
astres, soit en se mettant en communication avec les Esprits,
tandis que le petit peuple courait aux cultes étrangers. En
vain les Césars à qui les sciences occultes inspiraient une
féroce terreur, et qui, selon le mot deLucain, «défendaient
aux dieux de parler » , sévissaient contre les imposteurs et
leurs dupes, et faisaient détruire publiquement par le feu les
livres de magie, déporter ceux qui en possédaient, brûler
vifs les charlatans de la Perse ou de la Chaldée , exposer aux
bètes ou mettre en croix les malheureux qui avaient la sot-
tise de les consulter. En vain les hommes de sens soute-
naient que tout l'art des devins n'est qu'une imposture pour
soutirer de l'argent aux imbéciles; qu'il n'y a point de rela-
tion entre une constellation et le sort si divers de tant
d'homipes nés dans le même instant; que les dieux ne peu-
vent être soumis à la puissance et à la volonté des mortels;
qu'il faudrait être d'une nature surhumaine et porter en soi
quelque image de la divinité pour avoir le droit de procla-
mer les volontés et les ordres de Dieu. Il se trouvait tou-
jours des hommes, ou avides, ou impatients de la destinée,
278 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
qui avaient besoin d'être trompés, et Tacite pouvait dire de
l'astrologie qu'elle serait toujours chassée de Ronie et qu'elle
y régnerait toujours. Les Grecs étaient encore plus entêtés
de la magie, qui leur était venue de l'Asie et d'Egypte. Tout
leur paraissait rempli de démons bons ou mauvais, et
comme les dieux étaient plus nombreux que les hommes
dans certains cantons de l'Achaïe , les miracles y étaient
aussi moins rares que les faits naturels. 11 faut voir dans
Lucien jusqu'où était poussée la crédulité. Là c'est un ma-
gicien qui vole dans l'air, qui passe au travers du feu, qui
attire ou qui chasse les démons, qui guérit les malades ou
qui ressuscite les morts. Ailleurs c'est un Babylonien qui
rassemble, à l'aide de quelques mots sacrés, tous les serpents
d'un pays, et qui les extermine de son souffle. Des malheu-
reux sont fustigés toutes les nuits par de mauvais génies.
Des statues marchent , parlent et mangent. On ne prononce
qu'avec un respect plein de terreur les noms des morts, en
ajoutant quelque formule qui pût leur plaire , comme le
Bienheureux ou le Saint. Malheur à vous, si vous parais-
siez incrédule à tant de contes ou de sottes superstitions !
Vous étiez un impie, et il n'eût pas tenu aux imposteurs ou
à ceux qu'ils trompaient, que vous ne fussiez lapidé. A force
de ne rien croire, on en était venu à ne plus croire que
l'impossible et l'absurde. Je ne connaitrais rien de plus triste
que ce retour des peuples à l'enfance par la décrépitude de
la pensée, si je ne faisais réflexion que la vie germe toujours
à côté de la mort, et que ces déplorables extravagances
étaient le symptôme d'un besoin profond et irrésistible.
Épicure et les Sceptiques avaient fait tous leurs efforts pour
chasser le divin des esprits; et ils ne paraissaient avoir que
trop réussi. Mais le divin y rentrait avec violence et par
toutes les voies, au risque d'y porter le trouble et la démence.
Voilà ce qui m'intéresse à ces honteux égarements de la
i
CRÉDULITÉ, SUPERSTITIONS. 279
pensée; voilà ce qui m'éclaire sur l'entraînement de la foule
.vers les dieux étrangers. Elle aussi, elle se sentait éprise
pour l'inconnu et le mystérieux qu'elle prenait pour le
divin. Elle voyait l'antique religion méprisée par les sages;
elle reportait à Isis, à Sérapis, à Cybèle, à Mithra les res-
pects et les adorations qu'elle n'avait plus pour Jupiter.
Mais quelque grossières que fussent les superstitions qu'elle
embrassait, elle avait un sentiment instinctif plus droit de la
religion que tous ces hommes de haut rang, amoureux
d'astrologie et de magie. Car cette règle supérieure de la vie
que les vrais sages cherchaient dans l'idée et le cuKe philo-
sophique de Dieu, le peuple la cherchait dans les pratiques
et les observances reUgieuses. Sénèque , Ovide , Horace
peuvent bien se moquer de ces hommes qui hurlent par
les rues en se traînant sur les genoux et en se confessant
publiquement de leurs péchés. Juvénal peut bien mépriser
les esprits faibles , qui demandent grâce aux prêtres des
dieux pour n'avoir point gardé la chasteté certains jours de
fête, ou tourner en ridicule les terreurs de l'autre vie et
les superstitions des coupables, qui tremblent au bruit de la
foudre , comme à la voix d'un juge irrité. Le bon et pieux
Plutarque lui-même, préférant l'athéisme à la superstition,
peut bien s'élever contre l'impiété des pauvres gens qui, affu-
blés d'un sac ou les reins ceints de quelques mauvais haillons en
lambeaux, se vautrent dans la fange ou se jettent la face contre
terre, font d'étranges et d'extravagantes contorsions, se frap-
pent sottement la poitrine, se mortifient et se déchirent le
corps, se proclament haïs et maudits de Dieu pour avoir
mangé ceci ou cela, ou pour avoir été quelque part où Dieu
leur défendait d'aller, et qui enfin, prolongeant leur supplice
et leur folie au delà de la mort, n'imaginent que rivières de
feu, que ténèbres remplies d'esprits en peine, que juges,
que bourreaux, qu'abîmes de géhennes et de tourments.
280 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Je n'en crois pas moins que ces insensés se faisaient une
idée plus juste que beaucoup de sages de la religion, en y
cherchant une règle pour leur conduite, une correction pour
leurs fautes ou leurs faiblesses, un refuge pour leurs maux.
Je n'aime pas plus les extravagances de la superstition que
Plutarque; mais loin de m'écrier avec lui que les barbares
avaient perdu la Grèce, je constate simplement que l'esprit
religieux, qui ne trouvait plus où se prendre et se satisfaire
dans les cultes décriés de la Grèce et de Rome , allait cher-
cher une satisfaction et se retrempait dans les cultes asia-
tiques. Il tombait, je le sais bien, d'un abîme dans un autre;
il hvrait les âmes en proie aux insensés ou aux imposteurs.
Mais enfin on retrouvait quelque ombre de l'adoration dans
ces sentiments d'étonnement et de terreur qu'inspiraient les
prêtres de Cybèle, d'Isis, d'Atis ou deMithra. On prenait leurs
jeûnes, leurs mortifications et leurs cruautés sur eux-mêmes
pour des signes d'une perfection surhumaine : est -il donc
étrange qu'on crût recevoir par leur bouche les ordres deDieu?
C'est une grave erreur de croire que les cultes asia-
tiques , qui se répandirent dans tout l'empire romain , ne
fussent que des scènes de désordre et de débauche, que des
orgies qui flattaient les sens et la corruption. C'est au con-
traire par ce qu'ils avaient de fantastique et de terrible, qu'ils
séduisaient les esprits en les étonnant. Qu'on en juge par
celte étrange scène, que décrit Apulée. Ce sont des prêtres
de la déesse de Syrie, qui vont mendiant par les bourgades
et recevant tout ce que la piélé publique veut bien leur don-
ner, du vin, du lait, du blé, de la fleur de farine, ou quel-
que menue monnaie. «Les bras retroussés jusqu'à l'épaule,
dit Apulée, levant dans leurs mains des épées et des ha-
chettes, ils s'élancent comme remplis des fureurs de Bacchus.
Ils poussent des cris discordants, ils agitent leurs têtes de
mouvements rapides, ils se déchirent par instant les bras de
UNIVERSALITÉ DU BESOIN RELIGIEUX. 281
leurs morsures, ils bondissent dans une démence fanatique,
ils se frappent enfin les membres d'un fer à double tran-
chant. Cependant l'un d'eux emporté d'un délire plus désor-
donné que les autres, et tirant de fréquents soupirs du fond
de sa poitrine, s'accuse d'indiscrétion sacrilège. 11 saisit un
fouet, que portent ordinairement ces hommes efféminés,
fouet composé de fines lanières terminées par de nombreux
osselets de brebis; il s'en flagelle et s'en châtie à coups re-
doublés, fortifié par une incroyable force de volonté contre
le sentiment de la douleur.» C'était là sans doute des excès
aussi ridicules que sauvages : mais la foule croyait y recon-
naître une marque de sainteté, dans cette pensée juste d'ail-
leurs que le sacrifice est le fond de toute vertu et de toute
rehgion. Aussi s'empressait-elle, autant par instinct religieux
que par attrait de la nouveauté, aux mystères d'Isis qui
avaient leurs pratiques gênantes et pénibles, ou à ceux de
Mithra, qui avaient leur baptême d'eau et de feu, leurs con-
fessions, leurs pénitences et leurs purifications.*
Il ressort de tout l'ensemble des idées et des faits que
nous venons d'exposer une conclusion considérable et pleine
de lumière pour l'histoire. C'est que l'Occident en était
venu à ce point où l'humanité, divorçant avec les antiques
croyances, s'agite et fait effort pour se mettre en possession
de la foi nouvelle qui lui est nécessaire. Les esprits fermes
et cultivés la cherchent et la trouvent dans la philosopliie;
et encore ne sont-ils pas sans éprouver une sourde inquié-
tude et des défaillances, inconnues aux âges précédents. Les
esprits médiocres s'attachent ou à des curiosités religieuses,
* Quint. , Dccl. IV, X. — Sén., Rh., p. 660. — Tac, Ann., II, 27, 28,
32,49, 85; IV, 22; XII, 52, 59, 65; XV, 8; XVI, U, 30. - Hist. , I, 22;
II, 62.— Suét. , Tib. , ch. 37, 63. — Lucien, le Menteur; Vie d'Alexandre. —
Lucain, III, 115. — Stace, Th. III, 551, 559. — Ov., Pont., I, El. 1, v. ôl.-
Plut., Superst. , cb. 3, 5, 7, 8, 10, 13. — Sén., Vie heur., 27. — PI-, Hist. nat.,
n,ch.5. — Juv., Sat. V, 511-615; XIII, 229-235. — Ap. Met., VIII, p. 164.
282 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO- ROMAIN.
qui les amusent et les enchantent, ou bien à des rites extra-
ordinaires qui séduisent à la fois et captivent leur imagination
errante, ou bien aux pratiques d'un ascétisme mesquin et
superstitieux, qui leur tient lieu de foi et de règle, ou bien
enfin à ces chimères de l'astrologie ou de la magie, présomp-
tueuses infirmités de l'esprit humain, qui veut percer l'avenir
par la contemplation des astres ou le conduire à son gré
par un commerce familier et surnaturel avec les Génies.
Quant au peuple, incrédule au passé, mais crédule à tout ce
qui est nouveau, rebelle à des jougs surannés, mais avide
d'adoration et de discipline, il se jette sur toutes les super-
stitions qu'on lui montre, surtout si l'autorité les suspecte,
en attendant qu'il rencontre une révélation capable de satis-
faire son instinct religieux et de l'élever à la hauteur des
idées nouvelles qui satisfont les philosophes. Car il n'a pas
moins besoin de raison que de foi, et la plus grande folie
des sages est d'espérer que le peuple demeurera dans les
vieilles croyances qu'ils ont eux-mêmes abandonnées et
qu'ils persifflent tous les jours. C'est l'honneur de l'espèce
humaine, que la foule ignorante dédaigne les erreurs qui
ont été une fois démasquées par les esprits éclairés , et
qu'elle ne puisse donner son cœur et sa vie qu'à la vérité
réelle ou apparente. Soit donc que l'on s'attache à considérer
l'histoire des idées ou le spectacle de la vie humaine, soit
que l'on interroge les méditations des philosophes ou les
tendances accusées par les égarements des gens du monde
et par ceux de l'instinct populaire ; l'Occident, au commen-
cement de notre ère, présente partout le même phénomène
moral : absence de croyances stables et précises , mépris et
ennui de ce qui est, inquiétude vague vers l'inconnu, aspi-
rations ardentes et désordonnées à un monde meilleur; puis
au-dessus de toutes ces agitations stériles en apparence,
parce que leur objet est mal défini, deux grandes conceptions,
PROSÉLYTISME JUIF. 283
encore obscures pour le peuple, mais plus ou moins claires
pour tous les penseurs, le dogme de l'unité de Dieu et la
théorie du Logos ou du Verbe, ou si l'on aime mieux, la
double idée d'un premier principe unique et de la Providence
universelle , lumière des esprits et attente des cœurs.
Orient. — Par un étrange pressentiment, Rome et la
Grèce s'habituaient à regarder du côté de l'Orient, comme
si c'était de là que devait sortir la lumière qu'elles attendaient.
Quelques hommes se laissaient séduire aux cultes orgiastiques
et monstrueux de la Syrie et de la Phrygie. L'Egypte était
pour d'autres la terre des miracles et des dieux. Beaucoup
allaient aux devins de la Chaldée, ou s'initiaient aux mystères
de Mithra, excroissance idolâtrique de la religion tout icono-
claste de Zoroastre. Un petit nombre enfin embrassait en
secret la foi méprisée et haïe des Juifs. C'est donc l'Orient
qu'il faudrait connaître pour comprendre tout entier le
grand mouvement religieux qui changea le monde et la
civilisation.
Mais rien de plus obscur pour nous que l'Orient. Le traité
de Plutarque sur Isis et sur Osiris, quoique plein des rensei-
gnements les plus curieux, est insuffisant, h^énée, TertuUien,
Épiphane et surtout Clément d'Alexandrie fournissent les
plus riches documents ; mais quelle confusion et quelle
obscurité! Tous les courants d'idées, partis des traditions
les plus diverses, s'y croisent et s'y mêlent sous le nom
commun de Gnosticisme, et je ne connais pas d'entreprise
plus hasardeuse que de porter la lumière de la critique dans
ce chaos d'éléments ainsi confondus. Il y a un autre incon-
vénient, un autre danger, le plus grave de tous, c'est de
prendre pour des mouvements issus du christianisme tous
ces mouvements spirituels, qui lui sont antérieurs, mais qui
sont venus se mêler avec lui. Or, les pères de l'Eglise,
préoccupés avant tout et avec raison des altérations que les
284 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Orientaux apportaient à la doctrine du maître, n'ont vu que
des hérésies, nées souvent des causes les plus frivoles, là
où la critique doit voir avec Bossuet « des sectes purement
païennes dans leur fond*, qui ne se sont rangées avec appa-
rence au nombre des chrétiens que pour se parer du grand
nom de Christ » l Heureusement nous rencontrons au milieu
de ces ténèbres un peuple, les Juifs, dont l'histoire nous est
assez connue pour nous guider dans l'histoire des autres
peuples, malgré les différences et les haines qui l'en sépa-
raient; et un écrivain, Philon d'Alexandrie, qui touchant à
la philosophie grecque par son éducation, au christianisme
par sa foi judaïque, à l'Orient par certaines traditions et par
son mysticisme, jette quelque lumière sur le travail com-
plexe de l'esprit religieux en Egypte et dans l'Asie gréco-
romaine. Nul ne dissipera jamais la confusion et l'obscurité
de l'histoire spirituelle de l'Orient, que s'il ose comprendre
l'histoire des Juifs , et braver les ennuis d'une lecture atten-
tive et d'une étude de Philon.
Nous n'avons ni à toucher aux obcurs écrits de la Kabbale,
postérieurs du reste par leur rédaction à l'époque qui nous
occupe, ni à sonder les antiquités judaïques. Les faits les
plus connus et qui sont avoués de tout le monde nous
suffisent. Le Mosaïsme, quoique réduit à deux tribus, avait
enfin cette force d'organisation qu'il avait si longtemps
cherchée. Fermement assis après sa restauration par Esdras,
inaccessible désormais aux influences polythéistes de ses
1. Ou plutôt non -chrétiennes. Car ce mot de paganisme, insignifiant par lui-
même , emporte avec lui une idée fausse : c'est que tous ceux qu'on appelle
païens soient polythéistes et idolâtres. De la sorte , les Perses qui n'avaient point
d'idoles, se trouvent confondus avec les Grecs ou les Egyptiens.
2. Histoire des Variations, livre XV. 11 faut retrancher de ce jugement le
calcul que Bossuet prête aux sectaires. C'est moins par calcul que par entraîne-
ment qu'ils agirent , emportés dans le mouvement plus populaire et plus profond
du christianisme.
PROSÉLYTISME JUIF. 285
voisins, n'ayant plus à craindre le penchant de la race sainte
vers les divinités étrangères, débarrassé tant des divisions
du peuple et du sacerdoce, que des querelles des prophètes
et des rois, il semblait grandir et prospérer dans la paix. On
n'entendait plus retentir la puissante voix des saints agita-
teurs tels que Élie, Isaïe et Jérémie, mais la prédication s'é-
tablissait aussitôt sur tous les points du globe où il y avait
quelques Juifs réunis; et si littérale, si étroite qu'on la sup-
pose, elle avait par sa perpétuité seule une influence, que
n'avaient jamais eue les prophètes, pour faire l'éducation du
peuple et pour imprimer à la nation et à la foi un indes-
tructible caractère. Jamais le Mosaïsme n'avait donc été si
fortement constitué; et cependant, précisément parce qu'il
se développait, il commençait à être entamé de toutes parts,
dans sa nationalité jalouse et dans son dogme, au dedans et
au dehors. S'il l'était même en Judée et jusqu'au sein de
Jérusalem , où s'élevait son temple unique, tant par la mul-
tiphcité des sectes , que par la prépondérance illégale du
rabbin sur le prêtre, de la synagogue sur le temple; il
devait l'être bien davantage à Antioche, à Alexandrie, dans
les îles de la Méditerranée, et comme disaient les anciens,
sur tous les points de la terre habitable, par la propagation
même dont se glorifiaient ses docteurs*. Toute extension, soit
interne, soit externe, était une atteinte au Mosaïsme. Or, pour
commencer par le côté matériel de la question, il y avait un
accroissement remarquable de fidèles. Sur de posséder la
1. L'Évangile, selon Matthieu, confirme le dire de Philon : « Malheur à vous
scrihes et pharisiens hypocrites ! Vous courez la terre et la mer pour faire un seul
prosélyte (XXIII, v. 15.) Bossuet (dans ses Méditations sur l'Évangile, 58"''''
journée) a développé ce verset de Saint-Matthieu et d'autres du même chapitre
avec une singulière vivacité. On sent qu'il s'adresse à des pharisiens qui étaient
là et sons ses yeux. Mais ses développements, ne se rappoitant pas au Imt de
mon travail, je me contente de les signaler.
286 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
loi de Dieu, le peuple d'Israël ne la gardait plus avec un soin
jaloux pour lui seul : il s'efforçait de la répandre au dehors
et de faire entrer les Gentils dans l'héritage de ses pères.
Le Mosaïsme, d'après les ordres mêmes de son fondateur,
avait toujours admis l'étranger qui demandait à participer à
ses mystères; mais depuis que les événements politiques
l'avaient mis en relation avec les principaux peuples de
l'Orient et de l'Occident, il faisait plus : au lieu d'attendre et
d'accepter les prosélytes, il courait au devant d'eux. C'est
principalement parmi les Pharisiens que se faisait remarquer
cette ardeur de propagande : ils cherchaient partout avec un
zèle infatigable de nouveaux adorateurs au Dieu d'Abraham
et de Jacob; et Philon n'était sans doute pas le seul à se
réjouir avec orgueil de voir les dons abonder à Jérusalem
de toutes les parties de la terre. Mais le Mosaïsme était-il
fait pour cette extension, et toutes ces conquêtes n'étaient-
elles par pour lui autant de dangers et de désastres? Pour
mieux affermir l'unité nationale, il n'avait qu'un seul temple,
celui de Jérusalem. N'était-ce pas là une gêne insupportable,
surtout pour les nouveaux convertis qui voulaient, eux aussi,
avoir le bonheur d'approcher du saint des saints? Les of-
frandes, tribut annuel qu'ils payaient à une ville étrangère,
ne devaient-elles pas peser à leur foi? S'ils pouvaient être
admis au nombre des Juifs, étaient-ils au même rang et sur
le même pied que les descendants de la race élue? N'y
avait-il pas ce qu'on appelait les Juifs de la porle, inégaux
aux Juifs par le sang et par la naissance? Ajoutez à cela les
mille prescriptions minutieuses de la loi, la circoncision, les
jeûnes, les ablutions, la défense arbitraire de manger la
chair de certains animaux, que sais-je? tout cet attirail
de mesures sacerdotales , excellentes pour tenir les Juifs
séparés des autres peuples, mais gênantes et oppressives
pour des hommes qui n'étaient point nés dans le Judaïsme ,
PROSÉLYTISME JUIF. 287
et qui avaient des idées et des mœurs étrangères à ce
formalisme local et national. Je veux bien le croire avec
Philon, c'est la gloire du Judaïsme d'alors, <i que des croyants
innombrables sortis d'innombrables cités, venant par terre
et par mer, de l'Orient et de l'Occident, du Nord et du Midi,
aient afflué aux grandes fêtes religieuses dans le temple de
Jérusalem, comme dans le temple universel»; mais je crois
aussi que ce progrès au-debors était funeste au principe
tout national du Mosaïsme. Car les nouveaux convertis ne
renonçaient pas à leur patrie et à ses usages, et s'ils avaient
comme une patrie nouvelle par la foi qu'ils avaient embras-
sée, ce n'était point la Judée même, mais la synagogue dont
ils faisaient partie. C'est ici que l'on peut voir le danger de
la prépondérance toujours croissante de l'autorité des rabbins
sur celle du prêtre. A Jérusalem et dans ses environs, il
pouvait être indifférent que l'influence des interprètes de la
loi l'emportât sur celles des lévites ou des sacrificateurs : le
sacerdoceyconservaitpar saprésencemême un prestige sacré.
Mais ce prestige diminuait déjà pour ceux des Juifs qui étaient
habitués à vivre à l'étranger. Que pouvait-il être pour les Gen-
tils qui connaissaient à peine le temple, et qui ne lui devaient
rien, tandis qu'ils devaient tout à la synagogue? Leur vrai
temple, quoi que l'on fît, était la maison de l'assemblée, d'où ils
tenaient leur instruction et leur foi. Cela ne réagissait-il pas
sur les croyances mêmes? Je n'ai pas à chercher si les es-
pérances messianiques sont ou non en germe dans le Penta-
teuque : il est certain qu'elles étaient déjà une partie de la
foi juive plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Or, pour le
descendant de Juda, elles étaient la perspective du règne
et de la domination effective et toute matérielle d'Israël sur
les autres peuples. Ne pouvaient-elles pas facilement prendre
un autre sens pour ceux qui n'avaient pas et qui ne pou-
vaient pas avoir le patriotisme juif? Ce qui prouve avec la
288 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN,
dernière évidence, que mes opinions ne sont pas ici de
simples inductions plus ou moins rigoureuses, c'est que le
Christianisme , dans les premiers temps , se recruta surtout
parmi les Juifs hellénistes, et parmi les Romains et les Grecs
judaïsants. Un schisme' était donc inévitahle, et ce schisme
devait s'appeler affranchissement, délivrance. Délivrance en
effet dans tous les sens : la foi nouvelle n'affranchissait pas
seulement du joug du péché; elle affranchissait encore du
joug étroit et insupportable de la loi , en même temps qu'elle
faisait cesser les prérogatives sacerdotales et la suprématie
rehgieuse des Juifs sur les nations. Le sage seul est libre ,
noble, roi, prêtre, disait Philon d'après les Stoïciens, sans
mesurer toute la portée de ces paradoxes. Les chrétiens
sont tous égaux, tous rois, tous prêtres, disait à son tour
Saint-Pierre, proclamant la grande nouveauté qui avait crû
peu à peu dans le sein du Judaïsme, l'avénement de l'égalité
de tous les peuples et de tous les hommes devant Dieu.*
Le dogme lui-même était en progrès et s'étendait: soit
qu'il eût subi des modifications et des influences étrangères,
soit que certains germes presque imperceptibles qu'il rece-
lait s'y fussent naturellement et spontanément développés, il
est certain qu'il s'écartait de plus en plus de sa simphcilé
primitive ; et sauf les Sadducéens , qui ne reconnaissaient
d'autre règle que la lettre du Pentateuque, il n'y avait plus,
je ne dis pas un sectaire, mais un docteur, qui ne fût plus
ou moins infidèle à l'esprit tout national et tout sensible* du
Mosaïsme. Depuis la captivité, les récompenses et les peines
d'une autre vie s'étaient placées à côté des promesses et des
1. Je prends ce mot dans sa signification première de séparation ; rien ne
serait plus contraire à ma pensée que d'y attaclier un sens odieuic quelconque.
* riiilon , De la monarchie ; De la noblesse ; Ambas. à Call^.
2. Les Pères disent : sensuel et clianiel.
I
DOGME , VERBE , ETC. , 289
menaces toutes temporelles du législateur', et si le dogme
de l'unité de Dieu n'avait point fléchi, il s'était modifié par
la théorie du Verbe, sous l'incontestable influence de la reli-
gion des Mages. Je laisse de côté cette conception toute per-
sane des bons et des mauvais anges, qui se disputent
l'empire du monde et la vie de l'homme. Quelque abus que
les traditions rabbiniques fassent des êtres divins , ce n'est
là qu'un de ces accessoires qui s'ajoutent à la doctrine et qui
la surchargent , mais qui n'en forment point le fond et l'es-
sence. Le grand fait spirituel du Judaïsme, c'est la place de
plus en plus grande , que la résurrection et le Verbe se font
dans les croyances populaires et dans le dogme. Qu'on y
voie un commencement de l'influence grecque sur la pen-
sée juive, qu'on ne veuille y retrouver que la trace du
Masdéisme , ou qu'on suppose même que ce soit un simple
1. L'immortalité de l'âme est ?i peu marquée dans les livres de Moïse que
VVarburton a écrit un ouvrage tout entier sur ce fondement pour prouver que ,
puisqu'aucune législation ne peut exister sans la croyance à l'immortalité, la légis-
lation de Moïse, qui en est dépourvue , a dû se soutenir d'une manière surnaturelle
et divine. Bossuet reconnaît lui-même les deux faits sur lesquels je raisonne : 1" que
l'immortalité tient peu ou point de place dans le Mosaïsme; S" que cette croyance
se répandit après la captivité. « iXous avons vu, dit-il, l'àme au commencement
faite par la puissance de Dieu aussi bien que les autres créatures, mais avec ce
caractère particulier qu'elle était faite à son image et par son souffle, afin qu'elle
entendit à qui elle tient par son fond, et qu'elle ne se crût jamais de même na-
ture que les corps, ni formée par leur concours. Mais les suites de cette doctrine
et les merveilles de la vie future ne furent pas alors universellement développées..
Encore que les Juifs eussent dans leurs écritures quelques promesses des félicités
éternelles, et que vers les temps du Messie, où elles devaient être déclarées, ils
en parlassent beaucoup davantage, comme il parait par les livres de la Sagesse
et des Macchabées; toutefois cette vérité faisait si peu un dogme universel de l'an-
cien peuple que les Sadducéens, sans la reconnaître, non-seulement étaient admis
dans la synagogue , mais encore élevés au sacerdoce.» (II"^ partie, chap. VI.)
Oui, mais c'était déjà, sinon un dogme, au moins une croyance populaire. « Les
récompenses et les châtiments d'une vie future, qu'ils (les pharisiens) soutenaient
avL-c zèle , leur attiraient beaucoup d'honneurs, (il"'*' partie , chap. V. Disc, sur
l'hist. univ.)
il. 19
290 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
développement spontané de la foi du Pentateuque, ce n'en
est pas moins un fait considérable et qui avait les plus graves
conséquences. Il fallait retrouver de force ou de gré les nou-
velles croyances dans Moïse, où il est constant qu'elles sont
au moins fort obscures et enveloppées. Or, je ne doute pas
que ces Pharisiens, dont on a coutume de trop médire,
n'aient eu la plus grande part à ce travail d'interprétation ,
la seule manifestation de l'esprit philosophique que comportât
l'état intellectuel de la Judée. Le texte de la Loi fléchissait; il
perdait sa raideur étroite , et tout en conservant ses préjugés
héréditaires contre les gentils , le Judaïsme se rapprochait
d'eux sans le savoir et par une pente insensible.
J'admets, pour couper court à toute diflîculté historique,
que le mouvement n'ait pas été au delà dans le sein même
de Jérusalem. Mais quoi qu'on fasse , tout le Judaïsme n'est
pas renfermé dans cette ville. Sans sortir de la Judée , sur
les bords mêmes du Jourdain , vivait la secte communiste
des Esséniens , et l'on rencontrait sans doute parmi eux , en
Palestine comme en Egypte , de ces ascètes et de ces con-
templatifs, que Philon appelle Thérapeutes'. Or, la morale
des uns et le mysticisme des autres achèvent le tableau des
idées qui fermentaient dans les pays , berceau du christia-
nisme. Je me contente de traduire sans réflexion ce que
Philon nous dit des Esséniens. « Les Esséniens , au nombre
de quatre mille environ, sont ainsi appelés pour leur extrême
piété, servant Dieu sans lui immoler de victimes, mais en
lui offrant la pureté de leurs cœurs. Ils habitent dans les
bourgs et dans les villages, et fuient les villes pour éviter la
contagion des vices qui y sont familiers. Ils vivent en partie
d'agriculture, en partie de métiers utiles à la paix, bien-
faisants envers les leurs et le prochain , sans posséder d'ar-
gent ni de vastes fonds de terre, et se contentant de satisfaire
i. Mal à-propos coiifondus avec les moines chrétiens par quelques auteurs.
ESSÉNIENS. 291
aux nécessités de chaque jour — L'abstinence et la fru-
galité, voilà leur grande richesse. Vous ne trouveriez per-
sonne parmi eux, qui fabrique des lances, des javelots, des
épées, des casques, des cuirasses, ni quoi que ce soit qui
serve à la guerre. On n'y connaît pas même en songe les
marchands, les boutiquiers, les marins, ni aucun de ces
métiers dont on fait si facilement abus pendant la paix et qui
nourrissent la convoitise. Ils n'ont point d'esclaves ; ils sont
tous libres et se servent les uns les autres. Car ils con-
damnent le pouvoir du maître comme injuste , impie et
contraire à la nature, qui nous a tous créés égaux et frères.
Mais renversant et rompant cette fraternité naturelle, la
cupidité a introduit la haine à la place de l'amour ....
Négligeant la logique et la physique, les Esséniens ne s'at-
tachent qu'à la morale , et les trois règles qui les dirigent
sont l'amour de Dieu, celui de la vertu et celui des hommes.
Leur piété se déclare par leur chasteté, par leur horreur du
serment et du mensonge, et enfin par leur confiance en Dieu,
à qui ils rapportent tout le bien , sans lui rapporter aucun
mal. Leur amour de la vertu consiste à mépriser la richesse,
les honneurs et les plaisirs , à mener une vie simple , uni-
forme, modeste, frugale et laborieuse. Ce qui montre leur
charité, c'est leur bienveillance, leur merveilleuse égahté,
et la loi de tout mettre en commun. L'étranger de bonne
volonté n'est pas exclu de leur communion. Si la maladie
empêche l'un d'entre eux de gagner sa vie, il trouve des
secours toujours prêts dans les biens de la communauté.
Quant aux vieillards, les jeunes gens les traitent avec une
vénération et une piété toutes filiales .... Les persécuteurs
n'ont pu, ni par ruse, ni par violence , détourner un seul
Essénien de ses voies : ils ont été vaincus et étonnés de leur
courage et de leur sainteté. » Josèphe rapporte les mêmes
détails que Philon, moins les persécutions que les Esséniens
292 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
eurent à subir. Cette vie d'ascétisme devait avoir ses Parfaits
et ses Purs dans les Thérapeutes qui se retiraient dans les
solitudes par petites compagnies , mais chacun habitant dans
son ermitage. On voyait parmi eux des femmes âgées et
vierges , non point qu'elles eussent gardé une chasteté
forcée, comme quelques prêtresses de la Grèce, nous dit
Philon; elles s'étaient vouées à la virginité par amour de la
sagesse, sans autre désir que celui de ces fruits immortels,
que les âmes chères à Dieu enfantent toutes seules et d'elles-
mêmes. La vie des Thérapeutes n'était qu'une longue suite
déjeunes, de prières et de méditations solitaires: vivant
seuls, quoique les uns près des autres, ils ne se rassem-
blaient que tous les sept jours dans une cellule commune ,
prenaient ensemble un frugal repas, chantaient des cantiques
et assistaient à des explications de l'Écriture. Philon nous
indique le sens de ces instructions: les Thérapeutes croyaient
que toute la loi n'est qu'allégorie et figure. Un dernier
caractère, qui n'appartient pas sans doute à l'institution pri-
mitive des Esséniens , mais qui devint peu à peu commun à
tous, aussi bien à ceux qui se livraient à la vie active qu'à
ceux qui s'adonnaient h la contemplation , c'est la pratique
du célibat, si contraire aux habitudes juives. Nous voyons
par Josèphe et par Pline que, de leur temps, la société essé-
nienne ne se renouvelait plus par le mariage et la généra-
tion : tant le repentir et le dégoût de la vie, nous dit Pline
étaient féconds à remplacer sans cesse dans cette corporation
les membres qui périssaient, par des membres nouveaux! *
Toutes les tendances des sectes juives se résument dans
Philon, où non-seulement elles sont plus nettement accusées,
mais où elles sont encore expliquées par les idées de toute
* Philon, Tout homme de bien, etc.; Vie contempl. — Josèphe. Ant. héb. ,
liv XVIII, chap. 2; G. des juifs , II, 7. — Phn., Hist. nat., VI, 15. — Porph.,
Abst.,!. IV, gg. Il, 12, 13, 14.
piiiLON. 293
nature et de toute provenance, qui vont se débattre avec
tant de bruit autour du cbristianisme naissant , et qui agi-
taient sourdement et obscurément l'esprit des sectaires.
Philon, quoiqu'on ait voulu l'égaler au divin Platon, est un
médiocre philosophe ; sa pensée à la fois servile et hardie ,
son mysticisme ambitieux et suivant terre à terre la tradi-
tion, les raffinements, l'enflure et la puérilité de son style
vous étonnent et vous rebutent. Mais Philon est sur les limites
du Judaïsme et de la foi chrétienne; il est croyant et philo-
sophe; il tient profondément à la religion de ses pères, et il
mêle tant bien que mal dans son esprit Moïse, Platon, Zenon
et je ne sais quelles traditions orientales, la plupart mas-
déennes, mais dont quelques-unes auraient bien pu venir
de l'Inde sur les vaisseaux d'Alexandrie : toutes les idées ,
toutes les aspirations morales et religieuses de son temps,
la Grèce et l'Orient, la Judée et la Perse, le passé et l'avenir
viennent pêle-mêle se réfléchir dans ses écrits; et c'est ce qui
en fait un des monuments les plus bizarres de l'esprit humain,
mais aussi l'un des plus propres à éclairer l'historien sur la
partie purement naturelle des origines du christianisme et
sur les origines de toutes ces sectes gnostiques qui l'ont si
longtemps déchiré. Il importe donc d'exposer l'exégèse phi-
Ionienne , l'esprit mystique qui anime tant d'interprétations
arbitraires et forcées, les idées enfin solides ou fantastiques,
par lesquelles le juif d'Alexandrie touche à la fois à Jésus-
Christ et aux hérésiarques orientaux des trois premiers
siècles.
Nous ne prétendons pas toutefois raconter longuement ou
même résumer les procédés et les résultats de l'exégèse de
Philon: qu'il nous suffise de dire que les deux principes aux-
quels il ramène sans cesse les textes de la Bible ^ sont la
théorie du Verbe et l'opposition de l'intelligible et du vi-
sible, de l'esprit et de la chair, l'esprit étant fils du Verbe,
294 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
tandis que la chair est fille de la matière ou du néant. Que
nous importe que Pliilon, ne comprenant pas la polygamie
dans un si saint homme qu'Abraham, voie dans Agar la
science encyclopédique, et dans Sara, l'extase supérieure à
la science; qu'un cadet, préféré à son aîné, comme Jacob à
Esaù, devienne pour lui la raison, qui naît après les sens,
mais qui doit les primer ; que l'ivresse toute physique de
Noé se transforme en ivresse intellectuelle , et les filles
de Loth dans ces sophismes des sens et de l'imagination ,
qui corrompent une raison mal assurée et trop facile aux
attraits des objets sensibles ? Ces subtils enfantillages et
tant d'autres de même sorte n'appartiennent point à l'his-
toire sérieuse de l'esprit humain. Ce que nous devons
pénétrer et ce qu'il importe de savoir, se sont les causes
et les tendances de cette étrange interprétation. Il fallait
prouver que le peuple juif, loin d'être un peuple mépri-
sable, est le peuple élu et que, par suite de son élection,
toute la sagesse des autres peuples était en lui, mais plus
complète et plus pure. Il est probable que le 3Iosaïsme se
transformait déjà de lui-même et se spirituahsait avant de
se rencontrer avec la philosophie grecque. Mais il est cons-
tant qu'à l'époque de Philon et sans doute avant lui, les
Juifs, craignant les objections et les railleries des Grecs con-
tre les livres saints, sentaient de plus en plus la nécessité de
ne plus prendre leurs traditions à la lettre et de leur cher-
cher un sens profond et mystérieux. Nous pourrions citer
dans Philon plus d'un exemple de cette préoccupation. Mais
ce qui faisait un devoir impérieux aux rabbins et aux doc-
teurs d'exphquer les antiques monuments de leur histoire
nationale et religieuse, c'est que les railleries des Grecs
étaient répétées par certains juifs qu'elles séduisaient. Philon
nous parle à plusieurs reprises de ces gens «qui, mécon-
tents de la constitution religieuse de leur patrie, imaginent
EXÉGÈSE DE PHILON. 295
sans cesse contre les lois sacrées de nouveaux blâmes et tle
nouvelles accusations, et qui soutiennent leur impiété en
disant : Qiioi ! faites-vous encore grande estime de vos lois,
comme si elles contenaient la règle de toute vérité? Voyez
pourtant : vos livres sacrés ne renferment-ils pas aussi des
lictions et des fables, qui vous feraient rire de pitié, si vous
les entendiez débiter par des étrangers?» L'initiation à d'autres
idées que l'ancienne foi et le besoin d'échapper ou de ré-
pondre à des railleries sacrilèges, hâtèrent et développèrent
filus profondément, chez les juifs,.la nécessité morale d'accor-
der leurs croyances avec les lumières de leur temps et avec
leur propre raison. Delà, chez Philon et chez d'autres doc-
teurs auxquels il fait souvent allusion , la manie d'interpréter
jusqu'au moindre mot de la Bible. Ils se garderaient bien de
prendre les phrases ou les faits les plus simples dans leur
sens propre et naturel : tout devient pour ces esprits, préve-
nus de la crainte d'être trop charnels, symbole, similitude,
allégorie, figure; ils trouvent un monde d'idées dans un
atome. C'était détruire l'esprit du Mosaïsme; mais on ne l'en-
tendait pas ainsi; on voulait qu'on acceptât à la fois le sens
propre et le sens figuré, de telle sorte que le Mosaïsme sub-
sistât encore comme institution, lorsqu'il ne subsistait plus
comme foi qu'en apparence et par les dehors. Voici un cu-
rieux passage de Philon, où se révèlent dans toute leur naiveté
les contradictions et les embarras des sages du Judaïsme.
«Il y a des personnes qui, pensant que les lois écrites sont
la figure des choses invisibles et spirituelles, s'adonnent avec
zèle à fintelligible et négligent les lois. Je ne puis les ap-
prouver. Ils devraient avoir à cœur l'une et l'autre de ces
choses, de manière à pénétrer à force d'étude ce qui est
caché, tout en observant ponctuellement ce qui est mani-
feste. Mais comme s'ils vivaient dans un désert ou comme
s'ils étaient de purs esprits, ils ne craignent pas de renverser
296 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
les lois qui enchaînent la multitude, en ne recherchant, en
n'adorant que la vérité toute nue et en elle-même. Quoi!
parce que les fêtes ne sont qu'une figure des joies de l'âme
et de sa gratitude envers Dieu , faut-il rejeter les solennités
du culte! Parce que la circoncision n'a d'autre objet que de
nous enseigner symboliquement l'extirpation des désirs vo-
luptueux et des opinions impies, faut-il passer par-dessus
la loi de la circoncision et ne conserver que la circoncision
du cœur'? On devra donc abolir les cérémonies sacrées et
tout le reste, si l'on ne veut accepter que ce qui est signifié
par les figures, à l'exclusion de celles-ci? Non, regardons les
vérités intelligibles comme l'âme, et les figures sensibles
comme le corps , et par conséquent respectons fidèlement
es lois écrites, comme nous soignons le corps, parce qu'il
est l'enveloppe et la demeure de fâme-.» Ainsi pensaient Phi-
1. Très-bien ; mais bientôt saint Paul rejettera et fera rejeter la circoncision
physique comme inutile, et n'admettra plus que la «circoncision du cœur. «
2. « Malheur à l'homme qui ne voit dans la loi que de simples récits et des
paroles ordinaires! Car, sien vérité elle ne renfermait que cela, nous pourrions
même aujourd'hui composer une loi bien autrement digne d'admiration. Pour ne
trouver que de simples paroles, nous n'aurions qu'à nous adresser aux législateurs
de la terre, chez lesquels on rencontre souvent plus de grandeur. Il nous suffirait
de les imiter et de faire une loi d'après leurs paroles et à leur exemple. Mais il
n'en est pas ainsi : chaque mot de la loi renferme un sens élevé et un mystère
sublime Les récits de la loi sont le vêtement de la loi. Malheur à celui
qui prend ce vêtement pour la loi elle-même! C'est dans ce .sens que David a dit :
Mon Dieu, ouvre- moi les yeux afin que je contemple les merveilles de ta loi.
Il y a des insensés qui, en apercevant un homme couvert d'un beau vêtement, ne
portent pas plus loin leurs regards et prennent ce vêtement pour le corps, tandis
qu'il existe une autre chose encore plus précieuse, qui est l'âme. La loi aussi a
son corps. Il y a des commandements qu'on pourrait appeler le corps de la loi.
Les récits ordinaires qui s'y mêlent sont les vêtements dont ce corps est recou-
vert. Les simples ne prennent garde qu'aux vêtements ou aux récits de la loi; les
hommes plus instruits ne font pas attention au vêlement, mais au corps qu'il en-
veloppe; enfin les sages, les serviteurs du Roi suprême, ceux qui habitent les
hauteurs du Sinaï, ne sont occupés que de l'âme, qui est la base de tout le reste,
qui est la loi elle-même , et dans les temps futurs ils seront préparés à contempler
l'âme de celte âme qui respire dans la loi. » (Zohar, cité par M. Franck, la Kabbale.)
EXÉGÈSE DE PHILON. 297
Ion el tant de docteurs juifs qui, par un respect superstitieux
de la Bible, la dénaturaient sans cesse dans leurs interpré-
tations. Mais nous qui pouvons juger de leurs tendances par
les effets, nous avons peine à concevoir leur illusion. Ils
avaient beau dire dans leur aveugle et superbe dévotion:
« Notre loi seule est ferme, immobile, inébranlable et comme
scellée du sceau éternel de la nature; elle subsiste entière
et sans changement depuis le jour où elle a été écrite jusqu'à
nos jours ; elle subsistera immortelle et dans tous les siècles,
tant que dureront le soleil , la lune, le ciel et l'univers, sans
qu'un seul commandement passe et tombe en désuétude.»
Ils en détruisaient eux-mêmes la vertu, puisqu'ils l'interpré-
taient, et quelques années après la mort de Philon, St. Paul
battra en brèche le Judaïsme avec cette maxime toute phi-
Ionienne : la lettre tue et l'esprit vivifie.
Ce que Jésus-Christ reprochait aux Pharisiens et ce qu'on
n'a point cessé de reprocher au Judaïsme, c'est de trop don-
ner aux pratiques et aux cérémonies , et trop peu à la vraie
foi, qui est la foi du cœur. Je ne suis pas de ceux qui s'éton-
nent et se scandalisent du formahsme rigide et minutieux
des Pharisiens. Mais je tiens pour un signe certain du pro-
grès religieux dans un peuple la revendication des droits du
culte en esprit contre les abus du culte extérieur. Or, Phi-
lon n'était sans doute pas le seul à réprouver cette rehgion
toute matérielle et, comme il dit, ce culte superstitieux.
«Les hommes charnels, s'écrie-t-il , ont grand soin d'effacer
les souillures de leurs corps par des ablutions et des purifi-
cations; mais les passions de fâme, qui souillent toute la
vie, ils n'ont ni souci ni volonté de s'en purifier. Ds entrent
dans le temple avec des vêtements scrupuleusement lavés et
blanchis; mais ils ne craignent pas d'apporter dans le sanc-
tuaire une âme toute salie de vices. S'ils remarquent une
victime, dont le corps ne soit pas entier et parfait, ils la
298 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
rejettent de l'enceinte purifiée par des aspersions ; mais eux,
l'âme blessée des maladies les plus graves, ou plutôt mutilée
et châtrée par la malice, ils osent se mêler aux cérémonies
saintes, comme si l'œil de Dieu n'atteignait que les choses
extérieures.» Philon s'indigne contre ces hommes qui font
consister toute la piété à immoler de grasses victimes et
qui, volant, niant un dépôt, fraudant leurs créanciers, ac-
cordent aux autels une partie de leurs larcins, afin de jouir
du reste en toute sécurité de conscience. «0 vous, dit-il,
qui que vous soyez, sachez que ce n'est point par de pareils
dons qu'on apaise le tribunal de Dieu. Dieu détourne sa face
des coupables , quand ils lui immoleraient tous les jours de
riches hécatombes ; il aime au contraire et voit d'un œil fa-
vorable les innocents, lors même qu'ils ne lui feraient aucun
sacrifice. La plus belle et la plus irréprochable offrande qu'on
.puisse lui présenter, c'est une foi pure, c'est la vérité. Il
aime les autels sur lesquels ne brûle aucun feu terrestre,
mais qu'environne le chœur sacré des vertus. » Ce qui ca-
ractérise l'exégèse et la foi de Philon , ou pour mieux dire
des esprits avancés parmi les juifs de la Palestine ou de
l'étranger, c'est un penchant décidé vers la spirituahté. Ils
n'admettent pas plus au sens propre et httéral les textes de
la Bible, que Plutarque, Maxime de Tyr, Dion Chrysostome,
Aristide et les sages du paganisme les traditions de la mytho-
logie. Ce qu'ils poursuivent partout, à propos ou hors de
propos, par la raison et par l'absurde, c'est l'idée, c'est un
certain fonds moral et religieux, où il me paraît difficile de
méconnaître et le Platonisme , et certaines doctrines per-
sanes, fort analogues à celles de Platon, et mises en mou-
vement ou ranimées par la dialectique des Grecs.*
* Phil. (éd. Pfeiffer), t. I, Créât., p. 9, 15, 47, 57, 105.— Ail. de la loi, I,
p. 123, 143, 145, 146, 153; II, 197; III, 247, 273, 355, 363, 385. — T. II,
Ciiérubiiis, p. 5, 15, 25, 51; Sacr. d'Abel, III. — T. III, Agrlcult., 47, 59, 61.
VERBE. 299
Si vous y regardez d'un peu près, vous verrez que le fond
de la pensée de Philon est en religion le dogme de la Tri-
nité, dans lequel domine le Logos platonicien ou le Verbe,
et en morale le cosmopolitisme et la philanthropie des Stoï-
ciens, le tout mêlé de mysticisme et de traditions judaïques.
Dieu est toujours le Jéhovah de la Bible, mais un Jéhovah
dépouillé de ses passions nationales : il est beaucoup plus
Celui qui est, que le Dieu particulier d'Abraham, d'Isaac et
de Jacob. D'ailleurs, si le monothéisme juif subsiste dans sa
stricte et jalouse intégrité , il est loin de conserver sa sim-
phcité primitive. Il y a en Dieu deux vertus, selon Philon,
la bonté qui crée l'univers, et la puissance qui le meut et
qui le gouverne; et ces deux vertus sont unies entre elles par
un médiateur ou par le Verbe. La bonté créatrice, c'est le
Père ; le médiateur , c'est le Fils ; et la force vivifiante qui
anime le monde, c'est l'Esprit. Une seule chose mérite notre
attention dans cette trinité, la théorie du Verbe, qui a déjà
dans Philon une précision étonnante. Idée des Idées, étoile
supra-céleste, astre intelligible plus ancien que le soleil, lu-
mière éternelle et divine qui ne se couche jamais et qui ne
passerait pas, quand les feux qui illuminent le ciel vien-
draient à passer et à s'éteindre, le Verbe est l'image de Dieu
et le caractère primordial de son essence; c'est le Fils et le
premier, né de l'Eternel, et sa naissance précède les temps
et les créatures : c'est le Premier après le Premier, et cela,
sans intermédiaire entre le Père et le Fils; et sans ressembler
à aucune créature, il est l'exemplaire éternel de la création.
Philon ne fait jusc[u'ici que répéter le mot profond de Platon,
que le Bien en soi est le Père de l'Être et de l'Essence, de la
Vérité et du Logos. Que le Verbe se communique aux hommes
d'une manière ineffable; qu'il soit le médiateur entre nous et
le premier Etre; qu'il réside dans nos cœurs comme conseiller
ou roi , comme témoin ou comme juge ; qu'il devienne la
300 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
nourriture intelligible dont les âmes se nourrissent; rien de
mieux , et les Grecs auraient pu reconnaître dans tout cela
la pensée et presque le langage de leurs philosophes. Mais
voici quelque chose qui les aurait sans doute étonnés, et
qui dépasse les sévères spéculations de la raison. Ce Verbe
est un ange ou un envoyé*, l'archange par excellence et aux
mille noms divers; c'est le Pontife, exempt de tout péché
volontaire ou involontaire; c'est Israël le Voyant; ce n'est
plus seulement l'objet et la fin suprême des efforts et de
l'imitation de la vertu, c'est le type de l'humanité ou l'Homme
même; un peu plus, et Philon l'appellerait du nom qu'il va
bientôt porter, l'Homme -Dieu. «Le nom du Verbe, dit
Philon, est l'Homme, et cet homme éternel habite en chacun
de nous Il est dit, écrit-il ailleurs : Voici un homme qui
a nom Orient : appellation étrange, si vous l'entendez d'un
homme composé d'une âme et d'un corps; mais entendez-le
de l'image incorporelle et intelligible de Dieu , et vous
avouerez que c'est son vrai nom. Car cet homme est Celui
que Dieu voulut faire naître le Premier de tous les êtres,
et qui, à peine engendré, imite son Père, en formant les
espèces sur les modèles divins qu'il voit dans le sein de la
substance éternelle. » Voilà bien l'Adam khadmôn de la Kab-
1. La forme de l'homme renferme tout ce qui est dans le ciel et sur la terre,
les êtres supérieurs comme les êtres inférieurs ; et c'est pour cela que l'Ancien
des anciens l'a choisie pour la sienne. Aucune forme , aucun monde ne pouvait
subsister avant la forme humaine; car elle renferme toutes choses, et tout ce qui
est ne subsiste que par elle; sans elle, il n'y aurait pas de monde, et c'est dans
ce sens qu'il faut entendre ces paroles : L'éternel a fondé la terre sur la sagesse.
Mais il faut distinguer l'homme d'en haut de l'homme d'en bas; car l'un ne pour-
rait pas exister sans l'autre. Sur cette forme de l'homme repose la perfection de la
foi en toute chose, c'est d'elle qu'on veut parler quand on dit qu'on voyait au-
dessus du char comme la figure d'un homme; c'est elle que Daniel a désignée par
ces mots : Et je vis le fds de l'homme qui venait avec les nuées du ciel , qui
s'avança jusqu'à l'ancien des jours, et ils le présentèrent devant lui. (Zohar, cité
par M. Franck, Kabbale.)
b
ESPRIT d'imyersalité. 301
baie; voilà bien l'Homme, tel qu'on le rencontre plus tard
dans les couples divins des Gnostiques. La conception du
Verbe, sous cette forme moitié métaphysique et moitié con-
crète, nous paraît une pure production du génie si précis,
mais un peu matériel et tout positif de la Judée. Aussi
devrait-on s'attendre à voir ce Verbe, homme éternel et
divin, s'identitier avec le Messie, prophète, prêtre et roi, qui
devait étendre Israël par toute la terre. Mais quoique Philon
sache que Dieu « ne dédaigne pas de se communiquer au
sens et d'envoyer son Verbe au secours de ses adorateurs
pour guérir les âmes et pour établir des préceptes sacrés et
des lois indestructibles»; quoiqu'il proclame d'un autre côté
que « le Juste est une bénédiction publique et la rédemp-
tion du méchant* », on ne trouve rien chez lui sur une in-
carnation réelle du Verbe justiticateur et rédempteur.*
Quoi qu'il en soit, il y a une correspondance étroite entre
la théorie du Logos, et la tendance à l'universalité, qui
commence à percer dans la religion toute nationale des Juifs.
Tout homme est par l'âme et par la raison de la famille de
Dieu; car tout homme a été fait à l'image du Verbe, Fils
éternel de Celui qui est. Il n'y a pas loin de ces formules qui
reviennent sans cesse dans Philon, à concevoir que ce n'est
plus seulement la race d'Abraham, mais l'humanité tout
entière, qui est le peuple de Dieu avec son Verbe pour père,
pour législateur, pour roi et pour pontife; et que tous les
êtres raisonnables forment une sorte d'Israël universel, dont
les conducteurs spirituels, au lieu d'être pris exclusivement
1. L'homme pur est par lui-même uo vrai saciifice, qui peut servir d'expiation ;
c'est pour cela que les justes sont le sacrifice et l'expiation de l'univers, i Zohar,
Kabbale par M. Franck.)
* T. I, Créatioa, p. 9, 10, 15, 17, 19, 35, 45. 95. — Ail. de la loi, I,
133, 139, 151, 157, 165, 167, 171, 173; II, 189, 299, 303, 337, 343,
3-15. — T. II , Chérubins, 17, 29. — Que le plus mauvais, etc., 165, 199,
201. — T. III, Agriculture, 25; Plantation, 91, 97.
302 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAm.
dans une tribu sainte, sont des prêtres selon l'ordre mysté-
rieux de Melchisédec. «J'admire, s'écrie Pliilon, ceux qui
nous disent : Nous sommes tous fils d'un seul homme et
nous avons des sentiments pacifiques à fégard du prochain.
Mais comment se foit-il donc qu'ils ne haïssent point la guerre
et qu'ils n'aiment point la paix, lorsqu'ils confessent un seul
père, non pas un père mortel, mais un père immortel,
l'Homme de Dieu, qui est son Verbe éternel et incorrup-
tible?» Philon ne proclame pas avec moins de force que les
Stoïciens la famille ou la cité universelle des hommes, l'égalité,
la charité et la paix. «Le monde, dit-il, est une grande ré-
publique gouvernée par un droit unique. C'est la droite
raison de la nature, la loi divine qui accorde à chacun ce qui
lui est dû. S'il y a tant de lois diflérentes et opposées, c'est la
cupidité, l'orgueil et fincurable ignorance née de forgueil,
qui ont fait naître ce divorce entre les peuples et qui leur ont
dicté des lois si contraires au droit naturel et éternel, qu'ils
n'aperçoivent plus même en songe. L'égahté, voilà le carac-
tère du droit véritable; l'égalité, voilà la mère de la justice.
Mais on néglige l'égalité, et chacun veut usurper ce qui est
à autrui, haïssant les hommes et haï d'eux, lent à aider,
prompt à nuire Le sage est naturellement ami de la paix;
il est né pour l'amour et le service du genre humain. » La
même loi gouverne les hommes et les natures célestes; ils
sont tous fils du Verbe , et le ciel est leur commune patrie.
Que. si nous sommes tous égaux, concitoyens et frères, nous
sommes tous naturellement aussi libres et aussi nobles les
uns que les autres. C'est la violence qui a réduit les faibles
sous le pouvoir des forts : mais le droit souverain et im-
prescriptible de la nature rétablit les esclaves dans leur
ingénuité originelle et divine. La seule passion qui soit
bonne , c'est la pitié qui porte le fort à secourir le faible , et
toute la sagesse consiste dans la piété à fégard de Dieu dans
ESPRIT d'universalité. 303
la JLisice et la charité à l'égard des hommes. La charité est
la sœur jumelle de la piété. Voilà les principes que Philon
veut à toute force trouver dans la Bible. Selon lui, les
Israélites ont seuls des prêtres pour l'utilité publique du
genre humain. Leur grand prêtre, appelant le Verbe à son
secours comme avocat et intercesseur, prie Dieu et lui rend
des actions de grâce, non-seulement pour l'humanité, mais
pour la création entière , parce qu'il croit que l'univers est
sa patrie. Tandis que les Européens ont des lois et que les
Asiatiques en ont d'autres, tandis que toutes les cités et
toutes les nations ont en horreur les coutumes des étrangers,
le législateur des Juifs avertit de leurs devoirs tous les
hommes, les Grecs comme les barhares, les Occidentaux
comme les Orientaux, les habitants de la terre ferme comme
ceux des îles, en un mot, tout l'univers jusqu'à ses limites
les plus reculées. Rien de plus opposé sans doute que de
tels sentiments à l'esprit exclusif et étroit du Mosaïsme qui
rendit les Juifs odieux aux autres peuples, et qui leur fit
regarder comme impur et abominable tout ce qui n'appar-
tenait pas à leur nation. Mais le cosmopolitisme tolérant et
humain des Stoïciens avait partout pénétré avec les conquêtes
de la Grèce et de Rome, dont le résultat fut de rapprocher
et de mêler tant de nations. Toutefois ce qui nous paraît
incontestable , c'est qu'en passant par l'esprit des Juifs, ces
idées acquirent une vie et des forces nouvelles. Le peuple
juif avait beaucoup souffert; il donna donc aux abstractions de
Zenon le ton passionné de la douleur qui gémit et qui espère.
Le peuple juif concevait tout sous la forme religieuse; il
communiqua donc aux idées d'amour et de bienveillance
universelle, partout répandues, toute la véhémence et toute
l'ardeur du sentiment et de la foi.*
* T. I, Ciéalion, p. 97, 99; T. II, Chérubins, 59, 67; Que le plus mauvais,
etc., 193, 247.
301 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Mais il y avait un danger à côté de cet avantage. Si le
sentiment religieux est une force, la plus active et la plus
victorieuse de toutes les forces, il a une malheureuse tendance
à absorber tout l'homme; et lorsqu'il tourne au mysticisme,
il épuise plus les âmes qu'il ne les soutient, il les dessèche
plus qu'il ne les vivifie; au lieu d'échauffer le cœur, la piété
consume et dévore tous les sentiments humains, et la charité
s'évapore en une tendresse ratfinée et stérile pour un objet
ineffable. Or, le mysticisme couvait sourdement dans tout
rOrient, qui est son origine, et devait bientôt passer jusque
dans la philosophie grecque, dont il consomma l'irréparable
décadence. Aspiration déréglée vers la science et négation
de la raison, le mysticisme peut bien blesser quelquefois
l'autorité, à l'ombre de laquelle il s'essaie et grandit; mais
il est mortel pour la hberté et pour l'énergie de la pensée,
lorsqu'au lieu d'être une préparation à la philosophie, il
devient la philosophie même.
C'est dans Philon que nous en trouvons non -seulement
les premières traces, mais encore tous les développements
et toutes les conséquences. Le souverain bien de l'homme ,
selon lui, est la possession de Dieu. Mais l'homme est par lui
même incapable de s'élever à ce premier Être, et l'on ne
saurait proclamer trop fortement la faiblesse de son intelli-
gence et de sa volonté. Toute vérité nous vient de Dieu, et
l'aveu de notre folie est la fin de toute science humaine et
le commencement de la vraie sagesse. Pour se rendre capable
de Dieu , il ne suffît pas de mépriser le corps , de faire taire
les passions, de s'arracher au monde qui nous enveloppe
de toutes parts et qui nous accable de mille nécessités ; il
faut encore que la raison se défasse en quelque sorte d'elle-
même. «Si tu désires, ô mon âme, hériter des biens divins,
abandonne non-seulement la terre, le corps, les sens et la
maison paternelle, abandonne non-seulement la science et
MYSTICISME. 305
la raison, mais fuis-toi toi-même, ravie hors de toi, animée
d'une fureur surnaturelle, et ne rougissant pas d'avouer que
tu es agitée et possédée de Elieu. Car pour l'âme transportée
hors d'elle-même, inspirée d'un délire divin, échauffée d'un
céleste désir, entraînée par la vérité qui écarte devant elle
tous les obstacles et qui lui fraie la route", Dieu même est
l'héritage qui l'attend. Courage, ô âme, et comme tu as quitté
tout le reste, sors aussi de toi. . . Et le Seigneur t'ouvrira
le trésor de ses biens, le ciel, d'où ce maître des largesses
fait pleuvoir sur toi une abondance de joies accomplies. »
Cet état bienheureux, supérieur à la sagesse et à la vertu,
suppose : 1° le silence des sens et de la raison individuelle,
2° l'extinction de la conscience , 3° la passivité, 4° l'impossi-
biUté d'arriver par soi-même à la vertu , qui est cependant
la condition de cette divine ivresse. Nous n'avons pas à
revenir sur le mépris de la raison. Mais lorsque la raison
humaine fait place à l'inspiration céleste, il faut que la con-
science et la personnalité s'obscurcissent et s'éteignent.
«Aussi, nous dit Philon, personne ne peut-il comprendre
la migration de l'âme parfaite vers Celui qui est, non pas
même l'homme , à qui il arrive d'être ainsi ravi en Dieu. Son
âme ne peut se faire une idée des biens ineffables qui étaient
alors son partage : car elle était toute possédée de l'esprit
de Dieu. » Alors cessent les inquiétudes , les agitations et les
peines; et sans art, sans effort, nous sommes comblés de
grâces par la seule bonté de la nature. Cette production
spontanée de toutes sortes de biens se nomme délassement
et repos , parce que l'âme respire en effet de ses opérations
propres qui la fatiguent , et se trouve délivrée de ses travaux
par l'abondance des eaux célestes , qui l'arrosent et la vivi-
fient. L'âme donc s'abandonne à la grâce divine qui la
pénètre et l'inonde. Elle n'agit plus, elle ne pense plus, elle
ne sent plus : elle n'est plus qu'un instrument sonore et
II. 20
306 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
docile SOUS la touche impérieuse et toute-puissante de l'Esprit.
« L'âme qui enfante d'elle-même , avorte , dit Philon ; et telle
est son impuissance absolue , que lorsqu'elle confesse son
néant et la grandeur de Dieu, cette confession n'est point son
œuvre, mais celle du Seigneur.... Qui pourrait reconnaître
la grandeur de Dieu et chanter dignement ses louanges ?
Quelle voix serait assez forte? quelle intelligence assez pure?
Quand les astres se réuniraient en un seul chœur, ils ne
pourraient égaler leurs chants aux mérites du Très - haut ;
quand le ciel entier éclaterait dans un cri unanime de re-
connaissance et d'amour , il ne pourrait raconter la moindre
parcelle des puissances divines. »
Mais la vertu qui nous prépare à recevoir l'action de
Dieu , nous apparlient-elle au moins en propre ? Ici Philon
flotte entre le bons sens et la fohe : tantôt, il parle comme
si la vertu venait de nous et ne dépendait que de nous;
tantôt, comme si elle n'était qu'un don gratuit et arbitraire
de Dieu; et c'est évidemment vers cette dernière pensée
que son mysticisme inchne. Préoccupé de l'idée de Dieu,
il finit par anéantir Thomme devant cette majesté infinie.
Il répète avec les Stoïciens que rien de grand ne se fait
sans Dieu , mais il donne un tout autre sens à ces paroles.
Aux yeux des Stoïciens, il y a tout au plus coopération de
Dieu dans la vertu humaine ; selon Philon , c'est Dieu même
qui produit la vertu. Car il est impossible que l'on quitte les
choses mortelles pour les immortelles sans une faveur du
ciel. «L'âme impie et amoureuse d'elle-même, dit Philon,
pàtit quand elle croit agir. Quand Dieu plante et sème dans
fàme tout ce qu'il y a d'honnête en elle, si elle dit: c'est
moi-même qui plante , elle devient impie. Tu ne planteras
point , dit la loi , quand Dieu plante. D est donc absurde de
croire que quoi que ce soit vienne de fàme et soit son
ouvrage : tout doit être rapporté à Dieu. Sinon , l'on mêle
MYSTICISME. 307
l'ivraie au bon grain ; on est surpris d'une grave maladie ,
d'une ig-norance sans remède ; on s'attribue l'œuvre du
Seigneur. » Même le désir de la vertu se forme en nous par
une action de Dieu , sans égard à nos propres mérites. Dieu
a-t-il consulté dans l'élection de Melcbisédec ou d'Abraham
sa grâce ou les mérites de ces saints personnages?.
Les conséquences morales d'une pareille doctrine sont le
quiétisme, l'indifférence pour les devoirs de la vie, et le retour
par l'ascétisme aux œuvres ou plutôt aux pratiques inutiles,
qu'on semblait d'abord mépriser. J'aime sans doute que l'âme,
forte de sa bonne conscience et de sa foi en Dieu, s'écrie
avec Philon : «Tous m'appellent bannie, fugitive, abandon-
née, être vil et de néant; mais vous êtes, ô Seigneur, ma
patrie , ma famille, ma richesse , mon honneur et ma gloire.»
Mais je veux que la vertu soit agissante et qu'elle sente sa
force. J'honore un fier et noble désintéressement qui ne
connaît point d'inquiétudes empressées pour les choses de
la terre. Mais je me défie de ces perfections si hautes,
qu'elles laissent au vulgaire la pratique du devoir, qu'elles
oubhent la vie pour méditer la mort, et qu'elles dédaignent
de se mêler à la république des hommes pour émigrer
plus vite et se recueillir dans le monde des intelligibles.
Où manquent la tempérance d'esprit, la sobriété et la me-
sure , je ne saurais reconnaître la beauté de la vertu. Il ne
lui est pas plus nécessaire d'élire domicile dans l'extérieur
mortifié des ascètes, que sous les haillons des cyniques ; et
quoi qu'on ait pu dire, il est douteux qu'elle s'avoue et se
retrouve elle-même dans ces hommes, dont nous parle
Philon, «pauvres, sales, livides, semblables à des cadavres,
et portant sur leur visage la détresse, la maladie et la faim. »
* ï. I, Créât., 45; - Ail. de la loi, I, p. 137, 149, 167; III, 261, 263,
265 , 269 , 271 , 289 , 291 , 339. - T. II, Ciiéiubins, 39, 43; Sacrifice d'Abel,
97, 103, 133. - T. m. Plantation, 103; De l'ivresse, 171, 189, 219.
308 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Philon n'en reste pas moins, avec tous les égarements de
son mysticisme, un des écrivains les plus importants de l'an-
tiquité, et ce n'est qu'à l'aide de ses ouvrages, dont la date
est certaine (il naquit avant Jésus-Christ et dut mourir sous
Claude), qu'on peut comprendre sûrement l'état général des
esprits , je ne dis pas seulement parmi ses corréligionnaires ,
mais dans tout l'Orient. Cette exégèse si bizarre et si fausse
mais qui modifiait profondément les vieilles traditions , ce
spiritualisme ardent et à outrance, ces aspirations même
chimériques vers un état plus parfait et un monde meilleur,
ce mépris de la lettre et cette estime de l'esprit , ce dédain
et je pourrais dire cette horreur pour les sens et pour la
terre , cet amour exalté pour l'idéal et pour le ciel , ce cos-
mopolitisme, qui brisait les barrières de séparation entre les
peuples et les idées, cette doctrine du Verbe, loi universelle,
et type de l'humanité : tout cela ne marque-t-il manifeste-
ment la dissolution intérieure des anciennes religions et la
métamorphose en même temps que la recrudescence des
idées religieuses ? N'y voyons-nous pas déjà les caractères
de spirituaUsme et d'universahté de la foi future , ainsi que
l'idée qui en doit engendrer tous les dogmes, celle du Verbe,
homme et Dieu tout ensemble ? Ces symptômes sont impor-
tants à constater chez un juif, parce que la tradition juive
était peut-être la seule assez vivante pour porter de nou-
veaux rejetons, assez pure pour se modifier et se développer
sans se détruire. Mais ils ne seraient guère moins importants
à signaler dans le reste de l'Orient, où la nouvelle doctrine
fit plus de bruit et de conquêtes que dans la Judée, Malheu-
reusement je dois ici me borner à l'Egypte , parce que c'est
le seul pays sur lequel nous ayons des documents certains ,
quoique trop rares et trop incomplets. Mais qu'importe, que
le temps nous ait envié de plus amples renseignements , si
nous retrouvons clairement dans le peu qui nous reste les
1
PLUTARQUE : MYTHE d'iSIS ET d'OSIRIS. 309
mêmes tendances que dans les écrits de Philon ? Et d'un
autre côté nous en savons assez sur le reste de l'Orient, si
nous connaissons avec certitude le mouvement intellectuel
et moral de l'Egypte : Alexandrie n'est-elle pas le principal
foyer et comme le grand laboratoire des idées qui remuèrent
alors le monde ?
L'Egypte donc, si fière de son antiquité, si immobile dans
ses croyances, en était alors à s'interpréter elle-même sous
l'inlluence victorieuse de la philosopliie grecque. Ce travail
d'interprétation rationnelle et spiritualiste des vieilles fables
avait-il déjà commencé sous la domination persane, lorsque
les premières brutalités de la conquête eurent cessé et que
le matérialisme de l'Egypte fut en présence du spiritualisme
des peuples Ariens? Je le croirais volontiers en voyant le
goût des Alexandrins pour Pylbagore et pour Platon. Avait-il
même commencé dans les temples avant toute influence
étrangère ? Je ne voudrais pas le nier. Mais c'est constam-
ment sous les Ptolomées, que le Dieu Ilarpocrate rompit son
mystérieux silence , que les Sphinx se mirent à expliquer
leurs énigmes^ et que les plus monstrueuses absurdités qu'ait
adorées l'esprit humain, s'évertuèrent à se trouver d'accord
avec la raison. On n'avait plus à craindre les fureurs et les
persécutions d'un Cambyse, mais il fallait compter avec le
bon sens railleur des Grecs, vainqueurs et tolérants. Ceux-
là ne tuaient point follement le Dieu Apis à coups d'épée,
mais ils savaient que l'ironie et le sarcasme sont mortels aux
croyances superstitieuses et aux vains fantômes qui en sont
l'objet; et du comique Ménandre au sceptique Lucien, les bons
mots n'avaient point manqué sur les Dieux à tête de chien
ou sur les divins taureaux de Memphis. Entrez dans les
temples des Egyptiens, disait-on, l'architecture est magni-
fique: partout des pierreries, de l'or, des peintures; mais si
vous pénétrez dans le sanctuaire et que vous cherchiez le
310 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
Dieu, vous ne trouverez qu'un singe ridicule, un chat, un
bouc , un ibis ou quelque chose de plus vil encore, quel-
que divinité croissant dans les jardins. Les croyants avaient
beau répondre que le culte ne s'adressait pas aux animaux,
mais à celui qui les a faits et dont la puissance vit dans
toute la nature , et que des êtres animés nous présentent
une plus fidèle image de Dieu , que des statues dénuées de
vie et de sentiment. La raillerie, à force de se répéter,
pénétrait insensiblement dans les âmes et y portait le doute
et l'incrédulité et l'on ne vil rien de plus pétulant et de plus
irrespectueux que l'esprit des Alexandrins. Les prêtres cher-
chaient un appui à leurs erreurs ou à leurs impostures dans
les traditions mêmes du peuple vainqueur. Orphée, Homère,
les théologiens grecs et les auteurs des mystères n'avaient-
ils pas emprunté leur sagesse à l'Egypte? Jupiter, Minerve,
Bacchus et Hercule, n'avaient-ils pas béni les bords du
Nil avant de visiter l'Uyssus et l'Eurotas? Ressource inutile!
Jupiter était trop décrépit et trop mal sûr de sa divinité
pour défendre celle d'Osiris. On était forcé de convenir que
les histoires sacrées de l'Egypte n'étaient, comme celles des
Grecs, qu'un tissu de fables, souvent injurieuses à la divi-
nité. «Pour ceux, dit Plutarque à une prêtresse égyptienne,
pour ceux qui regardent comme des histoires réelles et des
vérités tous les points de la fable d'Isis et d'Osiris, même
les plus exécrables , tels que le démembrement d'Horus et
la décapitation d'Isis, il leur faut cracher au visage et rompre
la bouche , comme dit Eschyle , s'ils ont de telles opinions sur
la nature immortelle et bienheureuse qui est Dieu, et s'ils
prétendent que de pareilles fables sont des faits réels, arrivés
comme on les rapporte. Je sais que tu as en horreur et en
abomination ceux qui ont des opinions si étranges et si bar-
bares sur les dieux. Mais je sais bien aussi que ces fables ne
ressemblent point à celles que les poètes imaginent. » Leur
PLUTaRQUE : MYTHE D'ISIS ET d'OSIRIS. 311
étrangeté donc, au lieu de les faire rejeter, doit donner à
réfléchir aux fidèles : il faut qu'il y ait sous ces extravagances
quelque chose de profond et de mystérieux. Et voilà l'esprit
des Egyptiens en campagne. Grâce à l'allégorie , ils pourront
retrouver dans leurs traditions tout ce qu'ils voudront,
concilier la foi et la vérité , être tout ensemble absurdes et
raisonnables. Sous prétexte que Pythagore et Platon s'étaient
enrichis de leurs dépouilles, les prêtres de l'Egypte se mirent
à piller sans scrupule toute la philosophie grecque. Il n'est pas
jusqu'à Epicure dont quelques-uns n'embrassèrent les opi-
nions, comme puisées à la source de leurs mythes indigènes.
D'autres donnèrent dans les explications purement humaines
d'Evehmère , ne voyant dans les dieux que des rois et des
législateurs, que la créduhté avait placés au ciel, comme
la flatterie y mit la chevelure de Bérénice. Un plus grand
nombre adopta les explications toutes physiques qui avaient
cours dans l'école stoïcienne. Mais je ne crois pas trop m'a-
vancer en affirmant que ce qui domina de bonne heure
dans cette confusion d'idées cosmiques et de fables tra-
ditionnelles, ce fut le Platonisme. Voici quelques-uns des
principaux résultats de l'exégèse égyptienne, rapportés par
Plutarque. Il n'y a que deux principes, l'un bon, l'autre
mauvais; le premier, représenté par Osiris, et le second,
par Typhon. L'entendement, la raison^ le Lo^o^, voilà Osiris;
c'est de lui qu'émane ce qu'il y a de bien ordonné sur la
terre, au ciel, dans les saisons, dans le monde entier. En
lui-même , il est l'invisible , qui voit sans être vu ; il est la
parole divine , qui n'a besoin ni de langue ni de voix pour
être entendue. 11 est le principe des Idées, éternels exem-
plaires du monde. Isis , aux mille noms divers , ou la matière
éternelle qui peut revêtir toutes les formes , est amoureuse
du Logos ou d'Osiris; elle jouit de ses embrassements et
enfante le monde visible ou Horus. Mais Typhon, jaloux du
31"2 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
bien , s'efforce de troubler le bel ordre du monde; il disperse
çà et là les membres divins d'Osiris, qu'lsis de son côté
tâche de rassembler. N'est-ce point l'image du génie du mal,
qui , enflé d'orgueil et d'ignorance, efface et dissipe la sainte
parole , dont la déesse poursuit et rassemble les débris
avec amour? Osiris n'est pas seulement le seigneur et le roi
du ciel : il règne aussi dans les enfers; il est le maître des
vivants et des morts. «Le commun peuple, dit Plutarque ,
lorsqu'il entend raconter que ce Dieu règne sur les trépassés ,
s'étonne et se trouble : le divin et sacré Osiris habiter sous
la terre! Non, le Dieu est bien loin de la terre, sans tache
et sans souillure , n'ayant rien en lui qui laisse place à la
mort et à la corruption. Mais les âmes des hommes , tant
qu'elles sont ici-bas enveloppés d'un corps et de passions,
ne peuvent avoir aucune participation de Dieu; elles ne
l'entrevoient qu'à peine et comme au travers d'un songe
obscur, malgré l'étude de la philosophie. Ce n'est que lors-
qu'elles sont déUvrées des liens corporels et qu'elles sont
passées de ce monde dans un lieu saint, où il n'y a plus ni
passions ni formes matérielles qu'Osiris, que Dieu devient
leur conducteur et leur roi! Elles s'attachent à lui; elles con-
templent et désirent insatiablement cette beauté parfaite,
que nul homme ne saurait comprendre ni exprimer. » La
vie d'ici-bas n'est qu'une purification, et ce n'est point
l'habit de Hn et la tonsure qui font l'initié ou l'Isiaque : c'est
l'inteUigence et la possession de la sainte parole. C'est avec
elle que les hommes pieux ont vécu, et elle est avec eux
lorsqu'ils sont morts : ils sont partis de ce monde en l'autre
sans emporter autre chose que la parole divine.*
Certes, nous n'avons ici qu'une esquisse bien incomplète
de cette nouvelle théologie égyptienne, formée du mélange
de la philosophie grecque et des traditions indigènes. Mais
* Is. et Os. , ch. 1, 2, 4, 5, 6, 10, 15, 20, 22, 26, 28, 29, 31, 33, 37, 39, 40, 41 .
GNOSTICISME ORIENTAL. 313
tels qu'ils sont, ces lambeaux de doctrine n'en présentent
pas moins tous les caractères que nous avons signalés dans
Philon; la manie de tout interpréter au point de vue spiri-
tuel , la passion du surnaturel et du divin , l'ascétisme et le
goût de la contemplation, et au-dessus de toutes ces ten-
dances la théorie du Verbe, parole éternelle de Dieu, lumière
de Thomme , âme et loi de la nature. C'est par cette théorie,
que rÉgypte et la Judée se rencontraient et que les religions
polythéistes de la nature allaient au-devant du monothéisme
qui devait les abolir \ Car, si le manque de documents certains
et authentiques nous a forcé de Umiter nos recherches à
l'Egypte, nous n'en sommes pas moins conduit à étendre
ce que nous savons de ce pays à toutes les autres contrées
de l'Orient helléniste. Supposez que les mêmes ferments ,
instincts ou idées, s'agitassent confusément au sein de toutes
les religions orientales, et vous comprendrez le principe ,
sinon les détails , de ce phénomène étrange qu'on appelle la
Gnose. A peine sortis de la Judée, les apôtres la trouvent
devant eux, vivante et déjà organisée; ils la voient partout
se lever sous leurs pas ; sans cesse vaincue , elle renaît sans
cesse de ses défaites avec plus de force , d'emportement et
d'empire. A Simon , le magicien , succède Ménandre ; à Mé-
nandre, BasiUde, Valentin, Marcion, Bardesane, et enfin le
1. C'est ce que Bossuet leconnait pour la Grèce. «Ce qui se passait même
parmi les Grecs était uue espèce de préparation à la connaissance de la vérité.
Leurs philosophes convinrent que le monde était régi par un Dieu bien différent
de ceux que le vulgaire adorait et qu'ils servaient eux-mêmes avec le vulgaire.
Les histoires grecques font foi que cette belle philosophie venait d'Orient et des
endroits où les Juifs avaient été dispersés; mais de quelque endroit qu'elle soit
venue, une vérité si importante, répandue chez les gentils, quoique combattue,
quoique mal suivie même par ceux qui l'adoptaient, commençait à réveiller le
genre humain, et fournissait par avance des preuves certaines à ceux qui devaient
un jour le tirer de son ignorance. » (Bossuet, Disc, sur l'hist univ., II™e partie,
ch. 5.) Tout est vrai dans ces paroles, moins la supposition gratuite que les
Grecs aient été à l'école des Juifs. Toutes les histoires qui font foi de ce fait,
selon Bossuet , se réduisent à quelques contes de la légende de Pythagore.
344 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
plus terrible de tous, cet inconnu' qui rassemble, sous le
nom de manichéisme, toutes les forces de l'esprit oriental,
et qui semble tenir l'orthodoxie en échec jusqu'à la ruine du
monde ancien; et même, si la Gnose paraît alors disparaître,
elle est plutôt couverte qu'étouffée par les débris sur lesquels
le christianisme gréco-latin surnage et triomphe : on put s'en
apercevoir au moyen âge, lorsqu'il fallut noyer dans le sang
et exterminer par le fer et le feu les différentes sectes des
Purs ou des Cathares. Expliquer un phénomène si général ,
si constant, si uniforme dans sa diversité, ou par les caprices
de l'amour-propre et d'une ambition trompée, ou par les
révoltes de l'esprit individuel , c'est mettre des causes ou
ridicules ou imaginaires à la place de la vérité. Les héré-
siarques n'ont point fait les idées gnostiques ; ils ont été
suscités par elles. Tous les éléments divers , qui fermentaient
inaperçus dans l'Orient, apparaissent tout à coup et prennent
des noms propres à la première annonce de la Bonne-nou-
velle; et la commotion prodigieuse, dont tout l'Orient paraît
alors ébranlé, ne témoigne pas tant de la spontanéité puis-
sante des sectaires que de l'énergique vitalité des idées qu'ils
représentent, ni de la force d'impulsion du christianisme
naissant, que du mouvement accumulé pendant des siècles et
qui se précipita enfin au premier choc. Je ne crois point qu'il
y eût jamais une telle effervescence d'idées, ni d'espérances
plus ardentes et de plus hautes ambitions. D ne s'agissait ni
des intérêts d'une classe d'hommes à faire triompher, ni
d'une nationalité à défendre , ni de droits terrestres à reven-
diquer, ni d'un bonheur humain à conquérir : c'était à une
perfection divine, à une félicité céleste qu'aspiraient les ima-
ginations enthousiastes de l'Orient. Je sais et leurs illusions
et leurs extravagances; et j'avoue que, tout compté, tout
1. Est-ce Manès, Manas ou Mensch? Est-ce un nom d'homme? ou n'est-ce
que le nom du Yeibe éternel , comme Manou ?
GNOSTICISME ORIENTAL. 315
rabattu , la richesse intellectuelle de la Gnose n'est au fond
qu'une pompeuse indigence. Ces longues séries artificielles
d'abstractions réalisées et accouplées sous le nom d'Éons,
l'unité incompréhensible du Dieu xVbyme-Silence, à côté de
ce polythéisme abstrait que forment les puissances surna-
turelles du divin Plérôme , la vie active sacrifiée à d'inertes
contemplations, un mysticisme qui marche sur les nues et
les plus grossières pratiques, l'extase et les talismans : tout
cela montre plus , selon nous , les convulsions et les infir-
mités présomptueuses de la pensée , que sa féconde énergie.
Mais si l'idée était faible et pauvre dans le gnosticisme , les
tendances étaient trop puissantes pour ne pas laisser une
trace profonde dans l'histoire morale de l'humanité.
Oublions pour un moment le mysticisme confus et em-
porté des Gnostiques , dont l'influeijce fut en effet singulîè-
rement mêlée de bien et de mal, et voyons quelle fut l'action
générale de la Gnose sur les développements de la révolution
religieuse, à laquelle elle se rattacha. La nouvelle religion
devait être universelle, et son essence, comme l'indique le
nom qu'elle affecta plus tard, est le catholicisme. La Gnose
contribua puissamment à consommer ce qu'avait commencé
St. Paul avec tant de résolution et d'intelligence, le divorce dé-
finitif de l'église et de la synagogue, de l'Évangile et delà Loi,
Malgré son prosélytisme, malgré les tendances libérales et
vraiment humaines de quelques-uns de ses docteurs ou de
ses adhérents, la foi juive retombait comme de son propre
poids dans un particularisme étroit et tout national. Or le
christianisme ne se sépara pas en un jour de son origine.
St. Justin nous apprend que, parmi les Juifs chrétiens il y en
avait beaucoup qui observaient scrupuleusement les pratiques
de la loi ancienne et qui tenaient pour infidèle quiconque
les négligeait. Un peu plus tard Tertullien se plaint des Juifs
de naissance ou des Grecs hébraïsants, convertis au christia-
nisme: ils sont plus dangereux, selon lui, que les païens eux-
316 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN
mêmes. Les descendants de Jacob étaient toujom's le peuple
élu; et ce n'était que par une sorte de tolérance et de grâce
que les Gentils entraient dans l'héritage de la race sainte.
Si donc les juifs de sang et les plus entêtés de leurs adhé-
rents consentaient à partager leur foi avec ceux qui ne sor-
taient qu'à peine des ténèbres de l'idolâtrie, ils prétendaient
demeurer les premiers du peuple de Dieu: ils étaient, comme
dit Philon, le peuple prêtre qui avait éclairé les autres, et
ils ne se défaisaient que difficilement des privilèges et de l'or-
gueil, qui s'attachaient à leur droit d'aînesse dans la foi et
dans la vérité. La Gnose fut de la part des Gentils de l'O-
rient une protestation contre cette suprématie morale de
l'étranger. S'ils entraient dans le christianisme, c'était à la
condition qu'il fût assez large pour les contenir, eux aussi
bi'fen que les juifs, sans trop violenter leur conscience et leur
génie. Leur foi consentait à se dénationaliser, mais non pas
au profit d'une religion et d'une race qui leur avaient été si
longtemps odieuses. C'est pourquoi l'on en vit quelques-uns
rejeter absolument la tradition juive ^ quelques autres ho-
norer Zoroastre, Pythagore, Platon et Aristote à l'égal de
Moïse et de Jésus-Christ, tandis que les plus modérés, regar-
dant les livres saints comme altérés par l'ignorance ou l'impos-
ture, interprétaient l'Ancien et le Nouveau Testament avec
la plus complète indépendance: tous, ils arrivaient par une
voie ou par une autre à briser ce qu'il y avait de trop étroit
et de trop particulier dans la primitive église. Qu'ils soient
allés au delà du but, et que d'un autre côté, sans détruire
l'unité du genre humain, ils aient péché contre l'égaUté et
la morale par leur division des hommes en matériels, en
psychiques et en spirituels , c'est ce qui n'a pas besoin de
discussion; mais leurs excès mêmes contre le Judaïsme for-
mèrent de plus en plus l'éghse à une salutaire indépendance.
Sans rompre avec une tradition, qui était son origine et sa
force, elle en secoua le joug pour tout ce qui gênait l'essor
GNOSTICISME ORIENTAL. 317
de son esprit universel, et l'on vit pour la première fois dans
le monde une religion sans patrie et sans nationalité, aspi-
rant avec la pleine conscience de ses destinées au saint et à
la communion du genre humain.
La foi nouvelle devait être, malgré ses instincts et ses prédi-
lections populaireSjle spiritualisme le plus sévère et le plus pur.
La Gnose la jeta décidément dans cette voie. Ce qu'il y a de
profondément spiritualiste dans l'Evangile, c'est le sentiment;
mais soit que le maître se soit conformé à l'esprit encore gros-
sier de ses disciples, soit que la tradition n'ait conservé de ses
enseignements que ce qu'elle en pouvait comprendre, l'idée et
l'expression ne sont pas toujours au niveau du sentiment. On
y retrouve sans cesse les habitudes matérielles du langage
et de la pensée bibliques, et s'il y a dans St. Paul et dans
St. Jean un effort, sous lequel la langue ploie et crie avec
dissonance ', pour échapper à ces habitudes innées et invé-
térées, il ne faut pas oublier que Paul était familier avec les
doctrines les plus raffinées du Judaïsme, et que Jean est for-
tement empreint des idées gnostiques, qu'il eut à combattre
et dont il éludait le danger, en opposant un spiritualisme
plus sobre à ce mysticisme intempérant. Quoi qu'il en soit,
Origène convient que les hérésies ont beaucoup servi et
peut-être étaient nécessaires au développement spirituel du
christianisme. Les premiers fidèles avaient beau répéter
qu'ils n'étaient point de ce monde, ils se détachaient avec peine
des espérances temporelles et sensibles: témoin ces rêves,
connus sous le nom de millénarisme, auxquels croyaient des
hommes comme St. Irénée, et que vous retrouverez jusque
dans le quatrième siècle, sous la plume élégante de Lac-
tance. Jamais on n'eut une foi plus vive dans les destinées
1. Je ne parle pas, bien entendu , de la vraie langue grecque, dont la souplesse
se prête à toutes les exigences de la pensée, mais de l'hellénistique, patois raide
et laborieux, qui, sous des mots grecs, garde les habitudes de la langue et de
l'esprit hébraïques.
318 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
immortelles de l'homme; jamais cette croyance n'eut une ac-
tion plus dominante sur les mœurs et sur la vie humaine;
et cependant à peine se faisait-on quelque idée de l'âme et
de sa spiritualité: l'immortalité n'était encore que la résurrec-
tion des corps. De là des questions, qui commençaient à
agiter les consciences des fidèles, à mesure que l'on s'éloi-
gnait des temps du Christ et que la fin du monde, qu'on
avait d'abord attendue avec impatience, reculait devant les
imaginations trompées. Que devenaient les morts en atten-
dant le jour de la résurrection et du jugement? Etaient-ils
par quelque partie de leur être auprès de Celui qui devait
faire leur félicité? Ou bien dormaient-ils dans leurs tom-
beaux ? Je le répète , le sentiment était ici supérieur à l'idée
et la devançait. Que de martyrs voyaient, du milieu des tour-
ments, le ciel ouvert devant eux et ressentaient dans leur
âme exaltée par le combat un avant-goût des félicités divines,
tandis que les docteurs disputaient sur fétat des fidèles dans
l'intervalle de la mort et de la résurrection ! Les Gnostiques,
qui s'attachaient moins que le commun des fidèles à la lettre
de la parole du Christ, n'admettaient ni le règne de mille ans
sur la terre avec ses grossières délices, ni la nécessité de
revivre avec le corps, qu'ils traitaient en général comme un
ennemi. Aussi Jusfin les accuse-t-il de croire plus à Platon
qu'au Sauveur , et de préférer une chimérique immortalité
des âmes à la vraie immortalité, qui nous est promise par
la résurrection du corps. Leur spiritualisme, d'ailleurs exa-
géré et plein de visions, scandalisait, et avec raison, parce
qu'il était dénué de ce sentiment pratique et populaire , si
essentiel à une religion toute morale et qui devait se faire
toute à tous. Leur ambitieuse métaphysique leur faisait
oublier fégalité, sans laquelle la morale se fausse; et c'était
un sentiment bien éloigné de ceux du Christ, que ce mépris
avec lequel ils traitaient de psychiques et de charnels des
GNOSTICISME ORIENTAL. 319
hommes dont le cœur peut s'élever jusqu'au dévouement et
à l'héroïsme, sans que leur esprit soit capable d'atteindre
aux abstractions supérieures de la pensée. Les hérétiques
furent justement condamnés ; mais beaucoup de leurs opi-
nions survécurent et finirent par prévaloir dans le sein même
de l'orthodoxie. Les emportements, les bizarreries, les extra-
vagances du spiritualisme oriental disparurent, et il sortit de
ce travail désordonné, mais puissant des esprits, une doc-
trine pleine à la fois d'élévation et de sobriété, où la pro-
fondeur des idées s'unit merveilleusement à la profon-
deur des sentiments les plus purs. Voilà , si je ne me
trompe, l'immense service que rendirent les Gnostiques.
Le spiritualisme dans les idées ne me paraît pas absolument
indispensable à la vivacité de la conscience morale: témoin
le Stoïcisme dont la morale si pure et si haute s'allie à une
métaphysique assez grossière ; et , d'un autre côté , par une
monstruosité qui n'est point rare , on peut voir loger dans
une même âme la corruption et le spiritualisme spéculatif.
Mais dans une doctrine, comme dans un homme, la con-
science morale n'est complète que lorsqu'il y a accord entre
les forces vives du cœur et celles de l'intelligence , et que
lorsque la lumière s'ajoute à la chaleur du sentiment. Cela est
surtout wâi des religions : à mesure qu'elles s'éloignent de la
ferveur de leur origine, elles tendent par une pente nécessaire
à dégénérer en cérémonies et à se matérialiser par les pra-
tiques et par les rites, si le souffle de l'idée ne leur communique
sans cesse une nouvelle vie. 11 était donc d'une souveraine im-
portance que, spiritualiste d'instinct et d'aspiration, le chris-
tianisme le devînt aussi par les doctrines: là Gnose eut l'hon-
neur, malgré ses étranges égarements, de préparer* et de hâter
ce progrès qui devait compléter la conscience chrétienne.
1. Je dis préparer, parce que la Gnose, qui ne parait avec des noms propres
qu'après ou avecla prédication des apôtres, est antérieure à cette prédication. S'-Paul
320 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
L'Orient n'acheva rien : il remua confusément beaucoup
de questions et d'idées, mais il laissa au génie plus logigue
de l'Occident la tâche d'arrêter et d'organiser le dogme. Les
populations européennes de l'empire étaient, par beaucoup
de côtés, mieux faites que celles de l'Egypte et de l'Asie,
pour accomplir cette œuvre difficile. Le bon sens, la mesure,
la science de la vie, une sociabiHté plus développée, une
conscience plus droite et plus ferme, née de la liberté et
nourrie par la philosophie : tout semblait les avoir prédis-
posées à saisir l'essence même d'une religion toute morale.
Mais on n'apercevait nulle part ces puissantes facultés méta-
physiques, capables de produire une théologie, qui égalât la
profondeur du sentiment de la foi nouvelle. .Rome, la ville
impérieuse et souveraine, était plus propre à prêter le ton
décisif et magistral de l'autorité à des idées toutes faites
qu'à en concevoir, et son Église, empreinte du même carac-
tère, s'essayait déjà au commandement. L'Italie et les pays
de langue latine étaient entrauiés dans le cercle des habitudes
du génie romain. La Grèce, comme épuisée de génie et de
spontanéité, vieillissait dans la contemplation stérile de son
passé et dans d'éternelles redites. Et pourtant ce fut-elle, ou
plutôt son esprit, qui eut la meilleure part. dans la grande
œuvre du dogme. Tirée de sa langueur par les commotions
intellectuelles de l'Orient, elle renaquit subitement au spiri-
tualisme, et se ressouvint de son divin Platon, dont jus-
qu'alors elle avait plus goûté les grâces et l'atticisme que les
doctrines. Je n'entends point discuter ici le Platonisme ou
le non-Platonisme des Pères. Je constate simplement le rôle
des différents peuples dans la révolution religieuse, qui
et S'-Jeaii appartiennent par leur spiritualisme à ce développement confus de la
pensée, qu'on nomme Kabbale chez les purs Juifs, et Gnose, dans les populations
gréco-orientales. Or, ils forment certainement dans la primitive église ce parti
avancé, tant par les idées que par l'universalité de ses tendances, auquel on
opposa S' Pierre, à tort ou à raison.
l'orient, LA GRÈCE ET ROME. 321
renouvelait la conscience de l'humanité. Or, c'est un fait
incontestable que le mouvement parti de la Judée lui devint
bientôt étranger, et passa par l'Orient pour prendre en Europe
sa forme définitive. Après avoir hésité quelque temps entre
les habitudes raides et positives du vieil esprit juif et le
catholicisme^ spirituel, si hardiment inauguré par l'apôtre
des Gentils , la foi chrétienne fut violemment entraînée vers
sa destinée véritable par le fougueux mysticisme des sectaires
orientaux; et bientôt, vers la fin du premier siècle, elle eut
moins à craindre les défauts de son origine et la timidité
étroite d'une loi écrite ou de la lettre, que les intempérances
et les écarts d'un développement ultra - spirituahste , qui
l'emportait hors des bornes de la réalité et de la raison.
C'est à ce moment que parurent les Pères, tous Grecs par
l'éducation et par l'esprit. Or, si les Grecs n'étaient point
retenus par les préjugés nationaux et par les habitudes in-
vétérées , qui pesèrent fatalement sur les églises judéo-
chrétiennes , ils n'en étaient plus , comme les Orientaux , à
ces impétueux élans de hberlé , qui accusent la jeunesse et
les premiers essais de la pensée. Vieillis dans la dialectique,
fatigués d'incertitude et de scepticisme, ils sentaient moins
le besoin d'arriver par toutes les voies à l'émancipation de
l'esprit, que celui de trouver une règle qui mît fin à leurs dis-
cussions et à leurs doutes; ils devaient plutôt voir un soula-
gement qu'un assujettissement et une gêne dans la lettre d'un
texte précis et consacré. On sait combien les philosophes du
premier siècle évitaient les discussions pour s'attacher à des
formules sacramentelles, et que, plus avides de discipHne
que d'indépendance, ils couraient d'eux-mêmes à la foi
s'astreignant à des pratiques et à des exercices, comme des
croyants et des ascètes qui possèdent la vérité, et non comme
I. Je prends ce mot dans son gens grec d'universalisme (si universalisme était
français).
II. 24
322 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
des penseurs qui la cherchent. Ce penchant, né du malaise que
causait l'incertitude, devait être encore plus énergique dans
les Grecs qui embrassèrent le christianisme. Aussi, tandis que
les sectaires orientaux étaient surtout attirés à la foi nou-
velle par l'indépendance qu'elle leur promettait, les Pères y
étaient conduits par l'appât d'une tradition constante , uni-
forme, invariable, qui les déhvrât de la maladive et fatigante
liberté du doute. Ce qu'ils cherchaient, c'était un maître.
«Je voudrais bien savoir, disait Justin, de qui Platon et
Aristote ont appris ce qu'ils nous disent. Car s'ils n'ont pas ap-
pris les vérités qu'ils ont enseignées d'hommes qui les savaient
certainement, il leur était impossible ou de les savoir pour
eux-mêmes ou de les enseigner aux autres Or, il n'est
point possible de connaître naturellement ni par la seule force
de la pensée des choses aussi sublimes que les choses divines.
Cela ne se peut que par un don gratuit de Celui qui sait
tout.» C'est donc Dieu seul qui doit être notre maître, et non
des hommes mortels, fussent-ils des Aristotes ou des Pla-
tons. Les Grecs s'attachèrent à la lettre de l'Évangile avec
plus de docilité et de religion que les sectaires de l'Orient.
Mais ils la défendirent plus habilement et avec plus de force
que les Judéo-chrétiens contre les imaginations extravagantes
et les dérèglements des Gnostiques , parce qu'ils pouvaient,
avec leurs habitudes d'esprit, la recevoir dans un sens plus
large et plus spirituel. Or dans cette lutte ils ne s'appuyaient
pas moins sur la philosophie que sur la tradition. Ils con-
naissaient Socrate, Platon, Aristote et Zenon; ils avouaient
que les Stoïciens avaient dit des choses admirables sur les
mœurs; ils reconnaissaient que le Verbe s'était en partie
manifesté à Socrate , et que les enseignements de Platon ,
sans être complets ni absolument conformes à ceux du Christ,
n'y étaient cependant pas étrangers; ils proclamaient enfin
que, puisque toute âme humaine* est naturellement chré-
1
l'orient , LA GRÈCE ET ROME. 323
tienne, lorsqu'elle ne suit que ses propres inspirations, tout
ce qui avait été dit de bien par les philosophes , par les
prêtres et par les écrivains, quels qu'ils fussent, appartenait
aux chrétiens. C'est avec ces principes qu'ils se jetèrent
dans la lutte entre les Judéo-chrétiens et les Gnostiques,
ne ménageant guère plus les uns que les autres, mais res-
pectant toujours le texte sacré, qu'ils regardaient comme
le fondement de la délivrance et du salut. Le divorce de la
foi nouvelle et du Judaïsme était consommé : aussi la po-
lémique des Pères contre l'ancienne reUgion , à qui ils de-
vaient le Livre, est-elle sans importance historique. Mais en
sauvant le christianisme des innovations extravagantes des
Orientaux, ce n'est pas seulement la cause de l'Evangile
qu'ils gagnèrent : ils firent encore triompher celle de la
morale universelle, de l'Occident et du progrès. De plus
les Gnostiques se prévalaient surtout de Platon, au point
que Tertullien l'appelle le patriarche de tous les hérésiar-
ques ; les Pères retournèrent Platon et toute la philosophie
grecque contre la Gnose, opposant spiritualisme à spiritua-
lisme ; et leurs ennemis avaient beau les appeler des noms
injurieux de psychiques et de charnels : il est certain que
leur spirituahsme est non-seulement plus sobre, mais encore
plus pur et plus décidé, que les abstractions naturahstes ou
imaginaires du mysticisme oriental. La doctrine primitive
ne cessa de s'éclaircir et de s'étendre dans ces luttes intel-
lectuelles et religieuses , qui remplirent le II'"^ et le IIl'"*^
siècle, jusqu'à ce que, mûrie, éprouvée et consolidée par
tant de débats, elle rendît ses ajTêts définitifs dans les grands
conciles, qui ferment l'antiquité et qui ouvrent les temps
modernes.
Ainsi les Juifs qui, à ne considérer les choses qu'humaine-
ment, méritaient par l'indomptable énergie de leur foi et de
leurs espérances de voir se lever parmi eux la lumière de
324 ÉTAT RELIGIEUX DU MONDE GRÉCO-ROMAIN.
lavenir, commencèrent la révolution chrétienne en léguant
au monde le Monothéisme avec le dépôt sacré de leurs tradi-
tions. Les autres Orientaux, trop entêtés de leurs traditions
panthéistes et de leurs abstractions mystiques, parurent tout
brouiller de leurs hérésies et n'eurent que des Eglises sans
racines dans le sol; mais ils imprimèrent à la foi nouvelle une
vigoureuse impulsion de spiritualisme, dont elle ne s'est
plus départie. Plus habitués aux idées morales, plus dialec-
ticiens, d'une imagination mieux réglée et plus solide, les
Grecs surent formuler le dogme , auquel l'Église de Rome
assura par sa discipline et son esprit de suite un empire
incontesté. Et l'on peut dire que la Providence traita chaque
peuple selon ses mérites et se servit de lui selon son génie.
Les Juifs avaient un individualisme national trop prononcé
et trop d'attachement à des formahtés mesquines pour ne
pas repousser une foi qui ne prisait que le cœur, et qui leur
ravissait le privilège d'être seuls le peuple de Dieu. Les
Gentils de l'Orient étaient plus capables de concevoir l'uni-
versalité du royaume prêché par le Christ avec ses devoirs
et ses biens tous spirituels ; mais à force d'abstractions arti-
ficielles et d'intempérances mystiques ils étouffaient le sens
moral, c'est-à-dire l'esprit de vie de la sainte Parole. Ni
le zèle, ni l'intelligence, ni l'inspiration ne manquèrent aux
Grecs : ils eurent seulement le malheur d'apporter dans la
foi et les habitudes disputeuses de leur philosophie et cet
incorrigible esprit de division, qui fit toujours leur caractère
et leur faiblesse. Rome, la dernière venue, fut bientôt la
première, parce qu'avec des qualités moins brillantes peut-
être, elle avait ce bon sens et cette conduite, qui entraînent
à la fm toutes choses et qui fondent des œuvres durables.
Quoi qu'il en soit, la foi nouvelle répondait aux besoins divers,
nés du temps et de la philosophie : par sa tradition ininter-
rompue et contemporaine des premiers âges du monde, elle
l'orient, la GRÈCE ET ROME. 325
faisait cesser les ennuis et les fatigues de l'esprit de doute ;
par sa charité sans bornes et sans acception de personnes ,
elle consacrait la paix et la cité universelles , rêvées par les
sages, et réalisées tant bien que mal par la politique au
milieu des profondes misères matérielles et morales de
l'Empire; par son spiritualisme enfin, elle attirait les esprits
éclairés que dégoûtaient et les laideurs de la vie et le maté-
rialisme de l'ancien culte; mais surtout elle relevait les faibles
et les ignorants, en faisant revivre au fond de leurs âmes
tous les nobles instincts refoulés par la misère , et qu'ils
prirent dans leur naïve ignorance et dans leur enthousiasme
reconnaissant pour de nouveaux dons et pour de célestes
inspirations. Le droit romain ne changeait que timidement
quelques rapports superficiels entre les hommes. La religion
du Christ , en renouvelant les cœurs , transformait la vie
tout entière, lentement, il est vrai, mais par une action
continue et irrésistible , ranimant et perfectionnant les
consciences individuelles pour régénérer à la longue la
conscience même de la société.
o>»<o*-
I
PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE,
Dangers de la Gnose. — Néo -Platonisme , son but et ce qu'il devait
faire. — Bien , liberté et vertu. — Des vertus et de leurs espèces.
— Détachement et impassibilité ; quiétisme. — Contemplation ,
extase. — Grandeur et faiblesse du Néo -Platonisme; misères de
l'empire romain ; appétit d'un monde meilleur. — Religion et
théurgie ; opposition au christianisme. — Division de l'école :
Porphyre; Jamblique. — Fausse dévotion des philosophes alexan-
drins et des lettrés. — Julien. — École d'Athènes : son manque
d'originalité.— Abdication de la philosophie. — Liberté et provi-
dence, grâce— Théorie de Proclus sur l'amour; sur la prière. —
Providence et mal. — Chrétiens et païens. — Tolérance religieuse.
— Influence des Alexandrins.
La Gnose, on ne peut le nier, rendit un immense service
à la pensée ; elle ranima la philosophie grecque , qui péris-
sait de langueur, et c'est elle qui renouvela et fit triompher
le spiritualisme presque oublié de Pythagore et de Platon.
Le chef de l'Académie n'avait pas eu de successeur , et ses
sublimes idées semblaient avoir quitté la terre avec son di-
vin génie. On ne comprenait que la partie la moins élevée
des doctrines d'Aristote; et les disciples de Zenon, quoiqu'on
reprochât à leur morale d'oublier le corps, n'admettaient
pas en métaphysique un matérialisme moins grossier que
celui d'Épicure. Il semblait que la pensée de l'Occident fût
incapable d'aller plus haut que la matière et que ses lois.
Mais ranimé tout à coup par la Gnose , le spirituaUsme passe
de l'Orient helléniste dans la Grèce, et se répand de là en
Italie et dans tous les pays soumis aux Romains.
Tout cependant n'était pas également bon dans la Gnose,
et les ténèbres s'y rencontraient à côté de la lumière , la
folie à côté de la sublimité. Fille de l'Orient, la Gnose avait
tous les défauts de son origine. Voyez au théâtre les habi-
DANGERS DE LA GNOSE. 327
tants d'Alexandrie ou d'Antioche. Au premier son de la flûte
ou de la lyre, ils frémissent, ils s'agitent, ils trépignent, ils
se récrient : vous les croiriez possédés de la fureur des Bac-
chantes ou des Corybantes. Les Orientaux portent partout le
même emportement; leur sagesse n'a jamais connu l'inspi-
ration sévère et tempérée de la muse philosophique, et leur
enthousiasme touche au délire de l'ivresse. Joignez à cette
intempérance d'imagination la subtilité de la dialectique
grecque, et vous aurez la pire espèce de fohe, une folie ex-
tatique et raisonneuse, d'autant plus incurable qu'elle se
donne pour une sagesse transcendante, émanée directement
de Dieu et qui se rit avec dédain de la vulgaire raison des
mortels. Le premier et le dernier mot, l'alpha et l'oméga de
la philosophie de l'Orient est le mysticisme; et, malgré ses
prétentions à une perfection surhumaine et toute divine , le
mysticisme est la négation même de la raison et de la mora-
lité. D est vrai qu'en recommandant sans cesse d'écouter le
Verbe et de s'unir à lui dans le silence de l'imagination et
des passions , il semble faire consister la vertu dans la con-
formité de nos pensées, de nos sentiments et de nos volon-
tés avec la raison éternelle. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Il
y a sous l'identité des termes une grave différence entre les
philosophes de la Grèce et ceux de l'Orient, lorsqu'ils parlent
du Logos. Pour les Grecs , la Raison ou le Verbe est ce qu'il
V a d'immuable et d'universel dans l'ordre des choses. Prin-
cipe inflexible et impersonnel, le Verbe vit et se manifeste
dans les lois naturelles avant de s'imposer souverainement
à nos esprits, et nous ne pouvons pas plus le plier à nos
vues, que changer l'ordre de la nature ou de la destinée.
Se conformer à la raison, c'est donc pour les philosophes
grecs se conformer à une loi qui n'a rien de capricieux ni
de variable, qui ne dépend ni de l'imagination ni de la sen-
Hbilité, et qui peut bien être identique avec ce qu'il y a de
328 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
plus profond et de plus intime dans la raison individuelle,
mais qui ne dépend que de la raison universelle et première,
parce que la loi n'est que l'expression des rapports néces-
saires qui dérivent de la nature des choses, et que toutes les
raisons génératrices des choses, comme disaient les Stoïciens,
sont contenues originairement dans l'intelUgence de Dieu.
Au contraire le Verbe des Orientaux, quoiqu'on le déclare
tout d'abord immuable et éternel par essence, a je ne sais
quelle tendance secrète à s'accommoder à nos faiblesses;
il converse familièrement avec nous ; il nous console , il nous
plaint, il nous encourage, il nous soutient: un ami ne sau-
rait avoir plus de tendresse et de condescendance pour son
ami. Naïve et sublime conception, pleine de consolations
infinies pour l'homme , mais qui , moralement sans danger
pour les âmes dquces et droites , ne tombe pas impunément
dans ces esprits ardents ou impérieux , toujours prêts à faire
de leur volonté la règle suprême du bien et du devoir!
N'est-il pas à craindre, en effet, que le Verbe ne se fasse
trop tout à tous , ou plutôt qu'on ne prenne pour des ins-
pirations d'en haut les visions de son esprit et les saillies de
sa sensibilité ? Le mysticisme a une logique qui lui est pro-
pre , cette logique qui passe par-dessus les conditions néces-
saires des choses, et qui se joue sans aucun scrupule in-
tellectuel dans les contradictions les plus manifestes. Il fait
de l'homme un néant et un Dieu. Lorsque vous entendez ses
paroles de mépris et son cri d'alarme contre le corps, ses
plaintes contre la sensibilité et l'imagination, ses sorties et
ses dédains contre l'imbécile présomption de la raison et
contre l'impuissance superbe de la volonté , vous croiriez
qu'il n'y a rien dans la nature de plus méprisable et de plus
abject que l'homme. Car enfin tout ce que le mysticisme
foule ainsi aux pieds comme de la boue, c'est l'homme même.
Mais tout-à-coup cet être si vil se transfigure : il peut s'unir
DANGERS DE LA GNOSE. 329
à Dieu, non-seulement par ses pensées et par ses volontés,
mais encore d'une union si intime et si substantielle, qu'il
vive de la vie dinne et qu'il soit parfait de la suprême per-
fection. Le mystique s'interdit tout et se permet tout. Il dé-
clare une guerre furieuse au corps ; il court avidement au
devant de la douleur; il se fait un monstre du plaisir; il
pense sans cesse à des tentations impossibles, afin de n'être
jamais pris au dépourvu , et son imagination toujours en
travail , non contente de lui grossir les dangers réels , lui
crée des ennemis que l'homme purement homme ne con-
naît pas. Mais bientôt, oubliant cette défiance excessive con-
tre lui-même : «rien ne souille le Sage et le Pur, s'écrie-t-il;
tout lui obéit et lui appartient ; les choses de la terre ne
peuvent pas plus altérer son âme , que les ordures des fleu-
ves ne salissent la pureté de la mer. S'il craignait que quel-
que chose le souillât , il le fuirait : mais il use de tout , mais
il se permet tout, parce qu'il a conscience de son inviolable
pureté.» Hélas! et trop souvent l'on a vu dans le même
homme des austérités effrayantes elles emportements les plus
inouïs de la sensualité. Le mystique enfin est épris de la
religion intérieure jusqu'à paraître mépriser les pratiques
comme de vaines superstitions ; et cependant il donne dans
l'excès des plus minutieuses pratiques. Ce ne sont d'abord
qu'effusions intimes et qu'épanchements ineffables dans le
sein de Dieu: l'homme n'est plus qu'amour et qu'adoration;
il voit Dieu face à face, il le contemple avec ravissement, il
le possède, il le sent en lui. Qu'a-t-il besoin des œuvres ser-
vies de ceux qui craignent un maître sévère et irrité? N'est-
il pas le fils et le bien-aimé de Dieu ? Mais la contemplation
a ses défaillances , et le pur amour a ses sécheresses et ses
langueurs: comment plaire à notre divin père? Comment
attirer ou même forcer ses grâces ? Comme si la vertu rai-
sonnable n'était pas assez précieuse devant ses yeux, on
330 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
s'ingénie à le séduire par toute espèce de sacrifices et
d'iiommages; on se plonge et l'on s'abêtit dans de ridicules
pratiques; et ces purs esprits , si délicats et si difficiles sur
la piété, deviennent des machines à formules et à génu-
flexions. Voilà ce qu'on vit dans le Gnosticisme ou dans la
sagesse orientale : un spiritualisme poussé jusqu'au délire et
des imaginations matérialistes, l'anéantissement et la déifi-
cation de f homme , une austérité extravagante et une licence
sans mesure , la plus grande liberté et la plus grande ser-
vilité à4'égard des traditions, les ravissements surnaturels
de l'extase et la dévotion aux talismans et aux amulettes,
toutes les contradictions et tous les extrêmes unis en des
spéculations ténébreuses et confuses , et par dessus tout les
justes rapports de fhomme avec l'homme et avec Dieu per-
vertis, la vie et la réalité méconnues, le bon sens foulé aux
pieds jusqu'au scandale. Les Pères de l'Église en furent
effrayés, et même les gens sensés qui n'étaient pas chrétiens
s'en émurent. Les Grecs surtout, ces Grecs qui n'admiraient
qu'eux-mêmes et leurs productions, s'étonnèrent d'une sa-
gesse que n'avaient pas connue les Aristote et les Platon.
Déjà les idées orientales s'étaient glissées timidement dans
Plutarque, dans Apulée et dans le théosophe Apollonius.
Elles régnent, elles s'étalent fièrement et en souveraines
dans iSuménius , qui égale Philon à Platon et qui met les
brames, les mages et les prêtres de la Judée et de l'Egypte
fort au dessus des sages d'Athènes. La Grèce était envahie
par l'Orient; le mysticisme se répandait à flots dans la phi-
losophie, et ce n'était pas seulement le dogme chrétien,
mais encore l'esprit humain que le Gnosticisme menaçait
d'engloutir.*
Les Néo - platoniciens crurent qu'ils pourraient arrêter le
torrent qui les emportait eux-mêmes à leur insu. Ds se pro-
* Porphyre, De l'abstinence, I, chap. 42.
BUT DES NÉO-PLATOMCIENS, ETC. 331
posèrent de relever ce qu'ils appelaient rHellénisme , et de
réunir contre la barbarie qui les enveloppait toutes les forces
de la philosophie grecque. Mais quels que fussent le génie
dePlotin, l'esprit de Porphyre, et l'érudition deProclus,
l'événement prouva que cette entreprise d'éclectisme et de
restauration était au - dessus de leurs forces ou plutôt du
génie de leur temps. Jetons un rapide coup d'œil sur l'état
des questions morales dans l'antiquité : nous comprenrlrons
mieux ce qu'auraient pu faire et ce qu'ont fait les Néo-plato-
niciens d'Alexandrie et d'Athènes. Le problème du souverain
bien que la philosophie grecque avait toujours agité , com-
prend trois questions très-distinctes : i° celle du bien absolu,
qui n'est pas et ne peut pas être le bien de l'homme ; 2° celle
du bien moral, lequel réside tout entier dans là droiture
de la volonté ; 3° celle du bonheur. L'Académie , le Lycée et
le Portique avaient plus ou moins représenté chacun de ces
points de vue , mais comme ils les brouillaient sans cesse l'un
avec l'autre, la morale abondait en paradoxes et en so-
phismes, qui en obscurcissaient les plus belles vérités. On
pouvait certes, comme l'espéraient les Néo-platoniciens, con-
cilier ensemble et corriger l'un par l'autre Platon , Aristote
et Zenon. Mais à quelle condition ? A la condition qu'on sût
distinguer ce que ces grands maîtres avaient confondu, et que
l'on approfondît séparément et chacune à sa place les trois
questions essentielles de la morale. AJors on aurait vu que
les Stoïciens n'avaient pas suffisamment éclairci la nature de
l'obligation et du devoir, et que même ils avaient oublié
dans la question du mérite moral ce qu'il y a de plus im-
portant pour la vie humaine, l'idée de récompense et celle
d'expiation si magnifiquement développée par Platon. La
liberté sans laquelle il y a encore du bien , mais sans laquelle
il n'y a plus de vertu , eût été restituée dans le Platonisme ,
qui n'aurait plus confondu les qualités naturelles avec les
332 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
vertus , ni la science avec la moralité. Les analyses si pro-
fondes d'Aristote sur le bonheur se fussent étendues et com-
plétées par les doctrines du Phédon sur l'immortalité morale
de notre être. Avec quelle clarté se seraient ensuite coor-
donnés sous ces principes tant de nobles préceptes sur la
liberté intérieure et sur le respect de soi-même , sur le prix
de l'activité , sur la force d'âme , sur la résignation , sur la
confiance généreuse en Dieu et dans la vertu , tant de belles
théories sur l'égalité des hommes, sur la tolérance mutuelle
et sur la charité, enfin tant de vérités aussi élevées que pra-
tiques sur les droits et la dignité des sujets , sur les devoirs
et l'autorité des magistrats, sur l'essence des lois et la cause
finale des gouvernements! Il serait sorti de cet éclectisme un
vaste système, capable de lutter je ne dis pas avec succès,
mais avec honneur contre le christianisme, auquel les nou-
veaux Platoniciens eurent l'imprudence de s'attaquer. Et
puisqu'il était impossible , surtout à cette époque , de ne
point faire une large place aux tendances et aux idées reli-
gieuses, n'eût -ce pas été un acte de profonde sagesse de
démontrer que Dieu, qui nous est accessible comme pro-
vidence et comme principe de la loi morale, nous est abso-
lument impénétrable dans son essence infinie ? Mais ce qu'ils
pouvaient faire, les Néo-platoniciens ne l'ont point fait. Ils
n'ont rien débrouillé , rien éclairci. Au heu de faire avancer
la science morale , ils l'ont jetée dans une fatale voie , dans
cette voie séduisante et perfide du mysticisme, au bout de
laquelle est la superstition avec tout son attirail matérialiste
de pratiques et de symboles. Lorsqu'il eût fallu surexciter
tout ce qu'il restait d'action et de vie dans la société , ils n'as-
pirèrent qu'à mourir à eux-mêmes et au monde pour se
rejoindre enfin à leur Dieu abstrait et indéterminé ; en atten-
dant, ils rêvaient une vie angélique et céleste dans ce corps
mortel.
BIEN, LIBERTÉ, ETC. 333
L'Empire n'en pouvait plus; le despotisme, la centralisa-
tion , la fiscalité , la grande propriété et l'esclavage l'avaient
épuisé et le laissaient ouvert et sans défense contre les
attaques des barbares ; des paysans affamés et désespérés se
soulevaient dans les Gaules et en Espagne pour courir sus
aux riches qui les^avaient dépouillés par l'usure. Que trouve-
t-on dans les Alexandrins sur les problêmes politiques et
sociaux qui étaient alors des questions de vie et de mort ?
Alypius rencontre Jamblique et lui demande pour éprouver
sa science , s'il est vrai ou non « que le riche soit injuste ou
fils d'injuste ; car, ajoutait-il, il n'y a pas de milieu. » Jam-
blique^ffrayé du danger de la question ne trouve qu'une ré-
ponse évasive. «Tout cela m'est étranger, dit-il, et je ne cherche
point si un homme l'emporte sur un autre par la grandeur
de ses biens , mais s'il abonde en véritables vertus. » Voilà
l'esprit des Néo-platoniciens d'Alexandrie et d'Athènes ; ils
ne sont pas de ce monde; ils ignorent ce qui intéresse la
vie et la société. Ce qui leur plaît dans le Stoïcisme , c'est son
impassibilité, qu'ils trouvèrent moyen d'exagérer encore; je
ne saurais dire ce qu'ils ont pu emprunter à la morale si
active d'Aristote ; et Platon lui-même leur eût paru trop po-
litique et trop mondain, s'ils n'eussent imaginé je ne sais quels
biais pour quintessencier ses moindres paroles et pour leur
donner un tour de spiritualité. Quoi qu'ils disent et quoi
qu'il fassent, les Néo-platoniciens sont plus près de la Grèce
orientale que du vrai Hellénisme : ils passent à l'ennemi en
prétendant le combattre.
Sans nous enfoncer dans leur profonde et ténébreuse
théologie, dans leurs divisions et subdivisions des dieux et
des démons, dans la subtile multiplicité de \eurs Hé^mdes et
de leurs Triades, il nous est impossible d'exposer leur morale
sans dire un mot de leur métaphysique. Dieu est à la fois
l'Un , l'InteUigence et l'Ame universelle. De l'Un émane
334 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
l'Intelligence qui est aussi l'Être ; de l'Intelligence procède
l'Ame universelle , d'où sortent toutes les âmes particulières.
Les âmes tiennent à l'Ame universelle; l'Ame, à l'Être et à
l'Intelligence; l'Intelligence et l'Être, à l'Un, au Premier, au
Bien absolu. Or, chaque principe inférieur tend et aspire
incessamment au principe d'où il émane, par un mouvement
nécessaire de retour. Emportés d'un côté vers la matière,
origine de la multiplicité et du mal, emportés d'un autre côté
vers l'Un, qui seul est affranchi de toute matière et qui est
le Bien même , tous les êtres flottent ainsi entre le bien et le
mal, l'être et le néant. Échapper à la multiplicité de la ma-
tière, c'est se sauver du mal; tendre à retourner à l'Un et y
retourner en effet, c'est le bien pour tout ce qui n'est pas
le Bien en soi. L'homme, jeté au miheu d'un monde infini
d'âmes et de corps, incline au mal par le corps auquel il est
lié; mais en tant qu'âme, il aspire irrésistiblement au Bien.
Sa perfection , c'est de s'arracher au corps et à la matière
pour se réduire à sa spirituahté essentielle et pour se sim-
plifier, jusqu'à ce qu'il s'unisse au Bien ou à l'Un. Mais cette
simplificcfti on, cette unification n'est possible que par l'inteUi-
gence du Beau et du Vrai, qui conduisent l'âme au Bien, avec
lequel elle se confond et où elle s'abîme par un suprême effort.
Appétit nécessaire de l'être et de l'unité, appétit néces-
saire du multiple et du néant, voilà les deux mouvements
essentiels dont notre âme est agitée, et qui la conduisent à la
félicité ou à la misère, selon que l'un ou l'autre domine en
elle. On ne voit pas où pourrait se trouver la liberté entre
ces deux inclinations opposées et nécessaires. Cependant l'âme
est libre , selon Plotin et les autres Néo-platoniciens. En
faisant l'homme avec le désir du bien , Dieu a voulu qu'il fût
bon; en lui donnant la volonté , il a voulu qu'il le fût Ubrement.
«D ne faut pas, dit Plotin, que la Providence soit telle que
nous ne soyons rien.» Mais de quelle espèce de Hberté parle-
BIEN, LIBERTÉ, ETC. 335
t-il? Ne garde-t-il pas le mot en abandonnant la chose? Un
être est libre, selon les Néo-platoniciens, lorsqu'il agit selon
sa nature , pourvu qu'il soit raisonnable. Or, la nature de
tout être raisonnable tend nécessairement au bien; la volonté
et la liberté ne sont donc que l'acte même par lequel l'àme
se porte au bien en vertu de son essence. Tout mouvement
qui l'y pousse ou qui l'y conduit est volontaire et libre; tout
mouvement qui l'en détourne et qui l'en éloigne est fatal. Il
n'y a point de fataliste qui fasse difficulté d'admettre une
liberté de cette sorte.
Quoique l'être raisonnable ne puisse vouloir le mal, notre
âme cependant obéit ou résiste à l'impulsion divine; elle
incline vers Tintelligible ou vers le sensible. En soi , elle est
pure, elle va spontanément à l'Intelligence. Que si elle fléchit,
c'est que sa vue s'obscurcit et se trouble , c'est qu'elle arrête
complaisamment ses regards sur la matière qui n'a rien
d'intelligible , ou qu'eUe est comme emportée par le flot des
choses sensibles et de la génération. Son malheur, c'est de
ne point dompter les passions qui lui viennent du corps et
de l'impression des objets extérieurs. Donc son premier pas
dans la voie de la perfection est de se délivrer du trouble ,
de la corruption et de la fohe de la matière. On voit par là
quel est le rôle de la vertu: autre chose est la vertu, autre
le bien; autre chose est le mal, autre le vice. La vertu n'est
qu'un moyen dont le bien est la fin; le vice est un faux
mouvement dont le mal est le terme. Chacune des vertus
n'est que l'action permanente de l'âme , imprimant aux fa-
cultés inférieures, à la sensation, à l'appétit, à l'imagination ,
à la colère, une direction conforme au désir inné qui nous
entraîne vers l'Être et le Bien. Elles n'aboutissent pas pré-
cisément à la perfection qui est la vie pure de l'âme et
de l'intelligence, ou plutôt quelque chose de supérieur à
l'intchigence et à l'âme : elles nous y préparent en nous
336 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
purifiant, en nous dégageant de la matière et du mal. Ces
idées générales sur le vice et sur la vertu peuvent paraître
d'abord fort innocentes : nous allons voir pourtant que leur
conséquence nécessaire est un déplorable quiétisme.
Porphyre (et quoique cette division lui appartienne en
propre , il ne fait qu'exprimer clairement la pensée de l'école)
distingue quatre espèces de vertus. Le sage ne s'élève que
par degrés à la vie parfaite. Or, le premier degré est la vie
politique, condition nécessaire de toute vertu et de toute
perfection. La vertu politique consiste à être modéré dans
ses passions et à suivre dans sa conduite les lois du devoir
et de la raison. Son objet est de nous rendre faciles et bien-
veillants dans notre commerce avec nos semblables , et d'unir
les hommes entre eux dans la paix et dans l'amitié. Elle
comprend quatre vertus : la prudence qui procède de la
raison ; le courage qui procède du cœur ; la tempérance qui
est l'accord de nos appétits avec la raison; la justice enfin
qui consiste en ce que chacun des principes de notre être
s'acquitte de ses offices de commandement ou d'obéissance.
2° Les vertus purificatives sont en même nombre et portent
les mêmes noms que les vertus politiques , mais elles sont
déjà d'un ordre plus relevé. La prudence consiste à n'agir
que par les facultés propres et essentielles de l'âme; résister
aux influences, aux enchantements, aux sortilèges du corps,
c'est la tempérance; ne pas craindre de mourir véritablement
en se séparant du corps, c'est-à-dire de vivre comme si
l'on était déjà mort, c'est le courage; la justice est le règne
absolu de l'intelligence dans le silence ou l'anéantissement
des sens et des passions. Le but des vertus politiques était
de rendre nos appétits plus traitables et moins farouches
pour nous former à la société; le but des vertus purificatives
est d'arracher complètement l'âme à l'esclavage du corps et
du monde pour préparer l'homme à la vie divine. 3° Lorsque
DES VERTUS ET DE LEURS ESPÈCES. 337
l'âme est ainsi purifiée , il s'élève un nouvel ordre de vertus
qui consistent tout entières dans la connaissance de l'être
véritable : la tempérance , le courage , la prudence et la
justice n'ont plus pour objet que l'intelligible, et pour fin
que la contetnplation. En parlant de cette troisième espèce
de vertus , Porphyre n'inventait rien : il se contentait d'ex-
poser plus méthodiquement les idées un peu confuses de
son maître. Plolin en effet, après avoir expliqué les vertus
politiques et les vertus purificatives, ajoutait: «Que si l'on
attribue encore des vertus à la vie parfaite de l'àme, si
l'on parle encore de tempérance, de courage, de justice
et de prudence, les mots prennent un sens tout autre : la
tempérance, c'est la conversion de l'âme toute entière en
elle-même; le courage, c'est la persévérance de l'âme dans
son indépendance et dans sa pureté; la justice, c'est le libre
élan de l'âme vers ce qui lui convient; la prudence, c'est la
contemplation des Idées en elles-mêmes. » 4^ Reste une qua-
trième espèce de vertus, si toutefois ce nom de vertus n'est
pas indigne des perfections d'une âme qui est toute à Dieu,
toute en Dieu , qui est Dieu même : l'âme ne les possède
qu'autant qu'elle est devenue une Intelligence pure, ou plutôt
qu'elle s'est élevée au-dessus de l'Intelligence, comme l'Un
ou le Bien est au-dessus de l'Intelligible ou de l'Être. Il y a
donc quatre sortes de vertus : les vertus politiques qui font
l'homme de bien; les vertus purificatives qui font l'homme
divin; les vertus de l'âme pure, qui font le dieu , c'est-à-dire
qui nous égalent aux dieux issus du Premier ; et enfin les
vertus de l'Intelligence pure , qui font en quelque sorte le
Père des dieux, c'est-à-dire qui nous unissent et nous iden-
tifient avec l'Un, duquel émanent tout Être et toute Intelli-
gence. Le caractère commun et le lien de toutes les vertus,
c'est de ramener l'âme à son principe.*
* Plot.. En. I, liv. II, ch. 1, 2, 3, 5, 6, 7. — Poiph., Sentences, art. XXXIV.
II. 22
338 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORÎEMALE.
Remarquons, avant de passer outre, que les Néo-platoni-
ciens se faisaient illusion à eux-mêmes , lorsqu'ils posaient
la vertu politique comme un des degrés nécessaires de notre
perfectionnement, et que c'est là simplement une de ces con-
cessions, que les systèmes font de temps en temps au sens
commun pour les retirer aussitôt. La pensée véritable des
mystiques d'Alexandrie et d'Athènes est dans ce mot de Plotin :
«Quiconque possède les vertus supérieures possède aussi
les inférieures éminemment et en puissance.» A quoi bon
s'occuper de celles-ci ? Ne sont-elles pas dans le perfection-
nement de notre être un de ces degrés, par dessus lesquels
il est possible de sauter tout d'abord? Aussi Plotin s'efTorçait-
il de détourner des affaires ceux de ses amis qui s'y sen-
taient portés, et leur donnait-il pour exemple Piogatianus,
qui s'était affranchi de tout soin de cette vie, qui avait
renvoyé ses esclaves et qui refusait obstinément les dignités
publiques. La vertu politique ou sociale, c'est-à-dire la
meilleure part de la vertu, ne figure que pour mémoire
dans les théories des Néo-platoniciens : ce n'est qu'un vain
mot qu'on peut effacer , sans qu'il y ait la moindre lacune
dans la suite de leurs doctrines. A quoi serviraient à un Dieu
les vertus dont les hommes font un si grand cas? Or, ce
que Plotin se propose, c'est de ressembler aux dieux et non
aux hommes; ou, comme il le dit lui-même, son but n'est
pas d'être exempt de péché , mais d'être Dieu. De là une des
plus graves illusions de ce grand esprit et de ceux qui l'ont
suivi : ils font de la condition de la vertu quelque chose de
plus précieux que la vertu même. Si c'est un devoir pour
riiomme de s'affranchir, autant que possible, de la loi du
corps et des passions , c'est qu'un être, né à la fois pour agir
et pour penser, a pour loi suprême de n'agir que par raison
et avec liberté. Se dépouiller du vieil homme, ce n'est pas se
dépouiller de l'humanité; c'est mettre à la place de l'animal.
IMPASSIBILITÉ, ETC. 339
soumis à la fatalité de l'instinct, l'homme intelligent et libre,
qui dans toutes ses démarches et ses actions, même dans celles
qui lui paraissent communes avec la bête, ne prend plus pour
règle et pour guide que la raison. Celui qui méprise l'action
pour n'estimer que ce pouvoir sur soi-même, qui est la
condition, mais non point le fond de la moralité, sacrifie,
qu'il le sache ou qu'il l'ignore, la fin au moyen. Les Néo-pla-
toniciens sont tombés dans l'erreur des ascètes de tous les
temps et de tous les pays : lorsque la vertu sociale est pres-
que tout l'homme, ils n'en ont fait qu'un accessoire superflu
de leur chimérique perfection ; au lieu de sanctifier la vie,
ils ont trouvé plus simple de l'anéantir. Aussi presque tout
ce qu'il y a d'intelligible dans leur morale est-il purement
négatif*
Se purifier pour l'àme, c'est se séparer du corps pour se
recueillir toute en soi. « Ce que la nature a lié, dit Porphyre, '
la nature le délie : l'àme seule déhe ce qu'elle a hé. La na-
ture a lié le corps à l'àme, mais elle l'en sépare par la mort;
c'est l'âme elle-même qui s'est attachée au corps, et seule
elle peut s'en dégager par la mortification. Ce qui nous en-
chahie et nous cloue au corps, c'est la sensation, ce sont les
plaisirs et les douleurs que la sensation fait naître et que
la mémoire et l'imagination perpétuent en les fortifiant.
Ainsi, tantôt les sensations de l'ouïe nous amollissent et pro-
voquent en nous des mouvements voluptueux , tantôt elles
exaltent jusqu'à la fureur la parfie irascible de notre âme.
On sait combien l'usage des parfums favorise la folle passion
des amants. Peu s'en faut que le toucher ne transforme toute
en corps l'âme dégénérée. La mémoire et l'imagination ,
échauffées par les sens, émeuvent en nous une multitude de
passions, le désir, l'amour, le chagrin, la crainte, l'inquiétude
* Plot., Enii. I, liv. II, chap. 6,7. — Porph., Vie de Plotin , H 1, 7.
310 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
l'envie, la colère; et de ces passions naissent les opinions
fausses , qui les irritent encore davantage. Les jeûnes ,
les privations, les austérités et la solitude peuvent seuls
affaiblir la puissance du plaisir, qui nous soumet comme des
vaincus et des esclaves à toutes les choses du dehors, et ce
n'est que par l'abstinence et par la mortification que se forme
et croît la bonté intérieure, c'est-à-dire notre ressemblance
avec Dieu. Voilà ce que Porphyre développe éloquemment
dans sa lettre à Marcella. «Il serait impossible aux âmes,
destinées à préparer ici-bas leur retour vers le ciel, de
quitter cette terre de passage et d'exil, si elle était un lieu
de déhces et de volupté. On ne gravit pas au sommet d'une
haute montagne sans effort ni fatigue: c'est par le suppKce
continuel et par la mort du corps, que l'àme arrive à la vie
véritable. La douleur est une chaîne de fer, qui pèse trop
■lourdement sur nous pour ne pas nous faire désirer notre
affranchissement, tandis que le plaisir est une chaîne d'or,
dont l'éclat nous empêche de sentir tout le poids.» Celui qui
fait trop souvent usage de ses sens, même sans apparence de
plaisir et d'attachement, se distrait pourtant de sa véritable
fin en se livrant au monde par la sensibilité. «Il fuit loin de
Dieu, s'écrie Plotin , il fuit loin de lui-même. Et comment
celui qui s'est perdu soi-même , serait-il capable d'en trou-
ver un autre? Donc le fils, qui par une sorte de funeste délire
s'est jeté tout entier hors de soi, ne saurait trouver et re-
connaître son père.» Ce sont là certes de nobles erreurs, et
quoique le plaisir ne soit pas .ce monstre dont nous parlent
les Néo-platoniciens, on voit tant d'hommes lui sacrifier les
fonctions auxquelles il est lié et dont il ne devrait qu'aider
l'accomplissement, qu'on aime toujours à trouver dans un
philosophe un ennemi de la volupté , un contempteur de la
souffrance.
Mais une chose me gâte toute cette hauteur de spiritualité
IMPASSIBILITÉ, ETC. 3 il
impassible : je vois toujours nu bout le quiétisme et l'iiiclifle-
rence pour l'humanité. Porphyre, je le sais, paraît se souve-
nir de la force et de l'énergie stoïqucs , et rien ne revient
plus souvent dans sa lettre à Marcclla que des maximes
telles que celles-ci: a La peine et le travail sont des néces-
sités pour qui veut atteindre à la vertu. Ce n'est point dans
le repos et l'oisiveté que s'acquiert le souverain bien , et l'on
doit accepter les accidents de la vie, comme des exercices
et des préparations à la vie future Agissez non par le
ministère de vos serviteurs, mais par vous-même; ce qu'on
fait ainsi se fait vite et bien , et l'on doit employer les
membres à l'usage pour lequel ils ont été faits Le re-
pos et la quiétude sont le partage des dieux et non des
hommes.» Mais lorsqu'on regarde les occupations terrestres,
■comme autant de tentations, n'est-il pas plus sûr de les
éviter que de s'y engager intrépidement à ses risques et
périls? « Eloignons-nous donc, dit Porphyre, des lieux où
nous pourrions tomber au milieu des ennemis, et craignons
de tenter le combat, de peur que par trop de confiance dans
la victoire nous ne trahissions seulement notre impéritie et
notre présomptueuse faiblesse.» Tout contact avec la matière
est pour l'àme une souillure; tout commerce avec la vie
nous attache davantage à notre enveloppe corporelle et pé-
rissable. Mais celui qui veut combattre pour le prix olym-
pique de la vertu doit entrer nu et pur dans la carrière. Le
travail, dont nous parle Porphyre, est un travail tout inté-
rieur et une activité qui se consume en elle-même; car la
fin d'une action hbre , dit Proclus , est la liberté même
de cette action. Or, ces peines, auxquelles l'homme doit se
soumettre, ne sont que des peines factices et de fantaisie,
qu'on s'impose à soi-même et qu'on choisit à son gré, qui
flattent l'imagination et qui nous plaisent, parce qu'elles sont
notre ouvrage, mais qui bien souvent, loin de nous apprendre
34:2 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
la vie et ses devoirs ternes et monotones, parce qu'ils sont
continus , nous laissent d'autant plus délicats et plus mous
pour les peines réelles, qui dépendent des choses, et non
de notre choix. Tel qui prend plaisir à s'ensanglanter à
coups de disciphne ne voudrait pas supporter la piqûre
d'une mouche; tel qui s'inflige les plus rudes jeûnes crain-
drait de se déranger et de se fatiguer pour rendre un ser-
vice obscur et vulgaire à un ami; tel qui brave les affronts
et le mépris du monde entier s'impatienterait jusqu'à la
colère à l'impertinente réponse d'une servante. Ne mettez
pas trop à l'épreuve toute cette patience d'imagination et de
luxe: elle pourrait n'être qu'une bi'illanle armure, inutile
pour le combat. Porphyre, avec tout ce stoïcisme qu'on lui
reprochait dans l'école, n'en admet pas moins la maxime
favorite du quiétisme. « Il faut nous tenir éloignés et dés-
œuvrés qui dissipent inutilement notre aciivité , et des pen-
chants naturels qui nous y portent, et des passions qui nous
y attachent.» Or, à force de ne s'intéresser ni à son corps ni
au monde, il est à craindre qu'on ne finisse par ne plus
s'intéresser au bien ni au mal d'autrui, et qu'en s'élevant
au-dessus de la terre, on ne devienne étranger à l'humanité
Dans le Stoïcisme, il y avait une tendance pratique et so-
ciale, qui faisait contre-poids à l'impassibilité; mais ce contre-
poids n'existe ni pourPlotin, ni pour Porphyre, ni en général
pour les mystiques. Que Plotin se dise à lui-même : «De
quoi gémis-tu? De la souffrance? c'est la condition de la
victoire. De l'injustice? qu'est cela pour un immortel? De
la mort? c'est la délivrance, et si une bonne vie est un bien,
une bonne mort est encore préférable; » il pourrait n'y avoir
là que la vigueur et la confiance d'une âme qui se sent
supérieure à la matière et aux accidents de la nature. Mais
l'indifférence du philosophe allait plus loin. Nous voyons
dans sa vie écrite par Porphyre, qu'il n'aimait pas à dire
IMPASSIBILITÉ, ETC. 3i3
(le quels parents il était né, dans quelle patrie, en quel
temps, comme s'il eût rougi et se fût indigné de se voir jeté
dans un corps, lui, âme céleste et pur esprit. Le sage a-t-i!
une patrie? des parents? des enfants? Sa patrie est au ciel;
son père, c'est Dieu; et sa famille, les âmes pures qui con-
templent sans fin l'essence première et ineffable. S'inquiétera-
t-il en laissant sa dépouille mortelle à la terre de la conduite
future de ses enfants? S'ils sont raisonnables et dignes de
lui, ils agiront bien; sinon, en quoi méritent-ils l'attention
du sage? Il ne gémira ni sur la perte de ses amis les plus
chers, ni sur la mort même d'un fils. Que lui font les mi-
sères des hommes? Les épidémies et les guerres ne sont ni
des fléaux pour l'espèce, puisqu'en poussant des milliers
d'êtres hors du monde , elles y font place pour d'autres
acteurs, ni des maux pour celui qu'elles enlèvent, parce qu'il
échappe par une prompte mort à la vieillesse et aux infir-
mités. La mort est si peu de chose que la guerre même se
fait avec pompe et comme en cérémonie. Ce ne sont que
jeux de théâtre. Il faut assister comme à un spectacle aux
meurtres, aux carnages, aux prises et aux pillages des villes :
changements de personnages et de scènes, comédies de
pleurs et de gémissements. Dans tous les actes de la vie, ce
n'est point l'homme véritable qui pleure et qui gémit; c'est
l'ombre extérieure de l'homme, c'en est le personnage et le
masque. Les enfants ne se lamentent-ils pas pour des maux
ridicules et sans réahté?*
On chercherait vainement un tel mépris de la vie et de
l'humanité dans tous les philosophes grecs qui ont précédé
Plotin : pour le trouver, il faudrait aller 'jusqu'à l'Inde et à
ses grands poëmes panthéistiques. Aussi tandis que tous les
* Plot., Enn. I, liv. II, chap. 1, 3, 4, G, 7; liv. IV, U; II, liv. IX, 0;-
III, liv. II, 15; - VI, liv. IX, 7. — Porph., Sent., art. VIII, IX, XLIX-LV.-
khit, I.chap. 1, 2, 3, 30, 31, 32, 33. - Lett. à Marcella, chap. 5, 6, 7,
9, 26, 35.
3-44 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
antres moralistes de la Grèce sont pleins d'enseignements
sur la société antique, les Néo-platoniciens, à l'exception de
leur lutte contre le Christianisme, ne présentent rien qui
rappelle qu'ils ont vécu à une époque plutôt qu'à une autj-e.
Socrale, Platon, Aristote sont des citoyens: nous retrouvons
en eux toutes les grandeurs et toutes les misères de la société
grecque. Nous voyons se dresser à côté de Sénèque et d'Épi-
ctète les Néron et les Domitien, les Pallas, les Tisellin et les
Narcisse; nous entendons l'humanité réclamer en faveur des
gladiateurs et des esclaves; et nous sentons, jusque dans la
fière impassibilité du sage , les indignations et les cris étouffés
de la liberté qui expire. L'homme a presque disparu de la phi-
losophie des Alexandrins. L'administration, le palais impérial
et la fiscalité dévoraient la substance des peuples; des pro-
vinces se dépeuplaient et faute de culture n'étaient plus habi-
tées que par les bêtes fauves; les curiales étaient attachés par
les lois à leur propriété, comme à un instrument de supplice;
des bandes de colons, d'esclaves fugitifs et de propriétaires
désespérés se formaient en Gaule et en Espagne, toutes
prêtes à se joindre aux barbares, qui avaient commencé
leurs incursions sur les terres de l'Empire : jeux d'enfants!
changements de scènes et de décorations! Tout cela valait-il
la peine qu'on détournât son cœur et sa pensée du ciel qui
nous attire? Le mysticisme est en apparence tout sentiment,
tout amour : d'où viennent donc cette sécheresse de cœur
et ce défaut d'entrailles qui nous rebutent dans toute philo-
sophie mystique? N'est-ce point surtout de ce mépris ou de
ce désintéressement indiscret de la vie, dont Plotin et ses
disciples font tant 'de gloire? Porphyre avait raison : le fon-
dement sur lequel s'élève la piété véritable est la philan-
thropie ou l'amour de l'humanité; mais où donc ce sentiment
a-t-il sa place dans l'orgueilleux et oisif ascétisme des
Alexandrins?
contemplation; extase. 345
Cette négation de la vie et c'e tout ce qu'il y a criiumain
dans l'homme est pour l'histoire morale la seule partie
vraiment importante du Néo- platonisme. Nous ne sommes
cependant qu'au second degré de l'échelle que l'àme doit
monter pour arriver à la perfection. Au-dessus des vertus
sociales et des vertus pui'ificatives est la contemplation ;
au-dessus de la contemplation, l'extase. Nous avouons
ici notre embarras : comment faire connaître deux états
de l'âme que nous ne connaissons point? Rêves ou non , il
faut pourtant que nous en disions quelque chose, ne se-
rait-ce que pour faire voir dans quelles imaginations s'en-
dormait ce qui restait de vie intellectuelle dans le monde
anti(|ue. Oue Plolin donc nous explique la contcm|)lation et
l'extase.
La vertu est la condition, mais non l'intermédiaire de la
contemplation : ce qui conduit l'àme à rintelligible ou à
l'intelligence, c'est la beauté. Nous allons, comme le disait
Platon, d'un beau corps à un beau corps, de la beauté phy-
sique à la beauté des mœurs, puis à celle des vertus et des
sciences pour arriver à l'Intelligence. C'est donc par le
spectacle du beau hors d'elle et en elle-même, dans la nature
et dans la conscience que l'âme parvient à la contemplation
du monde intellii-ible ou de la beauté véritable. De la beauté
corporelle qui l'inquiète et qui l'agite, elle va à la beauté des
vertus et des sciences, qui la remplit d'une douce ivresse,
sans toutefois la satisfaire entièrement; car elle sent que cette
beauté supérieure n'est encore qu'une beauté empruntée. Ne
pouvant s'arrêter là, l'âme est plutôt enlevée qu'elle ne s'élève
à l'Intelligence, principe de toute beauté. Alors non-seule-
ment elle est transportée, ravie par ce niagnitique spectacle;
mais elle est comme transfigurée par la lumière divine
qui l'enveloppe et la revêt tout entière. De belle qu'elle était,
elle devient la beauté même; de puissance contemplative,
3-i6 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
elle devient objet de contemplation; elle se confond avec
l'Intelligence ou le Verbe de Dieu. «C'est par cette vision
bienheureuse, dit Piotin, qu'on atteint la béatitude : celui
qui en est privé est malheureux. On n'est pas misérable
pour ne pas voir de belles couleurs ou de belles formes, ni
pour ne pas acquérir le pouvoir et la royauté; on est misé-
rable, lorsqu'on est privé de la possession du seul objet,
auprès duquel les royaumes et l'empire de la terre, de la
mer et du ciel ne méritent que nos dédains.» Cette félicité
est un acte pur qui ne consiste point dans le mouvement,
mais dans le repos ; elle n'a rien de commun avec les vo-
luptés des sens, quoique la pauvreté du langage nous force
de dire qu'elle est unie au plaisir, à peu près comme les
poètes parlent de l'ivresse du nectar, des festins de l'Olympe,
et du rire des dieux et de Jupiter lui-même.
Mais là n'est pas encore le terme de la perfection et de la
félicité absolue : il y a un degré plus sublime d'abstraction
et de simplicité. La contemplation implique deux choses , ce
qui contemple et ce qui est contemplé, la raison qui nous
parle, et nous qui l'écoutons dans le ravissement. Il faut que
cette dualité disparaisse pour que l'àme soit au bout de ses
forces et pour qu'elle s'abîme dans le Bien. Mais comment se
fait cette union complète et cet anéantissement bienheureux?
C'est ce que Piotin ne daigne pas nous dire: c'est là le mystère
que la parole ne saurait exprimer, et qui est aussi incom-
préhensible qu'ineffable, même aux initiés. Piotin affirme
seulement que l'Un apparaît dans l'àme, qu'elle le contemple
face à face, qu'elle le possède et qu'elle en est possédée,
qu'elle s'identitie pleinement et absolument avec lui; et telle
est l'intimité de cette union que l'àme ne se sent plus distincte
de l'objet de sa contemplation et de son amour. Dépouillée
de toutes ses facultés, des sens, de la passion, du mouve-
ment, du désir, de la pensée, môme de la conscience et de
contemplation; extase. 347
la personnalité, elle se fond, elle se consomme en un avec
Dieu: sa perfection et son bonheur sont accomplis, puis-
qu'elle est parfaite de l'absolue perfection du premier Être,
heureuse de sa béatitude. *.(Ceux à qui cet état supérieur est
inconnu, nous ditPloiin, peuvent s'en faire quelque idée
par les amours d'ici-bas , lorsqu'on aime ardemment et que
l'on obtient ce qu'on aime. Mais les amours de ce monde
ne s'adressent qu'à des objets mortels et à des fantômes. Ils
passent et changent, parce que nous n'aimions pas réellement
et que nous nous étions attachés à ce qui n'est pas notre
bien, le but de nos désirs. Là-haut seulement est le véritable
objet de l'amour, avec lequel on peut s'unir, parce qu'il n'est
pas recouvert d'une enveloppe extérieure de chair. Là il
n'y a plus rien entre ce qui aime et ce qui est aimé ; ils ne
sont plus deux; mais tous deux, ils ne sont qu'un. » L'union,
oui, l'union complète, absolue, substantielle avec l'Un sans
forme et sans essence, mais qui est supérieur à toute forme,
à toute essence et, par conséquent, à l'hitclligence et à la
Beauté : voilà le souverain bien et la Cm suprême de l'âme.
Ainsi la fin de notre activité est quelque chose d'indépen-
dant de notre activité et (jui dépasse infiniment sa portée
et ses forces ; la perfection de la pensée et de la vie est
l'anéantissement même de toute vie et de toute pensée. îl ne
faut donc point se fatiguer à poursuivre l'objet infini qu'on ne
peut atteindre , mais qui se donne lui-même. Il faut attendre
en repos qu'il apparaisse, comme l'œil attend le lever du
soleil qui, surgissant de l'Océan au haut de l'horizon, s'offre
tout à coup et de lui-même aux regards éblouis. C'est ce que
Plotin exprime encore par cette vive image. Lorsque l'àme
est parvenue aux dernières limites de l'Intelligible, voilà que,
soulevée par le flot de l'Intelligence qui s'enfle et comme
portée sur la cime d'une vague, l'àme aperçoit soudain le
Bien infini sans savoir comment: l'intuition rcmpUt nos yeux
348 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
de kiraière, et cette lumière ne nous fait pas voir un autre
objet qu'elle-même; mais elle est elle-même et la vision et
son objet. On ne peut en clouter, c'est Dieu qui fait tout dans
cet acte suprême. J'ajoute que Dieu est tout , et que 1 ame a
disparu pour se transformer en lui ou plutôt pour lui faire
place. Seule à seule avec Dieu, ou plutôt tout entière h Dieu
et en Dieu, elle ne se sent plus, et dans le silence extatique
où elle s'abîme, elle n'affirme plus rien d'elle-même, ni
qu'elle est homme, ni qu'elle est animée, ni qu'elle est être
et pensée, ni quoi que ce soit au monde. Ce transport, ce
ravissement, cette absence de tout mouvement, de tout
désir et de toute pensée, cette absorption sans conscience
dans l'unité, tel est le comble du bonheur, telle ia fin divine
à laquelle toute intelligence aspire. Ne dites pas à Plotin qu'on
ne saurait comprendre un bonheur sans conscience. Pour-
quoi non? répondrait-il. L'homme de bien n'est-il pas heu-
reux, même quand il dort? «La conscience paraît se pro-
duire, quand l'acte spirituel se réfléchit et se répercute,
comme un objet sur une surface pohe. L'image a heu, lors-
qu'un corps est devant un miroir; mais le corps n'existe pas
moins, quand il n'y a pas de miroir qui le réfléchisse. De
même , l'acte sjiirituel n'en existe pas moins , quand son
image est absente. Il n'est pas nécessaire, lorsqu'on ht, de
réfléchir qu'on lit, surtout si on lit avec la plus profonde
attention; et celui qui fait une action énergique ne se dit
pas nécessairement à lui-même qu'il fait une action éner-
gique. Même ces réflexions ,. qui accompagnent quelquefois
les actes, loin de les rendre plus parfaits, ne font que les
affaibhr et que diminuer leur intensité.» La vie, comme le
bonheur, est dans l'énergie pure et parfaite de l'essence , et
cette énergie ne s'endort point dans le sommeil, ne se perd
point dans l'absence de tout sentiment. Nous l'avouons
toutefois, nous n'en comprenons pas mieux, malgré les
GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATONISME, ETC. 349
explications de Plotin, ce que peut élre une félicilé dénuée
de conscience, et nous désespérons de faire entendre ce que
nous n'entendons pas.*
A Dieu ne plaise que nous méprisions et que nous tour-
nions en ridicule cet amour du divin, qui anime et tourmente
les Néo-platoniciens d'Alexandrie, et après eux, ceux d'Athènes 1
Certes, aucun philosophe n'a plus vivement senti ces vagues
et puissantes aspirations, qui emportent les âmes au-dessus
des choses changeantes et périssables , et Platon , le divin
Platon n'est point ravi d'un plus saint enthousiasme; aucun
n'a écarté avec un soin plus religieux toutes ces imaginations
et tous ces anthropomorphismes, qui dégradent la haute
majesté de Dieu ; aucun n'a mieux et plus fermement établi
l'inlînité incompréhensible et l'ineffable perfection du premier
Etre; aucun enfin n'a parlé plus fortement de la spiritualité
de l'âme, de sa céleste origine et de ses immortelles espé-
rances. Ce qui manque aux Alexandrins, ce n'est pas la
grandeur, c'est la mesure; ils n'ont jamais su s'arrêter, ni
connu la sobriété de la sagesse. Dieu, disaient-ils avec
raison, est l'Incompréhensible; mais au heu de conclure
avec la sagesse, qu'il ne faut pas chercher à le comprendre
en lui-même, mais qu'on doit se contenter de l'entrevoir et
de l'aimer dans les œuvres de son Verbe éternel, ils allaient
imaginer au-dessus de la raison je ne sais quelle puissance^
par laquelle l'àme entre en commerce et en communion
avec ce Dieu caché. L'adoration , ce sentiment qui abat et
anéantit le cœur de l'homme devant la perfection infinie de
l'Être suprême, en même temps qu'il l'élève et le vivifie
par le désir de retracer quelque ombre de la sagesse et
de la bonté de Celui qui est toute sagesse et tout bien , ne
* I.liv. VI, 1. 2, i, 5, 7, 8, 9;- IV, liv. 111,24; IV, 3; VII, H;- V,
liv. V, 7, 12; Vlil, 10; IX, 10, 12; - VI, liv. III, 11; Vil, 11. 22, 30, 33,
34 35; IX, 8, 9, 10, 11. — Porph. , Sent. , XXVll.
350 PHILOSOPHIE CnÉCO-OFJENTALE.
suffisait pas à leur enthousiasme : ce n'est plus en imitant
Dieu dans nos actions, c'est en aspirant à nous abîmer en
lui, que nous devons l'adorer. De là ce qu'il y a d'austérité
excessive , d'ascétisme inhumain et d'oisiveté contemplative
dans les nouveaux Platoniciens, Ils ont beau dire que la
vertu est ce qu'il y a de plus grand après Dieu, et que devant
son éclat pâlissent l'étoile du soir et l'étoile du matin : ils
mettent cependant le délire et la quiétude de l'extase au-
dessus de la sagesse et de la vertu. Ils répètent sans cesse que
c'est la vertu qui nous mène à comprendre et à sentir Dieu, et
que sans elle il n'est pour nous qu'un vain nom; toute leur
doctrine se réduit en fin de compte à cette maxime que Plotin
relève si vivement dans les Gnostiques : Contemplez Dieu.
A force de penser à cette contemplation sublime, dont
on s'enivre par avance, ne court- on pas risque d'oublier
le moyen lent et pénible qui y conduit ? La vertu est agis-
sante; elle lutte contre les événements et les hommes; elle
s'efforce de servir le droit et la société. Mais ce monde vaut-
il qu'on se dérange et qu'on se fatigue pour lui? Ce vil
troupeau des hommes, comme l'appelait Proclus, est -il
digne qu'on expose la sérénité de son ame ? On s'est créé
un monde imaginaire où l'on aime à se retirer et à tout
oublier. Auprès de la vie parfaite et bienheureuse après la-
quelle on soupire , celle-ci est bien pâle et bien méprisable.
Elle ne peut exciter que nos dégoûts et nos ennuis : la
perfection idéale nous dégoûte de la vertu , comme la vie
divine de la vie humaine. Porphyre se fût tué pour échap-
per à ce monde et pour revoir la patrie dont il gémissait
d'être exilé, si Plotin ne lui eût fait honte de ce dessein pu-
sillanime. Ainsi l'on s'endort en des rêves , inutile à sa fa-
mille, inutile à son pays, inutile à l'humanité, et pesant à
soi-même. On n'a point le courage de dire avec cet empereur
romain près de monrir : « J'ai été toutes choses, et rien ne
i
GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATOMSME , ETC. 351
vaut. Travaillons. » On préfère la molle quiétude du rêve à
l'éneraie de la lutte et de reffort. Il se cache au fond de tout
mysticisme un dégoût profond pour les œuvres , qui mène à
l'indiflerence pour la vertu. « L'homme n'est ni ange ni bête,
a dit Pascal , mais le malheur est que qui veut faire l'ange
fait la bête.» Les ]Séo-platoniciens n'ont pas échappé à cette
fatale nécessité du mysticisme , et s'ils ne sont ni des bêtes
ni des Dieux, il ne sont certes plus des hommes. Qu'on ne
se méprenne point sur ma pensée. Je ne suis pas de ceux
qui ont peur des esprits et qui proscrivent toutes les hautes
pensées et tous les instincts supérieurs comme des hallu-
cinations. C'est encore le sentiment du divin qui est la
meilleure partie et la grandeur de l'àme humaine, et j'ai
peine à reconnaître la philosophie là où je ne le trouve plus.
Mais lorsqu'il règne seul , à l'exclusion et au préjudice de
tout le reste; lorsque l'homme, impatient de sa condition, ne
sait plus se tenir dans la région moyenne, où réside sa per-
fection ici bas; lorsqu'il s'enfonce sans cesse dans des pensées
sans bornes et des aspirations infinies : il est saisi de vertige ,
la raison et la vertu lui échappent , et le feu sacré que Dieu
a déposé dans son âme , au lieu de l'échauffer et de le forti-
fier en l'éclairant, l'énervé et \e consume.
Mais d'où venait chez les Grecs si amis du mouvement et
de l'action ce triste détachement de la vie ? La contagion
de l'indolence contemplative des Orientaux suffit -elle pour
expliquer une telle altération du génie grec et de la philo-
sophie de l'Occident '. Il n'est pas douteux que le mysticisme
des Néo-platoniciens n'ait beaucoup emprunté au mysticisme
purement oriental , et que Plotin et ses disciples n'aient subi
1. Sans doute, Plotin, Porphyre, Jamblique sont des orientaux; le Néo-plato-
nisme est né dans la ville demi -grecque et demi -orientale d'Alexandrie; mais
Plotin prêcha longtemps à Piomc, où il avait de nombreux auditeurs; et lui et ses
disciples, ils ont contribué plus que personne à importer dans l'Occident cette
maladie du nivsticisme.
352 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
la secrète influence des idées qu'ils voulaient combattre.
Mais telle est la tendance active et morale de l'Occident , qu'il
eût victorieusement repoussé un quiétisme antipathique à
sa nature et à ses habitudes , si les circonstances n'avaient
puissamment aidé à sa défaite. On peut établir comme un
fait général de l'esprit humain , que les mystiques ont surtout
abondé dans les pays et dans les temps, où les âmes, refoulées
sur elles-mêmes soit par les calamités publiques, soit par
le triste spectacle de la décadence des civilisations vieillies,
ne savent plus où se prendre et se jettent de désespoir
dans l'abîme de l'infini. Or, quelle époque fut jamais plus
désastreuse que celle où s'éleva l'école d'Alexandrie? Un mo-
ment l'empire avait respiré des extravagances et des fureurs
du pouvoir impérial , et les contemporains des Antonins
avaient célébré à l'envi la paix romaine et la civilisation uni-
verselle qui l'accompagnait. Des espérances et des sentiments
jusqu'alors inconnus avaient fait battre les cœurs et frappé
les imaginations : l'Empire devait être éternel pour la paix.
et pour le bonheur toujours croissant du genre humain.
Mais à Marc-Aurèle avait succédé Commode ; les guerres
civiles avaient suivi la mort de ce monstre , et le monde
avait eu à subir un Caracalla et un Héliogabale, moins ,
funestes encore que l'anarchie qui bouleversa tout par
l'usurpation et la lutte des trente tyrans. Il se produisit au
miheu de cette effroyable convulsion un mépris de la vie
et du monde, qu'on avait ignoré jusqu'alors dans l'Occident.
Depuis longtemps le patriotisme et ses fortes passions n'exis-
taient plus ; le spectacle de la servitude universelle avait
éteint tout sentiment de dignité politique ; les désastres et
les guerres civiles sans objet , qui remplirent la première
partie du lîl^ siècle , détruisirent la sécurité , qui pouvait
seule donner quelque prix à une vie égoïste et mesquine.
Si l'on sentait toute la vérité de la grande maxime d'Epicure,
GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATONISME ; ETC. 353
on ne pouvait plus la pratiquer comme autrefois en se cachant
dans un bonheur obscur et trancfuille : tout vous échappait ,
la volupté et rinsouciance , comme le reste. Le détachement
d'un Epicurien consistait à ne vivre que pour soi ; mais qui
donc eût conservé ce dernier attachement dans le trouble
et l'ébranlement d'une société qui menaçait ruine jusque
dans ses fondements ? Il ne restait qu'un seul refuge , celui
d'un monde meilleur. Aussi le sentiment qui faisait déjà
désirer à Cicéron et à Sénèque l'immortalité de l'àme , tourna
alors toutes les pensées de l'homme vers la féhcité sereine
et toujours sûre du monde invisible,
L'égoïsme désespéré désertait la terre pour le ciel. Oh! si
• délivrée de l'esclavage du corps «l'âme pouvait dès cette vie
s'unir à l'assemblée des bienheureux, où régnent la concorde,
les saints désirs, la joie et l'amour tout entier attaché à Dieu!
Elle y trouverait les fils des dieux, Minos, iEaque et Rhada-
manthe et tous ceux avec qui la divinité aime à converser.
Elle y jouirait de la société de Pythagore , de Platon et de
tous ceux qui ont formé , pour ainsi dire , le chœur de
l'amour immortel et divin. Elle s'y mêlerait à ces démons
tout heureux qui tirent leur origine et leur vie du ciel et
qui passent leur existence en des fêtes et des joies sans fin.
Elle y glorifierait les dieux qui la glorifieraient eux-mêmes
à leur tour, a Quel jour béni que celui de la mort! Le divin
s'y dégage de la génération ' et de la mortahté. Nous avons
déjà rencontré cette passion pour la mort et pour un autre
monde dans les Stoïciens de l'Empire. Mais ils y mêlaient
autant d'indignation contre Finjustice et la tyrannie que de
dégoût pour la vie et pour les choses d'ici-bas. C'était pour
apprendre à vivre libres et avec dignité, qu'ils embrassaient
avec amour la pensée de la mort et d'une autre vie. « Selon
1. Le terme de génération, empiuiité au langage de Platon, signifie choses qui
naissent et qui passent.
IL 23
354 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
l'autorité des druides , dit Lucain , les ombres ne vont pas
dans les demeures silencieuses de la nuit, et dans les pâles
royaumes du dieu infernal. Le même esprit anime nos corps
dans un autre monde, et la mort n'est que le passage à une
vie éternelle Peuples heureux par cette erreur même,
si toutefois c'est. une erreur! Vous n'êtes pas obsédés de la
plus grande des craintes, de celle de la mort!» C'était donc
pour ne point perdre le droit moral et les vraies raisons de
vivre , que les derniers Stoïciens dédaignaient la vie. 11 n'y a
plus rien de cette énergie dans les Néo-Platoniciens. Ils veulent
une autre vie, parce que celle-ci les dégoûte et les ennuie, et
leur mépris , quoi que dise Plolin * , s'étend à la création
entière. La nature n'est véritablement que l'effet d'une chute;*
l'Un déchoit en passant à l'Intelligence, l'Intelligence à l'Âme,
l'Âme au Monde. Chute nécessaire si l'on veut, mais dont
s^ contriste et s'indigne ce qu'il y a en nous de plus divin. La
vie n'est pour ces âmes lasses et ennuyées qu'un long et fasti-
dieux supplice", comme le monde n'est pour l'infinité de leurs
désirs indiscrets qu'une œuvre de folie et de malheur. *
On ne riait plus des idées religieuses et le vent était plus
à la superstition qu'à l'incrédulité. Le frivole scepticisme
d'un Lucien avait pu faire fortune à une autre époque, mais
au temps de Plotin, la misère avait chassé la raillerie et le
doute. Chrétiens et païens, tous séparés qu'ils étaient par
leurs croyances , se rencontraient dans le même dégoût de
1. On peut voir dans les Ennéades (III, liv. II, chap. 2 et 3) ou dans l'histoire
de l'école d'Alexandrie par M. Vacherot (Vol. I, p. 470 et 4.98) les magnifiques
idées de Plotin sur le monde, lorsque, révolté des extravagances des Gnostiques,
il abandonne son superbe mépris pour tout ce qui n'est pas l'Un.
2. Séncque dit dans la Consolation à Marcia : Omnis vita supplicium est. Ce
n'est point là un sentiment stoïcien, mais une de ces aberrations orientales, qui
avaient filtré, on ne sait comment, dans les livres des Grecs et des Romains, et
dont on peut voir déjà des traces dans les fragments d'Enipédocle.
* Porph., Vie de Plolin, |g. 2, 23.
GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATOXISME ; ETC. 355
la réalité, dans le même penchant au surnaturel, dans le
même ennui plein de vagues inquiétudes, qui emportaient
les âmes bien loin de ce monde de misères. On eut voulu
voir, comme dit Porphyre, une apparition des dieux pour
obtenir le repos contre les doutes. Nulle part cette mysté-
rieuse inquiétude n'a été plus fortement peinte que par
l'auteur chrétien des Clémentines \ «Dès ma plus tendre
jeunesse, fait-il dire à un nommé Clément, j'étais travaillé
de doutes qui étaient entrés, je ne sais comment, dans mon
âme. Ne serai-je plus rien après ma mort, et nul ne se sou-
viendra-t-il plus de moi, puisque le temps engloutit dans
l'oubli toutes les choses humaines? Ce sera donc comme si
je n'étais jamais né! Quand le monde a-t-il été crée, et qu'y
avait-il auparavant? S'il a eu un commencement, aura-t-il
une fin? Et qu'y aura-t-il après la fm du monde, si ce n'est
le silence de la mort? Tandis que je portais en moi ces idées,
j'étais si fort tourmenté , que je pâlissais et que je me con-
sumais Et ce qu'il y a de plus effrayant, c'est que si je
voulais me défaire un moment de mes doutes inutiles, cette
souffrance se ranimait en moi plus violente et plus vive
Je visitai donc les écoles des philosophes pour connaître
quelque chose de certain, et je ne vis là que construction
et destruction de thèses, que contradiction et combat. » Ne
pouvant arriver par la raison à une conviction ferme et as-
surée, Clément partit pour l'Egypte, cette terre des mystères
et des visions, et chercha un magicien qui ptit lui faire ap-
paraître un esprit. Voilà de quel désir étrange il fut tour-
menté jusqu'à ce qu'il se reposât dans la foi du Christ. Je le
sais, ce n'est là qu'un roman, mais de combien d'âmes n'était-il
1. Ouvrage faussement attribué à Clément, auditeur de S'-Pierre. Il appartient
probablement à la fin du second siècle. Le morceau que nous citons est à peu prés
le seul qui ait quelque intérêt. Le reste n'est qu'une série de récits plus ou moins
fabuleux, sans aucune lumière ni pour l'histoire des faits, ni pour l'histoire morale.
356 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
pas l'histoire ? Les Alexandrins , avec toute leur subtile
dialectique, ressentaient les mêmes inquiétudes et les mêmes
désirs que Clément. Eux aussi, ils étaient possédés de la
manie de voir des esprits, et ils en virent ^ Eux aussi, ils
étaient plus occupés de ce qui devait arriver après la mort
que des devoirs et des intérêts de celte vie. Eux aussi , ils
n'aspiraient qu'à fuir les impuissances et les agitations de
leur âme au sein de Dieu.
Quoique l'ascétisme mystique me paraisse une grave erreur
morale et la négation même de la vertu, j'y trouve pourtant
quelque chose de respectable à certaines époques, parce
qu'il témoigne de la noblesse impérissable de notre être.
Dans les temps de corruption et de décadence , lorsqu'aucun
grand intérêt n'anime plus les esprits, lorsque de toutes
parts éclatent des symptômes de mort sociale et de la fragilité
es choses humaines, qu'est-ce qui prouve mieux la divine
puissance de l'àme que le dédain de tous les biens périssables
et la constante pensée de rÉternel ? Si l'action nous pèse et
que nous nous laissions aller à l'oisiveté séduisante de la
contemplation ; si la vie ne nous paraît plus qu'une vanité
fatigante ; si les âmes aspirent à la mort et s'arrangent pour
vivre comme si elles étaient déjà mortes; si, trouvant ce
monde trop étroit dans son immensité, elles courent s'abîmer
dans l'infini de Dieu : c'est qu'il n'y a plus rien qui mérite
de tenter l'active ambition des cœurs élevés. C'est une ma-
ladie sans doute ; mais il y a dans cette maladie autant de
force que de faiblesse : la vie répugne à la mort, l'être au
néant, et c'est pourquoi l'àme fait effort pour s'élancer hors
1. Un prêtre égyptien, nous dit Porphyre, étant venu à Rome et voulant mon-
trer sa sagesse à Plotin, qu'un ami lui avait fait connaître, lui demanda s'il ne
voulait pas voir son démon familier. Plotin, consentant à la chose, l'invocation fut
faite dans le temple d'Isis. Mais au lieu d'un démon , ce fut un Dieu qui parut
devant Plotin. «Tu es heureux, lui dit l'Égyptien , d'avoir un Dieu pour génie,
et ton démon familier n'o^t pas d'une basse espèce.» Vie de Plotin, |. 10.
GRANDEUR ET FAIBLESSE DU NÉO-PLATOMSME ; ETC. 357
des objets mortels et ruineux qui Tcntourent et qui la con-
tristent. «Fuyons, s'écrie-t-elle avec Plotin, fuyons dans
notre chère et véritable patrie Notre patrie , notre père
sont aux lieux bienheureux et immortels que nous avons
quittés. Nos pieds sont impuissants pour nous y conduire;
ils ne sauraient que nous transporter d'un coin de la terre
à l'autre. Ce ne sont pas non plus des navires qu'il nous
faut, ni des chars emportés par des chevaux rapides : laissons
de côté ces inutiles secours. Pour revoir notre chère patrie,
il n'est besoin que d'ouvrir les yeux de l'esprit en fermant
ceux du corps. » *
Mais si je reconnais volontiers ce qu'il y avait de grandeur
dans le spiritualisme des nouveaux Platoniciens, je n'en dois
point dissimuler les petitesses et les misères. Oui , pour
vouloir s'élever au-dessus de la raison , on tombe au-dessous,
avait dit Plotin , et les folies théurgiques de Jamblique et de
ses pareils en sont un triste et mémorable exemple. Le but
de la vie est pour les philosophes Alexandrins d'aspirer à
se fondre en Dieu et à ne faire qu'un avec lui. On com-
prendra à combien d'imaginations étranges une pareille
théorie ouvrait la porte , quand on saura ce qu'est le Dieu
premier. C'est l'ineffable, c'est l'incompréhensible : voilà ce
que les Alexandrins répétaient à satiété. Selon leur doctrine,
il faut, pour concevoir ,Dieu, écarter de sa nature tous les
attributs qu'une fausse analogie y transporte, l'intelligence, la
vie, la volonté, la liberté, la providence. Que peut-on affirmer
de lui ? On ne doit pas même dire qu'il est; car toute essence
a une forme, soit sensible, soit intelligible, de manière à
pouvoir être définie. Mais toute forme étant engendrée, l'Etre
premier ne peut avoir de forme ni d'essence. Le seul nom
qui lui convienne, l'Un , n'est que la négation en lui de tout
nombre et de toute détermination. L'Un des Alexandrins,
* Enn. I, liv. VI, chap. 8.
358 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
comme l'avouait un des derniers philosophes de l'école, Da-
mascius, n'est sous une autre forme que le Dieu Abyme et
Silence des Gnostiques. Aspirer à se perdre dans son im-
mensité , n'est-ce pas aspirer à s'enfoncer dans le gouffre
muet et ténébreux du néant? Comment Plotin a-t-il vu face
à face cet incompréhensible? Ne comblait -on point par de
vaines imaginations cet intervalle infini qu'on avait mis entre
le Premier et les autres êtres , et qu'on prétendait pourtant
franchir dès cette vie ? Il est impossible qu'il en soit autre-
ment : l'esprit humain ne saurait demeurer dans le vide, et
quand la raison lui manque, il y supplée par l'imagination.
Aussi qu'est-ce que l'extase ? « L'àme , dit Porphyre , connaît
l'intelligence par la concentration de ses forces intellectuelles;
mais comment atteindre au principe supérieur à l'intelli-
gence? Par la suspension de toutes nos puissances intellec-
tuelles, par le repos et le néant de l'intelligence. C'est en
sommeillant que l'àme connaît le sommeil ; c'est dans l'extase
ou l'annihilation de toutes les facultés de son être, qu'elle
connaît ce qui est au-dessus -de l'être et de la vérité.»
Porphyre l'a dit : l'extase , cette suprême perfection après
laquelle soupirent les Alexandrins , n'est qu'un sommeil in-
tellectuel, traversé par des rêves plus ou moins beaux, plus
ou moins sensés. *
D'ailleurs on n'est pas ravi en Dieu, comme on le veut et
quand on le veut; l'Esprit souiïle où il lui plaît, et les âmes-
ne sont pas toujours prêtes à fuir ce monde à leur gré pour
s'envoler dans un autre. Quoi qu'elles fassent, elles sont
enchaînées ici-bas parle corps et par la nécessité: il faut
qu'elles y demeurent. Les Alexandrins, dans cette impatience
et cette impétuosité qui emportent toujours leur pensée
au delà du réel, ne pouvaient manquer d'arriver à la théur-
* Ennéades V, liv. V, chap. 4., 6; - VI, liv. YII, cli. 18, 32. — Porph.,
Sent. , art. XXVI.
RELIGION ET THÉURGIE. 359
gie , qui fournit les moyens d'entrer en communication avec
Dieu. Pour Plotin et pour Porphyre , la vertu et la science
sont les seuls degrés qui nous élèvent près de Dieu , sinon
jusqu'à lui : ensuite Dieu descend dans l'àme assez pure pour
le recevoir. Mms quel long détour pour arriver au but de
tous nos vœux! N'y aurait-il pas une voie abrégée qui y
menât les plus faibles esprits comme les plus puissants? Quoi!
la science avec sa laborieuse dialectique n'est encore qu'un
acheminement et qu'une introduction? Quoi! même pour
nous préparer à cette science qui ne nous promet pas de
nous donner enfin le bien que nous cherchons , il faut faire
comme l'artiste , qui retranche, enlève, polit, épure sans
relâche jusqu'à ce qu'il ait orné sa statue de tous les dons
de la beauté ? Et encore ni la vertu ni la science ne nous
sont de sûi'S garants , que Dieu voudra bien se laisser voir
à nos regards avides ! C'a toujours été une erreur répandue
parmi les hommes et surtout dans les populations de l'Orient,
qu'on pouvait attirer Dieu jusqu'à soi par certaines paroles
et par des pratiques mystérieuses. Les pliilosophes d'Alexan-
drie finirent par tomber dans cette grossière illusion par la
nécessité même de leur mysticisme. Car la théurgie est la
morale pratique des mystiques, comme le quiétisme en est la
morale spéculative. Ils se mirent donc à invoquer l'Esprit,
et au besoin à l'évoquer. Dès lors la philosophie grecque
n'exista plus que de nom : la morale fit place à la superstition,
et la science aux pratiques théurgiques et à l'interprétation
des symboles.
Les circonstances, non moins que la logique, poussèrent
le Néo-platonisme à cette dégradation. Dans la lutte du paga-
nisme et du christianisme, il était difficile de ne point prendre
parti pour l'un ou pour l'autre, et les Alexandrins, au heu
d'avoir la sagesse et la force de rester neutres , se jetèrent du
côté de l'erreur et de la mort. Etait-ce parce que la vieille
360 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
religion , qui n'avait point de dogme précis et qui d'ailleurs
n'existait déjà plus que dans le passé, gênait moins leur
pensée et leur indépendance ? Mais quel rapport nécessaire
V a-t-il donc entre le mensonge et la liberté? Pouvaient-ils en
toute sincérité de conscience accepter les puérilités, les tur-
pitudes, les extravagances et le grossier matérialisme de la
mythologie et du culte, parce que leur métaphysique était
comme un vaste pandémonium, où toutes les traditions et tous
les Dieux entraient à l'aise et sans trop de contradiction? Je
n'en crois rien, et je ne veux pour preuve de mon doute,
que la nécessité où furent les Alexandrins d'interpréter de
la façon la plus arbitraire cette tradition sacrée , qu'ils pré-
tendaient respecter et défendre. Si Jupiter, Bachus, Saturne,
Vénus , Junon , les dieux et les déesses peuvent entrer dans
le ciel inteUigible des Alexandrins, ce n'est qu'à la condition
d'être défigurés , mutilés, ou pour mieux dire anéantis jus-
qu'à n'être plus que de simples noms. Si étendue que fût la
métaphysique des nouveaux Platoniciens, elle était trop
raffinée et trop spiritualiste pour se concilier facilement avec
les grossièretés de la fable. Ne cherchons pas à donner de
belles couleurs et de grandes apparences à ce qui fut l'œuvre
de l'impuissance et de la passion. Plotin n'aurait pas reconnu
un de ses disciples dans Jamblique, et Porphyre rompit
ouvertement avec le parti de la créduhté et de la thauma-
turgie, parce que son esprit sincère et généreux ne sup-
portait point de voir traîner la philosophie dans les bas
fonds de la superstition et de l'imposture. Il combattait le
christianisme, il aimait à revêtir sa pensée des allégories
ingénieuses et des belles images que la fable lui fournissait,
il citait trop volontiers les oracles et parlait beaucoup trop
des dieux et des démons, sur lesquels la raison ne lui donnait
certes aucune lumière ; mais il aurait cru mentir à sa con-
science de mettre la vérité au service et dans la dépendance
RELIGION ET TIIÉURGIE. 361
d'une religion, qu'il n'acceptait que sous les plus grandes
réserves. Si la victoire du christianisme l'affligea, le chagrin
])assionné qu'il put en ressentir ne changea rien à son libre
et sévère rationalisme. Jamblique, Edésius, Maxime, Chry-
santhe et tant d'autres n'eurent point de ces scrupules phi-
losophiques. Soit emportement de passion, soit médiocrité
de cœur et de génie, ou plutôt pour l'une et l'autre de ces
causes, ils préférèrent le rôle d'hiérophantes ridicules à
celui de penseurs ; ils dévorèrent toutes les absurdités d'une
religion de poètes et d'enfants; au Heu des armes de la raison,
ils n'employèrent que celles de l'exorcisme et de la magie
contre l'Évangile victorieux, et toute leur opposition à ce
qu'ils appelaient une superstition barbare se réduisit à une
créduhté incomparablement moins sincère et plus puérile
que celle de leurs ennemis. Quant à cette liberté de penser,
qu'ils voulaient défendre et sauver, à ce qu'on assure, par
une savante manœuvre, je défie qu'on en trouve l'ombre*
dans ces opérateurs de prophéties et de miracles. C'est
Jamblique avec ses pareils, qui entraîna la philosophie dans
la voie ténébreuse, d'où Proclus et l'école d'Athènes ne
surent point la tirer.
Il faut distinger pourtant dans l'œuvre des derniers
Alexandrins ce qui regarde le culte et ce qui se rapporte aux
croyances ou au dogme. Pour le culte , il n'y a pas de pra-
tique superstitieuse qu'ils ne justifient et qu'ils ne cultivent
avec une respectueuse ferveur. Mais on pourrait croire qu'ils
conservent encore quelque philosophie dans les exphcalions
qu'ils donnent des fables traditionnelles. Ce n'est qu'une
apparence. Car les principes de cette interprétafion peuvent
1. Je reconnais volontiers une certaine subtilité de dialectique et une logique
apparente dans les successeurs de Plotin et de Porphyre. Mai.> ces habitudes
raisonneuses peuvent très -bien s'accorder avec la servilité dogmatique et le
manque de toute raison et de toute liberté.
362 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE,
être ingénieux, et même raisonnables et profonds, sans qu'on
se propose pour cela une fin vraiment philosophique. Les
Alexandrins voulaient -ils simplement se rendre compte de
l'ancienne religion et d'un fait général de l'esprit humain?
Quoique ce soit là une science bien aventureuse, ils mé-
riteraient encore le nom de philosophes. Voulaient-ils expli-
quer l'absurde pour le pallier et pour le maintenir? Us ne
sont plus que des apologistes et des sectaires. Je ne nie donc
point que Salluste, Proclus et Olympiodore, sans interpréter
sérieusement et solidement la mythologie, n'aient cependant
posé les principes généraux de la philosophie du mythe.
C'est là une partie originale de leur doctrine, je l'avoue;
mais je ne puis que l'indiquer en passant. Ce que je veux
faire remarquer, c'est qu'ils poursuivent moins les raisons
scientifiques des phénomènes religieux, qu'ils ne cherchent
des motifs de croire et de s'enfoncer davantage dans leur
puérile adoration du passé. N'y avait -il pas assez longtemps
que les philosophes ne respectaient que trop des traditions
contraires à leurs idées et à la raison? Fallait-il qu'ils don-
nassent encore le scandale de s'en faire les soutiens et les
esclaves? L'exégèse des Alexandrins, quoi qu'on puisse en
dire et quelle que soit ou la solidité de ses principes ou
l'exactitude de ses résultats, n'était point une œuvre sérieuse
de la libre pensée, mais l'informe produit de la manie et de
la servilité théologique. Elle avait pour principe l'amour
secret de l'erreur et de l'imposture, pour procédé, les sub-
tiles fantaisies de l'imagination, et pour terme, l'imbécile
imraorahté de la théurgie.
L'école se divisa : Porphyre, effrayé des absurdités intro-
duites dans la philosophie par quelques-uns de ses disciples
et de ses amis, se déclara hautement contre l'efficacité des
pratiques théurgiques ; Jamblique les défendit avec la plus
grande vivacité. Ennemis tous les deux des chrétiens, l'un
PORPHYRE. 303
prêtait au polythéisme l'appui de la philosophie, l'autre ne
faisait plus de la philosophie qu'un accessoire de la religion.
Tout l'esprit du temps est dans leur querelle : d'un côté , la
sagesse antique résistant de toutes ses forces aux ténèbres
qui commençaient à obscurcir les intelligences; de l'autre ,
la crédulité et la superstition débordant de toutes parts; le
bon sens vaincu par la folie, comme le philosophe Porphyre
le fut et devait l'être par le divin Jamblique.
Plotin dédaignait le culte. Ce n'est pas à moi d'aller aux
Dieux, dit-il un jour à son disciple AméUus, qui lui con-
seillait de fréquenter les temples ; c'est aux Dieux de venir
à moi. Porphyre ne sait s'il doit approuver ou blâmer cette
parole de son maître, mais au fond il pense comme lui.
Hors de la vertu et de l'amour de Dieu, il n'y a, selon Por-
phyre, que ténèbres, impiété et néant. Dieu n'a besoin de
rien , et le vrai culte est de s'unir à lui par la pureté du cœur
et par la pensée. «Cependant, dit Porphyre, nous aussi,
nous aurons nos sacrifices, mais ils seront différents, comme
cela convient, selon les différentes puissances auxquelles ils
s'adresseront. Au Dieu suprême, nous n'offrirons rien, nous
ne consacrerons rien de sensible. Car il n'y a point de chose
matérielle qui ne soit impure pour l'être dégagé de tout con-
tact avec la matière. Aussi, ni le discours qui s'exprime par
des paroles ne lui convient, ni même le discours intérieur ,
s'il n'est exempt de la souillure des passions. C'est par un
silence pur et par de chastes pensées qu'on l'honore. Il faut
donc, nous attachant à lui et nous formant à sa ressemblance,
lui offrir notre perfectionnement comme un saint sacrifice,
qui le glorifie et qui nous sauve. De même il faut célébrer
ses enfants, les dieux intelligibles, par des hymnes intellec-
tuelles comme eux\)) Les victimes que sacrifient les méchants
1. C'est-à-dire, par la sagesse ou par de bonnes pensées.
364 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
ne sont que des aliments pour les flammes, et les offrandes
de l'impie qu'une proie pour les voleurs et les sacrilèges.
On doit faire de son cœur un temple de Dieu. Que si Dieu
veut être honoré à la fois en esprit et par des sacrifices ,
il faut mesurer nos offrandes à nos moyens ; mais quant au
devoir de l'adoration en esprit, il faut l'accomplir même au-
dessus de nos moyens et de nos forces. Et ce culte doit être
constant et sans interruption. « Aussi, dit Porphyre à Mar-
cella, quand tahouche parle d'autre chose que de Dieu, ta
pensée et ton âme se doivent encore tourner de son côté, et
tes paroles seront alors éclatantes de vérité et pleines de
Dieu.» Les bonnes œuvres, voilà la preuve certaine des
croyances, et chacun doit vivre selon ce qu'il croit, pour
être aux yeux de ceux qui l'écoutent le fidèle témoin de ses
paroles. Ce n'est donc point la langue du sage , mais ses
actions qui sont agréables à Dieu. Le sage honore Dieu même
sans rien dire ; l'insensé le souille par ses prières et par ses
sacrifices. La prière avec de mauvaises œuvres est impure
et horrible à Dieu. Car Dieu est plus grand que la vertu,
mais elle est ce qu'il y a de plus grand après lui. 11 ne faut
demander à Dieu que des choses dignes de sa sainteté, et qui
méritent qu'il nous les accorde. Demandons lui donc d'ob-
tenir après le travail les biens que le travail précède avec la
vertu. Ne lui demandons pas ceux que l'on peut perdre après
les avoir obtenus; les véritables dons de Dieu ne sauraient
jamais se perdre ni nous être ravis. Méprisons les biens
dont nous n'aurons plus besoin quand nous serons libres
du corps ; mais ceux dont nous aurons encore besoin après
l'accomplissement de la destinée , implorons Dieu pour qu'il
nous aide à les acquérir. En un mot, on deviendra digne de
Dieu, on l'honorera en lui ressemblant, si on ne fait, si on
ne dit, si on ne désire , si on ne pense rien qui soit indigne
de lui , et si on lui attribue tout ce qu'on fait de bien, tandis
PORPHYRE. 365
qu'on ne s'en prend qu'à soi-même et à ses choix dépravés
du mal qu'on peut commettre. *
Rien de plus pur que toute cette morale religieuse de
Porphyre. Il ne veut même pas qu'on importune les dieux
inférieurs, ni les démons, de ses sacrifices et de ses prières.
«Car le sage, dit-il, ne cherche qu'à se détacher des faux
biens qui font recourir aux devins. Ce qu'il souhaite de
savoir, ni les devins , ni les entrailles des victimes ne pour-
raient le lui découvrir ; il n'a besoin que de lui-même pour
s'approcher du Dieu qui habile dans ses propres entrailles.»
Dieu n'a besoin de personne ; l'homme sage n'a besoin que
de Dieu. Celui qui pratique la sagesse pratique la science de
Dieu, et sans être toujours en prières et en sacrifices, il
montre sa piété par ses œuvres et par la pureté de ses pen-
sées. 11 faut donc se persuader qu'on ne peut se faire une
idée assez élevée de Dieu, de sa béatitude et de son incor-
ruptibihté. Dieu est au-dessus des outrages , des flatteries et
de la séduction. Il ne s'émeut point de nos lamentations et
de nos larmes ; la multitude des victimes ne lui est pas un
honneur, ni la multitude des offrandes un ornement. Mais
l'âme bien réglée et pleine de l'esprit divin entre en union
avec lui, et c'est le seul honneur qui lui plaise. Aussi le sage
est-il seul prêtre, seul pieux, seul capable de prier. Il est
le prêtre de tous les dieux, mais surtout du Père. Le ministre
d'un Dieu particulier sait comment il faut faire son image ,,
par quels mystères, par quels rites, par quelles purifications
on lui plait et on l'honore ; le ministre du Père sait par
quelles lustralions on se purifie pour l'approcher, et quelle
image on lui doit consacrer. Or, la philosophie nous enseigne
que Dieu est présent partout, et que l'àme du sage est le
plus beau ou plutôt le seul temple, qui lui soit dédié parmi
* Porph., Vie de Plolin, g. 10. - De l'abst., liv. 11, chap. 3, A. - Leltr. à
Marcella.ch. 9, 12, 13, 15, 16, 23.
306 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
les hommes. Car le sage bâtit un temjDle à Dieu dans son
intelligence, et il le décore d'une statue animée où brille
l'éclat de la vertu. *
Porphyre est-il donc l'adversaire de toute religion positive
et de tout culte? Non, car il voulait sincèrement défendre
le paganisme en le détruisant par le spiritualisme de ses sen-
timents religieux, et d'un autre côté, il trouva les plus vives
paroles pour établir la nécessité d'un culte. « Nous devons
un culte aux dieux et aux démons, écrit-il, pour les honorer,
pour les prier, pour les remercier. » Il n'y a que des athées
ou des contempteurs de la Providence , qui rejettent la prière :
elle est sainte et raisonnable pour tous ceux qui admettent
la providence des dieux. « Ils sont nos véritables pères , et
nous devons leur demander instamment de nous aider à
rentrer dans la maison paternelle, d'où nous sommes exilés.
Ceux qui refusent de prier les dieux et de tourner leurs
pensées vers ces modèles de toutes les vertus , ressemblent
à des enfants sans père et sans mère. » On remercie les dieux,
car ils sont bienfaisants , et c'est d'eux que nous vient tout
ce qui nous arrive d'heureux. On les prie , parce qu'ils
peuvent nous envoyer les biens dont nous avons besoin , ou
nous délivrer des malheurs qui nous accablent ou nous me-
nacent. On les honore enfin, à cause de l'excellence de leur
nature. Or, comme le remarque Porphyre, le plus grand
fruit de la piété , c'est d'honorer la divinité et notre patrie
céleste; non que Dieu ait besoin de notre culte; mais sa
sainte et bienheureuse majesté nous invile à lui offrir nos
hommages, parce que c'est une chose belle et profitable pour
l'âme que d'adorer ce qui est parfait. Celui donc qui honore
Dieu dans la pensée qu'il a besoin de notre culte, se déclare,
sans le savoir, supérieur à Dieu. Celui qui croit le séduire par
ses dons et par ses offrandes, ne fait pas attention que toutes
* Lcttr. à Marcella, cli. 11, 10, 17, 19. - De l'abst., liv. H, ch. 50, U.
PORPHYRE. 367
choses apparliennent à Dieu, et méconnaît par cela -même
ses bienfaits. Ce qui nous fait tort, c'est d'ignorer les dieux et
non d'irriter leur colère ; car la colère est étrangère à leur
nature. N'altérez point l'idée de la divinité par les vains pré-
jugés de l'homme, et alors il ne peut être nuisible de sacrifier
sur les autels , ni utile de s'en abstenir. Mais si Porphyre
reconnaît la nécessité morale du culte, il est d'ailleurs in-
différent sur les cérémonies: ce ne sont pas, dit-il, certains
rites , certaines croyances qui donnent du mérite à nos
hommages. Il veut de plus que le culte soit simple et pur,
et non point souillé par l'idolâtrie , par le sang des victimes
et par de somptueuses oblations. Pour lui , l'idolâtrie est le
culte des démons malfaisants, et l'impie n'est pas tant celui
qui n'honore point de vains simulacres , que celui qui mêle
à l'idée de la divinité toutes les imaginations superstitieuses
du vulgaire. Il faut bien se persuader qu'on n'enchaîne point
les dieux par des présents. Tant de riches sacrifices , établis
pour entretenir et accroître la piété, ne font que fomenter la
superstition en répandant l'idée qu'on peut corrompre l'in-
flexible justice des Dieux. Les offrandes doivent être simples et
peu coûteuses, pour que l'on puisse les renouveler souvent et
quele culte soit accessible à tout le monde. Quant aux sacrifices
sanglants, ce sont les prêtres qui ont inventé ces hommages
qui profanent et déshonorent la divinité. Quoi! des hommes
qui se croient pieux et sages s'empresser autour de grossières
idoles, au milieu du sang et des membres palpitants des victimes,
pour chercher dans ces hideux débris l'avenir et la volonté
des dieux! Ces philosophes iraient donc se souiller de sacri-
fices humains, si l'horrible coutume en subsistait encore ?
Avant qu'il n'y eût des brigandages et des guerres , avant
que les hommes n'eussent goûté le sang comme des bêtes
féroces, et que la nature humaine n'eût perdu sa pureté et
son innocence, on n'offrait sur les autels que des fleurs et
368 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
des fruits. Puis vinrent les aromates , les encens et les libations
de vin , et à mesure que la corruption et la sensualité aug-
mentèrent, on attribua aux dieux ses désirs et ses vices, et
l'on crut qu'ils aimaient à savourer les vapeurs du sang et
la graisse des victimes, comme on faisait soi-même ses
délices de la chair des animaux. Il faut sacrifier à chaque
Dieu les prémices des biens qu'il nous donne; et tandis que
le laboureur apportera sur l'autel les premiers fruits de
ses récoltes , le sage offrira de saintes pensées. *
Les sacrifices sanglants ne conviennent qu'aux démons
malfaisants qui nous en ont inspiré l'idée. Violents et rusés,
ces esprits de malice et de mensonge accablent de maux la
vie humaine, et nous font croire que ces calamités nous
viennent des dieux irrités, afin de pouvoir se repaître eux-
mêmes des vapeurs des sacrifices. Ce sont eux qui causent
les tempêtes, les sécheresses, les famines, les pestes, les
tremblements de terre et tous ces fléaux qui nous jettent
par la terreur dans la superstition. C'est à eux que nous
sacrifions, quand nous croyons sacrifier aux Dieux. De là ces
pratiques détestables, les immolations d'animaux, les enchan-
tements, les invocations , les évocations et tous les prestiges
de la magie. De là les philtres , les moyens mystérieux d'in-
spirer l'amour, toute espèce d'intempérance, fespoir des
richesses , l'ambition de la gloire et les plus funestes erreurs.
L'homme sage et dont l'âme est bien réglée se gardera du
culte de ces êtres malfaisants et ne fera pas aux dieux des
sacrifices qu'ils réprouvent. iMais il travaillera à purifier son
âme pour échapper aux pièges et aux fascinations des génies
de l'erreur et du mal. Car ils n'attaquent point les âmes
pures. Si les villes veulent leur rendre pubUquement des
hommages pour les flatter et les adoucir, cela ne nous regarde
* De l'abst., II, chap. 5, 6, 13, 24, 25, 27 , 34; 35. - Lett. à Marc, 17,
18. — Pioclus, Com, de Timée, p. 128.
PORPHYRE. 369
pas , nous qui aspirons à la perfection et à la vérité. Les
villes estiment les richesses et d'autres avantages extérieurs
que la foule prend pour les plus grands des biens; mais elles
ne se soucient guère des soins de l'àme. Nous au contraire,
nous devons aspirer de toutes nos forces à n'avoir jamais
besoin des faux biens que procurent les mauvais génies, et
à ressembler à Dieu et à ses enfants , tant pour ce qui regarde
l'àme, que pour les choses extérieures. Or, cette perfection
pure et sainte est le fruit non de la magie , mais des saines
opinions sur les êtres et de la mort des passions.
Porphyre, on le voit, ne prêtait son appui au polythéisme
expirant, que parce qu'il ne voulait pas subir le joug de la
foi nouvelle : par le fond tout spiritualiste de ses idées, il
appartenait d'ailleurs plus au Christianisme qu'à la religion
païenne. Mais tel était l'esprit du temps que ses alliés , en
le voyant combattre la Bible et l'Evangile , supportèrent
patiemment ses incursions sur leurs propres croyances,
jusqu'au moment où il lança sa lettre à Anébon. Il n'y disait
rien de plus que ce qu'il avait dit dans ses autres ouvrages.
Mais il avait ramassé dans un court espace ce qui est ailleurs,
dispersé, et c'est à peine si l'on y trouvait un mot qui sentît
encore l'adorateur des anciens dieux, tandis qu'il n'y en avait
pas un qui ne fut un doute ou plutôt une décision accablante
contre la théologie si chère à l'école et contre les supersti-
tieuses pratiques de ses adeptes. Les dévots du paganisme
y virent une défection , et c'en était une d'autant plus irri-
tante, qu'au fond de leurs consciences ils sentaient bien qu'ils
la partageaient malgré eux. Qu'était-ce que cette lettre à
Anébon? Sous la forme modeste de questions et de doutes,
c'était l'aveu catégorique et hardi du divorce qui existait
depuis Socrate entre la pensée et la tradition , mais qu'on
s'obstinait à ne point déclarer, autrefois par circonspection ,
aujourd'hui par haine du Christianisme triomphant. On se
II. 2i
370 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
forçait à croire ce qu'on ne croyait plus; on se livrait à des
pratiques contraires aux idées qu'on professait; on cherchait
à s'éblouir de grossiers sophismes et d'une érudition arbi-
traire et menteuse; comment ne se fùt-on pas scandalisé
contre l'importun qui venait vous demander si tout cela
n'était pas illusion ? On se perdait en d'incroyables subliUtés
d'imagination pour distinguer les dieux, les démons, les
héros, les âmes et toutes les espèces et variétés inconnues
des êtres surnaturels : il voulait savoir à quel signe certain
vous distinguiez les dieux soit enlre eux, soit des démons, et
ceux-ci des âmes proprement dites. Il doutait de la vertu
des images, que vous commenciez à vénérer avec autant de
superstition que le vulgaire. Il osait parler des turpitudes
des phallophories. Il opposait aux prières, dont on fatiguait
les dieux, leur inflexible impassibilité. Il interrogeait iro-
niquement les nouveaux prophètes sur la faculté transcen-
dante de la divination. Y a-t-il là présence réelle des dieux
et inspiration véritable , ou simple exaltation de la faculté
naturelle d'imaginer? N'est-ce qu'une passion surexcitée
par les fumigations, par le bruit des cymbales et des tam-
bours, par certaines mélodies, par la lumière, parles ténè-
bres, par des pratiques et des circonstances matérielles, qui
diffèrent selon les devins? N'est-ce pas une fohe et une ahéna-
tion causée par les m.aladies, par les veilles, par les al^slinences,
par toutes sortes de moyens physiques , qui affaiblissent le
corps, qui hébètent les sens, et qui irritent l'imagination?
Pourquoi les individus les plus simples et les plus jeunes sont-
ils les plus propres à recevoir l'esprit prophétique? Pourquoi
la divination se manifeste-t-elle dans le sommeil, quand
l'intelligence a moins de lumières? Et lorsqu'elle se produit
dans la veille, pourquoi n'opère-t-elle que lorsque les inspirés
ne sont plus maîtres d'eux-mêmes, ou du moins que lors-
qu'ils ne se possèdent plus aussi pleinement qu'auparavant?
PORPHYRE. 371
A ces questions et à d'autres non moins sceptiques et
embarrassantes, Porphyre ajoutait ces graves paroles : «Je
suis profondément troublé, quand je me demande comment
les dieux, ces êtres supérieurs, sont soumis et obéissent à
des êtres inférieurs comme les hommes; comment ceux qui
commandent à leurs adorateurs d'être justes se laissent forcer
à faire des choses injustes. Ils n'écoutent pas l'homme qui
les prie, s'il n'est pur de tout attouchement charnel, et ils
n'hésitent point à pousser les premiers venus à des accou-
jdements illégitimes. Ils défendent aux devins de s'abstenir
de certains objets inanimés, dont les exhalaisons sont im-
pures, et eux-mêmes, ils se laissent allécher par les vapeurs
du sang et de la graisse des animaux immolés. L'initié ne
doit point toucher un cadavre , et pourtant la plupart des
évocations se font par des tueries d'êtres animés. Peut-on
croire enfin que les prêtres menacent les dieux et aient des
moyens efficaces de leur faire violence?.... Je doute qu'il
faille regarder aux opinions des hommes en ce qui concerne
l'art divinatoire et la théurgie : ce ne sont pas des sciences,
mais des imaginations étranges à propos du moindre acci-
dent. En quoi la théurgie et tout son appareil de pratiques
peuvent-ils servir à notre félicité ? Si ceux qui se sont créé
par des opérations théurgiques un commerce avec les dieux,
négligent la question du souverain bien, c'est en vain que
leur prétendue science s'exerce sur l'acquisition d'un ter-
rain, sur un mariage ou sur un négoce , et qu'ils essaient
de troubler de leurs prières l'intelligence divine. S'ils pour-
suivent au contraire le bonheur et qu'ils n'atteignent rien
de sûr à cet égard, ils se seront vainement livrés à de labo-
rieuses méditations inutiles à l'homme , et ils n'auront eu
affaire ni à des dieux ni à des démons bienfaisants, mais
seulement à ce qu'on appelle le démon du mensonge ; et
tout ce beau commerce avec les dieux se réduit à une
372 PHILOSOPHIE GFiÉCO-ORIENTALE.
invention chimérique des hommes et à la fiction d'une na-
ture mortelle. »
Les anciens amis de Porphyre trouvèrent qu'il devenait
vieux, qu'il baissait, qu'il tombait dans des contradictions,
parce qu'il ne les suivait point dans leurs extravagances.
Porphyre restait fidèle à lui-même. Il avait déjà montré dans
son livre sur l'abstinence que la divination et toutes les pra-
tiques théurgiques n'ont d'autre fondement que les passions
mauvaises, et non la piété. «Si les personnes qui se livrent à
la magie et à toutes les pratiques analogues avaient la pureté
de cœur des vrais théosophes, ils n'auraient jamais recours
à ces arts sacrilèges; ils n'y auraient même point pensé
Le plus grand mal que nous fassent les démons, lorsqu'ils
nous poussent à des pratiques impies par de vaines craintes
et de fausses espérances, c'est d'obscurcir fidée de Dieu
dans nos esprits et de répandre la superstition Leur
caractère propre est le mensonge et l'imposture. Ils désirent
passer pour des dieux, et fesprit malin qui leur commande
*
voudrait être adoré comme le Dieu suprême. »
Cette sage protestation en faveur de la morale et des
vrais sentiments rehgieux ne fut point écoutée, et la thé-
urgie remporta. Jamblique repousse, à l'instar de Porphyre,
l'idolâtrie comme une superstition , et la magie comme une
coupable pratique. Hors de là , il n'y a point d'extra-
vagances dans lesquelles il ne donne. Je vais exposer
d'étranges égarements, et quoique j'en aie suffisamment in-
diqué forigine psychologique *, je sens le besoin d'en don-
ner une raison morale , qui les excuse sans les justifier.
Quel est le principal défaut du mysticisme, comme règle et
comme fin de la vie ? C'est d'être une religion de privilège
et de luxe. Porphyre ne le dissimule pas. « Je ne m'adresse
* Lettre à Anébon. - De l'abstinence, liv. II, cbap. 40, 4-2, 43, 45.
1. Page 357, 358, 359.
JAMBLIQUE. 373
point, dit-il, aux artisans, aux athlètes du corps, aux sol-
dats, aux matelots, aux rhéteurs, aux gens d'affaires, mais à
celui qui s'inquiète de la nature de l'homme, de son ori-
gine et de sa destinée. On ne tient pas le même langage à
ceux qui dorment et qui ne s'occupent en quelque sorte
qu'à leur sommeil, et à celui qui s'efforce de secouer la
torpeur du corps et qui dispose tout autour de lui pour
l'éternel réveil. A l'un , la vie austère , la solitude et les lon-
gues contemplations; aux autres, l'ivresse et ses pesanteurs,
l'assouvissement des appétits, une chambre bien close, un
lit mol et chaud, et toutes les autres délicatesses qui amènent
la stupeur de l'âme et qui produisent la paresse et l'oubli.»
Il a quelque chose de moins dédaigneux et de moins inhu-
main dans la folie de Jamblique. Si les subtiles jouissances
de la contemplation sont réservées à quelques savants soli-
taires, fatigués de penser et de vivre, si les raffinements de
l'amour pur et les délices de la mortification conviennent à
quelques seigneurs età quelques grandes dames, qui portent
jusque dans la piété la satiété difficile de leurs désirs , ce
luxe de pensées par de là les nues et de sentiments quint-
essenciés ne va pas à la foule. Devra-t-elle donc se passer
de ce qu'on vante comme le bien de l'homme? Sera-t-elle
déshéritée de tout commerce avec le ciel ? Jamblique était
un visionnaire et un superstitieux, mais il n'excluait du sanc-
tuaire que ceux qui ne voulaient pas y entrer, et sa théurgie
ouvrait à l'ignorant comme au sage , à l'homme de ])eine
comme à l'homme de loisir, les trésors de la divinité. C'est
là son excuse et celle des sectaires qui le vénérèrent comme
un homme divin, si l'on peut excuser les plus tristes égare-
ments de la pensée.*
Jamblique (ou l'auteur quel qu'il soit du livre sur les
* Porph., De l'abstinence, liv. I, chap. 30.
374. PHILOSOPHIE GRÉCO-OniENTALE.
mystères égyptiens) pose en principe non-seulement que l'âme
humaine possède l'idée innée de Dieu , mais encore qu'elle
est unie d'une union essentielle avec le divin, c'est-à-dire
aussi bien avec les dieux , les démons , les. héros et tous les
êtres qui composent la hiérarchie céleste, qu'avec le Dieu
premier et unique. «L'idée de la divinité, dit-il, est em-
preinte dans l'essence même de l'âme, idée supérieure à
toute critique et antérieure au jugement, à la raison et à la
démonstration.... Et même, à parler rigoureusement, ce
n'est point par cette idée que nous atteignons le divin. Car
elle implique distinction et séparation. Or , antérieurement à
cette idée, il y a une union irréfléchie, spontanée, consub-
stantielle de l'âme avec les dieux. Ce n'est point là une hy-
pothèse qu'on puisse accorder ou non; et nous ne sommes
point dignes d'examiner ce fait incontestable du contact
divin, comme si nous avions le droit et la liberté de l'ap-
prouver ou de l'improuver, de l'admettre ou de le rejeter.
Nous sommes enveloppés de la présence divine; c'est elle
qui fait notre plénitude, et nous ne sommes rien, nous ne
possédons rien, que par cette science originelle de la divi-
nité.» Nous voilà donc, selon Jamblique, en communication
immédiate et nécessaire , je ne dis pas avec la cause pre-
mière et universelle , mais avec toutes les variétés réelles ou
possibles du monde divin. Avec un pareil principe, il n'y a
point de pratique superstitieuse ni d'hallucination qu'on ne
puisse justifier et autoriser. Jamblique répète avec ses devan-
ciers que la vraie destinée ou le bien de l'âme est de revenir par
l'enthousiasme à ce qu'il y a de premier et de plus abstrait et
en nous-mêmes et dans l'être universel. Mais tandis que la
science et la vertu , sans être les causes efficientes de cette
union intime et substantielle avec Dieu, en sont l'indispen-
sable condition pour Plolin et pour Porphyre; il n'y a pour
Jamblique qu'un seul moyen de rentrer dans le divin et de
JAMBLIQUE. 375
jouir de la communion déifique', c'est la théurgie. «Ce n'est
point la connaissance qui unit aux dieux leurs adorateurs.
Car alors qu'est-ce qui empêcherait les philosophes d'ar-
river par leurs spéculations à l'union déifique? Il n'en va pas
ainsi. La seule chose qui produise cette union, c'est l'accom-
plissement de certains actes mystérieux et divins, dont la
production et les effets sont au dessus de toute pensée; c'est
la puissance et la vertu de certains symboles inexphcables
et que les dieux seuls comprennent Et ces divins
symboles achèvent en nous leur opération mystérieuse par
eux-mêmes et sans que nous pensions.» Les prêtres sont
seuls en possession des rites et des mystères que les Dieux
nous ont transmis et qui opèrent de si heureuses merveilles;
et comme aucune opération théurgique n'est efficace et lé-
gitime, qu'autant qu'elle est faite selon les rites antiques et
divins, il s'ensuit qu'il y a toujours entre Dieu et l'âme hu-
maine cet homme déifié qu'on nomme le prêtre; on ne peut
donc plus dire avec Porphyre : « Dieu seul n'a besoin de per-
sonne ; l'homme n'a besoin que de Dieu.» *
La religion ou, pour mieux dire, le culte, voilà toute la
sagesse, selon le hvre des mystères. Or quel est le but du
culte? Ce n'est point de faire descendre les dieux jusqu'à
l'homme, ni d'apaiser leur colère, ni même de les remercier
et de les honorer, mais de faire remonter l'âme au principe
éternel et simple d'où elle est émanée. Jamblique admet,
comme Por[)hyre, que les dieux n'ont pas besoin de nos
hommages et de notre encens. Il ne veut pas que les dieux
se courroucent. « Leur colère n'est pas, comme on le croit,
1. Pour traduire des idées et un style barbares, je nie permettrai moi -même
des mots barbares. La théurgie est la science de faire des choses divines ou plu-
tôt de se faire Dieu; l'union théurgique est l'union de l'action himiaine à l'action
divine, à ce point que l'homme opère avec Dieu et par Dieu, parce qu'il n'est
plus homme, mais Dieu.
* Des Mystères, sect. I, ch. 3; II, 1 1.
376 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
un ressentiment; mais en faisant ce qui pourrait les irriter,
si la passion convenait à leur nature , nous écartons de nous
leur bienveillante providence ; ou plutôt nous sommes comme
des hommes qui s'éloigneraient des clartés du soleil de midi :
c'est nous-mêmes qui nous taisons nos ténèbres et qui nous
privons de la grâce des dieux.» Aussi ne doit-on pas dire
que la prière incline la volonté des dieux vers les hommes,
mais qu'elle rend la volonté des hommes capable de rece-
voir les dons divins. « Car l'illumination qui nous éclaire
pendant la prière se produit spontanément et opère par elle-
même , précédant tout libre mouvement de notre part, puis-
que la volonté de Dieu pour le bien prévient nécessairement
les élections de la volonté humaine.»*
C'est avec ces restes de spirituahsme que Jamblique se
cache à lui-même le matérialisme grossier de sa théurgie.
Je n'entends pas entrer dans le détail infini et presque in-
intelligible pour moi de la prétendue science transcendante
des prêtres païens. Je me contenterai de citer sur la prière,
sur la divination, sur les sacrifices, sur l'impuissance de la
raison et la vérité indiscutable et immuable de la théurgie
quelques passages étendus, qui feront mieux connaître, je
pense , qu'une exposition suivie , le disciple de Plotin et
l'élève superstitieux des prêtres égyptiens, avec son double
langage et ses éternelles contradictions.
La prière est le sujet qui me paraît avoir inspiré à Jam-
blique les idées les plus philosophiques et les plus saines. « La
conscience de notre néant, dit-il, quand nous nous compa-
rons à Dieu, nous dispose et nous tourne naturellement à là
prière. Or l'invocation nous rapproche en peu de temps' de
l'objet adorable que nous supplions; nous nous formons à
* Sect. I, chap. 12, 13; V, 5.
1 . Le Moyen court , selon le titre d'un ouvrage mystique du XVII"^ siècle , a
toujours été une des prétentions du mysticisme. On est impatient devoir Dieu; on
veut arriver vite et sans qu'il en coiite trop, à la contemplation béatifiante. La
JAMBLIQUE. 377
son image dans cette conversation intime et face à face avec
lui, et nous acquéroris peu à peu la perfection divine, autant
que le permet notre infirmité Je dis donc que le pre-
mier degré de la prière est de nous tourner vers le divin et
de nous procurer la connaissance et comme le contact des
dieux. Le second est de nous affermir dans cette commu-
nion et cette amitié sainte , et de nous inviter aux grâces
que les Dieux nous envoient avant même que nous ayons
laissé échapper une parole , et qui achèvent en nous leur
opération avant même que nous n'y pensions. Le troi-
sième et le plus parfait est caractérisé par cette union
ineffable, qui édifie souverainement notre tout en Dieu et
qui donne à notre âme de se coucher et de reposer parfai-
tement en lui. A ces trois degrés, qui mesurent toute l'éten-
due des choses saintes, la prière forme les liens de notre
amitié avec Dieu et nous procure dans ce commerce trois
précieux avantages ; l'un , qui a trait à l'illumination ; le se-
cond, à la coopération de l'homme et de Dieu; le troisième,
à la parfaite réplétion de l'âme par le feu sacré. Tantôt
l'oraison précède le sacrifice, tantôt elle s'y mêle, tantôt elle
le termine et le consomme. Il n'y a point d'opération sainte
sans l'intercession de l'oraison. L'oraison longtemps et habi-
tuellement pratiquée nourrit l'intelligence , rend l'âme plus
capable du divin , révèle aux hommes les saints et ineffables
mystères , accoutume leurs yeux à la splendeur de la lumière
céleste, est un moyen court de mettre notre faiblesse à
même de supporter l'attouchement de Dieu , jusqu'à ce
qu'elle nous élève au dernier degré de l'enthousiasme. Elle
attire doucement en haut les habitudes de notre pensée , et
nous communique celles de la pensée divine. Elle excite et
prodm't la persuasion, l'union et une indissoluble amitié avec
vertu et la science sont des moyens trop longs et qui coûtent trop à notre fai-
blesse : le mysticisme promet des Moyens courts à l'impatience peu morale de
ses adeptes.
378 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
les natures supérieures. Elle nourrit le pur amour et enflamme
tout ce qu'il y a dans notre âme de divin. Elle nous purifie
de tout ce qui s'oppose en nous à notre perfectionnement.
Elle expulse de la nature éthérée et lumineuse de l'esprit
tout ce qui participe au monde de la génération. Elle nous
inspire une bonne espérance et la foi dans la lumière. En
un mot, la prière procure à ceux qui en usent fréquemment
une conversation familière avec la divinité. »*
Il n'y a rien jusqu'ici qui soit trop contraire à la spiritualité
intempérante , mais élevée de Plotin. Malheureusement ,
comme le dit Jamblique , la prière se mêle à toutes les opé-
rations sacrées; et ces opérations, soit sacrifices, soit art
divinatoire, ravalaient souvent le pur esprit du théurge aux
illusions et aux réalités les plus grossières de la terre. Il ne
faut pas se laisser éblouir par les grands mots que Jamblique
prodigue avec une déplorable facilité. Qui ne l'aurait lu qu'au
hasard et par fragments pourrait croire que les pratiques et
les sacrifices tous matériels qu'il recommande n'ont d'autre
but que la vie divine et inteUigible. « Celui qui consacre des
offrandes et des sacrifices, nous dit-il, doit le faire avec une
âme incorruptible et pure de tout intérêt , selon les pro-
priétés des Dieux et leur affinité avec les objets qu'on leur
offre , afin que cette amitié , que cette sympathie universelle
qui lie le ciel à la terre , les hommes aux natures supérieures ,
les démons et les héros aux dieux , les âmes libres de corps
avec les héros et les démons, opère et consomme notre
union avec la divinité par un commerce mystérieux et inef-
fable. » Mais Jamblique et les sectaires superstitieux dont
il était le chef et le héros, savaient bien que les sacrifices
disparaîtraient, s'ils n'avaient d'autre cause que ce besoin de
communication spirituelle avec Dieu , et d'autre but, que la
satisfaction de ce qu'il y a de profond et de vrai dans l'instinct
* Sect. I, 15; Y, 26.
JAMBLIQUE. 370
religieux, «Si quelque saint, dit Jamblique, a assez de force
pour s'élever jusqu'aux dieux supra-mondains, ce qui arrive
bien rarement, celui-là peut dans le culte des dieux aban-
donner et le corps et la matière pour s'unir avec le divin
par une force supra-mondaine. Mais ce qui arrive à peine à
an seul homme, et cela, au suprême degré de l'initiation et
du sacerdoce, ne serait-il pas nuisible de l'imposer à tous
comme loi générale , quand cet état de perfection est inac-
cessible aux novices en théurgie et même à ceux qui ne sont
encore arrivés qu'à la moitié de la carrière?» Jamblique dis-
tingue donc trois espèces de vie : la vie naturelle, à laquelle
des sacrifices matériels peuvent seuls convenir; la vie pure-
ment spirituelle , qui veut un culte tout intellectuel et inté-
rieur ; et la vie intermédiaire entre l'une et l'autre , qui
exige des sacrifices moitié sensibles et moitié spirituels. On
a beau nous dire que la fin dernière de toutes ces cérémo-
nies est la purification de fâme et son retour au monde
divin , d'où elle gémit d'être exilée : je vois que f on fatigue
les dieux de prières et de sacrifices ridicules pour conjurer
la peste, les maladies, les famines, l'indigence, la pluie et
la sécheresse hors de saison , ou pour obtenir des biens qui
n'ont rien de commun avec la vertu et la vie de l'âme. Ces
avantages, dit-on, ne sont que des conséquences secondaires
des sacrifices, institués pour des fins plus hautes et plus
adorables. Mais je crains bien que les fidèles ne s'arrêtent
dans leurs vœux à ces biens de second ordre, au lieu d'as-
pirer, comme le veut Plotin, à une perfection de vie intérieure,
devant laquelle s'anéantissent et les trésors et les empires et la
possession même du ciel, comme j'ai peur que Jamblique
et ses imitateurs, tout en parlant sans cesse et pour mémoire
du Dieu suprême , ne se soient surtout attachés dans leur
culte aux êtres secondaires de la hiérarchie divine, *
* Sed., V, 6, 10, 18, 20.
380 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
Aussi fait-on des efforts incroyables pour identifier la
contemplation , l'amour et l'extase avec les impostures ou
les folies de la divination. C'est parce que l'âme pénètre par
la contemplation jusqu'à l'essence des choses qu'elle peut
voir l'avenir, comme on voit le présent; et cette vision est
encore plus lumineuse et plus profonde , lorsque l'âme par-
vient à s'unir à l'âme de Funivers par la partie d'elle-même
qui en est émanée. Otez l'enthousiasme, il n'y a plus de di-
vination. « Or, dit Jamblique , il faut savoir ce que c'est que
l'enthousiasme et comment il se produit. C'est à tort qu'on
le croit un transport de la pensée avec une inspiration dé-
monique. Car lorsque la pensée humaine est vraiment pos-
sédée, il ne saurait y avoir de mouvement et de transport.
L'inspiration ne vient pas des démons, mais des dieux.
L'enthousiasme n'est point proprement l'extase, mais un
retour et une conversion au meilleur, tandis que le transport
ou la simple extase est une chute vers le pire. Ne parler que
de l'extase, c'est dire ce qui arrive accidentellement aux
inspirés, mais ce n'est point toucher à la nature et au caractère
principal de l'enthousiasme. Ce qu'il y a de principal et d'es-
sentiel, c'est la possession complète des inspirés par la divi-
nité, possession dont l'extase n'est qu'une suite et qu'un
accompagnement. On ne peut raisonnablement supposer que
l'enthousiasme soit le fait de l'âme ou de quelqu'une de ses
puissances , de l'intelligence ou de ses opérations , de la
santé ou d'une maladie du corps. Car le ravissement divin
n'est pas une œuvre humaine, ne se fonde point sur les fa-
cultés humaines et sur leurs opérations. Ces opérations et
ces facultés peuvent être des sujets et des instruments dont
se sert le Dieu; mais c'est le Dieu qui consomme l'œuvre de
la divination : seul , sans mêler son action à celle d'aucune
autre chose, sans le ministère ni du corps ni de l'âme, il
opère par lui-même. C'est donc une nécessité que les divina-
JAMBLIQUE. 381
lions telles que je viens de les décrire, soient vraies et légi-
times. Mais lorsque l'àme est agitée ou avant ou pendant
l'opération, lorsqu'elle se mêle et se confond avec le corps,
et qu'elle trouble ainsi la divine harmonie, la divination est
elle-même pleine de trouble et de mensonge, et l'enthou-
siasme n'a rien de vrai ni de divin. » Si c'est réellement un
Dieu qui remplit l'àme de l'inspiré, si la divination, avec
ses extases ou réelles ou feintes, n'est pas simplement l'œuvre
de l'imagination exaltée et dérangée, d'où viennent ces
théophanies sensibles et matérielles, ces auréoles lumineuses,
ces parfums, ces concerts, toutes ces images et tous ces
spectacles, qui n'ont rien de divin ni d'intellectuel, et qui
cependant accompagnent toujours l'inspiration? Pourquoi
la préparer, la solliciter, la forcer, l'exalter jusqu'au déhre
par des procédés purement artificiels et physiques. Où ten-
dent ces jeûnes qui communiquent une surexcitation fé-
brile au cerveau en l'épuisant, ces ablutions, ces douches,
ces fumigations et toutes ces épreuves qui affaiblissent les
organes et qui les étonnent ? Que veulent ces cymbales , ces
tambours, ces flûtes, et ces mélodies énervantes et trans-
portantes? Jamblique admet et explique ce qu'il trouvait
employé dans les sacrifices et dans les scènes de divination.
Mais nous prouve-t-il qu'un Dieu ait besoin , pour rendre
visite au Dieu qui est en nous, de toutes ces cérémonies de
théâtre et de tout cet appareil d'histrion? Qu'un homme,
qui aurait l'ardente imagination de Plotin sans en avoir la
puissance philosophique, se laissât emporter à de pareils
écarts, j'accuserais sa raison sans mettre en doute sa sincé-
rité. Mais je ne puis me défendre, je l'avoue, d'un mouve-
ment d'incréduhté soupçonneuse en Hsant de telles aberra-
tions, écrites dans un style froid et dogmatique, où le
raisonnement est souvent subtil jusqu'au sophisme, et dans
lequel abonde cependant l'image sans chaleur et sans vie ,
382 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
parce qu'elle sort moins de la vivacité du sentiment que des
monotones habitudes de la mémoire. Je ne sais si je me
trompe, mais l'auteur du livre des Mystères, me paraît un
de ces vieux théologiens, dont l'esprit s'est flétri dans la dis-
pute, et qui se sont habitués à vouloir qu'on les croie sur
parole, parce qu'ils n'ont cru eux-mêmes qu'à force de vo-
lonté. Aussi tout ce replâtrage de spiritualité mystique et de
matérialisme populaire, s'il fascinait les jeunes adeptes, ne
devait-il tromper son auteur qu'à demi.*
Le mysticisme a d'autres allures dans les âmes exaltées
et sincères. Il ne passerait pas avec une légèreté aussi dé-
daigneuse que notre prêtre Egyptien sur les accusations
d'immoralité et d'imposture. Porphyre reproche aux devins
d'ordonner des actions injustes ou impures; son adversaire
lui répond froidement par ces phrases banales : «J'ai quel-
que raison de douter de ce que tu appelles justice, et je
pense que la définition en est différente pour nous et pour
les dieux... Si les injustices et les impuretés dont tu parles
se font contrairement aux lois humaines, elles se font selon
une autre loi et selon un ordre divin, supérieur à toutes les
lois '. » Ainsi vous commettez de par les oracles un parri-
cide ou un inceste : autre est la justice pour nous, autre pour
les dieux; la raison humaine doit se soumettre. A l'absurde?
Oui, à l'absurde; Jamblique ne sait ni hésiter ni marchander.
Porphyre avait insinué qu'il pourrait bien y avoir du men-
songe et de l'imposture dans certains modes de divination ,
employés par les plus vulgaires charlatans ; cela ne trouble
* Section III , 9.
1. C'est sans doute en vertu de ces lois supérieures, que les phallophories, les
images de Piiape et les paroles obscènes qu'on se permettait dans certains sacri-
fices, «sont destinées à guérir notre àme, à lui rendre plus tolérables les maux qui
lui proviennent de son contact avec le monde de la génération , à la dégager et à
la délivrer insensiblement de ses cliaines terrestres « ( sect. I, chap. 11). Purs
sophismes d'une obstination absurde et qui n'est pa> complètement dupe d'elle-même!
JAMBLIQUE. 383
en rien le fanatique qui lui répond : cet apparent charlata-
nisme est une des choses divines qu'il faut le plus admirer.
« Si la divinité, dit- il, pour nous donner des signes, descend
même dans les objets inanimés tels que des baguettes, des
dés, des pierres, du blé, des gâteaux de farine, c'est un des
mystères qui méritent le plus notre respectueuse admiration,
puisqu'elle comnmnique pour nous instruire une âme à ce
qui est inanimé, le mouvement à ce qui est immobile, une
raison à ce qui est dépourvu de toute raison. Mais il y a une
plus grande merveille, un plus grand mystère que Dieu veut
nous révéler par ces étranges événements. Comme il choisit
souvent un idiot pour lui faire prononcer les plus sages pa-
roles (car alors il est évident que ce n'est pas l'œuvre de
l'homme, mais celle de Dieu qui éclate); de même il nous
découvre par les objets dénués de toute connaissance cer-
taines choses supérieures à toute connaissance. Cela montre
aux hommes et que ces signes sont dignes d'une entière
créance, et que Dieu est supérieur à la nature et ne dépend
point d'elle dans ses opérations. Ainsi ce qui est naturelle-
ment inintelligible devient intelligible; ce qui n'a point d'in-
telligence prend une intelligence; et par là Dieu nous suggère
la sagesse, et nous apprend la vérité des choses qui sont,
qui ont été et qui doivent être. » Cela touche à la démence
ou à la fourberie. Oh! que Plolin avait raison de dire :
«Quiconque prétend s'élever au-dessus de la raison, court
risque de tomber au-dessous!»*
Le mysticisme a l'ambition de secouer le joug importun
de l'intelligence et de la logique; mais il ne voit point,
dans son amour de l'indépendance, qu'il court se jeter sous
un joug plus étroit et plus lourd, en acceptant, au lieu
des lois de la liberté, l'aveugle servitude de la tradition.
Les païens obstinés en étaient là : on leur commandait, au
* Sect. 111,4, 5, 12, 17.
38-4 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
nom de la théurgie, de se mettre à genoux devant des mots
vides de sens. » Tu parais croire, dit Jamblique à Porphyre,
que les mots barbares, qu'on affecte dans les mystères et
dans les choses saintes , sont dénués de toute signification.
Eh bien! qu'ils soient tous inconnus et inintelligibles pour
nous; ils ont un sens pour les dieux, non pointa notre
manière, mais selon l'intelligence divine ou plutôt d'une
façon mystérieuse et ineffable'. Ecartons d'ici toutes les
pensées humaines, et les règles de la logique et les con-
venances naturelles qui donnent un sens aux sons. Nous
devons toujours supposer dans les noms hiératiques tous
les caractères divins et spirituels qui représentent symboli-
quement la nature et fessence de la divinité. Et toutes les
fois qu'un mot sacré est inintelligible pour nous , il doit
nous paraître d'autant plus adorable, puis qu'il est trop au-
guste pour tomber sous l'analyse et sous notre connais-
sance. Ces noms obscurs contiennent la notion complète de
la puissance, de la vertu et de la hiérarchie des dieux....
Il y a de ce fait une autre raison mystique. Plus une ma-
nière de parler est antique, plus elle est sainte, et ceux qui
les premiers ont appris les noms des Dieux , nous ont trans-
mis une règle traditionnelle qu'il faut garder inviolablement,
comme plus appropriée aux choses divines. Car si quelque
chose convient aux dieux, c'est évidemment ce qui est
éternel et immuable, et par là même plus conforme à leur
nature. » C'est là, ce semble, la pensée fondamentale du
livre que nous tâchons de faire connaître , et sans aucun
doute de tous les hommes qui s'entêtèrent dans une religion
décrépite, en désaccord avec leurs véritables pensées. Aussi
ne craindrons-nous pas de citer encore. «Persévérons, dit
Jamblique , dans les observances que nous ont transmises
1. Raison suprême de ceux qui n'ont aucune raison : aussi revient-elle perpé-
tuellement dans le livre des Mystères.
JAMBLIQUE. 385
ceux qui ont établi les premiers les lois de la sainteté. Car si
quelque chose convient aux institutions divines , c'est avant
tout la constance et l'immutabilité. Il faut donc, comme si
les anciens rites étaient des asiles sacrés , les conserver tou-
jours les mêmes et de la même manière, sans y rien ajouter,
sans en rien retrancher. Si tout est perdu , si les mots sacrés
et les prières n'ont plus leur vertu , c'est que les Grecs pro-
fanes et mobiles n'ont cessé et ne cessent de les changer
capricieusement et au hasard '. Légers et amoureux de nou-
veautés, les Grecs voltigent de côté et d'autre, comme des
navires sans lest. Ils ne savent point conserver les saintes tra-
ditions qu'ils ont reçues d'ailleurs, mais ils les dédaignent
aussitôt et les transforment sans cesse dans leur mobile
amour pour les mots nouveaux. Les barbares , plus graves
dans leurs mœurs, sont aussi plus fidèles aux anciennes
manières de parler. Aussi sont-ils bien vus des dieux, et leur
offrent-ils des discours qui leur agréent, parce que chez
eux ils n'est permis à personne de changer les termes con-
sacrés. )) *
Ainsi, spirituahté mystique et grossier matérialisme dans
le culte et dans les manifestations du sentiment rehgieux ,
superstitions ridicules , mépris de la raison , haine du pro-
grès , immobilité et adoration du passé , voilà les caractères
de cette restauration païenne , morte-née de vétusté , dont
le hvre, attribué à Jambhque, est le plus éclatant manifeste.
Cherchant surtout ce qui intéresse l'humanité et ce qui la
I. C'est peut-être la seule .illusion à la victoire du christianisme. Encore est-
elle bien obscure et bien voilée. Le reproche parait d'autant plus ridicule que les
Égvptiens avaient varié sur la religion, en adoptant le christianisme avant ou
avec les hommes de la Macédoine et de l'Achaïe. Mais l'empereur qui donna
officiellement la victoire à l'Évangile régna dans une ville grecque. Cela suffit
pour expliquer la mauvaise humeur et la sortie de l'auteur contre les Grecs, qui
n'en pouvaient mais.
* Sect. VII, -i, 5.
II. 25
386 PHILOSOPHIE gréco-orientale.
fait connaître, nous avons mieux aimé nous attacher à
quelques points particuliers, que de donner une analyse
détaillée d'un ouvrage, qui n'a certainement qu'une valeur
historique. Qu'aurions -nous pu en tirer pour la vérité
morale ? L'auteur sait tout, excepté l'homme et ses devoirs;
il connaît les dieux et les démons , leur hiérarchie , leurs
noms, leurs fonctions, et les merveilles dont ils s'entourent,
quand ils apparaissent à l'inspiré ; il nous dit l'état physique
et moral de celui dont un Dieu s'empare, sa taille plus
qu'humaine, son visage radieux, l'insensibihté absolue de
son corps et les rêves divins qui obsèdent et ravissent
son âme. Il n'ignore même pas les transformations que les
matières des sacrifices ont à subir pour devenir plus sym-
pathique§ avec les corps des démons. Voilà sa science divine.
Nous n'avons pas affaire à un philosophe ni à un morahste,
mais à un thaumaturge.
Sans doute ces égarements sont une conséquence néces-
saire du grand principe mystique , que la science et la raison
sont incapables d'atteindre Dieu , mais que c'est par sa propre
présence qu'il se fait connaître et qu'on le possède. Sans doute
les absurdités les plus manifestes sont irréfutables et invin-
cibles dans une doctrine qui proclame , que « dans l'état
d'extase ou dans le commerce immédiat de l'âme avec Dieu,
l'illusion n'est plus possible, que l'âme est nécessairement
tout ce qu'elle affirme, qu'elle l'est même avant de l'affirmer,
et qu'elle le témoigne non par la parole , mais par un sen-
timent muet et infailhble d'ineffable félicité. » Que répond
aux objections de Porphyre l'auteur du traité sur les Mys-
tères ? C'est qu'il y a dans la théurgie quelque chose de mys-
térieux, d'ineffable, qui dépasse infiniment la raison humaine
et la philosophie. Qu'on ne lui dise pas que sa science sur-
naturelle pourrait bien n'être qu'un amas d'imaginations
étranges à propos du moindre accident. « Où donc serait le
JAMBLIQUE. 387
commencement de la fiction et de l'illusion dans les choses
qui existent véritablement? C'est l'imagination qui forme les
fantômes, elle ne saurait produire des réalités. Or, lorsque la
vie intellectuelle opère parfaitement, l'imagination est absolu-
ment muette.... Et la vérité effective et absolue n'est- elle
pas auprès des Dieux et avec eux ? » Mais quoique Jamblique
soit bien certainement issu de Plotin et de Porphyre, ce
n'est point la logique et les principes tous métaphysiques
du mysticisme, qui firent sa force et qui férigèrent en
grand-prêtre et en prophète d'une petite église de lettrés
superstitieux. La cause de son influence et de sa réputation
bien supérieure à son génie est toute entière dans l'état des
esprits. II n'y eut jamais de siècle plus théologique que
celui de Constantin et de Julien. Les hommes d'état se fai-
saient docteurs , les philosophes et les lettrés aspiraient à
devenir hiérophantes et ne parlaient que de la divinité; les
gens du monde et le peuple prenaient part à toutes les
querelles, à toutes les passions, à toutes les espérances
vraies ou fausses de ceux qui passaient pour être en com-
munion plus intime avec Dieu. Jamblique n'est point respon-
sable de ce mouvement; il en fut plutôt une des victimes
que l'auteur. Ce qui le prouvé, c'est qu'il poussait moins
ses disciples à fillusion qu'il n'y était poussé par eux. Ses
admirateurs voulaient absolument qu'il fût un être divin et
qu'il fit des miracles. « Avides et insatiables des jouissances
divines, nous dit Eunape, ils le tourmentaient sans cesse,
et ils lui dirent un jour: — Pourquoi donc, ô maître divin,
opères -tu seul et pour toi-même, sans nous communiquer
ce qu'il y a de plus parfait dans ta sagesse ? Un bruit est
venu jusqu'à nous, répandu 'par tes serviteurs, que, tandis
que tu priais les dieux, tu as été enlevé de terre à plus
de dix coudées ; ton corps et tes vêtements brillaient de
l'éclat de l'or, et lorsque tu cessas ta prière, ils redevinrent
388 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
semblables à ce qu'ils étaient auparavant, et tu redescendis
sur la terre pour te mêlera notre société. — Quoiqu'il n'eût
pas l'habitude de rire , Jamblique sourit à ces paroles et leur
dit : — Celui qui vous a trompés n'était pas un homme sans
esprit et sans invention. Mais il n'y a rien de vrai dans son
conte. Du reste, rassurez -vous, je ne ferai jamais rien sans
vous. » — Dupe de son imagination et de ses désirs, Jam-
blique n'avait pas besoin de duper les autres; ils n'étaient que
trop disposés à se leurrer eux-mêmes. *
iMalgré mon peu de penchant à remuer les hontes de la
pensée, je ne saurais me dispenser d'insister sur les tendances
superstitieuses du quatrième et du cinquième siècle. Que
s'était-il donc passé d'Auguste à Constantin, et comment
pouvait-on en être venu du mépris et de la moquerie des
dieux à l'adoration et presque au fanatisme? On est tenté,
lorsqu'on lit les grands écrivains de Rome, de se demander
où est la religion; mais où n'est-elle pas dans les écrivains
de la décadence? Athée ou sceptique sous les premiers
Césars, la httérature laissa échapper quelques accents reli-
gieux sous les Antonins , sans rien toutefois , qui accusât dans
les philosophes la manie du culte et l'engoûment du mer-
veilleux. Apulée n'est qu'une bizarrerie ; Apollonius de
Tyane, qu'un prodige. Mais à mesure que le christianisme
fait des progrès, les idées orientales se répandent, et l'on
voit partout s'insinuer avec elles la crédulité , les pratiques
occultes, la superstition sous toutes ses formes, et le goût
dominant du merveilleux, jusqu'à ce qu'enfin parût la plus
énorme des étrangetés, une sorte de paganisme spirituel et
dévot. Qu'un Epictète et qu'un Marc-Aurèle aient éprouvé
un sentiment analogue à la dévotion des chrétiens, cela se
conçoit : ce qu'ils adoraient de cœur et en esprit , ce n'était
* Plotin, Enn. VI, liv. VII. cli. 34. — Eui ap. (édit. Didol), Vie de Jan.bl.,
p. 458.
FAUSSE DÉVOTION DES PAÏEXS. 3S9
ni Jupiter, ni Vénus, ni quelque autre fantôme de rimagi-
nation des premiers âges ; c'était la Raison universelle ,
origine de la beauté et de l'ordre dans le monde, principe
et fin suprême de la vertu. Mais transporter ce culte de la
pensée à des dieux fantastiques, qui ne parlaient qu'à la
partie la plus superficielle et la plus puérile de l'imagination,
associer violemmentPlalon et Hésiode, chercher des mvstères
infinis dans les fables d'Homère et demander la vie de l'âme
aux enfantillages charmants ou scandaleux des anciens poètes ;
il y a là un de ces renversements de la raison qu'on ne sau-
rait trop admirer. Disons -le toutefois, cette dévotion si
nouvelle aux dieux de l'Olympe n'était le fruit légitime ni de
la pensée philosophique , ni des instincts du peuple ; on ne
peut y voir que l'informe produit de l'hypocrisie et d'un
pédantisme sophistique. Et ce qu'il y a de plus triste, c'est
que ce sentiment bâtard devint sincère à la fin et put se
glorifier d'avoir aussi ses martyrs. Tant que le paganisme fut
la religion de l'état, on joua la piété sans en être dupe. On
parlait des dieux avec un respect et un enthousiasme de
commande, on vantait leurs prophéties et leurs miracles;
au fond, on se moquait de la grossièreté de l'ancien culte,
et l'on ne voulait pas de la religion nouvelle. Quand le chris-
tianisme fut devenu le maître, la comédie cessa pour faire
place à quelque chose de plus ridicule encore. Ce ne fut plus
de l'hypocrisie ni de la politique ; ce fut de la manie. On
s'éprit de tendresse et l'on se passionna pour ces dieux qu'on
avait tant méprisés. La colère et la haine pour le présent,
un amour aveugle et puéril pour le passé , d'inconcevables
illusions pour l'avenir ranimèrent la foi depuis si longtemps
éteinte, et le paganisme s'étonna de retrouver, quand il
n'était plus rien , de zélés et fervents adorateurs. Religiosité
purement littéraire! Révolte bizarre des beaux esprits contre
l'ascendant victorieux de l'Evansile ! Les dévots de la fable
390 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
n'eurent point d'écho dans la multitude. St. Martin et d'autres
portaient le marteau de la destruction sur les temples et sur les
idoles; «des moines, dit Eunape, des hommes noirs qui n'a-
vaient jamais entendu parler de la guerre, s'attaquaient brave-
ment à des pierres, les assiégeaient en règle, démolissaient le
Sérapéum et s'emparaient des oflrandes ; » le peuple restait in-
différent et immobile. Mais un gouverneur de province faisait-
il mine de vouloir rendre aux dieux leurs honneurs échpsés,
les sophistes abondaient de toutes parts : c'était un concours,
un empressement, une joie, des espérances inouies. On ne
peut douter du caractère tout pédantesque et sophistique de
la rénovation inattendue du paganisme. « Que faisait-on , dit
Libanius, pour les favoris de Mercure et des Muses? Jamais
Constance ne les appelait auprès de lui , jamais il ne leur
adressait un mot d'éloge , jamais il ne daignait leur parler
ni les écouter. Ses amis, son cortège ordinaire, c'étaient les
barbares, les eunuques, gens étrangers aux lettres, détrac-
teurs de ceux qui les cultivaient, mettant toute leur habileté
à les écarter de la personne du prince, pour l'entourer uni-
quement d'ennemis des dieux, d'adorateurs des tombeaux ,
de contempteurs d'Apollon et de Jupiter ... Il y a entre les
choses sacrées et les arts de la parole une étroite et naturelle
parenté.» Le Jupiter de Phidias était si majestueux; la Vénus,
de Praxitèle, si gracieuse et si chaste; les vers d'Homère, si
harmonieux : pouvait-on quitter le culte 'des Grâces et des
Muses? Évidemment Socrate, Platon, Aristote, les Stoïciens,
la morale et la raison avaient tort, ou devaient parler comme
la religion qui avait inspiré tant de merveilles. Les beaux
esprits s'attachaient donc au paganisme en dépit de la raison,
comme ils voulaient à toute force être Atliques en dépit du
temps.
J'honore certes la fidélité à la tradition et au passé , mais
à condition qu'elle ne soit point poussée jusqu'au fétichisme
JULIEN.
391
et à rabètissement. Malheureusement l'esprit et le cœur s'ha-
bituent comme le visage à grimacer et prennent insensible-
ment le ph des mensonges qu'ils s'imposent. A force de fein-
dre la foi , les païens finirent par la ressentir , mais factice,
puérile, sans force et sans vertu, froide et misérable comme
la caducité de la vieillesse, imbécile et inconséquente comme
l'enfance, sans en avoir la grâce et la simplicité. Quel triste
et humiliant scandale pour la raison que les biographies des
sophistes et des philosophes par Marinus , par Eunape et par
Damascius! Ce ne sont que rêves, que visions, qu'enchan-
tements et que miracles. Porphyre, le sage Porphyre chasse
des démons. Jamblique est soulevé par l'Esprit comme par
une machine de théâtre. Sosipatra est élevée et décorée de
tous les dons de la sagesse par deux Génies qui lui servent
de pères. Des enfants, qui meurent en bas âge, sont ha-
bités par des dieux , dont la grandeur fatigue et tue leurs
corps fragiles. Les ennemis des philosophes périssent de
morts miraculeuses. Partout le théiasme, selon le terme de
l'époque , remplace les phénomènes ordinaires et réguliers
de la nature. Mensonges et impostures que tout cela? Non;
mais égarement et démence ! C'est avec le plus grand sérieux
et avec une affligeante bonne foi, que les Maxime, les Edé-
sius, les Chrysante , et dirons -nous? les Jamblique et les
Proclus se livrent à leurs dévotions sans fin et à leurs opé-
rations théurgiques. Us voulaient voir des démons et des
esprits, et je ne doute pas qu'ils en aient vu; ils se sont
évertués à être fous, et ils le furent!*
Ces folies amenèrent une révolution éphémère. Julien,
dont la vive imagination était toute nourrie d'Homère et
d'Hésiode, se laissa séduire par le paganisme spiritualisé des
* Libanius, t. II, p. 591-593. — Himerius, Disc. IV, chap. 4; XXI, 2;
XXlIi, 11. — Euiiap., Edés., 464, 467-469, 470, 472; Max., 475, 480,
481; lonicus, 499; Chrysantlie, 501, 503, 504.
392 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
Alexandrins et poursuivit la vaine gloire de défefre l'œuvre
de Constantin. Nous ne raconterons point ses anxiétés et ses
démarches pour son cher Hellénisme qui ne voulait pas
revivre, ses processions et ses sacrifices dont les païens
eux-mêmes se moquaient, sa polémique railleuse contre la
Bible et l'Evangile, ses injures et ses mesquines taquineries
contre les Galiléens. Tout cela a été dit mille fois et n'a
qu'une médiocre valeur historique. Mais n'est-il pas étrange
qu'un homme , qui pouvait être un grand empereur et qui
avait avec des vertus un incontestable génie pour les affaires,
ait préféré la gloire de restaurateur d'un culte vieilli à celle
de restaurateur du bien public et de l'empire ? Comment
n'a-t-il pas compris qu'aux approches des barbares, c'étaient
des soldats qu'il fallait, et non des manières de prêtres et
de magiciens? Comment n'a-t-il pas vu que les doctrines du
mysticisme ne pouvaient faire que des enthousiastes indo-
lents ou des superstitieux imbéciles? Général, empereur,
défenseur de la civilisation gréco-romaine, il n'entendait van-
ter autour de lui que des vertus inutiles à la société, et il
ne s'inquiétait ni de la cause de ces prédications, ni de l'effet
déplorable qu'elles avaient sur les âmes et sur les affaires.
Si les chrétiens regardaient les fortes vertus civiques de
l'antiquité comme des vices brillants, et si les philosophes
n'en faisaient pas beaucoup plus d'estime; si les uns et les
autres, indifférents à la patrie, ne rêvaient qu'à la cité de
Dieu; si, tandis que les panégyristes de JuUen portaient aux
nues son lit plus chaste que celui d'une jeune fille, les doc-
teurs de l'Eglise se réjouissaient qu'il y eût plus de vierges
consacrées au Seigneur, que de mères de famille; en un
mot, s'il y avait un concert universel pour priser les vertus
stériles au préjudice des bonnes œuvres et de l'activité,
c'était moins par fanatisme que par excès de misère. Les
peuples étaient opprimés de tant de maux qu'ils ne pou-
JULIEN. 393
valent plus respirer que du côté du ciel. Un sage prince eût
compris , ce qu'un sectaire ne pouvait comprendre , c'est
qu'en général le ciel ne nuit à la terre, que lorsque la terre
est un insupporlablc lieu d'opjjression et de douleur. Pour
faire tomber tout ce mysticisme , qui énervait les courages
et qui désarmait l'empire contre, les barbares, il eût suffi
d'une bonne administration et d'une loi bardie , qui trans-
formât tous les esclaves des campagnes en colons attacbés à
la terre , mais jouissant d'ailleurs de tous les droits des bom-
mes. Julien cbassa du palais impérial les courtisans, les eu-
nuques et toute cette valetaille dorée et pourprée, qui vivait
de la substance du peuple , mais il y introduisit à la place
ses sophistes et ses prêtres. Il ne dépensait rien en maîtresses
et pour sa table, mais il ruinait le trésor en cérémonies et
en sacrifices. L'état de l'empire demandait des réformes éco-
nomiques et sociales qui, trancbant dans le vif, missent
enfin un terme aux dilapidations qu'entraînaient les jeux
publics, et à la plaie toujours croissante de l'esclavage.
C'était à la fois consommer l'œuvre du cbristianisme, rani-
mer le travail libre et la culture , donner des hommes à
l'empire et détourner les esprits des vaines questions dog-
matiques qui les agitaient. Julien s'occupa de chercher de
dignes prêtres à ses dieux. Il fallait dominer et contenir les
passions religieuses par une conduite ferme et impartiale
entre les païens et les chrétiens, entre les orthodoxes et les
hérétiques : Julien aima mieux être l'instrument des petites
passions du polythéisme vaincu, et loin d'apaiser les haines
que les persécutions avaient fait naître, il les envenima soit
par des tracasseries aussi imprudentes que sournoises , soit
en s'amusant à mettre aux prises les partisans d'Arius et
ceux d'Athanase. Il n'y avait de vraiment vivant dans l'em-
pire que le clergé, qui possédait le sens et l'autorité du
gouvernement; il s'en fit un irréconciliable ennemi par son
394 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
apostasie. Cœur de sage et de héros, esprit de sophiste!
C'est ainsi qu'avec des qualités supérieures il perdit tout ce
qu'il voulait sauver, et lorsqu'il périt frappé de la main d'un
chrétien ou de la flèche d'un Parthe, il pouvait s'écrier,
comme ses adversaires le lui ont faussement prêté : « Gali-
léen , tu l'emportes. »
L'empire revint naturellement aux chrétiens ; le nom
d'apostat s'attacha à Julien, comme un opprobre éternel et
que la justice de l'histoire ne doit pas effacer, parce qu'il
renia la \Taie cause de la civilisation et du progrès pour
celle d'une réaction, aussi impossible que ridicule. Ses amis
furent persécutés ou inquiétés ; la philosophie fut considérée
comme un acte de magie qui méritait la mort ; le Serapéum
et beaucoup d'autres temples célèbres furent détruits; des
bibliothèques, des statues, de magnifiques chefs-d'œuvre de
l'art antique périrent par la main des vainqueurs; et les di-
visions théologiques, qui étaient de véritables guerres ci-
viles, épuisèrent ce qui restait de force et de courage à
l'empire : les barbares pouvaient venir; l'empire et la civili-
sation antique n'en pouvaient plus; il n'en restait que le
nom et l'ombre : Met gai slat nominis timbra.
L'école d'Alexandrie s'éteignit dans son impuissance et
dans la persécution; l'école d'Athènes lui succéda, comme
s'il était marqué par le destin que la'philosophie devait mourir
aux lieux où elle était née. Nous ignorons ce que firent Plu-
tarque et Syrianus; mais Proclus, SimpHcius, Iliéroclès,
Damascius, Olympiodore n'inaugurent pas un système nou-
veau dans la philosophie : ils reprennent, chacun dans la me-
sure de ses forces, l'œuvre de Plotin, de Porphyre et de
Jamblique. Aussi bien les circonstances étaient peu favo-
rables au développement de la pensée. L'Empire se démem-
brait de toutes parts; la Gaule, la Grande-Bretagne, l'Italie»
l'Espagne et l'Afrique étaient aux mains des barbares; la
ABDICATION DE LA PHILOSOPHIE. 395
Grèce, foulée par les Golhs, était toute palpitante encore des
menaces d'Attila; partout l'inquiétude et une vie précaire:
nul n'osait s'assurer du lendemain pour lui-même et pour
la civilisation. Qui n'eût point détourné involontairement ses
regards de ce spectacle universel de désolation et de ruine?
Si les docteurs chrétiens, qui avaient foi dans les promesses
éternelles de la divine Parole, et qui , maîtres de l'esprit des
peuples nouveaux comme de celui des peuples anciens, pos-
sédaient partout la réalité du gouvernement, n'aspiraient
cependant qu'à fuir ce monde dans le silence et la paix des
monastères ou des solitudes, que pouvaient faire les philo-
sophes païens, que de s'ensevelir dans la contemplation de
Dieu et dans les souvenirs du passé? C'est dans Homère el
dans Platon, c'est dans le monde intelligible, qu'ils vivent
tout entiers. Mystiques et commentateurs , ils fuient plus la
vie qu'ils ne la connaissent, et sans être soumis à la règle
de l'autorité, comme plus tard les Scholastiques , ils n'ont
plus cette indépendance et cette spontanéité d'esprit gui font
les philosophes. Leur mysticisme n'a rien de l'ardeur et de
la puissante originalité de Plolin; s'il dédaigne le corps pour
l'esprit, la matière pour l'idée, la terre pour le ciel, il mar-
que plus la lassitude et l'ennui de ce qui est, que la vive
aspiration et l'ivresse de l'àme pour une chimérique perfec-
tion. Aussi présente-t-il sans cesse je ne sais quoi d'artificiel
et de pédantesque, qui rebute et qui attriste. On sent que
le génie antique se meurt avec le monde gréco- romain qu'il
avait illustré.
Voilà pourquoi nous passerons rapidement sur l'école
d'Athènes. Qu'y trouverions- nous, que nous n'ayons déjà
rencontré dans celle d'Alexandrie? C'est le même mépris
pour la terre et pour la vertu active, le même engoûment
de contemplation et de quiétisme, la même ambition de
s'unir substantiellement à Dieu par la puissance surnaturelle
396 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
de l'extase, dirons -nous? la même superstition dans l'ab-
sence de toute religion positive. Proclus unit ensemble Plo-
iin et Jamblique. Hiérophante et philosophe , il mêle la Ihé-
urgie à la science: seulement il admet la magie, que Jam-
blique avait repoussée , comme celui-ci avait admis la tlié-
iirgie que Plotin et Porphyre dédaignaient. Oui, tandis qu'un
pouvoir ombrageux et crédule faisait périr dans les plus
affreux supphces ceux qui lui étaient dénoncés comme en-
chanteurs et comme magiciens ; tandis que les ennemis de
la philosophie, docteurs ou peuple, acceptaient avec empres-
sement contre elle les accusations de commerce coupable
avec les puissances invisibles; des hommes, qui se don-
naient le nom de philosophes, avaient l'impardonnable tort
d'appuyer de leur creuse métaphysique les absurdités de l'as-
trologie et de la magie, et léguaient aux âges suivants ces
théories superstitieuses qui ont fait tant de victimes. Mais
n'insistons pas sur ces déplorables aberralions.
Toutes les innovations que les mystiques d'Athènes appor-
tèrent aux doctrines de leurs devanciers d'Alexandrie se
réduisent à deux principales, qui peuvent être justement re-
gardées comme l'abdication de la raison antique. Proclus
met la foi au dessus de l'amour et de la science, et Damascius
pousse le Dieu abstrait des Alexandrins jusqu'à l'indétermina-
tion la plus absolue et jusqu'au néant. Gomme il y a en Dieu
trois hypostases, dit Proclus, la Bonté qui produit, la Sagesse
qui conserve, et la Beauté qui ramène les êtres contingents à
leur principe , il y a dans l'âme trois mouvements successifs,
l'Amour qui la tourne vers le Beau, la Vérité qui perçoit l'In-
telligence et l'Être, la Foi qui nous place et nous affermit
dans le Bien. C'est dans le Bien seul que l'àme se repose.
L'amour nous convertit et nous attire vers le Beau, sans nous
mettre en possession du Bien ; la connaissance n'est qu'un
mouvement autour de l'Intelligible, auquel elle ne peut nous
ABDICATION DE LA PHILOSOPHIE. 307
unir qii'imparfaiiement. A la foi seule il appartient de nous
édifier pour ainsi dire dans le Bien , essence même de Dieu.
Cette éditication, ce ferme établissement, ce repos en Dieu,
voilà le salut. Ce n'est point par la pensée qu'on doit recher-
cher le Bien : poursuite impuissante et toujours imparfaite.
C'est en se Hvrant à la lumière divine et par un religieux silence
de la bouche et de la pensée qu'on s'identifie avec l'unité
mystérieuse et inintelligible. Si Proclus répète avec Plotia
qu'on ne se sauve ou qu'on ne s'unit aux causes premières
que par le délire divin de l'amour et par la philosophie , la
foi n'en est pas moins la plus parfaite des initiations et le
suprême moyen de salut. Or la foi est le produit de la puis-
sance théurgique, qui est supérieure à toute sagesse hu-
maine, et qui renferme en soi tous les biens de la divination,
toutes les vertus purifiantes et toutes les opérations, source
de l'enthousiasme. A cet acte supérieur de la foi, union mys-
térieuse, inefiable, incompréhensible avec l'Être premier,
devait répondre la conception d'un Dieu non moins inintel-
ligible. C'est Damascius qui imposa hardiment cette dernière
conséquence au Néo-platonisme. A son gré , Porphyre et
Jamblique n'avaient pas assez insisté sur l'incompréhensibi-
lité de Dieu. Il est tellement au dessus de toute pensée qu'on
ne peut pas même savoir s'il peut ou ne peut pas être connu.
Il est insaisissable à toute idée et même à tout pressentiment.
Le Chaos , la Nuit, l'Abyme, le Vide ou le Néant , voilà donc
le premier principe des choses, objet suprême de l'intelli-
gence et de l'amour, et que Damascius trouve comme ori-
gine de toutes les religions. Que restait-il après celte belle
découverte , qu'à s'anéantir dans le silence de la stupeur et
dans l'idiotisme de la superstition? Car l'homme se sentait
condamné à confesser qu'il est incapable de connaître Dieu
et à adorer stupidement ce qu'il ne connaît pas.*
* Prod., Corn, sur l'Alcibiade, p. 51, 63. - Tliéol. plat., p. Cl, 6-2, 63.—
Damas., Des principes, p. 9, 20, i23, 1"22, 3a3, 351.
398 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
Dernière et triste conclusion d'une philosophie qui, pré-
tendant franchir les bornes de l'esprit humain , avait eu l'am-
bition de sonder jusqu'au fond l'impénétrable essence de
Dieu! L'Orient triomphait de la Grèce, et la tradition de la
science, dans ceux-là même qui s'étaient d'abord donné pour
lâche d'opposer aux superstitions barbares toutes les forces
de l'Hellénisme et de la raison. Jamblique met la sagesse
divine des prêtres égyptiens fort au dessus de la dialectique
toute humaine des Grecs, et les rites grossiers de la Ihéurgie
remplacent pour lui les procédés lents et réguhers de la
pensée. Proclus cite je ne sais quels oracles chaldéens avec la
même confiance qu'il citerait Aristote ou Platon, et préfère la
foi à la vérité, composant d'ailleurs des hymnes et ne se livrant
guère moins, si l'on en croit sa biographie, aux pratiques de
la théurgie que les Jamblique et les Maxime. Les vrais maîtres
de Damascius sont les Babyloniens, les Egyptiens, les Phéni-
ciens et les Mages ; son Dieu le Néant ou les Ténèbres pre-
mières; sa sagesse, le silence de la pensée et l'inertie. Si
l'on veut trouver l'esprit de la Grèce et de l'Occident, il ne
faut point le chercFier dans les prétendus défenesurs de l'Hel-
lénisme: il est tout entier dans ceux qu'on accusait d'avoir
passé aux barbares, et de trahir les traditions nationales et la
philosophie pour se mettre à la suite d'un Crucifié. Jean
Chrysostome, Basile, Grégoire de Naziance, Salvien, Am-
broise et Augustin ne reconnaissent d'autre maître qu'un
homme de Judée ; mais ils sont plus près de l'esprit moral
de Platon, de Zenon, de Sénèque et d'Épictète, que Proclus
ci que Damascius. Ils n'admettent qu'un Dieu; mais ce Dieu
est la raison éternelle ou le Logos, qui était depuis longtemps
le seul vrai Dieu des philosophes. Ils parlent beaucoup et
trop peut-être du mépris du monde, mais par la nécessité
même de leurs fonctions et par la vertu du principe de la
charité, que les discussions et les subtihtés théologiques
LIBERTÉ. 399
n'étouffèrent jamais , ils connaissent la vie ; ils s'intéressent
à ses misères et à ses devoirs ; ils se mêlent par leurs véhé-
mentes sorties contre les riches, contre l'usure, contre l'es-
clavage, contre la paresse improductive et dévorante, à des
questions sociales , qui remuaient les esprits et que Jambli-
que, avec toute sa science des dieux et des démons, n'avait
même pas soupçonnées. Enlin si leurs ouvrages ont tous les
défauts d'une époque de décadence , au moins ne sont-ils
point des Muséum de curiosités antiques, où les débris d'une
sorte de paléontologie morale de tous les siècles viennent
pêle-mêle s'entasser sous le nom d'éclectisme, mais où il ne
reste plus de place pour l'esprit toujours vivant de l'humanité.
La pensée de Proclus ' est sans cesse enfouie sous une éru-
dition indigeste, ou s'évanouit en des subtilités, que je veux
croire très-profondes, mais dont il m'est impossible de saisir
la plupart du temps ou le sens ou la valeur. Cependant si
les vastes travaux de Proclus me paraissent moins un per-
fectionnement qu'un remaniement artificiel et impuissant des
doctrines diverses de ses devanciers; si j'y sens de toutes
parts la déchéance et la mort de l'esprit philosophique,
je reconnais volontiers qu'il a porté une rare pénétration
dans certaines questions de détail. On trouve chez lui , aussi
bien que dans Hiéroclès, dans Simplicius et dans Olympio-
dore, des aperçus ou profonds ou ingénieux , mais toujours
élevés , sur la liberté , sur l'amour et sur la prière , sur le
1. Cette manière de traiter Proclus peut paraître étrange; mais j'ai pour moi
l'autorité de Leibnitz, qui estime beaucoup le mathématicien et assez peu le phi-
losophe dans Proclus. L'exposition que M.M. Vacherot, Ravaisson et Jules Simon
ont donné de l'éclectique alexandrin , quoiqu'elle sauve beaucoup des défauts de
Proclus, m'avait déjà laissé une impression conforme au jugement de Leibnitz ;
et la lecture de la Théologie selon Platon, des Institutions de théologie platoni-
cienne, du Commentaire sur l'Alcibiade, a été loin de détruire cette impression
défavorable. En général, les Néo-Platoniciens, moins Plotin, me paraissent avoir
été considérablement surfaits dans ces derniers temps.
400 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
mal et sur la Providence. Il y aurait de l'injustice à ne pas
les exposer au moins rapidement; et d'ailleurs ces idées nous
éclairent sur les préoccupations morales des païens, au mo-
ment où la civilisation qu'ils voulaient sauver, allait s'éteindre
avec leurs dernières espérances.
C'est une chose remarquable qu'à l'époque de la grande
querelle de Pelage et de saint Augustin, la question du libre
arbitre et de la grâce ait été discutée dans les écoles philo-
sophiques comme dans l'Eglise, sous une forme très -diffé-
rente, il est vrai, mais dans un esprit analogue et presque
avec les mêmes arguments. C'est ce qui ajoute une nouvelle
importance au beau traité de Proclus sur le libre arbitre.
Car si ce philosophe est postérieur à saint Augustin, nous
savons par lui-même qu'il ne fait que développer les idées
de Jamblique, qui frappé du peu de place que Plotin faisait
à la liberté, s'élevait fortement contre cette erreur, et sou-
tenait que l'homme est le véritable auteur de ses œuvres,
qu'il est à lui-même son propre démon. 11 est certain que le
déterminisme absolu de Plotin supprimait complètement la
liberté; que par là il portait une grave atteinte à la moralité
humaine et à la justice divine ; que les mots de punition
et de récompense n'avaient plus de sens dans la bouche du
philosophe Alexandrin; et que, s'il eut été conséquent, il
aurait dû, pour justiher la Providence, répéter avec le poëte
ManJlius ces dures et atroces paroles : « Pourquoi dire que
ceux qui sont méchants nécessairement, sont injustement
malheureux? Ne suffît-il pas qu'ils soient haïs et condamnés
par les Dieux? N'en sont-ils pas d'autant plus haïssables? »
Proclus s'efforça d'échapper à ces funestes conséquences.
Selon lui, nous sommes les maîtres de nos choix et de nos
élections; et c'est ce qui nous rend capables de vice ou de
vertu : car l'intention est tellement ce qui communique à
nos actes la bonté ou la méchanceté, que si l'acte est bon
LIBERTÉ. 401
en lui-même, mais qu'il soit accompli dans une intention
mauvaise, il devient par cela même mauvais. Il ne faut pas
confondre le libre arbitre avec la volonté. La volonté va na-
turellement au bien , la liberté peut pencher et se détermi-
ner pour le mal. Placés pour ainsi dire entre le corps et
l'esprit, la sensation et la raison , nous sommes mus d'un
double mouvement, l'un propre à l'âme', et qui nous mène-
rait toujours au bien, sans fatigue et sans choix ; l'autre , qui
nous vient du corps , et qui nous entraîne au mal ou vers le
monde inférieur de la matière. La liberté consiste à pouvoir
suivre par choix l'un ou l'autre de ces mouvements : elle
nous a été donnée pour que nous puissions nous perfection-
ner et nous rendre dignes des dieux qui sont nos modèles
et nos pères. Ce pouvoir est tout personnel; il est tellement
uni à notre nature qu'au lieu de dire qu'il est à nous, il est
plus juste de dire qu'il est nous-mêmes. L'homme, c'est la
liberté. Voilà pourquoi nous sommes responsables de nos
œuvres et capables de mériter récompense ou punition. Sim-
plicius, dans son commentaire sur Épictète, ne voit rien
au delà de la détermination volontaire : aussi peut-il affirmer
absolument, comme le fait Julianus, disciple de Pelage, que
nous sommes les seuls artisans et les seuls arbitres de notre
destinée. Mais Proclus et Olympiodore sont moins stoïciens.
Ils admettent à côté du libre arbitre une sorte de grâce sans
laquelle nous ne pourrions faire notre salut. « Nous n'avons
pas seulement besoin des dons de la bonne fortune pour
les choses de l'extérieur, dit Proclus; nous en avons en-
core besoin pour les élévations intérieures. » La Providence
intervient jusque dans nos choix, et sans le secours de
Dieu nous nous laisserions trop facilement entraîner au mal
1. L'aiilokinésie de Proclus correspond à Y autonomie de Kant, et Vllétéro-
kinésie à Vhéléronomie. La vraie liberté, celle de l'agent moral , consiste à faire
dominer l'autokinésie sur l'hétérokinésie.
IL 26
402 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
par la faiblesse de notre nature. L'homme vertueux est
donc esclave de Dieu, comme l'a dit Platon; mais cel escla-
vage est la plus parfaite liberté. Les Stoïciens avaient tort de
penser que l'homme n a aucun besoin de la bonne fortune;
il faut croire que l'âme seule n'aurait pas assez de force pour
surmonter le flot de la génération : il faut que Dieu lui-
même la soutienne dans ses efforts , et qu'en l'attirant il la
soulève jusqu'à lui. Ce n'est pas que Proclus et Olympiodore
reconnussent cette grâce insurmontable, irrésistible, victo-
rieuse, dont St. Augustin a donné la théorie. Dieu nous attire
par l'amour et nous fournit les occasions de notre salut:
l'âme fait le reste; il y a concours de la Providence et de la
hbcrté, mais non pas anéantissement de celle-ci par celle-
là. «De même qu'il y a un heu déterminé pour chaque
corps , dit Proclus , de même chaque portion du temps est
propre à une œuvre; et comme dans l'ordre universel il y a
des temps pour la bonne ou la mauvaise naissance des plan-
tes et des animaux, de même des temps différents convien-
nent aux différentes actions pour leur accomphssement et leur
perfection. C'est pourquoi la cause première, d'où vient à
chaque chose son bien , était appelée par les Pythagoriciens
l'Occasion.» Dieu donc fournit à chaque être les moments
favorables pour arriver à sa perfection ; mais les êtres hbres
profitent de l'occasion ou la laissent échapper, selon les dis-
positions de leur cœur et le choix de leur franc arbitre.*
Si l'âme est hbre , elle peut par elle-même s'élever ou
retourner à Dieu. Et les movens de ce retour, comme nous
l'avons déjà dit, sont la foi, la vérité et l'amour. La foi et
la vérité ne sont autre chose sous une forme moins philo-
sophique que la contemplation et l'extase , telles que les
décrit Plotin. Mais Proclus innove véritablement sur l'amour.
* Piocl., Piov. et dest., p. 32, 33, 45, 46, 58, G4, 65; 69; - Com. sur
l'Aie, 11, 289; -Coin, sur le Timée,61. — Man., .\st. V, 105. — Sinipl., ch. I.
AMOUR ET PRIÈRE. 403
Si l'amour n'est le plus souvent pour lui, comme pour ses
devanciers, que le sentiment du beau, il est aussi quelque-
fois un sentiment d'une autre nature, ce ([ue nous appelons
la charité. N'est-ce pas lui qui unit tous les hommes dans la
divinité? N'est-il pas une vertu bienfaisante, qui aide ceux
qui veulent être sauvés; qui inspire l'intelligence et la vie
selon l'intelligence; qui, en un mot, fait des hommes vertueux
la providence de ceux qui sont moins parfaits ? Ne court-il
pas après ceux qui s'égarent pour les ramener dans la droite
voie, comme Socrate était sans cesse à la piste d'Alcibiade?
Ne les suit-il pas tranquillement et en silence, jusqu'à ce
que le moment soit venu de leur ouvrir les yeux, et de les
détourner doucement des abîmes où ils allaient trébucher,
faute de guide et de lumière? On ne peut le nier, voilà la
charité dans son expression la plus haute et la plus pure.
L'amour est doux, patient, discret et plein d'une bienveil-
lance à toute épreuve, parce qu'il est désintéressé; il sup-
porte doucement le mépris de l'objet aimé, parce qu'il est
sur de sa conquête , ou tout au moins du bien qu'il veut
faire. Mais comment Proclus conciliait-il cette théorie de
l'amour avec l'ancienne théorie platonicienne, qui le définis-
sait le sentiment de la beauté ? Le voici : Proclus considère
l'amour comme une chaîne immense qui, descendant du
ciel à la terre , unit les êtres supérieurs aux êtres inférieurs
et réciproquement. «Les êtres supérieurs, dit-il, aiment
les inférieurs, non parce que ceux-ci sont beaux et par suite
aimables, mais par providence. Les êtres inférieurs, au con-
traire, aiment les supérieurs, non par providence (car quel
bien pourraient-ils faire à ceux cpii sont meilleurs et plus
parfaits qu'eux?), mais parce qu'ils ti^ouvent dans les êtres
supérieurs le modèle vers lequel ils peuvent se tourner.
Ainsi la bienfaisance et la bonté dans les êtres supérieurs,
et dans les êtres moins bons , le sentiment de leur propre
iOi' PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
indigence et l'admiration des natures qui sont au-dessus d'eux,
voilà les deux grandes manifestations et comme le double
courant de l'amour. C'est de cette manière ingénieuse et pro-
fonde, que Proclus concilie la théorie platonicienne de l'amour
et la théorie stoïque et chrétienne de la charité.*
A la doctrine platonicienne de l'amour se rattache celle de
la prière. La prière n'est pas une invocation aux dieux pour
en obtenir des faveurs; elle est pure de toute espérance;
c'est l'élan de l'âme vertueuse vers le divin , source de toute
perfection. Ce qui procède des dieux, tout en s'en dis-
tinguant, n'en est pas tout à fait séparé. En vertu de l'affinité
qui l'unit encore à son principe, il tend à y revenir, et
l'acte d'amour et d'intelligence qui le porte vers un Dieu
est la prière. L'essence de la prière , c'est une conversion de
l'âme vers la divinité; son effet immédiat, une plus grande
vertu ; son terme suprême , l'absorption en Dieu. Les hom-
mes se trompent étrangement; ils s'imaginent que Dieu se
retire d'eux ou qu'il s'en rapproche , et que la force de la
prière est de l'attirer et de le faire descendre à eux. Dieu
est toujours et partout présent; il est intime à nos âmes, ou
plutôt nos âmes sont en lui. Lorsque nous croyons qu'il se
rapproche de nous , c'est nous qui par la vertu , l'amour et
la prière nous rapprochons de lui , en nous unissant plus
intimement à sa pure essence par la partie de notre être,
qui lui ressemble. Dieu ne descend pas vers l'âme: c'estl'âme
qui se relève jusqu'à lui. Nous ne croyons pas qu'il ait ja-
mais été rien écrit de plus exact et de plus profond sur la
prière. **
Mais la grande question de cette époque de ruine, celle
qui paraît avoir occupé le plus vivement tous les esprits, et
* Corn. sm-rAlc, I , p. 52, 64, 68, 70, 86, 88,96, 102, 112, lU,
118, 132, 134, 138, 142, 148, 150, 152, t56, 164, 166, 170, 172,210.
** Com. du Timée, 64, 65, 66; - Com. du Parménide, IV, 68.
MAL ET PROVIDENCE. 405
qui a été traitée avec le plus de soin et d'étendue par les
philosophes, comme par les docteurs chrétiens, c'est la ques-
tion de la Providence. i°. Si l'être souverainement bon est
l'auteur et le maître de l'univers , d'où vient donc tant de
désordre , d'inégalité et d'injustice dans le gouvernement
du monde ? 2°. Si l'homme est l'œuvre de Dieu , pourquoi
est-il méchant?
Voici la réponse solide que Proclus et Simphcius font à la
première de ces questions. On se trompe lorsqu'on dit que
la Providence ne sait pas répartir ses faveurs proportionnel-
lement aux mérites des éti-es moraux. L'homme qui veut
atteindre à la vertu y parvient toujours , tandis que ceux
qui recherchent les biens extérieurs échouent souvent dans
leur poursuite. L'un est heureux de sa seule vertu; les
autres sont malheureux, lors même qu'ils arrivent au but
de leurs désirs. D'ailleurs la privation des biens extérieurs,
la souffrance, la maladie, la pauvreté sont des secours plutôt
que des maux véritables pour l'homme vertueux: elles ac-
coutument l'âme à mépriser le corps et tous ses avantages,
à estimer la vertu et les vrais biens à leur prix. 11 ne faut
pas que l'homme s'attache trop à ce monde: en lui montrant ,
la vertu dans sa noble simphcité , et le vice au milieu de sa
vaine pompe, la Providence lui fait comprendre la vraie
beauté de la vertu et toute la laideur du vice; elle lui
apprend que sa fm n'est pas plus ici-bas que son origine.
Qu'on ne dise pas que Dieu laisse le méchant impuni ou
que sa justice est trop lente. C'est alors qu'il paraît le plus
prospérer , que le méchant est le plus sévèrement frappé.
L'inquiétude , les soucis , les agitations vaines et les remords
s'attachent aux faux biens dont il est comblé ; et plus il tient
aux avantages de la fortune , plus les tourments qui en sont
inséparables lui font payer cher cette trompeuse félicité.
Quel terrible malheur que cette impunité, qui enfonce
406 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
davantage le coupable dans la souillure de sa faute et dans
sa misère ! Ce n'est pas que Dieu lui tende un piège et se
complaise à le conduire à sa perte par de fallacieuses appa-
rences. Non : Dieu veut le salut de tous les êtres raison-
nables, et c'est pourquoi il permet que ceux qui courent
après les faux biens, les atteignent le plus souvent, atin de
les fatiguer de leur vain bonbeur et de préparer lentement
leurs âmes à une guérison volontaire. D'ailleurs qu'est-ce
que la vie humaine, qu'est-ce le temps pour l'éternelle
justice'?
Mais c'est le crime même et l'existence du mal qui accu-
sent la Providence et qui troublent notre raison. Proclus,
qui semble n'avoir point connu les Manichéens, et Simplicius,
qui les réfute avec vivacité, soutiennent tous les deux égale-
ment que le mal n'est pas une essence, mais un accident
nécessaire, et qu'il n'existe pas en lui-même, mais dans les
natures contingentes. 11 n'est donc pour eux qu'un moindre
être, qu'un néant, que l'imperfection originelle et nécessaire
des êtres finis , de sorte que ceux qui voudraient le voir dis-
paraître complètement, ne demandent pas moins que l'anéan-
tissement de la création l Si tel est le principe du mal, si
telle est son essence, il n'est pas diCûcile d'expliquer le péché,
et de faire voir la vanité des objections qu'il a soulevées
contre la Providence. L'homme est imparfait et c'est pour-
quoi il est capable de pécher. Placé comme un intermédiaire
entre les dieux et les animaux, il peut monter ou descendre,
mais c'est librement, et non par contrainte et par nécessité,
qu'il monte ou qu'il descend. Voilà pourquoi il est capable
1. Proclus complique cette idée si simple de son hypothèse des pério(îes et
d'une autre hypothèse , celle de la transmigration.
2. Je suis ici beaucoup plus l'expression de Simplicius que celle de Proclus.
Dans son traité sur l'existence du mal, Proclus enveloppe sans cesse la solution
de cette question d'un verbiage qui la rend indécise et qui souvent même la
détruit.
MAL ET PUOVIDKNCE. 407
de vertu ou de vice , de mérite ou de démérite. Vouloir que
Dieu ne lui permît point de s'égarer dans ses choix et dans
sa volonté , c'est vouloir que l'homme ne soit point lihre, ne
soit point homme. « Retranchez de la nature des choses, dit
Simplicius, Tinclination lihre de l'âme vers le bien ou vers le
mal, et du même coup vous retranchez la vertu et la nature
même de l'homme. Ni la tempérance ni la justice humaine ne
subsistent plus, si l'àme n'a le pouvoir de se pervertir. Que si
elle ne pouvait plus se pervertir, elle serait une âme angélique
ou divine, mais non une âme humaine. Ce qui prouve donc que
la faculté de pécher est nécessaire, c'est que sans elle les vertus
et le genre humain devraient disparaître de l'univers.» De
quoi nous plaignons-nous donc? Accuserons-nous Dieu de
nous avoir faits, et de nous avoir accordé avec la liberté le
subhme privilège de la vertu?*
Qu'on Hse la Cité de Dieu de St. Augustin et le Gouvernement
de la Providence de Salvien, on y trouvera plus d'éloquence,
mais non pas certes plus d'élévation et de vérité, que dans
Simplicius et dans Proclus. Les docteurs chrétiens, par cela
seul qu'ils sont plus mêlés aux affaires et à la vie de tous les
jours , ont quelque chose de plus vif et de plus pénétrant.
Les philosophes d'Athènes, plus recueillis dans l'abstraction
de leur pensée, ont l'avantage d'être plus précis et plus
rigoureux, et de ne produire, en général, que des arguments
que la plus sévère raison peut avouer. Mais les uns et les
autres ont la même foi profonde en Dieu. Dans le bruit de
l'empire qui s'écroulait, au miheu des ruines que faisaient de
toutes parts et l'iropéritie des empereurs et la fureur des
barbares, lorsque les bibliothèques et les plus beaux monu-
ments du génie antique étaient détruits , lorsque la civilisa-
tion gréco-romaine, qui avait coûté tant de sang et qui s'était
* Proclus, Dix doutes, VI, VII;-Exist. du mal, p. 231, 2i0, 241 , 242,251,
370,283,584. — Simp., Corn, sur le Man.d'Ëp., p. 179, B-i81, 184, A-186G.
408 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
illustrée par de si magnifiques travaux, menaçait de dis-
paraître , lorsqu'enfin toutes les choses humaines étaient
comme le jouet de la capricieuse brutalité de lo fortune : les
âmes élevées se rattachaient fermement à Celui dont les
desseins et les promesses ne périssent pas. Chrétiens et
payons s'occupaient tout entiers à justifier la justice et la
bonté de Dieu, les uns en accusant la folie des hommes pour
laccabler, les autres en exaltant la Providence pour échapper
à des pensées désolantes et pour braver, au nom de Dieu,
les événements et les tyranniques décrets des empereurs.
Quelle que soit l'éloquence d'un Augustin et d'un Salvien,
nous ne savons si les mots qui terminent le commentaire de
Simphcius sur Épictète , n'égalent point en foi et en dignité
leurs plus magnifiques paroles. Ils sont, eux, victorieux avec
les barbares ; ils triomphent plus des misères de leur temps
qu'ils n'en sont émus; ils oublient trop les droits de l'homme
devant la toute-puissance divine. Mais Simplicius est admi-
rable , lorsque , finissant un hvre où partout respirent la
dignité de l'homme et la foi en Dieu, il laisse parler la dou-
leur de son âme, en rendant grâce à Dieu de lui avoir inspiré
de commenter Épictète en présence de cette tyrannie impé-
riale , qui fermait les écoles et qui prétendait étouffer la
liberté de la pensée. 11 ne dit qu'un mot de plainte, et puis
il adresse cette simple prière au Dieu dont on invoquait le
nom pour défendre à des hommes d'être des âmes libres et
raisonnables : « Je t'en supplie , ô iMaître, père et guide de
notre raison, fais que nous nous souvenions de la noblesse
dont tu as daigné nous honorer; prête-nous ton aide, à nous
que tu as fails autonomes, pour que nous puissions nous
purger des affections brutales et de la contagion, pour que
nous domptions nos appétits et que nous en soyons maîtres,
pour que nous ne nous en servions que comme d'instru-
ments nécessaires, selon la raison. Assiste -nous pour re-
PAÏENS ET CHRÉTIENS. 409
dresser notre esprit et pour l'unir à l'être véritable par la
lumière de la vérité. Père (et c'est de cela que dépend tout
notre salut), je t'en supplie, écarte des yeux de notre esprit
tout nuage et toute obscurité, pour que nous connaissions
bien l'homme et Dieu!» Quelle foi dans la Providence! Quel
amour de la vertu et des choses divines! Quelle digne pro-
testation contre cet empereur imbécile', qui fermait les
écoles d'Athènes, comme des écoles de corruption et d'im-
piété*.
Le commentaire de Simplicius sur Epiclète est le dernier
adieu de l'antiquité au monde nouveau dont l'ingratitude la
proscrivait. La philosophie y revient à cette forte morale
qui, digne également de l'homme et de Dieu, n'eût jamais dû
être reniée par l'Hellénisme pour ces aspirations mystiques,
dont la fausse subhmité n'était qu'un symptôme et qu'un prin-
cipe de consomption et de mort. L'empire, épuisé de res-
sources à force d'administration , énervé de courage par les
doctrines toutes contemplatives des philosophes, mieux fourni
de moines et de théologiens que de citoyens et de soldats,
s'était dissous de lui-même. L'Occident appartenait à la bar-
barie ; il ne subsistait qu'un fantôme d'empire dans l'Orient :
toute la vieille énergie de la Grèce et de Rome n'était plus
qu'une vaine agilité de langue et de dispute. L'exposition que
nous avons donnée du mysticisme suffit pour montrer com-
bien l'esprit de détachement et de contemplation, propagé
par les philosophes en même temps que par les docteurs de
l'église, a été funeste à l'ancien monde qu'il désarmait; nous
ne reviendrons pas sur ce sujet. Il est plus intéressant de
faire voir quels services la philosophie d'Alexandrie et
d'Athènes a rendus à la véi'ité rehgieuse.
1. Ce Justinien est un des plus médiocres personnages que l'histoire, on ne
sait comment, a hissés sur un piédestal. Je ne connais rien de plus sot que le
début de ses Novelles.
* Simplicius, Com. sur le Man. d'Ép., chap. LUI, p. 332, A.
410 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
La lutte était entre le polythéisme et la croyance à un
seul Dieu. Les Alexandrins qui prirent parti pour le poly-
théisme, battirent cependant en brèche, par la spiritualité
de leurs doctrines, les derniers remparts de ce culte déjà
vaincu. Les payens parlaient encore des dieux, mais ils ne
croyaient plus qu'au Dieu unique, qui a fait le ciel et la
terre. Thémistius , Libanius , Maxime de Madaure et Sym-
maque ne sont séparés du christianisme que par des sou-
venirs et des habitudes ; mais d'ailleurs , comme l'a fait re-
marquer Chateaubriand , ils parlent plutôt en chrétiens qu'en
payens du vrai Dieu ou du Dieu universel. «Qu'il existe, dit
Maxime, un Dieu souverain, sans commencement, sans
postérité, qui est le père tout-puissant de la nature, il n'y a
personne d'assez déraisonnable et d'assez aveugle, pour ne
pas le reconnaître avec certitude. Eh bien ! les vertus de ce
Dieu, répandues dans l'œuvre de la création, nous les in-
voquons sous des noms divers, parce que nous ignorons le
nom propre qui lui convient à lui-même. En effet, le mot
Dieu est un nom commun à tous les cultes; ainsi donc , tandis
que nous adressons aux différentes parties de ce grand être
différents hommages, nous l'adorons tout entier.» Ce lan-
gage est encore plus singuher dans la bouche de Symmaque
qui défend le polythéisme devant un empereur. Il demande
la paix pour les dieux de la patrie, pour les dieux indigènes,
et il ajoute, sans être embarrassé de la contradiction de ses
paroles : « Il est juste de reconnaître sous tant d'adorations
différentes une seule divinité. Ne contemplons -nous pas les
mêmes astres? Le même ciel ne nous est-il pas commun?
Le même monde ne nous enferme-t-il pas? » Sans doute ,
beaucoup de Grecs et de Romains avaient reconnu depuis
longtemps l'absurdité de leur religion nationale; beaucoup,
avant même l'apparition du christianisme , étaient ou déistes
ou athées. Mais au IV® siècle de notre ère, on peut dire que
TOLÉRANCE RELIGIEUSE. 411
tous les payens éclairés , quoiqu'ils s'obstinassent à con-
server les dieux et les démons, ne reconnaissaient plus que
l'Être suprême. De là cette facilité singulière avec laquelle
beaucoup d'entre eux passaient au christianisme , surtout
lorsque les honneurs ecclésiastiques tentaient leur ambition
ou leur cupidité. Qu'avaient-ils à renier en effet, que quel-
ques habitudes sans valeur et auxquelles ils ne tenaient souvent
que par orgueil ? Or, ce qui avait ainsi rapproché les deux
croyances, c'étaient les écoles philosophiques d'Alexandrie
et d'Athènes, dont les écoles de rhétorique ou de grammaire
n'étaient que des succursales. Ce qu'on entendait de la
bouche de Plotin ou de Porphyre, on pouvait l'entendre, sous
une autre forme, de Libanius, de Thémistius ou de Plu-
tarque'; et c'était le même fonds de doctrines qu'on retrou-
vait dans les Pères de l'Église. Un seul Dieu et une foule
d'êtres intermédiaires entre Dieu et l'homme, voilà ce qu'on
enseignait de tous côtés; de sorte que ceux-mêmes qui
mêlaient à leurs idées religieuses de ridicules superstitions
sur les démons, trouvaient largement, lorsqu'ils se faisaient
chrétiens , de quoi se dédommager par les saints et par les
anges de ce reste de polythéisme, dont leur mémoire ne
pouvait se déhvrer. Combien de temps eût encore duré la
séparation hostile des payens et des chrétiens , si les persé-
cutions et les barbares n'eussent donné raison à la foi nou-
velle, c'est ce qu'il est impossible et sans importance de
savoir. Mais il est certain que, grâce aux idées, les différences
étaient insignifiantes : le progrès religieux était accompli. *
La philosophie d'Alexandrie contenait un autre principe
qui eût épargné bien des crimes à l'humanité, s'il avait pré-
valu , c'est le principe de la liberté de conscience. Voyant
1. Ce n'est pas, bien entendu, l'auteur des Biographies, contemporain de
Trajan.
* Syrmuaque, Relat. — Lett. de S'Augustin, 233, n° 3.
412 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
les religions de haut, Plotin et Proclus les admettaient tou-
tes par respect pour le sentiment religieux , et ils ne furent
ennemis du christianisme , que parce qu'il laissait déjà
voir tout ce qu'il pouvait contenir d'esprit d'intolérance
et d'exclusion. Sans cela , ils n'auraient pas été eraharassés
pour lui trouver une place dans le vaste panthéon que leur
érudition construisait. Or, jamais l'antiquité païenne n'avait
été mise en demeure de se prononcer sur la liberté de
conscience jusqu'à l'apparition de l'Évangile. Chacun était
libre de croire ce qu'il voulait, pourvu qu'il n'attaquât point
l'ordre établi; et si, après la scandaleuse affaire des baccha-
nales, le sénat romain ne voulut plus souiïrir dans l'enceinte
de Rome que les cultes autorisés par l'état, il faut moins
voir dans ce fait un acte d'intolérance et de fanatisme, qu'une
simple mesure de police et d'ordre public. Ce furent les
juifs qui initièrent la politique romaine à la funeste manie
des persécutions et qui commencèrent la lutte sauvage dont
le Christianisme sortit à la fin victorieux. Rome, une fois
engagée dans cette détestable guerre, alla jusqu'au bout, pour
ne point céder à ce qu'on appelait l'obstination chrétienne.
Dès lors, ainsi qu'on peut le voir dans Justin et dans Athé-
nagore , la question de la Hberté de conscience fut posée par
les opprimés : un seul païen de l'époque de Marc-Aurèle la
traita dans les termes mêmes où elle fut reprise plus tard
parle paganisme persécuté. Tout culte est un hommage plus
ou moins raisonnable que les hommes rendent à la divinité;
quelques graves erreurs qu'il puisse s'y mêler, il repose sur
le sentiment le plus élevé de notre nature; il est respectable,
parce qu'il est une tentative de la faiblesse humaine pour
adorer Dieu. Voilà les idées que développait Maxime de Tyr
au second siècle; voilà les idées que les Alexandrins embras-
sèrent , et après eux, tous les païens éclairés. Ces sages
maximes bridèrent la fougue et la haine de Julien contre le
TOLÉRANCE RELIGIEUSE. 413
Christianisme, et lorsqu'il voulut passer de taquineries, aussi
innocentes que puériles, à des actes plus graves, elles inspi-
rèrent à Ammien Marcellin et à Libanius un juste blâme
contre leur héros. Mais Julien mort, elles furent oubliées
par ceux qui les avaient émises les premiers, et ne purent
arrêter ni les persécutions des chrétiens contre les païens,
ni celles des orthodoxes contre les hérétiques, et des héré-
tiques contre les orthodoxes. Quoiqu'elles aient eu peu
d'effet, nous ne devons pas moins les signaler comme une
heureuse conséquence de la philosophie Alexandrine. N'é-
teignirent-elles pas d'ailleurs le fanatisme des païens etn'em-
pèchèrent-elles pas les représailles qu'ils auraient pu souvent
exercer contre leurs ennemis? Voyez avec quelle tolérance
courtoise Maxime de Madaure écrit à Saint Augustin. « Puis-
sent te conserver les dieux , par l'entremise desquels nous
tous mortels, qui habitons la terre , nous honorons et nous
adorons, sous mille modes divers et dans une discordante
harmonie, le père commun des dieux et des mortels!» Mais
le païen qui a le plus fortement exprimé le principe de la
liberté religieuse, cette grande et simple vérité qui ne devrait
jamais sortir du cœur des hommes , c'est Thémistius ,
s'adressant à l'empereur Constance. «Vous avez fait, lui dit-
il, une loi pleine de sagesse, en assurant à chacun, avec le
droit de prendre une croyance de son choix, le calme et la
paix de l'âme. Mais cette loi ne date pas de vous ; elle est
contemporaine de l'humanité; c'est l'éternel décret de Dieu,
n dépose l'idée de la divinité dans toute âme, même dans
celle du barbare et du sauvage, et cette idée est si souve-
raine en nous, que la force ne peut rien contre elle. Quant
à la manière de l'exprimer, il l'a laissée à la volonté de
l'homme. En appeler à la force contre la conscience, c'est
donc entrer en guerre avec Dieu , puisqu'on essaie de ravir
violemment aux hommes un droit qu'ils tiennent de Dieu
AU PHFLOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
même.» C'est d'ailleurs une entreprise insensée autant que
cruelle. « Il y a des bornes , ajoute Thémistius , où expire le
pouvoir de la force. Les décrets et la colère des rois sont
obligés de reconnaître la liberté des vertus et, par dessus
tout, du sentiment religieux. On commande, on impose les
mouvements du corps, mais aux sentiments de l'âme et de
la pensée appartient une indépendance absolue. Un despo-
tisme insensé a déjà osé cette violence sur des hommes, et
méprisant leurs justes résistances, a prétendu imposer à
tous les opinions d'un seul. Mais il ne réussit qu'à une chose,
c'est que tous dissimulaient en face des supplices leurs sen-
timents véritables sans se convertir à sa doctrine. Ce qui est
hypocrite ne saurait durer. Or, une religion née de la
crainte, et non de la volonté , qu'est-ce autre chose qu'une
hypocrisie.*» Oui, il faut le répéter avec Thémistius, Dieu
veut que nous le méditions chacun avec notre intelligence et
non avec celle d'autrui. «La hberté et, par conséquent, la
variété est pour la religion comme pour les arts et pour les
1. « Nos persécuteurs se figurent que, par leur violence, ils nous
amènent à la pratique de leur religion; ils se trompent; ceux qui paraissent avoir
changé de culte sont restés tels qu'ils étaient. Ils vont avec les Chrétiens aux
églises; mais en faisant semblant de prier, ils ne prient point, ou c'est à leurs
anciens dieux qu'ils s'adressent en secret. ... En matièie de religion, laissez
tout à la persuasion , rien à la force. Les Chrétiens n'ont-ils pas une loi connue
en ces termes : Pratiquez la douceur; tâchez d'obtenir tout par elle; ayez horreur
de la nécessité et de la contrainte.» (Libanius, des Temples, éd. Reiske, p. "167.)
Libanius prit sous sa protection plusieurs Chrétiens qui avaient démoli ou pillé les
temples et que l'on poursuivait à cause de ces faits déjà anciens. « Prends garde,
écrit-il à Bélœus , préfet de la Phénicie , que tes mesures ne fassent ])eaucoup de
martyrs à la façon de Maïc d'Arélhuse , qui a souffert tant de tortures et qui
maintenant est vénéré comme un demi-dieu. Délivre Orion plutôt que d'en faire un
saint. Il assure n'avoir rien dérobé aux dieux; et quand il l'aurait fait, main-
tenant qu'il n'a lien, crois-tu trouver une mine d'or dans sa peau? Par Jupiter,
épargne le, ou, s'il doit être puni, que ce soit sans supplice (lett. 730^. Il écrit
au préfet Alexandie en faveur d'un nommé Eusèbe : « Absous-le, ou si tu ne veux
pas l'absoudre, viens, si tu l'oses, l'arracher de chez moi, car il est dans ma
maison, et , par les dieux, je ne me crois pas un lâche. « (Lett. 1057.)
INFLUENCE DU NÉO-PLATONISME. 415
sciences , la condition du progrès et de la vie; et l'accord
absolu de toutes les opinions, ce rêve des hommes ignorants ,
ne peut que déplaire à l'auteur de la nature, parce que cet
accord absolu n'est pas autre chose que la mort et l'extinc-
tion delà pensée.» Voilà les idées libérales que la philoso-
phie inspirait à un rhéteur; et l'école d'Alexandrie n'eùt-elle
mis en lumière que cette grande vérité de la liberté reli-
gieuse , on devrait pour cela seul lui pardonner les intem-
pérances de sa théologie et de son mysticisme. Mais c'est
précisément ce que ses ennemis pouvaient le moins lui
pardonner, et Justinien la proscrivit en fermant les écoles
d'Athènes.*
Les philosophes se dispersèrent; la plupart s'exilèrent en
Perse où ils croyaient trouver un asile pour la philosophie,
mais frustrés dans leurs espérances, ils revinrent bientôt
mourir silencieusement dans leur patrie. L'école était détruite
et la liberté de la pensée paraissait avoir succombé avec elle.
Il n'en était rien. Le mysticisme Alexandrin, dont l'influence
moins utile que nuisible à l'humanité disparaissait d'ailleurs,
tant qu'il eut ses docteurs et ses chaires, dans l'action plus
générale de la religion chrétienne, ressuscita tout à coup
au moyen-âge sous le nom respecté de Denys l'Aréopagite*
et ralluma dans les esprits quelques étincelles de liberté.
C'est lui qui fut condamné dans Scot Erigène, dans Amaury
de Chartres , dans David de Dinant et dans Arnauld de
Brescia. C'est lui que les docteurs orthodoxes retrouvèrent
un peu plus tard dans les partisans d'.\verroës et qu'ils pour-
suivirent à outrance sans jamais pouvoir l'extirper. Tandis
qu'une phrase de Xlsagoge de Porphyre suscitait le duel
sans fin des Réalistes et des Nominaux, le livre des Noms
* Thémist. (éd. Pélau.), Disc. XII, p. 280-284. — .\ra. Marc, liv. XXII,
chap. 10.
1. Introduction à VOrganum ou à la logique d'Aristote.
416 PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
divins où se retrouvent, sous une apparence chrétienne et
avec l'autorité d'un disciple des apôtres, toutes les ambitions
ultra-spiritualistes des Néo-platoniciens, ébranlait avec moins
de bruit , mais plus profondément peut-être , l'édifice sacré
de la théologie. L'indépendance des novateurs s'accrut en-
core, lorsque la philosophie arabe sortit de Séville et de Cor-
doue pour se répandre dans toute l'Europe. Il n'y eut point
d'espérance chimérique qui ne remuât les esprits, point de ré-
volte qui ne les tentât. La magie, l'astrologie, l'alchymie, le
théisme et même l'athéisme' se mêlèrent de la façon la plus
bizarre à l'amour de la science, à l'exaltation de la piété, à
des vœux d'égalité et de justice, à des protestations et à des
attaques contre toutes les puissances établies, qui ne pesaient
pas moins sur la vie et sur le cœur des hommes que sur leur
pensée. Or, il est incontestable que la philosophie d'Averroës
et, par conséquent, le mysticisme n'a cessé d'être, pendant
le moyen -âge, la cause active de tous ces mouvements
d'indépendance.
Il y a deux courants, très-distincts dans la Scholastique;
l'un tout logique, qui vient de Boèce et d'Aristote; l'autre
tout mystique , qui vient de Scot Erigène et d'Averroës et
qui remonte par eux jusqu'aux Néo- platoniciens d'Alexan-
drie et d'Athènes. Or quelles que soient les témérités d'Abé-
lard et de tous les hommes de l'école qui sont plus ou moins
nominalistes , elles paraissent bien timides à côté de celles
d'Amaury, de David, des Frères du libre esprit et de ces
sectaires français, qui attaquèrent ouvertement les princi-
paux dogmes du christianisme et qui soutenaient que Dieu
4. Au moins la négation des religions positives. Les Trois imposteurs, tel est
le titre d'un ouvrage qu'on attribue à Averroès , quoiqu'il n'ait probablement
jamais existé. Ce titre exprime cependant, je n'en doute pas, certaines tendances
des Averroïstes à riiidépeiidance religieuse.
INFLUENCE DU NÉO-PLATONISME. 417
est dans toutes les âmes, aussi bien dans celle d'Ovide', que
dans celle de Saint Augustin. Ce mysticisme hardi n'est pas
une explication plus ou moins spirituelle et raffinée de l'or-
thodoxie, comme celui de Richard de St. Victor, de Bonaven-
ture, de Gerson et de l'auteur, quoiqu'il soit, de l'Imitation :
c'est une protestation et une révolte. On y sent un amour
indiscret, mais puissant, de l'indépendance, qui n'existe
jamais à ce degré dans le mysticisme, lorsqu'il n'est que la
libre pensée s'élevant peu à peu et furtivement à l'ombre d'une
religion ; et si l'on ne savait certainement de quelle source
il est venu, on ne s'expliquerait pas mieux une audace si
extraordinaire dans ces temps d'obéissance et de foi, qu'on
ne comprendrait, sans Aristote et St. Augustin, l'étendue et
la maturité d'esprit de St. Thomas à l'origine et dans l'en-
fance de l'esprit moderne. Le mysticisme, malgré ses écarts
et ses chimères, retrouva alors son véritable rôle philoso-
phique , s'il est vrai que qui dit philosophie dise progrès et
liberté. Ce n'est donc pas à Alexandrie et dans la Grèce,
mais dans l'Italie, dans la France et dans l'Allemagne du
moyen -âge qu'il faudrait chercher la profonde et salutaire
influence du Néo-platonisme. En Grèce, il n'eut d'autre ré-
sultat que d'éteindre dans l'adoration stérile du passé et dans
la superstition les derniers restes de la pensée antique; et
quoiqu'il ait concouru au développement, d'ailleurs néces-
saire et spontané, du spiritualisme chrétien, je ne puis m'em-
pècher de croire, qu'en somme il aurait fort mal servi les
progrès de la pensée, si, dans sa mort officielle et apparente,
I. Il faut Favouer,
On ne s'attendait guère
A voir Ot'ide en cette affaire.
Mais Ovide est un des maîtres laïques du raoyen-àge. Il est cité par Abéiard; il
est cité dans certaines ordonnances royales; et son Art d'aimer défraie une partie
considérable de la littérature des troubadours et des trouvères.
II. 27
41S PHILOSOPHIE GRÉCO-ORIENTALE.
il n'eut poussé des rejetons inattendus. Mais le moyen-âge
est en dehors des limites de mon travail; je dois donc me*
contenter d'indiquer en passant cette influence posthume
des Plotin, des Porphyre et des Proclus, afin de ne point
paraître sévère jusqu'à l'injustice envers une philosophie
considérable, mais trop vantée.
-• t>Nft y-<
CONCLUSION.
Vraie origine de la civilisation ou de l'humanité. — Grèce ; idée de
la civilisation et ses progrès. — Rome ; réalisation des idées
grecques ; unité. — Ruine nécessaire de la civilisation gréco-
romaine. ■ — Qu'en est-il resté?
En arrivant à la fin de cette histoire des idées morales
dans l'antiquité, je me contenterai, pour toute conclusion, de
dégager l'idée principale et unique, que j'ai poursuivie sans
relâche sous la confuse variété des faits et des systèmes.
Cette idée est celle même de la civilisation ou de ce que les
Romains appelaient si justement l'humanité. Chez quelle
peuple a-t-clle réellement commencé et de quel point est-elle
partie? Quels ont été ses phases diverses et ses progrès?
Quelle part revient aux Grecs, et quelle revient aux Romains
dans la civilisation ancienne? Enfin, qu'est-il resté de leur
œuvre , lorsque l'Empire succomba sous les coups des bar-
bares ?
Si Ton jette les yeux sur le monde antique vers le sixième
siècle avant Jésus-Christ, on ne voit que diversité, inégahté,
confusion et désordre; car partout règne souverainement le
principe de la force. Nulle trace de civilisation véritable, si
ce n'est sur un point à peine perceptible , je veux dire dans
les pays habités par les Grecs Ioniens. Je sais que j'exprime
une opininon qui paraît aujourd'hui à beaucoup de savants
un paradoxe ou un préjugé suranné. Mais je favoue, il m'est
impossible de reconnaître même une ébauche de civilisation
là ou je cherche vainement les premiers principes du droit.
Quand je veux juger d'un homme, je ne demande pas s'il
est savant ou s'il a du génie, mais s'il est juste, fort et bon;
ces quahtés sont la perfection essentielle de l'homme; les
420 CONCLUSION.
autres n'en sont que des accessoires et des ornements. De
même quelques découvertes mécaniques ou scientifiques,
des monuments plus prodigieux que les Pyramides ou plus
élégants que le Parlhénon , des langues d'une structure ad-
mirable, de belles poésies et même de profondes idées
religieuses ne font pas à mes yeux la civilisation et l'humanité
d'un peuple. L'égalité du droit, la liberté, le respect de
l'homme pour l'homme, le sentiment de la dignité indivi-
duelle, le mouvement et la vie, voilà l'unique mesure de la
civilisation.
Les Grecs , quelle que soit leur infériorité sous d'autres
rapports, ont sur leurs prédécesseurs de l'Orient l'immense
avantage de se faire une idée juste de l'État ; car la petite
cité hellénique, avec tous ses défauts, est déjà la justice et
l'humanité en raccourci. La loi, si vous ne la considérez que
par rapport aux citoyens, y est ce qu'elle doit toujours être,
égale pour tous et seule souveraine. Par conséquent, l'obéis-
sance n'avait chez les Grecs rien d'humiliant ni de servile;
elle relevait plutôt qu'elle n'abaissait la valeur morale de
l'individu. D'un autre côté, la loi faisait de l'État, non quelque
chose d'analogue à ces corps bruts qui ne sont formés que de
parties juxtaposées les unes à côté des autres, mais un corps
un et animé, dont chaque membre vivait à la fois d'une vie
propre et de la vie de tout l'ensemble. Étendez l'état oriental
sur la surface entière du globe, vous n'avez qu'un immense
troupeau; étendez-y la cité grecque, prise dans ses principes
vraiment organiques , et vous avez l'humanité. Les Hellènes
me paraissent donc, par excellence, le peuple élu, digne de
porter le ministère sacré de la pensée et de la civilisation. Or,
plus le principe de la liberté, qui est l'âme de toute vraie société
d'hommes , était prépondérant dans une cité grecque, plus
cette cité méritait d'être la lumière de l'univers. Voilà pourquoi
la ville de Minerve devint entre toutes les autres la ville du
VRAIE ORIGINE DE LA CIVILISATION. 421
génie et de la philosophie. Ce n'était pas ici un de ces États,
comme ceux de l'Orient , qui peuvent se remuer beaucoup
sans avancer jamais. Une fois qu'Athènes a pris sa vraie forme
politique par la législation de Solon, toutes les facultés hu-
maines s'y développent avec une prodigieuse énergie : elles
aspirent sans cesse au mieux et à la perfection, et le mouve-
ment devient progrès.
La civilisation, sans doute, n'en était pas à ses premiers
essais; et même, si l'on va de l'hide à l'Arie et à la Perse,
et de ces pays à la Grèce, on peut se convaincre qu'il y a un
mouvement continu , s'élevant du prêtre au guerrier, et du
guerrier au citoyen, avant d'arriver enfin jusqu'à l'homme.
Je veux croire que la religion indienne renferme la plus
sublime métaphysique. Mais alors la métaphysique n'est point
la vie ni la vertu. Qu'est-ce que l'homme dans l'Inde ? Un
néant qui a^aindrait d'être quelque chose, et qui aspire à se
perdre dans le vide inerte et ténébreux de la substance uni-
verselle. Le fidèle n'est plus, en Perse, un religieux ou un
ascète avide de l'anéantissement; c'est un soldat toujours sous
les armes contre le génie du mal; il lui résiste, il l'attaque,
il le combat, il le poursuit, non plus par ces mortificaUons
monstrueuses qui sont la folle sainteté de l'hidien, mais par
des actes utiles à la vie et à la société. Si l'on pouvait oublier
un moment le despotisme oriental et l'institution de la poly-
gamie, aussi énervante pour l'homme que dégradante pour
la femme , on croirait descendre en passant de la Perse à la
Grèce : tant les fables religieuses d'Homère et d'Hésiode
paraissent des jeux d'enfants à côté de la foi idéaliste des
mages! Mais que l'on considère les droits du citoyen grec,
son dévouement aux lois et à la patrie, son enthousiasme
pour la liberté, son intelligence et son activité toujours
en éveil, et l'on conviendra que toute la supériorité est,
au contraire, du côté des Hellènes. C'est que le citoyen
422 CONCLUSION.
est déjà un homme, qui a conscience de lui-même et de ce
qu'il vaut. Platon fait dire à un Egyptien que les Grecs seront
toujours des enfants, parce que leur amour du changement
et de la nouveauté ne donne à rien le temps de vieillir. C'est
le contraire qui est vrai : les Grecs arrivèrent rapidement à
la maturité et à l'âge d'homme, parce que chez eux les idées
enfantaient les idées et que tout progrès était suivi d'un autre
progrès. Il n'en est point de leur génie, comme de celui des
peuples pétrifiés de l'Orient. Semhlable au dieu Apollon qui,
à peine sorti du sein de sa mère, saisit son arc et sa lyre, et
s'avance fièrement au milieu des immortels qu'il étonne, la
race hellénique nous paraît , dès les temps les plus reculés ,
affranchie des entraves saintes qui arrêtent et immobilisent
l'humanité sous prétexte de la soutenir; et l'on peut déjà
voir dans Homère qu'elle fait consister la vie dans le mou-
vement et la liberté. C'était pour elle comme une nécessité
physique de se remuer et d'aller en avant. On comprend que
les Perses, sous la mortelle influence du sérail et du despo-
tisme, se soient vite arrêtés dans la route de la civilisation :
on comprendrait à peine que les démoci'aties grecques n'en
eussent point fourni toute la carrière.
Mais jusqu'au moment où l'humanité prit en Grèce pleine
conscience d'elle-même par la philosophie, le progrès lent
et obscur semble plutôt l'œuvre d'une force naturelle et
Maie que de l'homme , parce qu'il vient de l'instinct, des
nécessités du climat , de mille circonstances physiques ou
politiques, et non de la pensée libre et sûre d'elle-même.
L'homme s'agite mené par une force inconnue : il n'est pas
encore capable de sa propre conduite. Tout change à partir
de Socrate : il ne se produit plus un progrès dans les mœurs,
dans le droit et dans la religion , (|ui n'ait été prévu, réclamé,
préparé, mûri par la i)hilosophie. La justice éternelle est
sans cesse proposée aux esprits, comme un modèle qu'ils
GRÈCE : IDÉE DE LA CIVILISATION , ETC. 423
doivent suivre , comme un idéal sur lequel doivent se mo-
deler les particuliers et les sociétés; et malgré la fatalité, qui
pèse toujours par quelque endroit sur les choses humaines,
rhomme devient vraiment l'arbitre et l'artisan de sa destinée.
Le mot latin dlmmanilas pour exprimer la civilisation est
excellent : c'est, en effet, l'humanité elle-même qui, se déga-
geant et de la nature et des langes théocratiques, commence
à se développer librement avec une énergie et une conscience
de soi, qui ne s'éteindront plus, malgré quelques défaillances
et quelques éclipses apparentes. Mais quelque remuante et
aventureuse qu'on se figure la race grecque , elle me paraît
aussi timide et lâche à l'application que hardie à la théorie ;
et si quelques hommes, se façonnant et se taillant en quelque
sorte, comme de belles statues, sur l'idéal qu'ils se sont
formé, s'offt-ent à notre admiration comme les types les plus
simples et les plus accomplis de notre nature, il faut avouer
que la société , soit par la force d'inertie de l'habitude , soit
par la nécessité des circonstances politiques , s'est bien peu
modifiée et perfectionnée sous l'influence des idées. Aux
Grecs de concevoir! Aux Romains de réahser! Telle est la
fonction et la destinée des deux peuples anciens, promoteurs
de la civilisation. /
Voyons d'abord le progrès de l'idée. Il faut distinguer
deux époques dans ce mouvement , la philosophie avant
Alexandre et la philosophie après Alexandre, et si l'on veut
les définir par ce qui les caractérise plus particulièrement,
la philosophie politique et toute grecque, la })hilosophie
cosmopolite et tout humaine.
A pari certains principes très-généraux, qui dépassent
évidemment le cercle de la vertu politique, que font Socrate,
Platon et Aristote , que d'exprimer l'idéal de l'État et du ci-
toyen? La souveraineté exclusive de la loi et l'égalilé de
tous les citoyens, tels sont les principes fondamentaux et
424 CONCLUSION.
organiques de la cité; la liberté et la concorde, voilà sa fin.
Les législateurs et ceux qu'on a appelés les sept sages avaient
fait de nobles efforts, non-seulement pour faire régner la
justice et l'égalité dans l'État, mais encore pour y développer
tous les germes de cette sociabilité ou de cette philanthropie
naturelle, qui ne permet pas à l'homme d'être indifférent et
étranger à l'homme. La philosophie n'eut qu'à marcher dans
cette voie ouverte par le génie des populations helléniques.
Elle put se tromper souvent sur les moyens de resserrer
entre les membres de l'Etat les hens de la solidarité sociale
ou de la fraternité; mais l'idée qu'elle se forma des rapports
mutuels des citoyens est si vraie et si solide , qu'on a pu
l'étendre , mais non point la changer. Dès ce moment
la perfection d'une société fut aux yeux des penseurs ce
qu'elle est encore aujourd'hui pour nous. Une société véri-
table est une communauté d'égaux et de frères , selon l'im-
mortelle définition d'Aristote; et cette communauté serait
parfaite si tous n'avaient qu'un cœur et qu'une âme, de
sorte qu'on fut aussi sensible aux biens et aux maux d'autrui
qu'à ses biens et à ses maux personnels. Ces principes , je
le sais bien, sont encore renfermés dans l'enceinte delà
cité ; et c'est là le tort de la philosophie antérieure au Stoï-
cisme; mais il faudrait un étrange aveuglement pour ne pas
y reconnaître tous les traits essentiels du vrai droit et de la
véritable humanité.
Toutefois , quoique l'Etat grec fut fondé sur l'égalité dans
la justice et dans l'amitié, les croyances morales et les habi-
tudes se ressentaient souvent de la rudesse et de la violence
des passions primitives. Le premier cri de la justice dans
l'enfance des peuples est «Bien pour bien, mal pour mal»,
et la première de toutes les lois semble celle de la récipro-
cité ou du talion. Les législateurs s'étaient efforcés de faire
disparaître de l'intérieur de la cité cet esprit de vengeance,
GRÈCE : IDÉE DE LA CIVILISATION , ETC. 425
d'autant plus implacable , qu'il a les dehors de la justice.
Mais comme ils étaient d'ailleurs obligés de favoriser tout ce
qui entretient et fomente l'énergie des courages, on ne doit
point s'étonner que des populations, belliqueuses et ardentes
aux luttes politiques , fissent d'abord consister la vertu dans
le courage et le zèle à servir ses amis et dans la puissance
de faire du mal à ses ennemis. De là une estime exagérée
des vertus m.àles et guerrières. L'homme bon par excellence,
c'est toujours le brave , comme aux temps héroïques; et le
brave, c'est le fort, capable de porter une pesante arm.ure
et d'endurer patiemment la fatigue; il faut seulement ajouter
à ces qualités purement physiques le respect de la discipline,
le dévouement aux lois et à la liberté , le sentiment de
l'honneur et l'ardente passion de la gloire. Bientôt, à la justice
qui compense le mal par le mal pour satisfaire le res-
sentiment naturel de l'injure, la philosophie opposa cette
justice supérieure, qui cherche à guérir et à corriger le
coupable en lui rendant le bien pour le mal. La vertu, en
effet, est faite pour aimer, et non pour haïr. Homme, ne
doit-on pas avoir compassion de l'ignorance et de la faiblesse
humaines? Tout se tient dans les choses m.orales : c'était une
chose belle et magnanime de se venger, parce que , la vertu
n'étant que la force, la marque la plus certaine de la vertu
était de tenir son ennemi abattu à ses pieds. Mais si la dou-
ceur et la mansuétude deviennent les témoignages les plus
irrécusables de la magnanimité, c'est que la philosophie met
surtout la vertu dans l'harmonie et la paix de l'âme. Les
passions étaient brutales et violentes, et par suite la douceur,
la facilité, le pardon de l'injure et la clémence difficiles à
pratiquer, même quand on ne les eût pas considérés comme
des signes de faiblesse et de néant. Pourquoi ? C'est que
l'inexpérience de la vie faisait prendre pour les plus grands
des biens la richesse , la puissance, la beauté, la réputation et
i26 CONCLUSION.
tous les objets naturels de nos désirs. Mais voilà qu'en re-
gardant en eux-mêmes les philosophes découvrent des biens
plus précieux : la beauté de l'âme devient supérieure à celle
du corps, l'intelligence à la force, les vertus modestes et
pacifiques aux qualités éclatantes et guerrières. Dès lors la
vertu n'est plus le privilège d'un sexe plutôt que de l'autre;
la femme ne paraît plus incapable d'y participer, ni, par
conséquent, indigne de respect et d'amour. L'égalité s'étend
et se généralise même dans le sein de la cité grecque ; la
communauté poHtique se ressouvient de la moitié de ses
membres, qu'elle connaissait à peine; et de plus, comme la
vertu s'est substituée à la force, et la paix à la guerre, le
principe de l'amitié domine et règle celui d'une étroite justice
pour adoucir ce que le droit strict peut avoir d'âprelé dure
et sauvage. Les rapports réciproques des citoyens aboutissent
donc à une véritable fraternité.
Toutefois, tant que ces rapports de justice, d'égalité, de
liberté et d'union n'existent pas entre les peuples, comme
entre les citoyens d'une même état, ce n'est qu'une demi-
civilisation , qu'une demi -humanité. Aristote et Platon,
admettant que l'État est fait pour la paix, et non point pour
la guerre ni la conquête, étaient sur la voie du droit inter-
national; mais ils s'arrêtèrent à moitié chemin: Platon, on
ne saurait dire pour quelle raison ; Aristote, parce qu'il
était entêté jusqu'à l'absurde de la supériorité naturelle des
Grecs sur les barbares. Aussi n'arrivèrent -ils tous les deux
qu'à l'idée de la patrie grecque ; et ce progrès est théorique-
ment si peu considérable, qu'à peine mériterait-il d'être
signalé sans les principes mis en avant par les deux philo-
sophes et bientôt adoptés par les orateurs. Selon Aristote,
ce devrait être une maxime pour les États comme pour les
particuhers, de ne point faire aux autres ce qu'on ne vou-
drait pas souffrir soi-même. Les orateurs attiques disaient
GRÈCE : IDÉE DE LA CIVILISATION, ETC. -427
encore mieux : les cités puissantes doivent secourir et pro-
téger les cités faibles, d'après ce principe qu'il faut faire à
autrui ce que vous voudriez qu'on vous fît. Car, suivant
Platon, les Grecs sont naturellement amis et frères des Grecs.
Ainsi la justice et la fraternité s'étendaient des citoyens aux
cités elles - mêmes , pourvu qu'elles appartinssent à la race
privilégiée des Hellènes.
La logique de la conscience était arrêtée et faussée, dans
les plus grands esprits, par des ménagements politiques ou
par des préjugés nationaux que nous avons peine à com-
prendre. Aussi vous retrouvez jusque chez les philosophes
la défiance, sinon le mépris et la haine des étrangers. Platon
ne va pas sans doute jusqu'à leur interdire l'entrée de sa
Répubhque ; il les exempte des humiliations dont ils étaient
l'objet dans les cités grecques, même les plus Hbérales; mais
il leur refuse de rester dans la cité au delà d'un terme
prescrit , comme si un État avait plus le droit de s'isoler que
les particuliers , dans le vain espoir de conserver une per-
fection et une pureté chimériques. Dans son respect jaloux
pour les droits des citoyens, il défend que l'esclave affranchi
puisse jamais se mêler au peuple, et son génie si péné-
trant ne voit point que ce ridicule orgueil de l'autochthonie
n'était pas moins nuisible aux États grecs , qui périssaient
faute d'hommes, que contraire à la nature et à la justice
éternelle. Enfin Platon, qui reconnaît tous les inconvénients
et l'iniquité de l'esclavage, n'ose pas cependant l'attaquer par
une prudence toute politique, tandis qu'Aristote s'évertue à
le